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dimanche, 17 mars 2013

LE PETIT ZACHEE 1/2

 

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LES CELEBRES FRERES, GIOVANNI & GIACOMO TOCCI

 

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En fondant les éditions Phébus, Monsieur Jean-Pierre Sicre a fait oeuvre de bienfaiteur et de philanthrope. Son seul tort est d'avoir eu du mal avec les contraintes matérielles induites par la gestion des choses. C'est malheureux, parce que, après son explusion de sa propre maison, suite à quelques déboires, on a pu dire, avec le Sertorius de Corneille : « Rome n’est plus dans Rome ».

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L'ILLUSTRATION DE COUVERTURE EST UN BEL AUTOPORTRAIT A L'HUILE DE HOFFMANN LUI-MÊME

Je ne chanterai jamais assez les somptueux bienfaits répandus par cette édition, qui m’a servi, le temps de la parution (plus de 4 ans, à quoi fut ajouté, en 1992, l’excellent livre de Pierre Péju, L’Ombre de soi-même, d’abord paru sous un titre plus banal à la Librairie Séguier), d’aliment littéraire presque exclusif.

 

On parle beaucoup du fantastique, à propos de Hoffmann, mais c’est un fantastique à portée de main. C’est un fantastique qui émane de l’esprit de celui qui y croit, et pas d’une instance extérieure ou supérieure. Certes, il fait à l’occasion intervenir fées et magiciens, farfadets et tours de passe-passe, mais là, c’est quand il s’amuse.

 

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Le moindre intérêt du conte n’est pas la férocité de Hoffmann pour quelques contemporains œuvrant dans la politique, l’administration ou la littérature, à commencer par Goethe. Parlant de l’héroïne : « En outre, Candida avait lu le Wilhelm Meister de Goethe, les poésies de Schiller, L’Anneau magique de Fouqué, et en avait oublié presque tout le contenu ». On pourrait être plus aimable. Il se trouve que je suis en train de lire Wilhelm Meister, et tout ça m’amuse passablement. J’en reparlerai à son heure, une fois le pavé (1000 pages) digéré.

 

Quant à Mosch Terpin, le père de la belle, professeur de sciences naturelles qui se donne des airs de savant, il est aussi dûment assaisonné : « Sa réputation fut définitivement établie quand il eut le bonheur, après s’être livré à un grand nombre d’expériences physiques, de découvrir que l’obscurité provenait essentiellement de l’absence de lumière ».

 

Ce gros bon sens, ce ton qui a l'air de ne pas y toucher, sont un régal absolu pour l'adepte que je suis du professeur Cosinus, ainsi que de son malheureux dentiste, Max (Hilaire), qui voulait « plomber la Dent du Midi avec le Plomb du Cantal », avant de vouloir mettre un râtelier aux Bouches du Rhône (je m’adresse aux connaisseurs de Christophe, autre bienfaiteur de l’humanité).

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Alors, Le Petit Zachée ? Le titre exact : Le Petit Zachée surnommé Cinabre. Le cinabre est le sulfure naturel de mercure (de couleur rouge) d’où l’on tire ce métal. On comprendra plus loin la raison narrative de la couleur rouge.

 

Passons sur les détails : nous sommes dans un royaume où les « Lumières » ont été introduites sur décision souveraine du souverain, avec pour corollaire principal l’expulsion immédiate des fées, magiciens et sorciers (à l’exception des deux cités plus haut). Hoffmann réglant leur compte aux « Lumières » tant célébrées par Kant et Goethe, établies au détriment de la poésie, du merveilleux et de l'irrationnel en général, voilà encore un agrément du conte. Certains parleront d'humour, malheureusement le mot est devenu réducteur et pauvre.

 

Balthasar, étudiant du savant Mosch Terpin, est du côté du poétique et, disons le mot, s’emmerde assidûment à ses cours, pour la seule raison qu’il est fou amoureux de Candida, fille de celui-ci, mais affecté d’une timidité maladive. A dire vrai, Balthasar, l'étudiant jeune, beau et agréable, ne supporte pas le rationalisme à tout crin de Mosch Terpin, dont il pense qu'il confine à la bêtise, en quoi il n'a pas tort (voir ci-dessus).

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LA FEE ROSABELVERDE AJOUTE A LA CHEVELURE DE ZACHEE TROIS CHEVEUX MAGIQUES

Il est temps d’introduire le personnage principal : Zachée en personne. J’avoue que sa description est, en soi, un morceau de bravoure :

 

« Ce qu’à première vue on aurait pu prendre en effet pour une souche de bois aux nodosités étranges n’était autre qu’un petit être contrefait, haut de moins d’un demi-mètre, qui, s’étant glissé hors de la botte en travers de laquelle il était couché, se vautrait maintenant sur l’herbe avec de sourds grognements. La tête de ce phénomène était enfoncée entre ses épaules ; le dos était marqué par une excroissance en forme de courge et, juste au-dessous de la poitrine, de petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier pendaient, de sorte que le gamin ressemblait à un radis fendu en deux ».

 

J'aime bien la courge, dans ce contexte, mais le radis fendu en deux n'est pas pour me déplaire. Ce portrait déjà gratiné ne serait pas complet si l’on n’ajoutait, dans le personnage de Cinabre (Zachée) une énorme méchanceté intrinsèque de tous les instants, jointe à une croyance infinie en sa supériorité.

 

La suite au prochain numéro.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 16 mars 2013

NIETZSCHE ET LES JUIFS

 

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UN ETONNANT "TRIPLÉ" DE SEINS

 

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Friedrich Nietzsche était-il antisémite ? Je ne suis pas spécialiste. Je suis seulement tombé par hasard sur cette page de Humain, trop humain, p. 259-261 (éd. Colli et Montinari, chez Gallimard (1968)). L'oeuvre a été publiée en 1878. Mon exemplaire appartenait au père Charles Paliard. La photo - dont j'ignorais jusqu'alors l'existence - qui marquait la page a été prise "en plongée", et le montre en compagnie de plusieurs enfants.

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Tous marchent d'un bon pas, allègrement, vers on ne sait quel horizon. Sans doute vers quelque jeu de découverte ou de création. Il avait marqué le passage que je donne ci-dessous d'un long double trait d'encre énergique. Je ne souligne pas les passages importants, mais le lecteur les repérera sans trop de peine.

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MASQUE MORTUAIRE DE FRIEDRICH NIETZSCHE

 

 

« 475 – L’homme européen et la destruction des nations.

 

 (...) – Soit dit en passant : le problème des Juifs n’existe à tout prendre que dans les limites des Etats nationaux, car c’est là que leur énergie et leur intelligence supérieures, ce capital d’esprit et de volonté longuement accumulé de génération en génération à l’école du malheur, doivent en arriver à un degré de prédominance qui suscite l’envie et la haine, si bien que dans toutes les nations actuelles – et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste – se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures. Dès lors qu’il ne s’agit plus du maintien des nations, mais de la production d’une race européenne mêlée et aussi forte que possible, le Juif en est un élément aussi utilisable et souhaitable que n’importe quel autre vestige national. Toute nation, tout homme a des traits déplaisants, voire dangereux ; il est barbare d’exiger que le Juif fasse exception. Il se peut même que chez lui ces traits soient particulièrement dangereux et repoussants, et le jeune boursicotier juif est peut-être en somme la plus répugnante trouvaille du genre humain. Néanmoins, j’aimerais bien savoir jusqu’où, lors d’une explication générale, il ne faudra pas pousser l’indulgence envers un peuple qui, de tous, a eu l’histoire la plus chargée de misères, non sans notre faute à tous, et auquel nous devons l’homme le plus noble (le Christ), le sage le plus pur (Spinoza), le Livre le plus imposant et la Loi morale la plus influente du monde. En outre, aux temps les plus sombres du moyen âge, alors que les nuées asiatiques avaient étendu leur épaisseur de plomb sur l’Europe, ce furent les Juifs, libres penseurs, savants, médecins, qui, malgré la pire violence faite à leur personne, continuèrent à tenir l’étendard des lumières et de l’indépendance d’esprit, défendirent l’Europe contre l’Asie ; c’est en grande partie à leurs efforts que l’on doit la victoire finalement revenue à une explication du monde plus naturelle, plus conforme à la raison et en tout cas affranchie des mythes : grâce à eux, il n’y a pas eu de rupture dans l’anneau de la culture qui nous relie maintenant aux lumières de l’Antiquité gréco-romaine. Si le christianisme a tout fait pour orientaliser l’Occident, c’est le judaïsme qui a essentiellement contribué à l’occidentaliser derechef et sans trêve : ce qui équivaut en un certain sens à faire le la mission et de l’histoire de l’Europe la continuation de celles de la Grèce. »

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« Etonnant, non ? », aurait dit Monsieur Cyclopède. Oui, monsieur Desproges, c'est étonnant, on peut l'admettre. On se dit même qu'il fallait que les nazis fussent bien ignares ou fêlés du couvercle pour faire de Nietzsche leur champion.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

vendredi, 08 mars 2013

LES "AFFINITES ELECTIVES" DE GOETHE

 

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L'HOMME-TRONC, JOHN ECKARDT, DIT JOHNNY ECK

 

***

L’autre irruption remarquable au château est celle de Lucienne, la propre fille de Charlotte. Sa caractéristique « chimique » principale est de mettre partout un bazar invraisemblable par le nombre et l’immédiateté de ses exigences et de ses caprices.

 

Toute la partie consacrée à son passage dévastateur regorge de dépenses, de cavalcades, d’animations : Lucienne est une tornade, qui va, par « générosité », tenter de guérir une jeune fille de sa mélancolie en la plongeant brutalement dans le bain d’une fête exubérante, qui manque de la rendre définitivement folle. Mais cet épisode est comme une parenthèse insérée dans l’action principale, Lucienne et son fiancé quittant tout aussi brutalement le château, suivis de toute leur troupe pour s’abattre comme un nuage de sauterelles sur le domaine d’un étourdi qui en a fait la proposition.

 

Un autre personnage est à mentionner : Courtier. A ce sujet, il faut préciser que les noms allemands ont été traduits en français, à tort ou à raison. Il ne me gênerait pas qu’Odile reste Ottilie, de même que Courtier pourrait sans mal garder son nom de Mittler. Le traducteur s’en explique : Mittler veut dire : « Qui est au milieu », dans le sens d’intermédiaire. Pourquoi n’avoir pas gardé « Mittler », en l’expliquant simplement en note ? Passons.

 

Courtier est donc présenté comme celui qui fait le lien entre les personnages, tour à tour messager et solutionneur de problèmes relationnels. On ne voit guère la nécessité de ce personnage, qui intervient assez régulièrement quand certaines relations se gâtent, mais qui ne résout pas grand-chose, en fin de compte.

 

Ça y est : Edouard veut divorcer pour épouser Odile et propose que Charlotte épouse le capitaine. Mais pour Charlotte, le mariage est sacré. Elle maîtrise la passion qui l’anime pour le capitaine qui, de son côté, semble enfouir la sienne sans trop de problèmes. Tous deux sont des "réalistes sociaux". D’autant que le comte, celui de la cour, trouve à l'officier un emploi bien plus en rapport avec ses compétences et aptitudes, avec avancement et émoluments en conséquence.

 

Le capitaine quitte donc l’éprouvette à peu près en même temps qu’Edouard qui, pour son compte, espère trouver la mort au combat, dans une des guerres (non nommée) qui se livrent alors. Il s’était auparavant retiré dans un petit domaine où il vivait seul, ayant promis d’enlever Odile si elle s’aventurait hors du château.

 

Mais Charlotte est enceinte. Elle met donc au monde un garçon qu'elle appelle Othon (prénom de son mari et de son "amant"), et dont Odile s’occupe fidèlement, comme une seconde mère. Edouard est revenu vivant de la guerre, couvert de gloire, et installé de nouveau dans son petit domaine, où Courtier lui rend visite. Il n’a pas perdu l’espoir de refaire sa vie avec Odile.

 

Les choses se précipitent lorsqu’il envoie Courtier en ambassade auprès de Charlotte. Lui-même attend son signal. Mais Charlotte est absente, et Odile se promène avec le petit Othon, avec un livre qui la passionne : au pied d’un arbre, elle oublie le temps qui passe. Edouard se trouve bientôt là : les amants s’étreignent. Mais le soir tombe, il est temps de ramener le bébé au château. Quand elle voit la distance, Odile se dit qu’elle gagnera du temps en traversant l’étang en barque. Une fausse manœuvre, l’enfant tombe à l’eau. Le temps de le récupérer, il ne respire plus, malgré tous les soins qui lui sont bientôt prodigués.

 

L’enfant du « double péché » une fois dans son cercueil, le quatuor du début se reconstitue, comme si l’on pouvait tout effacer des événements. Mais c’est évidemment impossible. Personne ne semble remarquer qu’Odile a cessé de s’alimenter. Quand sa servante vient prévenir qu’elle est au plus mal, il est trop tard. On l’enterre dans un cercueil à couvercle de verre, selon la volonté d’Edouard qui, de son côté, se consume de chagrin et ne tarde pas à la rejoindre.

 

Dans son introduction au roman, Bernard Groethuysen relève que Goethe a écrit son roman, contrairement au précédent (Werther), selon un schéma longuement composé et mûrement réfléchi, et que dans sa correspondance, le mot « schéma » ne cesse de revenir.

 

C’est ce qui me fait dire, contrairement à la note du Dictionnaire des œuvres, que ce roman n’est pas « triste ». Certes, il ne respire pas la joie de vivre, mais il prétend trop rendre compte de mécanismes « chimiques », s’agissant des interactions des sentiments humains, pour toucher vraiment le lecteur, je veux dire pour que celui-ci prenne part aux tourments des personnages.

 

Le parti pris qui consiste à rendre compte d’une expérience de laboratoire (narration détachée du « sentimental », mais dialogues tout aussi maîtrisés, dictés par les natures « chimiques » respectives des corps en présence), met le lecteur curieusement à distance. Il y a quelque chose d’abstrait et de théorique dans ce livre.

 

Mais tout aussi bizarrement, ce n’est pas suffisant pour dégoûter ou repousser le lecteur. C’est là qu’on pourrait parler d’une sorte d’alchimie étrange, qui fait que, sans s’identifier aux personnages, on est malgré tout très intéressé par cette histoire, au fur et à mesure qu’elle se construit.

 

Il y a là un paradoxe, mais que je n’ai pas très envie d’analyser pour en mettre au jour les ressorts secrets. Je laisse ça à des universitaires patentés, qui s’enorgueillissent de l’estampille « intellectuel authentique » que l’institution leur a imprimée au fer rouge sur la fesse gauche, estampille dont j'assure que ma propre fesse gauche est par bonheur exempte et vierge, malgré les racontars.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 07 mars 2013

LES "AFFINITES ELECTIVES" DE GOETHE

 

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JAMES ELROY, MANCHOT PEUT-ÊTRE, MAIS PAS A LA TROMPETTE

 

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Dans la foulée de Werther, j’ai lu le roman qui vient après, dans le volume Pléiade. Les Affinités électives. C’est toujours de Goethe. Un curieux livre, à vrai dire, comme scindé en deux parties (deux « méthodes » plutôt) qui alternent avec assez de régularité.

 

D’un côté, les dialogues entre les principaux personnages, comme des propos de personnes guidées par la déesse Raison qui n’émettraient que des paroles dictées par leur nature profonde, jamais en colère ou en extase ; de l’autre, le récit d’un narrateur qui se serait mis dans la position de l’observateur neutre qui, dans un laboratoire, décrit minutieusement la façon dont des corps chimiques réagissent en présence des uns ou des autres.

 

On se rend compte, dès le 4ème chapitre de la 1ère partie, que tout ça est parfaitement concerté et volontaire de la part de Goethe. C’est le capitaine (dont il sera question plus loin) qui parle :

 

« Figurez-vous un certain A intimement uni avec un certain B, et qui n’en saurait être séparé par beaucoup de moyens, beaucoup d’efforts ; figurez-vous un C qui se comporte de même envers D ; mettez maintenant les deux couples en contact : A se jettera sur D et C sur B, sans qu’on puisse dire qui a quitté l’autre le premier, qui s’est réuni le premier à l’autre ».

 

Voilà le schéma de ce qu’on appelle en chimie les « affinités électives ». Voilà un roman relatant donc une sorte d’expérience de chimie, où les différentes réactions des corps chimiques entre eux sont transposées dans l’univers des relations humaines.

 

On a compris : les quatre personnages principaux du roman sont à considérer comme des corps chimiquement purs, que leur simple mise en présence d’autres corps fera réagir selon leur constitution propre – leur « nature » si l’on veut. Ce qui fait des Affinités électives un curieux roman, c’est qu’il se présente comme un roman "théorique". J’ajoute aussitôt que cela ne lui ôte rien de sa force.

 

Les deux personnages centraux du départ sont deux riches aristocrates, Edouard et Charlotte, qui ont enfin pu s’épouser après une première union malheureuse, mais qui les a laissés veufs tous les deux. Edouard a l’idée de faire venir au château son ami le capitaine, dont il n’a qu’à se louer, parce qu’il n’a pas d’emploi pour ses grandes qualités. Charlotte refuse cette irruption (à cause de sa crainte d'une réaction chimique intempestive, et c'est à raison, on le verra).

 

 

Mais elle a une nièce malheureuse, qui survit tant bien que mal dans une pension où elle a placé sa propre fille (du premier mariage). Le sort du capitaine et celui d’Odile (Ottilie) ne tardent pas à être mis en parallèle, d’où la tirade ci-dessus citée. Edouard est celui qui traduit la théorie chimique en termes de relations humaines :

 

« Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car je ne dépends que de toi seule et je te suis comme B suit l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, cette fois, me soustrait quelque peu à toi. Or il est juste que, si tu ne veux pas te dissoudre dans le vague, on te trouve un D, et c’est, sans aucun doute, la gente demoiselle Odile, à la venu de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps ».

 

La symétrie veut que la venue de l’ami d’Edouard appelle celle d’une amie pour Charlotte. Rien là que de très naturel, n’est-ce pas, même si les A, B, etc. ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Odile est donc invitée à venir vivre au château.

 

L’étonnant est que les activités des uns et des autres ne cessent d’être conduites avec le plus grand naturel : aussi surprenant que cela paraisse, ceci n’est nullement un roman où les personnages agissent selon leurs « sentiments », mais en vertu de l'essence qui les constitue : c'est un roman « scientifique ». Pas de débats intérieurs, pas de tourments psychologiques, pas d'hésitations douloureuses sur la marche à suivre. 

 

Au capitaine est dévolue l’architecturation du parc et des jardins, qui étaient le domaine de Charlotte. Quant à Odile, elle ne tarde pas à se comporter en maîtresse de maison vigilante et avisée.

 

Et ce ne sont donc pas les sentiments qui vont progressivement pousser Charlotte vers le capitaine et Edouard vers Odile, qu’on se le dise, ce sont les affinités, en quelque sorte, qui les constituent par nature. Comme si la volonté ou le désir de chacun des personnages n’était pour rien dans l’affaire, mais que l’activité à laquelle ils se destinaient spontanément jouait de l’extérieur le rôle des sentiments, en vue du rapprochement ou de l’éloignement. Une sorte de « destin », quoi.

 

Le château est donc comparable à une gigantesque éprouvette de chimiste. Cette idée bizarre n’empêche pas le livre de tenir solidement debout. Chaque fois qu’une personne arrive de l’extérieur, l’équilibre des corps dans l’éprouvette s’en trouve modifié. Ainsi par exemple avec « le comte et la baronne », qui viennent de la cour, mais dont le statut est bancal : ils ne sont divorcés ni l’un ni l’autre, et cette situation bâtarde va introduire un ferment centrifuge de désordre, voire de désagrégation, dans le château.

 

Car la passion est déclarée entre Edouard et Odile, comme entre Charlotte et le capitaine. Elle a « couvé » longtemps, sans que les acteurs en prennent conscience, comme une force installée en eux, mais en dehors de leur volonté. Un soir, le comte demande à Edouard qu’il le conduise à la chambre de la baronne, ce qu’il fait bien volontiers. Arrivé dans l’aile des femmes, puis seul dans le corridor, il a l’idée de rejoindre sa femme. Ils passent la nuit ensemble, mais en pensant, dans l’obscurité, lui à Odile, elle au capitaine.

 

C’est l’idée spectaculaire du livre, l’idée du « double adultère », qui fit scandale à l’époque. En faisant l’amour ensemble ce soir-là, le mari comme la femme « trompe » l’autre avec l’objet de sa passion. Il en naîtra comme de juste un enfant à la « double ressemblance », qui aura nettement les yeux particuliers d’Odile et la « conformation » du capitaine. Et le prénom qui lui sera donné – Othon – est comme par hasard celui d’Edouard, en même temps que celui du capitaine.

 

Cette idée de « double adultère », peut-être théorique et simpliste, est d’une force extraordinaire. J'ai pensé à ce film (lequel ?) où Michel Simon, marié à une très jolie femme dont il est très amoureux, parcourt avec elle églises et musées italiens pour qu'elle se perde en contemplation devant les Madones de Filippo Lippi, Giovanni Bellini et Botticcelli, avec la ferme croyance qu'au moins, l'enfant qu'elle porte ne lui ressemblera pas, à lui.

 

Oui, l'idée est simpliste et fausse, mais c'est une idée éminemment "littéraire".

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 06 mars 2013

LE WERTHER DE GOETHE

 

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GRACE MAC DANIEL ET SON FILS

 

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Une légende tenace veut qu’après la parution des Souffrances du jeune Werther, œuvre célébrissime de Wolfgang Goethe, l’Allemagne ait connu une vague de suicides par amour de jeunes gens ou jeunes filles qui s’identifiaient par trop au malheur du héros. J’avoue que je n’ai pas cherché à savoir si la légende est fondée en réalité. Quoi qu’il en soit, je n’avais jamais lu l’œuvre. Je la connaissais par Massenet interposé (« Pourquoi me réveiller au souffle du printemps ? »). Je ne l’avais pas lue. J’ai réparé cet oubli.

 

Eh bien je vais vous dire : pas de quoi se réveiller la nuit. Enfin, je devrais plutôt dire : pas de quoi s’identifier à Werther aujourd’hui. Question d’époque, forcément. L’ouvrage est d’une grande brièveté (120 pages "Pléiade"), l’histoire est angéliquement simple, et pour une raison elle-même très simple : le livre a été écrit d’un seul jet, en quatre semaines. C’est Goethe qui le dit.

 

Il dira aussi, beaucoup plus tard dans sa vie, qu'il ne comprend pas comment il a pu l'écrire : il ne le reconnaît plus pour sien.Une sorte de « lâcher de barrage », un « péché de jeunesse », quoi, si j’ose le dire ainsi. Comme s'il avait ôté la bonde (vous savez : « Et plus j'lâche la bonde à mon émoi, Et plus les copains s'amusent de moi », Le Fossoyeur, de Tonton Georges).

 

De quoi s'agit-il ? Un jeune homme brillant et cultivé, issu d’une famille bourgeoise, promis à une belle carrière dans la diplomatie, « prend des vacances » (il y va avec la ferme intention de ne rien faire de concret, mais de se laisser vivre, je veux dire qu'il s'est mis disponible, ce qui veut dire « dans l'attente de donner une direction à sa vie », c'est moi qui le dis) dans un coin d’une campagne charmante. Le livre commence sur des louanges à la bienheureuse et bienfaisante Nature. On se croirait, pour un peu, chez Jean-Jacques Rousseau, dans les Rêveries du promeneur solitaire. On n'est pas contre.

 

Il fait la connaissance de la jeune Charlotte, fille du « Bailli », orpheline de mère, aînée et donc responsable d’une imposante fratrie. Il sent bientôt qu’une mystérieuse harmonie met leurs âmes en correspondance. Hélas, elle est promise à Albert, et comme il a un tant soit peu de sens de l’honneur, il ne pense à aucun moment à remettre cette promesse en question.

 

Et puis, quand Albert revient au village, qu’il est clairement établi que Charlotte n’est pas pour lui et qu’elle-même adhère au projet de mariage, la vie ne tarde pas à devenir pour lui pénible à supporter. Il tente bien de s’éloigner et se fait nommer assistant d’un ambassadeur.

 

Mais très vite, il se rend compte qu’il n’est pas fait pour les convenances sociales et la bienséance hiérarchique qui consisterait pour lui à ne pas mélanger sa roture à la noblesse aristocratique (il est, qu’on se le dise, sans préjugés de classe). De plus, il est en très mauvais termes avec l’ambassadeur. Il démissionne donc et retourne au village, où il retrouve Charlotte et Albert mariés.

 

Ayant tiré un trait sur l’amour qu’il éprouve pour Charlotte, ayant jugé que la « carrière » diplomatique et sociale était pour lui une impasse, dès lors qu’il se refusait à entrer dans le jeu des impostures, il se retrouve devant un mur existentiel. Ce qui le soutient encore, c’est l’espoir que lui laissent entrevoir certains flux d’empathie (d’amour ?) qui lui parviennent de Charlotte.

 

Un dernier tête-à-tête avec Charlotte, intense et désespéré, le décide à en finir. Comme il entre inopinément chez elle, affolée, elle voudrait convoquer de la compagnie, des témoins, mais se retrouve finalement seule avec Werther. Cette scène est étrange : elle lui demande de lire ce qu'il a traduit des poésies d'Ossian, le célébrissime (à l'époque) mais fictif barde écossais (c'est en fait Mac Pherson, le prétendu traducteur, l'auteur des poésies).

 

Il s'exécute. Ossian, fils de Fingal (cf. La Grotte de Fingal, de Mendelssohn), est donc censé avoir écrit au IIIème siècle ces chants de guerre et d'amour d'un pays de brume et de rochers. Le texte résonne profondément dans le coeur des deux jeunes gens, Charlotte pleure, puis le prie de continuer :

 

             « Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps ? Tu me caresses   et dis : "Versant des gouttes célestes, j'apporte la rosée" ; mais le temps de ma flétrissure est proche ; proche est l'orage qui abattra mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m'a vu dans ma beauté ; son oeil me cherchera tout autour dans les champs, il me cherchera, et ne me trouvera point ».

 

Les dernières paroles sont évidemment lourdes de sens. Emue au plus profond d'elle-même, elle se laisse aller entre ses bras, puis se ressaisit : « Et puis, jetant sur le malheureux un regard plein d'amour, elle courut dans la chambre voisine, et s'y enferma ». Il s'éloigne. Il a emprunté à Albert ses pistolets, en vue du « voyage » annoncé. Quand elle apprend la mort de Werther, Charlotte s’évanouit aux pieds d’Albert. C’est un aveu ?

 

Le plus étonnant de l’histoire, c’est l’impression d’évidence qui s’en dégage. Je parlais de « lâcher de barrage ». L’image est sans doute très impropre, peu pertinente. Mais je n’arrive pas à traduire autrement cette impression d’évidence. Pour dire la même chose autrement, je parlerais volontiers de « pureté de la ligne » qui conduit le récit.

 

Il y a de ça : certes, il y a un trio (Werther-Charlotte-Albert), mais il se ramène à Werther seul, face à son amour impossible pour Charlotte, du fait de l’existence d’Albert. Car il n'y a pas de trio : il ne faut pas oublier que le récit passe principalement par les lettres que Werther adresse à Wilhelm. Le « je » du narrateur occupe toute la place, et le monde est vu à travers lui.

 

Le livre se répartit en deux « livres » de taille inégale, car le deuxième s’interrompt pour laisser parler « l’éditeur », dès que les « renseignements écrits de sa propre main » par Werther ne suffisent plus, et qu’il est obligé de les suppléer (v. trans.) par des « récits ».

 

Je parle de « pureté de la ligne », je pourrais dire que le récit suit carrément une trajectoire rectiligne, et que Werther (excepté la parenthèse mondaine à l’ambassade) passe, selon un mouvement presque rectiligne, du bonheur le plus parfait dans la nature et parmi les gens simples de la campagne, au sentiment de l’amour, puis à la perception de son impossibilité, puis à la certitude que sans cet amour, il ne peut plus envisager d'avenir pour son existence, ce qui le conduit à en tirer la conclusion logique. La gradation est permanente et régulière.

 

Je ne dis pas que le livre ne touche pas le lecteur. Au contraire, par la magie du « je », celui-ci voit le monde, ressent les choses, leur succession, les péripéties par les yeux et les sens mêmes du narrateur. Je ne saurais dire à quel moment cette identification cesse de fonctionner. Est-ce quand il perçoit comme idiote la soumission de Werther à l’idée que Charlotte doit épouser Albert ? Ne pourrait-il pas enfreindre, se dirait-on, aujourd’hui où l’infraction est quotidienne et banale ? C’est peut-être l’impureté de ce sentiment interdit de Werther pour une fille déjà pr(om)ise qui constitue cette infraction qui le condamne. Allez, c’est parti pour l’exégèse, l’herméneutique et l’interprétation. Il est temps que je m’arrête.

 

Je ne suis pas mécontent d’avoir fait cette lecture. Sans doute une référence, certainement pas un phare littéraire universel. Je suis désolé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 05 mars 2013

LA VENGEANCE D'ALCESTE

 

MONSTRE FREAKS.jpg

LE PORTRAIT DE FAMILLE DES "FREAKS" DE TOD BROWNING (1932)

(film où les monstres ne sont pas ceux qu'on croit)

 

***

Ce n’est pas pour me vanter, mais j'ai vu un film. Cela ne m’était plus arrivé depuis longtemps. Des années. Ce film – et rien que ça constituerait un signe d'excellence – a été simplement démoli, descendu, assassiné en bonne et due forme à l’émission Le Masque et la plume. Malheureusement pour les Trissotin(s) qui, se prenant pour des "critiques", bavassent leurs humeurs plus ou moins vaguement informées à longueur de dimanche soir, je l’avais déjà vu, le film. Formidable. Le titre ? Simplement formidable : Alceste à bicyclette.

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C'EST FL QUI A LE VELO SANS FREINS

Il est bien probable que tous ces béotiens masqués et emplumés (Garcin, Ciment, Neuhof, Heyman, Lalanne, Riou et tutti quanti) ont voulu régler son compte à un individu en particulier, j’ai nommé Fabrice Luchini. Et c’est vrai que, entendant ce dernier dans le Rien à cirer de Laurent Ruquier (dit « le père Ruquier », that’s a joke, hi hi !), ou dans Le Fou du roi qui lui a succédé, du pathétique Stéphane Bern, j’ai souvent trouvé Luchini totalement insupportable. Je suis allé voir quelques Youtube  plus récents : s’il a mis de l’eau dans son vin, je veux dire, s’il a tant soit peu guéri de son hystérie et de sa mégalomanie aiguës, il en a encore en réserve, au cas où.

 

C’est entendu : Fabrice Luchini est insupportable. Quand il est en personnalité interviewée. En vedette, si vous voulez. En bouffon batteur d’estrade. Il ne rechigne certes pas à « faire le job » quand on lui demande. Pourquoi pas ? Une façon de consentir à jouer le jeu que les « animateurs » (Alessandra Sublet, ...) de plateau lui demandent de jouer parce que ça dope leur audience.

 

Il est cependant capable d’aller parler avec une pertinence évidente et forte de La Fontaine chez Alain Finkielkraut le samedi matin et de ne pas faire trop d’ombre au poète en le couvrant d’un moi envahissant. Et quand il récite (La Fontaine, Céline, …), alors là, pardon, je m’incline. Total respect.

 

Aucun autre acteur français n’est capable de cela, même Jean-Louis Trintignant, quand il s’y met (Prévert, Vian, Desnos). On n’est pas à la même altitude. Et puis le très sérieux Trintignant est démuni de cette mandibule gourmande et jubilatoire dont Luchini mâche ses moindres intonations. Son affaire, à Trintignant, c’est le ton « pénétré », celui qui fait merveille dans le sérieux, le grave et le tragique. Le rôle du Grand Inquisiteur des Karamazov de Dostoïevsti lui irait à merveille. Trintignant aurait du mal s'il voulait faire croire qu'il lui est arrivé de jouir. On ne parle bien que de ce qu'on sait.

 

Alors Alceste ? Je ne vais pas résumer le film : juste ce qu’il m’en reste. Et d’abord, une impression extraordinaire de justesse. Ce film est une merveille d'équilibre. A part le gag vraiment « téléphoné » du vélo sans freins qui plonge dans l’eau, une fois avec Lambert Wilson, la deuxième avec Luchini, tout est dosé, mesuré. J’ajoute le gag forcé de Lambert Wilson dans le jacuzzi. A part, donc, quelques petites choses, tout est juste. Philippe Le Guay (réalisateur) appuie toujours exactement ce qu’il faut pour faire sentir, pour suggérer, sans jamais pousser du côté de la démonstration ou de la caricature.

 

Bon, tout le monde a lu de quoi est fait le fil qui tient le film : une petite vedette de télévision (LW) déboule à l’île de Ré pour faire sortir de sa tanière un ours théâtral (FL) retiré des tréteaux depuis plusieurs années. Son intention est de frapper un grand coup sur une grande scène parisienne et de donner à sa carrière un formidable coup d’accélérateur, en se servant de la réputation de cette ancienne gloire du théâtre, à qui il est arrivé des mésaventures et qui a pris en grippe le milieu parisien.

 

LW loge d’abord à proximité de FL, dans un petit hôtel où la patronne est à sa dévotion, et où sa fille est présentée comme « actrice de cinéma », mais actrice porno. Elle est fiancée, elle a vingt ans, son fiancé la suit sur les tournages, et LW, après avoir discuté avec elle, raconte à FL qu’elle assume bien tout ça, même si elle avoue que « c’est difficile, une double péné à huit heures du matin ».

 

Les compères lui proposent de faire un bout d’essai en Célimène (Acte III, sc. 4, je crois). Ayant commencé la lecture en véritable gourde, elle s’améliore, entre dans le rôle, semble comprendre le texte, devient sensuelle, au point qu’à la fin, tous deux s’écrient : « C’est bien ! ».

 

Le film tourne autour de l’Acte I, scène 1 : Alceste et Philinte. Tout le monde sait sans doute que le « deal », c’est d’échanger les rôles, en jouant à pile ou face. Les répétitions commencent, détaillées d’abord, puis, vers la fin, en accéléré. Tout semble aller pour le mieux : LW et FL commentent, parfois avec humeur, leurs prestations mutuelles.

 

Juste un détail : LW en Alceste, au vers 114, répliquant à FL en Philinte qui dit : « Vous voulez un grand mal à la nature humaine ! », se trompe toujours : « Oui, j’ai conçu pour elle une indicible haine », alors que le texte porte « effroyable », et FL a beau le corriger, il persiste. Erreur fatale.

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Je passe sur les péripéties secondaires : l’irruption d’une belle Italienne vers laquelle FL se sent attiré, mais qui se fait sauter par LW ; le prêt à celui-ci d’une belle maison par une amie parisienne ; le cassage de gueule de LW par un habitant du village sur le marché (pour je ne sais plus quelle arrogance) ; la séquence du générique du feuilleton, caricature tout à fait irrésistible de la TV, qui a rendu LW "célèbre".

 

Arrivent les scènes finales. Petite sauterie entre amis parisiens dans la belle maison de LW, champagne, mondanités, courbettes. Pendant ce temps, on voit FL en grand costume d’Alceste, y compris le chapeau à grande plume, qui arrive à vélo par la route de la côte. La scène est spectaculaire. Déboulant au milieu de la sauterie, il rompt l’arrangement : c’est lui et lui seul qui jouera Alceste. Désaccord de Wilson, à qui Luchini balance une allusion à son aventure avec l’Italienne, au grand dam de sa copine du moment, et de l'assemblée.  

 

Plus rien ne reste du contrat. Le film finit sur deux paysages : LW monte sur les planches du théâtre en Alceste. Au beau milieu de la scène, il articule distinctement : « une indicible haine », puis il se frappe le front en disant : « Non, c’est pas ça ! "Effrayante" ? ».

 

Paralysé, il tombe dans le trou magistral du rôle que le seul FL aurait mérité de jouer. Elle est là, la vengeance d'Alceste. Clap de fin. Pendant ce temps, retourné à sa plage déserte et à sa solitude, FL mastique pour lui-même : « Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine ». Le vainqueur du combat ? Je vous le donne en cent, il s'appelle :

 

MOLIÈRE.

 

Un beau moment de cinéma. Un film intelligent et subtil.

 

Monsieur Luchini, monsieur Le Guay, merci pour tout.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 04 mars 2013

LE DERNIER FRED ?

 

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ROSA & JOSEPHA BLAZEK, LES "SOEURS SIAMOISES"

 

***

Parmi les inventions qui me reviennent en mémoire (mes albums sont je ne sais où), je me souviens que, pour passer d’un monde à l’autre, dans les deux sens, à chaque fois ou presque, le moyen varie, faisant parfois intervenir l’oncle Félicien qui, contrairement au père de Philémon, esprit buté et primaire, semble connaître tous les mystères de cette histoire. Comme chacun sait, le père de Philémon est un être profondément fruste, primaire, vaguement prognathe et quasiment néandertalien. Bien des gens vous le diront.

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LE MANU-MANU MILITARI

 

Il me revient aussi le « Manu-manu Militari », trouvaille extraordinaire ; un bateau merveilleux (un bateau ivre, évidemment, piloté par un certain Arthur Imbô) ; les rouleurs de la mer ; le charmeur de mirages (car Simbabbad de Batbad est un mirage qui ne saurait apparaître qu’à ceux qui croient aux mirages).

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LES ROULEURS DE LA MER

 

Soit dit par parenthèse, je croyais que le 3èmeprénom de Fred était Wilfrid. Je dis ça sur la foi des enquêtes du commissaire Bougret, admirables parodies policières dessinées par Gotlib, où l’un des deux suspects (toujours innocenté) est annoncé dans le bureau (par un inspecteur Charolles à la tête de Gotlib en personne) sous le nom de Aristidès Othon Frédéric Wilfrid, alors que le coupable est toujours Blondeaux Georges Jacques Babylas et qu’il a la tête de Goscinny (Georges Blondeaux, on se doute que c’est un autre copain de la bande, Gébé, et c’est sa tête que Gotlib a donnée au commissaire, j’espère que vous suivez). 

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FRED ARISTIDÈS REFUSE DE SERRER LA MAIN DE BOUGRET, ALIAS GÉBÉ

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BLONDEAUX-GOSCINNY (LE COUPABLE) SALUE LE COMMISSAIRE BOUGRET-GÉBÉ 

J’arrête, ça nous entraînerait trop loin. C’est dommage, parce que j’allais parler du « Matou matheux », un bel et délirant hommage de Gotlib à l’univers de Fred, histoire dans laquelle celui-ci a dix secondes pour trouver l’âge du capitaine Capitaine (sic !), pour aider l’élève Chaprot dans son exercice de calcul mental.

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J’allais aussi faire un sort à une double page de Gotlib (texte) et Gir (dessin fantastique, p. 462-463 de l’intégrale Rubrique-à-brac) pour illustrer une phrase coutumière (?) de Fred (et célébrissime à Pilote) : « Le fond de l’air est frais », et qui, partant sur l’expression « Un pauvre hère », aboutissait à la moralité : « Le fond de l’hère effraie ». Petites plaisanteries entre amis, qui évoquent (de loin) Comment j'ai écrit certains de mes livres, du grand et méconnu Raymond Roussel.

 

Puisque je me suis interdit toute digression, je reviens au dernier tome de la série des Philémon, dont la bande de couverture annonce : « L’ultime voyage de Philémon, le chef d’œuvre de Fred ». Le titre ? « Le Train où vont les choses ... ». 

 

Sous le regard placide de deux corbeaux, une nouvelle histoire commence (« C’est pas trop tôt », dit l’un d’eux), avec une « lokoapattes », conduite par un Joachim Bougon portant bien son nom, et qui marche à la « vapeur d’imagination ». Bougon n’est pas très bon conducteur : s’étant endormi à son poste, la lokoapattes est sortie du tunnel imaginaire pour s’embourber dans un marais. Il s’agit de rentrer à la maison. 

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Oncle Félicien, comme souvent, donne la solution : « Mais pour trouver l’entrée du tunnel imaginaire, monsieur Bougon, il suffit de l’imaginer, c’est tout simple, quoi ! ». Après diverses péripéties, dont un passage chez une araignée du soir chagrin redevenue araignée du matin espoir (elle a perdu son dictionnaire de rimes), Bougon prononce la phrase fatidique : « Je sens le frais du fond de l’air au fond ». On approche de la fin (à tout point de vue). L’histoire est courte (pas 40 pages, dont sept empruntées au premier de la série). L’album est excellent, mais …

 

 

Cette suspension pour me permettre de revenir à mon Chevalier Ardent du début : de même que Les Murs qui saignent, Le train où vont les choses … (quels beaux titres !) serre le cœur, et de façon moins détournée, plus poignante que l’album de Craenhals.

 

 

photographie,monstres,freaks,soeurs siamoises,blazek,fred,bande dessinée,pilote,philémon,gotlib,commissaire bougret,rubrique à brac,le train où vont les chosesVisiblement, Craenhals voulait en finir avec son roi Artus (« Un royaume pourri du dedans de votre âme », lui lance sa propre fille Gwendoline), mais il ne va pas jusqu’à le faire mourir, comme s’il reniait pour finir l’ensemble de l’aventure (trente ans tout de même). Comme s’il voulait effacer cette imposture. 

 

Fred lui, ne tergiverse pas, il envoie son héros au fond de la mer : on retourne carrément au tout début du premier épisode, mais cette fois, au fond de la mer au fond du puits, il n’y a plus d’île du A, plus de plage, plus de double soleil, plus de centaure Vendredi. Il n’y a plus que Philémon, auquel l’air vient à manquer : « De l'air ! De l'air ! ... ». Le reste (l'essentiel) n'est pas dit, mais suggéré. Cet album d’un grand poète de la bande dessinée a des parfums de Testament. Et ça me fait quelque chose.

 

Il y a un tas de raisons pour cela. Et un tas de raisons qui me font me féliciter que tout ceci ne soit que de la bande dessinée. Cela, j’y tiens beaucoup.

 

 

Monsieur Fred, merci pour tout.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 03 mars 2013

LE DERNIER PHILEMON DE FRED ?

 

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PRINCE RANDIAN, L'HOMME DEPOURVU DE MEMBRES, EN TRAIN DE SE RASER

(dans "FREAKS" de Tod Browning, il faut l'avoir vu allumer tout seul sa cigarette : spectaculaire)

 

***

Grand lecteur en mon temps des hebdos (mais pas fessiers) Tintin, Spirou, puis Pilote, j’ai longtemps biberonné de la bande dessinée en même temps que je me mettais à la littérature d’aventures (Le Capitaine Corcoran, d’Alfred Assollant, Par Dix mètres de fond, par X, Les Trois Mousquetaires, par qui vous savez …). Parmi les « héros » de Tintin, j’ai suivi la série de François Craenhals, Chevalier Ardent, héros pour pré-ados, valeureux, loyal et amoureux de la princesse Gwendoline, et tout et tout.  

 

Le dernier que j’ai acheté est paru en 2001. Intitulé Les Murs qui saignent, il exprime, de la part de l’auteur de la série, un sentiment d'amertume désabusée. Il raconte l’agonie de la toute-puissance d’un roi despotique et autoritaire et le surgissement soudain dans le présent d’épisodes anciens de son existence, qui viennent ternir d’un seul coup son prestige, par la révélation de traîtrises et d’abus qui lui avaient permis d’arriver au pouvoir.

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ARDENT DE ROUGECOGNE ET LE ROI ARTUS

Cette fin affolée d’un roi vieillissant qui voit surgir des cauchemars si longtemps enfouis, et qui soudain n’est plus que l’ombre de lui-même, alors que, la veille, il terrorisait encore, recèle une force de signification. Le mythe d’une existence glorieuse s’effondre. Cette histoire a quelque chose de poignant, de pathétique. Et pour tout dire : de crépusculaire. Trois ans après la parution, François Craenhals mourait. C’était en 2004.

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LA PRINCESSE GWENDOLINE ET SON PÈRE LE ROI

J’y pense en ce moment, parce que je viens d’acheter le 16ème Philémon, du nom du héros de la série, comme de juste. Celui-ci s'intitule Le Train où vont les choses ... Un album tout aussi crépusculaire, et même davantage. photographie,monstres,prince randian,freaks,tod browning,tintin,spirou,pilote,capitaine corcoran,trois mousquetaires,chevalier ardent,bande dessinée,littérature,philémon,fredLa série est écrite et dessinée par Fred, et placée sous le signe de la poésie, du rêve et de la fantaisie à un degré aigu.

 

Pensez, la série est inaugurée dans Pilote en 1965 : sur l’ordre de son père, Philémon doit aller puiser de l’eau au puits familial, parce que la pompe à bras est détraquée. Le puits est désaffecté (on voit d’énormes toiles d’araignées) ? Je ne veux pas le savoir ! Vas-y !

 

 

Philémon obtempère. Dans le seau, il remonte une bouteille vide. Vide ? Non : sur le papier enroulé, il lit : « Au secours ». Ne voyant rien au fond du puits, il s’éloigne, mais entend soudain un « Plouf ! » caractéristique : une nouvelle bouteille ! Cette fois, le papier porte : « A l’aide ! Ne m’abandonnez pas ! ». Au moment où il descend carrément dans le puits, une troisième bouteille, comme venue du fond : il tombe et coule, entraîné vers on se sait quel abysse.

 

Il manque d’air, il étouffe. Va-t-il se noyer ?  Non. Il se réveille sur une plage de sable, voit qu’il a deux ombres : c’est normal, il y a deux soleils. Soudain, une horloge sans aiguilles sort de terre, dont le mécanisme, une fois mûr, explose. Croyant retrouver son âne Anatole, il vexe le centaure (qui s’appelle Vendredi, qui, tous les dimanches, est pris d’un fou-rire, comme le veut le proverbe) en lui claquant les fesses. 

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Puis Philémon tombe dans un puits, un des innombrables que, pour sortir de là, a creusés Barthélémy (en costume de Robinson traditionnel), le puisatier de la légende villageoise, mystérieusement disparu quarante ans auparavant, et qui jette désespérément des bouteilles à la mer (avec des messages), cueillies mûres sur l’arbre à bouteilles, et qui aboutissent au fond du puits désaffecté dans lequel il était tombé.

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Il explique à Philémon qu’ils se trouvent sur une île, mais pas n’importe quelle île : le A. Le A ? Oui, sur les cartes du monde, c’est le premier A d’ATLANTIQUE : « Car j’ai aperçu le T et je sais que plus loin il y a le L ». Autrement dit, une île de papier, mais sur laquelle la vie grouille aussi bien que dans la réalité.

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Pour vous dire, la pauvre cabane construite par Barthélémy n'a pas cessé de "pousser", elle est devenue, quarante ans après, un immense, splendide, luxueux et royal palais. Aucun doute : ils sont sur la lettre A écrite pour indiquer « Océan Atlantique » sur la carte. 

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LÀ, C'EST PLUS TARD, DANS "SIMBABBAD DE BATBAD" (vol. 5)

ILS SONT SUR LE ROND DE FUMÉE SOUFFLÉ PAR SIMBABBAD, QUI LEUR PERMETTRA (D'UN COUP DE LORGNETTE) DE REVENIR DANS LA REALITÉ PAR LE BIAIS DE LA PIPE D'ONCLE FELICIEN

Bon, pas besoin d’insister : ce début du premier album suffit pour caractériser l’imaginaire dans lequel vous embarque Frédéric Othon Théodore Aristidès, dit « Fred », que sa moustache fait ressembler à l’aviateur Blériot (gag récurrent dans l’hebdomadaire Pilote).

 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

 

samedi, 02 mars 2013

VOLUME TROIS : CANETTI ET LE MONDE

 

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JOHN DOOGS, DIT "L'INDESCRIPTIBLE"

 

***

Dans les trois volumes d’Histoire d’une vie, d’Elias Canetti, apparaît en de multiples occasions un trait de caractère que je trouve central. Quand commencent les premiers heurts avec sa mère, qui tempête contre ses goûts littéraires et artistiques, qu’elle juge trop peu virils, on le voit poindre, ce trait de caractère : un rocher qui reçoit, les unes après les autres, les déferlantes de la mer déchaînée. Du moins est-ce l’impression que ça m’a donnée. 

 

La mère est évidemment un personnage trop particulier pour servir de preuve. On dirait qu’il attend que ça passe, mais sans jamais rien concéder de ce qui lui importe. En une seule occasion, il se laisse aller à lui raconter des bobards. Elle vit à Paris avec ses deux autres fils, Georg et Nissim, devenu Jacques, celui-là même qui, plus tard allait faire la pluie et le beau temps dans la chanson parisienne. Canetti vit à Vienne. La femme de sa vie est Veza. Sa mère le sait, et ça lui ronge les sangs de jalousie : elle ne supporte pas l’idée que son fils puisse être sous l’emprise d’une autre femme qu’elle-même. 

 

Alors Elias, pour avoir la paix à cet égard au moins, invente non pas une mais deux femmes, entre lesquelles son cœur balance. Il brode à l’infini des circonstances et des anecdotes qui sont autant de rideaux de fumée dressés entre sa mère et son amour. Car il redoute par-dessus tout que sa mère, en cas de rencontre avec Veza, ne lui détruise beaucoup de choses qui lui sont essentielles, voire vitales. Son frère Georg, dont il est le plus proche par l’âge, y croit tellement qu’il reproche à Elias d’avoir indignement laissé tomber Veza. Elias ne le détrompe pas. 

 

Ce qui caractérise Elias Canetti, c’est la connaissance aiguë de ce qu’il est, doublée de la volonté indomptable de faire ce qu’il a décidé de faire. Certes, il les a bien achevées, ses études de chimie, elles donnent même lieu à quelques scènes croustillantes, quand il travaille au laboratoire. Donner quatre ans de sa vie pour donner le change, il faut quand même le faire. Mais ce fils avait le sens de l’obéissance à l’autorité : quand sa mère lui avait, tout jeune, interdit de lire Strindberg, dont les livres jaunes étaient empilés sur la table, l’idée d’en ouvrir un ne lui serait pas venue à l’esprit. 

 

Ce que je voulais dire, avec l’image du rocher, c’est que même face à des gens qu’il respecte, admire ou aime, il ne cède rien de ce qu’il est ou croit. Il a de longues confrontations verbales avec Veza, la bien aimée qui sait lui résister, et même faire jeu égal avec lui dans des conversations de haute tenue. Ce sont deux existences solides qui se font face. Il ne lui cache rien de l’écriture de son roman. Elle le critique. Il n’en a cure et va son chemin. Mais elle aussi est solide comme un roc. 

 

Mais si Veza deviendra sa femme, il croise bien d’autres grandes personnalités du Vienne des années 1930, à commencer par Hermann Broch, qui a écrit un premier chef d’œuvre avec Les Somnambules, et qui est en train de mijoter La Mort de Virgile, autre chef d’œuvre, dont la lecture laisse confondu de respect. Robert Musil, l’auteur de l’énorme (à tous les points de vue) L’Homme sans qualités, est une autre de ces personnalités marquantes.

 

 

Il se trouve que j’ai la chance d’avoir lu ces œuvres avant celle de Canetti, et qu’en lisant ce dernier, ces divers univers littéraires sont entrés dans une singulière résonance.MUSIL 2.jpgMusil est un homme étrange, très sobre dans l’expression de ses sentiments à l’égard des personnes. Il marque une sympathie à Canetti après avoir assisté à une lecture (par les soins de l’auteur) de son manuscrit dans un salon viennois.  

 

Malheureusement, le jour où cette sympathie doit se renforcer, Elias commet l’impair impardonnable de citer à Musil la longue lettre que vient de lui envoyer Thomas Mann (que celui-ci déteste sans doute, comme il déteste James Joyce), à qui il a envoyé son livre enfin publié. Musil lui donne à peine la main, pour s’éloigner de lui à tout jamais. 

 

BROCH 1 HERMANN.jpgHermann Broch n’est pas n’importe qui non plus, et Canetti a lu Les Somnambules, qui vient de paraître (1931). Lui n’a rien publié. Il respecte le livre, mais il respecte encore plus la démarche qu’un tel ouvrage suppose de la part de l’homme qui l’a écrit, en particulier la dernière partie (1918. Huguenau ou le réalisme), assez directement inspirée des techniques d’écriture de James Joyce dans Ulysse (que j’ai lu en 2009). 

 

Plusieurs choses importantes séparent Broch et Canetti sur le plan intellectuel, à commencer par la psychanalyse, dont Broch est un adepte, alors que Canetti la rejette formellement (il a été très déçu par la lecture de Psychologie des masses de Sigmund Freud qui, selon lui, n’explique pas grand-chose).  

 

Ces différences ne les empêchent pas de se tenir en haute estime mutuelle et d’avoir des conversations de haute altitude, dont il livre un exemple fascinant en cours de route. Ici revient la même image du rocher, encore que celui-ci soit double : deux rocs d’égale compacité échangent leurs vues au sujet de quelques petites choses : l’humanité, l’art, la littérature, … On a l’impression qu’ils ont non seulement tout lu, mais qu’ils ont tiré de leurs lectures une façon de penser le monde, une morale, une esthétique. Imaginez deux rochers en conversation. 

 

Je ne voudrais pas que ces notes s’allongent démesurément. Je n'ai pas parlé d'autres rencontres, qui donnent lieu à des portraits très forts : le sculpteur Wotruba, le terrible chef d'orchestre Hermann Scherchen, le compositeur Alban Berg, le peintre Merkel (avec au front le troisième oeil de sa blessure de guerre).

 

 

Je n'ai rien dit du bain de vitriol dans lequel il plonge Alma, la veuve de Gustav Mahler, qui prétend faire la pluie et le beau temps dans le bocal culturel viennois. Ni de sa fille Anna, sculpteur élève de Wotruba, avec qui il a une très brève histoire d'amour mais qui lui gardera de l'amitié. Ni de sa fille Manon Gropius à la vie et à l'enterrement déchirants. Ni de l'insupportable Werfel, l'écrivain arrogant parce qu'il est le protégé (l'amant?) d'Alma.

 

Je n'ai rien dit de tant de choses. Tiens, quand il est à Zurich, le vieux qui promène son saint-bernard : « Dchoddo ! Viens chez papa ! ». Eh bien, le chien s'appelle Giotto, et le monsieur Ferruccio Busoni en personne.

 

 

Je me suis restreint à quelques points, peut-être même pas tous ceux qui ont le plus retenu mon attention en lisant : la sélection présente est d’une lamentable pauvreté, et ne saurait rendre compte du foisonnement bourgeonnant qu’on découvre dans cette œuvre importante. J’envie ceux qui ont encore à la découvrir.

 

 

Monsieur Canetti, merci pour tout. Humble respect.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 01 mars 2013

VOLUME DEUX : CANETTI ET SON LIVRE

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BETTY LOU WILLIAMS ET SON "JUMEAU INCOMPLET"

***

Le deuxième volume du récit que fait Elias Canetti de ses trente premières années (Le Flambeau dans l’oreille), est consacré à la période médiane, qui couvre dix ans (1921-1931). Madame Canetti, sans doute parce que son fils est heureux dans la pension « villa Yalta » à Zürich, et qu’il a appris contre sa volonté le dialecte suisse de la région, décide qu’il est urgent de déménager. Ce sera Francfort, où ils resteront trois ans. Et ce sera un déchirement : « Le seul événement que j’aie ressenti avec une amertume jamais surmontée fut mon départ de Zurich ».

 

 

Il est significatif que Canetti consacre seulement une cinquantaine de pages à cet épisode qui dure trois ans. Les quatre autres chapitres sont consacrés à l’essentiel : Vienne, si l’on excepte l’escapade de Berlin en 1928. A noter en passant que l’effort de composition autobiographique déployé par Elias Canetti se voit de façon aveuglante dans le découpage.

 

 

Chacun des trois volumes est divisé en cinq chapitres, dont le troisième (le centre de gravité) expose toujours un moment crucial, sans que jamais ce qui pourrait apparaître comme un vulgaire procédé arbitraire ne semble artificiel ou plaqué. Ce ne sont pas des « confessions » ou, pire encore, de l’ « autofiction », comme ce qui pullule aujourd’hui sous l’étiquette « littérature », mais une œuvre littéraire, pleine d’art et de vérité, et appuyée sur une position authentique du narrateur par rapport à ce qu’il raconte. Il ne faut pas chercher ailleurs la force qui s’en dégage.

 

 

La preuve, c’est qu’il croque des portraits formidables, non dépourvus d’ironie, des pensionnaires de la maison « Charlotte », à Francfort, avec leurs manies, leurs travers et, finalement leur pauvreté d’esprit, sans que la plus petite note de mépris soit perceptible. Francfort restera pour lui le lieu de l’hyperinflation qui sévissait alors en Allemagne, de manifestations de masse (encore elle).

 

 

Il découvre ce que sont les sentiments antisémites (Rainer Friedrich), qui lui semblent reposer sur des idées incompréhensibles. Il expose cela sans révolte. De même, de nouveau à Vienne en 1928, il écoute un jeune homme qui lui fait l’éloge d’un certain Adolf Hitler, une éloge qui le laisse perplexe, mais une date intéressante quand on pense à la diffusion des idées du futur tyran. L’anecdote est racontée ici comme en passant, sans insister.

 

 

Les trois gros morceaux du Flambeau dans l’oreille sont : 1 –  la fascination durable que Karl Kraus exerce sur Canetti ; 2 – l’émeute ouvrière du 15 juillet 1927, où le Palais de Justice de Vienne fut incendié ; 3 – l’écriture de son premier roman, Die Blendung. J’ajoute les visites de plus en plus fréquentes qu’il fait à la belle Veza, qui deviendra plus tard Madame Canetti. Le Flambeau dans l’oreille lui est d’ailleurs dédié : « Pour Veza Canetti (1897-1963) ».

 

 

Karl Kraus est un orateur flamboyant, qui rassemble des foules ferventes  et enthousiastes à chacune de ses conférences. Karl Kraus est écrivain, poète, essayiste, mais il reste dans les mémoires comme pamphlétaire. Il fustige les compromissions, se révolte contre les dénis de justice, dénonce la corruption. Canetti est littéralement envoûté. Il dira plus tard qu’il avait un besoin viscéral d’admirer, l’admiration étant dans ce cas une variante du besoin de croire.

 

 

Karl Kraus est connu pour la revue qu’il a fait paraître, pendant quarante ans : Die Fackel (la torche, le flambeau, qui donne son titre au volume), dont il est à peu près le seul rédacteur. Il faut lire la description que fait Canetti des conférences qu’il donne devant une foule conquise. Mais il finira mal, en choisissant la mauvaise voie dans les mauvaises années, et qu’il déclarera : « Mir fällt zu Hitler nichts ein » (« Je n’ai pas d’opinion au sujet d’Hitler »). Au point qu’en 1936, Canetti refusera d’aller à son enterrement, alors qu’il avait occupé dans son esprit une place centrale.

 

 

Le 15 juillet 1927, il faut le noter, est la seule date précise qui figure dans tous ces écrits autobiographiques. C’est qu’il tient à souligner combien elle fut décisive pour toute sa vie future. Il boit son café en lisant un journal. « Je sens encore l’indignation qui m’envahit », dit-il : les meurtriers d’ouvriers du Burgenland (une province) ont été acquittés, et le journal gouvernemental titre : « Un verdict justifié ». Son sang ne fait qu’un tour.

 

 

J’ai évoqué la scène il y a deux jours, mais je reprends cette phrase : « Je devins une partie de la masse : je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté ». Il s’étonne que, dans cet état d’abolition de sa volonté et de son moi, ou plutôt de leur fusion dans une volonté et un moi en quelque sortes transcendants, il ait pu mémoriser ce greffier indifférent aux ouvriers morts par balle mais qui se lamente, en levant les bras au ciel : « Les dossiers brûlent ! Tous les dossiers ! ».

 

 

C’est à ce moment qu’il dit : « Mon idolâtrie, ma vénération pour lui [il s’agit de Karl Kraus] atteignirent alors leur apogée ». C’est que, seule personnalité publique, il avait eu le courage de placarder dans Vienne des affiches intimant l’ordre au préfet de police l’ordre de démissionner. Je retiens encore ceci : « Il se peut que toute la substance du 15 juillet soit entièrement passée dans Masse et puissance ».

 

 

Il voit une femme tomber, sans avoir été touchée : « Je ne suis pas allé vers cette femme étendue par terre. Je courus avec les autres. Je sentais que je devais courir avec eux ». Certains détails frisent l’hallucination (il écrit plus de cinquante ans après) : « C’était peut-être la chose la plus inquiétante : voir et entendre des gens écartant les autres autour d’eux d’un grand geste et tout d’un coup disparaître de la surface de la terre ». « Je n’avais pas le sentiment de marcher avec mes propres jambes ». Une journée fondatrice.

 

 

Le livre, à présent. C’est le dernier chapitre, intitulé « Le fruit du feu » (on pense évidemment au 15 juillet). Son premier roman, Die Blendung (L’Aveuglement, devenu L’Auto-da-fé en français), dormira quatre ans dans un tiroir. Ce qui est intéressant, c’est qu’il raconte ici comment le roman s’est peu à peu formé dans son esprit, à partir de la vague idée de quelques personnages qu’il nomme par leur initiale : V. est l’homme de la vérité, F. le fanatique religieux, L. l’homme des livres, etc.

 

 

Il expose la lente maturation du livre, la décantation, la structuration progressive. Parti d’un projet intitulé « Comédie humaine de la folie », travailla sa matière jusqu’à focaliser son attention sur l’homme des livres, qu’il appelle Brand (incendie), puis Kant. Le titre du livre devait être à l’origine étrange et douloureux : Kant prend feu. Puis Kant devient Kien, parce que celui-là lui semble trop douloureux. Puis vient le titre définitif.

 

 

Canetti déclare : « A l’automne 1931, Kant mit le feu à sa bibliothèque et brûla avec ses livres. Sa fin me toucha comme si c’eût été la mienne. C’est avec ce livre que commença ma propre vision et mon expérience du monde ». Maintenant on va pouvoir y aller, les choses sérieuses commencent. Au tout début du troisième volume (Jeux de regard), il déclare : « Kant prend feu - tel était alors le titre de mon roman - m'avait proprement dévasté. Cet autodafé de livres était une chose que je ne pouvais me pardonner ». Ecrire par nécessité, voilà. Si tous les "écrivains" actuels pouvaient en dire autant !

 

 

Je n’ai pas encore lu Die Blendung. Cela ne saurait tarder.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 28 février 2013

ELIAS CANETTI ET SA MERE

 

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JOSEPH MERRICK, DIT "ELEPHANT MAN"

 

***

 

Le premier volume du récit de vie entrepris sur le tard par Elias Canetti relate les seize premières années du garçon. Né en Bulgarie, à Roustchouk, ville moyenne située sur le Danube, il raconte le cercle de famille Canetti, dominé par l’intraitable personnalité du grand-père, qui impose à ses enfants une carrière commerciale propre à faire prospérer ses affaires, au mépris de leurs vocations éventuelles. 

ROUSTCHOUK 1.jpg

La famille de la mère (du nom d’Arditti) habite la même ville. La mère éprouve un grand orgueil de caste, du fait qu’elle est d’origine « sépharade espagnole », orgueil qui a failli empêcher son mariage avec un Canetti. On parle le « ladino », langue des juifs espagnols. Le grand-père Arditti est un épouvantable pingre, jaloux de son rival Canetti parce que tous ses petits-enfants le préfèrent à lui, et pour cause. Tout ce petit monde fait partie des juifs plus ou moins croyants ou pratiquants. En tout cas, Elias Canetti fait très rarement état de son appartenance en termes religieux.

 

 

Le père de l’auteur décide de se libérer de l’emprise paternelle et de s’installer à Manchester pour travailler dans l’entreprise d’un cousin que l’enfant désignera toujours sous le nom de l’ « ogre », tant il a de haine pour le commerce. La mère, de santé fragile, séjourne dans un sanatorium, où un médecin se met à la courtiser. Elle ne lui cédera jamais, mais elle raconte tout à son mari, qui en est terriblement blessé. Un matin, au moment du petit déjeuner, il s’effondre, mort, d’un arrêt cardiaque. Elias n’aura même pas le droit de suivre le convoi.

 

 

Les circonstances entourant cet événement connaîtront dans la bouche de la mère une grande variété de versions successives. Il faut attendre la page 864 pour connaître la vérité : Elias comprend que si sa mère n’a jamais commis l’adultère, elle a trahi son père par tout le reste, à commencer par le fait d’échanger avec le médecin en allemand, langue jusqu’alors sacrée, parce que réservée au couple légitime, quand il voulait laisser les enfants en dehors. C'était la langue qu'ils avaient employée quand ils se sont connus à Vienne.

 

 

La mort du père met le fils et la mère face à face, un face à face qui va les éloigner l’un de l’autre, parfois jusqu’à la haine de la part de cette dernière. Leurs relations sont d’une force inimaginable, mais terribles en même temps. La période qui suit la mort du mari la voit toutes les nuits pleurer ou avoir des tentations suicidaires. Elias ne dort que d’un œil et passe des heures à l’entourer de ses bras.

 

 

La mère, de santé fragile (elle meurt à la cinquantaine), possède en revanche un caractère indomptable, d’une dureté féroce quand elle s’est fixé un objectif. Avant de retourner à Vienne pour s’installer, elle fait par exemple ingurgiter de force la langue allemande à son fils Elias, en lui faisant répéter par cœur jusqu’à la nausée des phrases qu’il ne comprend pas, et en l’humiliant férocement quand il échoue.

 

 

Le supplice (vécu à Lausanne) dure deux mois, mais se montrera très efficace à l’usage. Ce n’est pas pour rien que ce premier volume s’intitule La Langue sauvée, puisque Canetti décidera assez tôt que c’est en allemand qu’il écrira. Il note quelque part : « Nous ne parlions que quatre langues à la maison ». On fait ce qu’on peut.

 

 

Madame Canetti s’est fait de l’avenir de son fils aîné une idée tout à fait arrêtée. A ses yeux, il faut à un homme une profession virile, pourquoi pas dans le commerce, alors qu’Elias éprouve une véritable haine pour cette activité. Elle condamne sans appel son goût immodéré pour les livres (dont il a appris bon nombre par cœur) et pour l’art, que pour un peu, elle jugerait efféminé. Elle ne trouve pas de mots assez méchants pour l’en détourner. Peine perdue : Elias, pour ce qui est de la volonté, ne le cède en rien à sa mère.

 

 

La fonction (si le mot n’est pas impropre) de ce premier volume est donc de raconter, bien entendu, les débuts de l’auteur dans la vie, mais aussi et surtout de camper des personnages aux contours nets, et même accusés, presque excessifs. La mère, en particulier, acquiert au fil des chapitres une stature digne d’un personnage de roman, tant elle est excessive. On me dira : « C’est une mère juive ». Peut-être, et alors ? C’est un personnage spécifique, bien avant d’être un « type » général.

 

 

Le fils n’a pas un caractère moins trempé, mais il se raconte davantage en filigrane, comme en creux. On a l’impression, au cours de la narration, que sa décision de faire sa vie parmi les livres a été prise très tôt, et qu’elle est définitive. C’est peut-être aussi pour lui une façon d’être fidèle à la mémoire de son père, car c’est lui qui lui procurait régulièrement des livres (des « incontournables » littéraires mis à la portée des enfants, j’imagine), qu’il lisait et relisait jusqu’à les connaître par cœur. Son père, dont cette femme, très indirectement, a été une cause de la mort.

 

 

Finalement, est-ce que l’éloignement inexorable de la mère et du fils n’est pas déjà inscrit dans cet événement ? Elias avait alors six ans.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 27 février 2013

ELIAS CANETTI ET LA MASSE

 

EXTRATÊTE PASCUAL PINON.jpg

L'EXTRATÊTE DE PASCUAL PINON

***

Je viens d’achever la lecture des écrits autobiographiques d’Elias Canetti (Pochothèque). Je tiens à dire, avant toute autre considération, qu’au fur et à mesure que j’avançais, je suis passé de l’état de lecteur intéressé à celui de lecteur captivé, pour finir dans une jubilation intense, qui confine, il faut bien le dire, à de l’enthousiasme. C'est au moins, depuis la lecture (très récente) de Moby Dick, que je n'avais ressenti euphorie de lecture aussi puissante.

 

 

Ces trois temps correspondent rigoureusement aux trois volumes qui composent ce récit d’une vie : La Langue sauvée (1905-1921), publié en 1971, Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931), paru en 1980, Jeux de regards (1931-1937), paru en 1985. Cette histoire va donc de la naissance de l’auteur à l’année de ses trente-deux ans. Il est mort en 1994, à l’âge de 89 ans.

 

 

Cette "Histoire d'une vie", tout d'abord, n'est certes pas une accumulation de faits et de souvenirs alignés dans l'ordre chronologique. Il y a bien de la chronologie dans l'ensemble, mais l'oeuvre, dans ses trois parties frappe d'abord par son aspect mûrement composé : par exemple, ce n'est pas pour rien que la journée du 15 juillet 1927 est située comme un pivot, comme une détermination centrale, au centre de symétrie des volumes : le milieu du deuxième.

 

 

J’avais lu, du même auteur, Masse et puissance (1960), ouvrage d’un poids de connaissances inouï, mais qui m’avait laissé perplexe : je n’arrivais pas à comprendre où Canetti voulait en venir. Mais les allusions au thème central de la « masse » sont constantes dans les volumes autobiographiques. On apprend que cette préoccupation tout à fait majeure trouve son origine dans un « traumatisme » (désolé d’utiliser ce terme galvaudé) vécu dans l'enfance. Au sujet de l'origine, rien n'est plus éclairant que ce qu'il raconte dans le premier volume, même si le thème de la masse affleure constamment, sous la plume de Canetti.

 

 

La première fois que l’idée lui vient, en 1914, il est à Vienne, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. Au centre du parc où la mère emmène les enfants, un orchestre joue dans un kiosque. Le chef lit l’avis officiel qu’il vient de recevoir, et fait jouer l’hymne autrichien, que la foule entonne, puis l’hymne allemand, dont la musique est la même que pour le « God save the King ».

 

 

Les trois enfants le chantent, mais en anglais, car débarqués de Manchester peu auparavant, ils connaissent mieux cette langue. La foule réagit violemment : « Je vis autour de moi des visages grimaçant de colère puis des bras et des mains s’abattirent sur moi. Mes frères eux-mêmes, le tout petit Georg également, eurent leur part des coups qui me visaient moi, le grand garçon de neuf ans. Avant même que ma mère, repoussée légèrement à l’écart, s’en fût aperçue, on nous tapait dessus à tour de bras. Mais ce qui m’impressionnait le plus, c’étaient les visages déformés par la haine ».

 

 

Cette scène suffit pour qu’Elias Canetti ait passé cinquante années de sa vie à creuser l’idée de « masse », pour aboutir à cet ouvrage devenu un grand classique. On voit que le terme de « traumatisme » n’est pas impropre.

 

 

Plus tard, à Francfort, il assiste à des manifestations d’ouvriers, puis, le 15 juillet 1927, à Vienne, il va vivre au plus près un événement capital : « un événement qui eut la plus profonde influence sur ma vie ultérieure ». La troupe a tiré sur des ouvriers dans la province du Burgenland. Il assiste à l’énorme procession des ouvriers viennois qui convergent de tous les coins de la ville vers le Palais de Justice, auquel ils mettront le feu :

 

« La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts.

Il y a cinquante-trois ans de cela et l’émotion de cette journée est toujours aussi présente pour moi, dans la moelle de mes os. C’est la chose la plus proche de la révolution que j’aie jamais éprouvée personnellement. Je sais très précisément que je n’ai pas besoin de lire une ligne sur la manière dont s’est déroulée la prise de la Bastille. Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté, quelle qu’elle fût ».

 

Comme l'appelle Henri Cartier-Bresson, mais c’est à propos de photographie : « l’instant décisif » venait de se produire pour Elias Canetti. Son idée a été d’un accouchement plus lent qu’un escargot, plus laborieux que la journée de l’ouvrier quand elle était à douze heures, plus compliqué que la théorie de la relativité générale d'Einstein. Il a bien essayé d’en parler à des gens qu’il estimait à même de comprendre, mais tout ça les laissait aussi perplexes que moi.

 

 

Même le docteur Sonne, dont il fait un éloge tonitruant dans Jeux de regards (le dernier des trois), à cause de son érudition quasiment universelle jointe à un effacement social total et volontaire, à cause aussi d’une intelligence supérieure qui lui faisait pressentir avec effroi les désastres à venir, même le docteur Sonne lui dira : « Vous avez ouvert une porte. Il vous faudra entrer et explorer ce qu’il y a derrière. En tout état de cause, c’est votre livre ». C’est dire si les prémices exposées par Canetti le laissaient perplexe. Je suis content, en la matière, d'être finalement comme tout le monde.

 

 

Eh bien pour parler franchement, moi qui suis si loin d’être un docteur Sonne, ça m’a fait pareil.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 20 février 2013

EUGENE SAVITZKAYA

 

FACE A LA PHARMACIE.JPG

EN FACE DE LA PHARMACIE

 

Bison percé de flèches.

 

La flèche décochée l’attei-

gnit au talon. Bison recouvert

d’un linceul, d’un drap humide

et maculé qu’il faudra inciné-

rer et teindre après sa mort,

détruire avec divers objets

de métal. La blessure au front

est très longue et fine.

 

Tige froide pénètre sans

secousse le sachet du grain fort

et macule l’intérieur si bruta-

lement que le bison crie, monu-

ment de craie, mammouth presque

fou.

 

Atteint la région de semen-

ces et brûle. S’humecte l’os

principal, le rasoir, les bran-

ches et brûle la partie blême

du torse. Mouille le champ et

ses tissus. Flèche accède, de

biais, au poumon, à la housse

des flammes, et fléchit au mi-

lieu des serpents. Bisons châ-

tiés de tiges, de massues ar-

dentes manipulées dans la soie

ou dans le mica des étuis. Et

constriction à mi-corps. Héros

dévoré. Et le sperme macule le

bras armé.

 

EUGÈNE SAVITZKAYA, Les Couleurs de boucherie.

SAVITZKAYA 1 EUGENE.jpg

 

C’est une vaste cour rectangulaire cernée par de longs bâtiments de genre militaire. De longues tables et de longs bancs, en bois sommaire, y sont alignés. Sur les bancs, sont assis des rangées d’hommes à casquettes d’ouvrier, habillés comme pour un dimanche. Peut-être est-ce une cérémonie religieuse. Peut-être est-ce dimanche. Tout le monde est très propre, avec une mine sérieuse. J’essaie d’apercevoir le podium, dressé tout au fond, où doit être situé l’autel, mais le bord du toit m’empêche de voir plus que le pied d’une construction que je n’arrive pas à identifier. La cour se remplit d’eau. Les hommes restent assis, l’air sérieux. L’eau leur monte jusqu’aux épaules. De la main, plongée verticalement, je vérifie que l’eau continue d’arriver, je sens un courant. Personne ne s’affole. Tout le monde a l’air de trouver ça tout naturel. J’entends alors une phrase en allemand : « Zakur kui ». Je me penche vers H. : « T’as entendu ? Ils prononcent "Zakur kui" » (en zézeyant le z). Il paraît qu'on appelle ça un rêve.

 

mardi, 19 février 2013

O. V. DE LUBICZ MILOSZ

 19 JANVIER - 19 FÉVRIER : DIDIER, UN MOIS DÉJÀ.

 

 

C'est un grenier plein de mémoire. Bourré à craquer des vestiges de vies qui nous ont précédés. A part les journaux, méticuleusement ficelés et montés en piles vagues par le grand-père, dangereusement entassées dans le coin d'un comble sur un plafond dont on ne sait rien, situé juste à droite sous le toit quand on monte, sonore, l'escalier en bois, on a le choix entre le rebut de matelas en paille vêtus de toile grossière mangés de la vermine, et le vestige des dragons de 1914, cette vareuse à boutons dorés et parements rouges. Il y a bien d'autres motifs de rêverie ou de dégoût. Entre les constructions précaires, en allumettes, édifiées par des esprits qui ont encore de l'espoir dans les beautés du monde, et la machine à coudre à pédale, redoutable de simplicité, avec sa courroie de cuir scellée par une agrafe, l'enfant fait des provisions de rêves, de souvenirs et de littérature. On accède au toit par une courte échelle vermoulue, il suffit, pour se trouver en danger, de soulever la tabatière par la longue tige métallique crantée. A égalité avec les oiseaux, on peut contempler, jusqu'aux collines brumeuses du lointain, la platitude de la vaste plaine écrasée de la B. Les tuiles, au plus fort de midi, sont brûlantes. Il faut engranger du regard plus qu'on n'en peut contenir, puis, à la cloche, retourner dans les ventres intérieurs du monstre familial.  

o v de l milosz,photographie,poésie,littérature française

LA MAISON DE DIDIER EST TOUT À FAIT À DROITE

  

dimanche, 20 janvier 2013

HISTOIRE POUR ENFANTS GRANDIS

Pensée du jour :

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BRACELET DE BRAS (ivoire), GURUNSI, BURKINA FASO, GHANA

 

« Le vent se déchaîne et la neige tombe. La tour de Pise a oscillé. Un tourbillon a emporté la gare olympique de Grenoble. Au sommet du puy de Dôme, il a fallu chercher, avec des sondes, dans cinq mètres de neige, le chasse-neige qu'on avait laissé là le matin ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Aujourd’hui, pour me détendre un peu, comme les enfants sont couchés et que ce blog se débrouille depuis longtemps pour tenir à distance les jeunes en général et les mineurs en particulier, du fait du raffinement des hautes considérations qui s’y bousculent, j’ai décidé de raconter une histoire. D'un goût évidemment excellent et distingué, comme il se doit.

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Une pas vraie, comme toutes les bonnes histoires.

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Enfin, comme c’est quelqu’un d’autre qui la raconte, je vais tout de suite lui laisser la parole. 

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Enfin, quand je dis la parole, je devrais plutôt dire le crayon. 

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Et l’on voit de quel « crayon » il s’agit. 

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Mais on n'aura pas la possibilité de le féliciter de la haute qualité de son dessin et de la haute spiritualité de son inspiration : l’auteur, « souffrant d’une modestie quasiment maladive » (GEORGES BRASSENS, Les Trompettes de la renommée) est si modeste qu’il a tenu à rester anonyme.

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C’est bien dommage : on aurait aimé le saluer pour le louer de la délicatesse de ses oeuves.

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J’espère qu’on appréciera la virtuosité du coup de « crayon ». 

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J'ATTIRE L'ATTENTION (SI BESOIN) SUR L'ALACRITÉ DES DIALOGUES

DIRTY 1.jpgEt j’espère qu’on goûtera à sa juste valeur l’exemple d’humanisme qui se dégage du scénario. L’art du découpage. Le sublime du message philosophique. Cela s'appelle du doux nom de Dirty comix, synonyme d'élégance morale, de raffinement intellectuel et de "délicatesse" esthétique.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

mercredi, 28 novembre 2012

AH, LES PETITS OISEAUX ! (fin)

Pensée du jour :

photographie,alexandre vialatte,littérature,humour,ornithologie,oiseaux,chants d'oiseaux,traduction

"IDEOGRAMME PIETON" N°34

 

« Il faut faire le point de temps en temps.

Où va l'homme ? De plus en plus loin.

Mais il n'y va pas d'un seul coup. Il y va parfois même à regret. Disons qu'il y va par paliers, et de temps à autre par saccades. Avec des pauses, des reculs, des regrets et des temps morts. Il prend le loisir d'examiner ; surtout dans le Sud où la température s'y prête. C'est là qu'est née la civilisation. Et on se demande d'ailleurs ce que peut bien faire l'homme loin de ces mers tièdes où le marbre chaud permet de s'asseoir et de réfléchir ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Supposons que l’ornithologue français discute du Pipit farlouse avec son homologue allemand : il y a tout lieu de douter que ce dernier entende le même psit-piit-piit. Et l’Œdicnème criard, que devient en italien son crou-i-i grinçant ? Certes la question n’est pas susceptible de gâter les relations internationales, d’autant plus que le volatile est d’une correcte laideur, mais je pose la question : « Que devient la Science ? ». Et quid en anglais du bas et rauque krikk-ac’h-ac’h de la Sterne de Dougall ?

OEDICNEME CRIARD.jpg

DIRE QUE CE TYPE VA SEDUIRE UNE FEMELLE POUR SE REPRODUIRE ! ...

(oedicnème veut dire : "jambes gonflées")

 

Et la question est d’autant plus térébrante pour le cerveau ordinaire que, enregistré sur bande magnétique, le dédévoui-tévoui (en français) produit par l’Hypolaïs est, hormis les variantes individuelles, le même dans tous les pays,  encore que l’Hypolaïs, en particulier la Polyglotte, soit une des meilleures imitatrices qui soient. Hormis les variantes individuelles, en effet : je me rappelle un coq enroué, tout juste capable de se réveiller lui-même, un autre incapable de chanter deux fois la même séquence, et un autre encore, qui s'arrêtait à la deuxième syllabe, un velléitaire quoi. Certes, mais le problème global demeure global.

 

 

Je ne demande pas l’impossible. Il ne saurait être question d’unifier les transcriptions du tsip-tseup-tsip-tseup du Pouillot fitis en français, en tchouvache et en uzvarèche (si cher au cœur d’ALEXANDRE VIALATTE). Et pour faire bonne mesure, en serbo-croate. Non, il faut rester raisonnable. Mais est-ce s’inquiéter à tort que de demander ce que devient en javanais, en telugu, en ourdou le doux hennissement du très élégant milan royal, vous savez, le hiou-hiou-hiouou qui charme les oreilles du randonneur ? Ah, on me dit qu’on ne le trouve pas dans ces contrées abandonnées des dieux. N’y pensons plus. 

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LE MILAN ROYAL ? UNE IDEE DE LA VRAIE ARISTOCRATIE.

En quelle langue sont compris les kiouv-kiouv de notre Chouette Chevêche ? Le kooâc rauque et bref de notre Héron Bihoreau ? Le pu-ûp, ce petit cri flûté de notre Grand Gravelot ? Le lulludilulutillilu de l’Alouette lulu ? Les touik-touik étouffés du bécasseau sanderling ? Le ki-ki-ki du pic épeichette (qui ressemble comme deux gouttes d’eau, reconnaissons-le, au ki-ki-ki-ki du faucon crécerelle et au ki-ki-kit de la sterne naine) ?

 

 

Et moi qui m’attendris volontiers sur le pitsiou de la Mésange Nonnette ou sur les fantaisies de la Bergeronnette des Ruisseaux (tantôt un tschizzir aigu et métallique, tantôt un tsétsétsé assez sec, tantôt encore un délicieux tsui liquide et mélodieux), comment ma tendresse va-t-elle s’accomplir dans une traduction mal maîtrisée en ndébélé, en kikuyu, en gagaouze, voire (mais n’imaginons pas le pire) en auvergnat ?

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"ET J'AI, DEUX FOIS VAINQUEUR, TRAVERSÉ L'ACHÉRON" (NERVAL)

(LAC DE CINCIS A HUNEDOARA, "Tota neinte", disait le flic qui nous envoyait à Gelari)

Quel Tchaghataï est à même d’attribuer notre célèbre trré trré trré trré à la Fauvette mélanocéphale ? Quel Oudmourte, notre tsic-tsic-tsic-tictic au Bruant des roseaux ? Quel Hottentot, notre krekreûkeurr, vous savez, cette espèce de grognement rauque, au Canard siffleur ? On nagerait dans l’obscurité dans le lac de Cincis à Hunedoara un soir de l’été 1990, ce serait bonnet blanc et corde à nœuds. Ce serait lune de miel et soleil vert. Ce serait jour de gloire et nuit blanche.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 25 novembre 2012

DIS-MOI COMMENT TON COQ CHANTE

Pensée du jour :

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"IDEOGRAMME PIETON" N°49

 

« Le sassafras semble bien être, à première vue, comme le frangipanier ou même le chilognathe, quelque salsifis tropical plus ou moins dicotylédone, impropre à l'alimentation, mentionné quelque part par Bernardin de Saint-Pierre. Connu seulement des pharmaciens. Et fait pour être utilisé à la césure dans quelque poème de Baudelaire en raison de son feuillage palmé, ornemental et disposé en éventail autour d'un stipe ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

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Très tôt, j’ai été frappé par une bizarrerie : tous les coqs de la Terre se comportent de la même manière. Leur chant est identique, que l’on soit en Europe, en Amérique ou au Japon. Et pourtant, ils produisent des sons qui n’ont rien à voir entre eux. Apparemment. Du moins si l’on regarde leur traduction graphique. Et rien n’est plus curieux que la façon dont les oreilles, dans chaque langue, entendent ce qu’elles sont, dirait-on, seules à entendre de cette façon.

 

 

Des coqs, j’en ai entendu des tas, par exemple quand j’allais avec FRANÇOIS (on nous appelait "les Dupondt") chez le père PIC ou chez JOSEPH et MARIE. Chez ces derniers, c’était pour lancer sur les deux énormes cochons de l’enclos de pierre sèche les petits cailloux les plus aigus possibles, pour le seul plaisir d’entendre les bruits qu’ils faisaient alors : je le dis nettement, on ne peut pas appeler ça des chants.

 

 

Même chose, d’ailleurs, quand ils sentaient qu’on venait pour verser, de l’extérieur, dans leur auge (un évidement creux pratiqué dans l’épaisseur du mur) la marmite de soupe, soupe dans laquelle ils plongeaient les pattes les premières. Le cochon ne chante pas. Il paraît que c’est prouvé. C’est sans doute pour ça qu’on ne lui demande pas de réveiller la basse-cour au lever du soleil et qu’on n’en a jamais mis au sommet de nos clochers d’église, où il aurait pourtant, à coup sûr, fait merveille, n'en doutons pas. J'imagine le tableau, non sans un certain contentement.

 

 

La vache ne chantait pas non plus, le soir, quand on allait, FRANÇOIS et moi, boire le lait bourru, après la traite (c’est là que j’ai appris à traire la vache, soit dit en passant). Mais là, plus de coq, évidemment.photographie,alexandre vialatte,littérature,coq,zoologie,basse-cour,cocorico,campagne,poule,chant du coq,chant,musique,langues,florence foster jenkins,serge gainsbourg,chanson,comic strip,bande dessinée,blake et mortimer,edgard pierre jacobs,ep jacobs,jean graton,michel vaillant, Et s’il est vrai que certaines sopranos chantent pire que des  vaches (il est indispensable d’avoir entendu au moins une fois dans sa vie FLORENCE FOSTER JENKINS), il n’a encore jamais été constaté que l’inverse soit vrai.

 

 

Je ne sais plus où ni quand j’ai nourri un désir de meurtre sur un coq capable de pousser la chansonnette autour de 2 heures du matin. C’était souvent, en tout cas. Je vous jure, on a beau dire que le coq est l’oiseau du matin, qu’il annonce le lever du soleil, j’affirme qu’il n’en est rien. Le coq est un animal imbécile, en général complètement déréglé, dont le chant avance ou retarde sur le lever de soleil d’une façon à rendre cinglé le plus humble des métronomes.

 

 

Il reste que, en ce qui concerne le chant du coq, les langues du monde constituent une belle preuve que la Tour de Babel n’est pas seulement le récit mythique d’un prophète biblique inspiré, mais une réalité tangible et irréfutable. Disons le mot : c’est la cacophonie. Pas un coq issu du peuple coq ne parle la même langue que ses confrères, s’ils ont eu le malheur de naître sous d’autres cieux que lui. C’est même à ça qu’elle sert, la Tour de Babel des gallinacés.

 

 

Soyons un instant sérieux : tout bruit est traduit, en parole ou en écriture, par ce qu’on appelle une « onomatopée ». C’est ce que l’ingénieux et pitoyable SERGE GAINSBOURG a tenté de faire dans sa chanson « Comic strip » : « Shebam », « Pow », « Blop », « Wizz ».

 

 

La Bande Dessinée s’en est donné à cœur joie, avec, par exemple, des « Smack » (= gifle, mais aussi gros baiser qui s’entend) en gros caractères pour souligner la force du coup de poing donné (« I will smack your face », dit le gros Sharkey au professeur Mortimer, dans je ne sais plus quel Blake et Mortimer, peut-être SOS Météores), et des « Sob » (= sanglot) pour exprimer la tristesse du personnage.

 

 

Notons qu’une fois importé dans la Bande Dessinée française, le « Smack » désigne drôlement le bruit du baiser tendrement échangé par les deux amoureux. Certains dessinateurs ont même fait proliférer l’onomatopée sur l’image jusqu’à en faire une marque de fabrique, comme JEAN GRATON dans sa série Michel Vaillant, où l’on ne compte plus les VROARR envahissants (voir ci-dessous). 

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Chaque langue s’ingénie donc à transcrire le chant de SON coq. Passons rapidement sur le « Co Co Co », proféré (peut-être : le sujet est controversé) par le coq chinois, qui ne mérite que d’être mentionné. Plantons un orteil en terre islandaise. Que chante le coq sur son fumier volcanique ? Rien d’autre que « Gaggalagaggalago » (sept syllabes !). Ses cousins scandinaves font des « kuckeliku » en Suède et des « kykkeliky » au Danemark.

 

 

Il est important de noter que, si les coqs hollandais et flamands chantent à coups de « kukeleku », le voisin wallon marmonne un drôle de « coutcouloudjou » : on voit par là que la mésentente qui risque de fracturer la Belgique se glisse jusque dans les détails triviaux de la volaille. Le Roumain nasillonne un drôle de « cucuriguuu », alors qu’en face, le voisin turc susurre ses « U-urru-U ».

 

 

Si l’on s’éloigne de nos parages en direction de l’est, on croisera d’abord le « coucarekou » des coqs russes avant de déboucher, au choix, sur le « kokekoko » des volatiles japonais ou sur l’extravagant « ake-e-ake-ake » des coqs thaïs. A-t-on idée ? Ou encore sur l’acceptable « kukuruyuk » qu’on entend dans la cour des fermes indonésiennes.

 

 

Mais pour clore cette petite revue linguistique des onomatopées gallinaciformes, j’ai gardé l’abracadabrant, le considérable, le déraisonnable chant du coq irlandais. Je le donne comme je l’ai trouvé : à la lettre près. Il consiste en la prononciation distincte d’un impossible : « Mac na hoighe slan ». C’est à n’y pas croire. J’attends qu’on me détrompe. On ne me fera pas croire que des coqs qui poussent à tue-tête des « Mac na hoighe slan » puissent être considérés comme européens.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

NB : après avoir un peu fureté sur internet, je constate qu'il s'avère qu'on ne peut faire confiance à personne, et que les transcriptions qu'on y trouve prennent systématiquement (en dehors de quelques classiques aussi constants qu'incontestables et irréfutables) la couleur, la résonance et la consistance de l'imagination de celui qui s'exprime.

 

 

J'en conclus, hélas, que nous en sommes réduits, pour cerner avec un minimum d'espoir d'exactitude le chant du coq, à des conjectures aussi incertaines que celles que font les logiciens qui cherchent, dans la rigueur logique des enchaînements de propositions, des preuves de l'existence de Dieu. JESUS ne dit-il pas : « Je te le dis en vérité : cette nuit-ci, avant que le coq ait chanté, trois fois tu me renieras » ? Alors si JESUS lui-même en personne le dit ...

 

 

mardi, 20 novembre 2012

L'EFFRAYABLE - ANDREAS BECKER

Pensée du jour :

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"IDEOGRAMME PIETON" N°12

« L'année tire sur sa fin, pourquoi ne pas le reconnaître ? Il serait injuste de ne pas le dire, elle a été mauvaise, mais elle tire sur sa fin ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu un premier roman. Parfaitement ! C'est vrai que ça n'arrive pas souvent. Et je ne le regrette pas. Je ne l’aurais sans doute pas lu si je n’avais pas fait la rencontre de l'auteur. A une terrasse de café, bien sûr. Le bonhomme est original et intéressant, je dirai peut-être en quoi, mais éventuellement, ça ne presse pas. Je ne dirai pas la page où je crois l’avoir vu dessiner son autoportrait. En attendant, ne parlons que du livre. Il ressemble à son auteur : original et intéressant.

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Le titre, d’abord : L’Effrayable (sic !), éditions de la Différence. L’auteur : ANDREAS BECKER. J’ai d’ailleurs été surpris de constater l’absence du mot dans une édition tout à fait récente du Grand Robert.

 

 

Mais le mot figure comme de juste dans le Nouveau Larousse Illustré de 1897-1904 (en 7 volumes), assorti de la définition suivante : « Qui est susceptible d’être effrayé, qui s’effraye aisément :"Certaines femmes affectent d’être plus EFFRAYABLES qu’elles ne le sont réellement" ». L’exemple retenu n’est-il pas délicieux ? Finalement, ANDREAS BECKER (né à Hambourg), ressuscite un terme parfaitement conforme à la belle morphologie de notre langue. Saluons. Et saluons les éditions de La Différence, grand éditeur de poésie devant l'éternel.

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Si je dis que je suis arrivé au bout du livre, je sens que ça va faire mauvaise impression. C’est pourtant la vérité, mais dans un sens positif. Je veux dire qu’ANDREAS BECKER ne donne pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans l’espèce de fluide lavasse et fadasse, qui coule tout seul, que des flagorneurs au goût émoussé ou dépravé, ou tout simplement stipendiés ou lâches, qualifient de « style », et qui sert de moyen d’expression à tant de nos écrivains actuels.

 

 

Pour les noms des crétins ou des margoulins qui se font prendre pour des écrivains, je renvoie à l’excellent et salutaire vitriol publié par  PIERRE JOURDE & ERIC NAULLEAU, Ed. Mots & Cie, en 2004, réédité chez Mango en 2008.

 

 

Le livre d'ANDREAS BECKER se mérite. Comme on dit dans le Guide Michelin : « Il est intéressant, (*), il mérite un détour (**) et il vaut le voyage (***) ». Simultanément et à la fois. C’est sûr que, quand on referme le bouquin, on se dit qu’il s’est passé quelque chose. Quelque chose de très fort. Quoi ? Pas facile à dire. Et pour être franc, ce n’est pas facile de parler de ce livre. Disons les choses franchement et simplement : pour commencer, l’obstacle du langage.

 

 

Car l’auteur passe son temps à triturer le vocabulaire (presque pas la syntaxe, si ça peut rassurer et encourager) en pratiquant ce qu’on appelle en bon français le procédé de la « resuffixation », bien connu des praticiens et connaisseurs de l’argot (« cinoche » pour « cinéma »).

 

 

Tenez, vous voulez un exemple ? Prenez les deux premières phrases : « Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse.

         Je m’appelassais Angélique ».

L’auteur joue carte sur table et annonce la couleur : ce sera comme ça et pas autrement, et ce sera comme ça tout le long.

 

 

Et ce n’est pas une promesse d’ivrogne : il tient parole ! Rien que sur la première page, ce n’est que : « m’inscrissais, jurassé-crachoté, je m’en fichassais, foutassais, faisassais, j’aimassais, je n’avassais jamaissu ce que cela voulait dire : aimasser ». J’arrête, sinon, ça va vous dégoûter. Et ça, je ne voudrais pas. Mais vraiment pas. Parce que, en vérité, je vous le dis : ce livre contient une matière très forte (comme on parle de certaines boissons fermentées, vous savez).

 

 

Comme si l’auteur avait voulu nous mettre, en travers de la vue, un arbre assez gros pour cacher toute une forêt. Mais c’en est au point que je me demande s’il n’a pas fait cette forêt lexicale, extrêmement visible et envahissante, qu’on a l’impression qu’il n’y a que ça à voir, pour cacher un seul arbre. De quelle essence, l’arbre ? C’est une autre paire de manches.

 

 

Toujours est-il qu’en usant et abusant de ses suffixes proliférants, l’auteur a ses raisons. Si je peux me permettre d’en avancer une : sans être le seul suffixe ajouté, le « -asse » est largement majoritaire, pour ne pas dire carrément obsessionnel. Or, en français, on le trouve dans « connasse,pétasse, grognasse, pouffiasse, radasse, chiasse, vinasse, blondasse, fadasse, bécasse, … ». J’arrête. On a compris. Il y aurait un peu de misogynie sous-jacente dans cette dévalorisation, je n’en serais pas autrement surpris.

 

 

Ce qui est sûr, c'est que, d’un bout à l’autre du livre, c’est une obsession du dégoût, de la saleté, de la laideur, de la déchéance et de la déréliction qui court. Le visqueux a une place de choix. Pour dire l’ambiance, la couleur des murs crades. Une ambiance parfaitement concertée et voulue, évidemment. L’auteur veut à tout prix que le lecteur se mette au boulot. Il est certain que, sur le fond, il n’a pas tort, tant l’écrivain français d’aujourd’hui flatte la paresse et le narcissisme du lecteur, dans le satanique esprit de lucre induit et produit par l’époque.

 

 

Mais passons sur le suffixe, qui n’est, tout compte fait, qu’un procédé. Et venons-en au sujet. C’est vrai, ça : de quoi il parle, ce bouquin ? Eh bien pour tout dire, sincèrement, je ne sais pas exactement. Si, bien sûr, je sais qu’on est dans l’Allemagne hitlérienne, avant la guerre et jusqu’à la fin de la guerre, mais aussi après, et même jusqu’à aujourd’hui. Et puis qu’on est aussi parfois en France.

 

 

Le livre s'ouvre sur une cellule : est-ce une prison ? Un asile ? La cave de WOLFGANG PRIKLOPIL, où fut détenue pendant 8 ans NATASCHA KAMPUSCH ? Une personne est enfermée là : est-ce un garçon ou une fille ? Quoi qu'il en soit, son corps sert de déversoir aux appétits d'une autorité (le « dicteur », véritable trouvaille), ou alors Karminol, ou alors un troisième larron. On ne sait pas. Et c'est comme ça jusqu'à la fin. Par ailleurs, la personne enfermée est enchaînée à l'écriture : mais là encore, qui écrit ? On ne sait pas.

 

 

Et je crois qu’il est là, le nerf du livre : l’action se passe partout, à toutes les époques, et tout le monde y passe. Je veux dire que tout le monde dit "JE". Et je crois que ce que veut exprimer ANDREAS BECKER (je ne suis pas dans sa tête), c’est une certaine permanence désespérée de l’existence humaine. Si "JE" est n'importe qui, c'est le chaos. Il n'y a plus de sujets parlants, il n'y a plus que des objets dont on se sert, et des calculs.

 

 

 

Si ANDREAS BECKER a voulu décrire l'état d'une humanité d'avant la civilisation (ou d'après, ce qui n'est pas tout à fait pareil), il a gagné son pari. On est évidemment (entre autres) dans une Allemagne marquée de façon indélébile par l'expérience nazie, par la brutalité inouïe des "libérateurs" russes, puis par la normalisation imposée par la marchandisation de tout. Pour dire (peut-être) que l'horreur nazie est l'aboutissement logique d'un système, et que s'être débarrassé de l'une laisse l'autre (le système qui est le nôtre) totalement intact.

 

 

Si les suffixes posent un problème à la lecture, c’est une autre chose qui pose un problème de compréhension de l’ouvrage. TOUT le livre se déroule sous la présidence du JE. Mais qui est JE ? Impossible de répondre. Je préviens le lecteur : le JE passe par TOUS les personnages, successivement et sans prévenir. C’est un gros travail à fournir, de la part du lecteur qui, à la limite, serait en droit de réclamer une commission sur les droits d’auteur.

 

 

Le "JE" est en effet systématique, mais renvoie systématiquement à un narrateur différent, qu’il faut identifier si l’on veut reconstituer la cohérence de l’action. J’avoue que je n’ai pas tenté de tout reconstituer. C'est un "JE" « éparpillé façon puzzle » (Tontons flingueurs). Qui parle ? Est-ce Angélique ? Ange ? Paul Antoine ? Joachim ? Karminol ? Marie-Mi ? Grospère ? Joju ? José ? Tout le monde est dans tout le monde. Le chaos, je vous dis.

 

 

 

Le roman d’ANDREAS BECKER diffuse et dilue le « moi ». Tout le monde est promu narrateur du monde. Et c’est exactement pour ça que plus personne ne comprend rien au monde tel qu’il est, dans la réalité qui est la nôtre. En cela, ce livre colle à la réalité actuelle du monde (« éparpillé façon puzzle », lui aussi) d'une façon capable de nous en faire saisir le caractère irréductiblement incompréhensible.

 

 

En plus, où se situe l’action ? « Partout » serait évidemment faux. Il y a Palebourg, Siegershaven, d’autres lieux. C’est sûr, le lieu change en fonction du narrateur, mais comme le narrateur change sans arrêt, difficile de s’y retrouver. Ce qui passe, c’est une sorte d’état de sidération, qui est celui de l’enfant confronté à l’horreur innommable et qui, survivant à cette horreur, conserve intact cet état de sidération, qui devient une composante à part entière de sa personnalité. Il y a du psychotique dans la fragmentation universelle qui est à l'oeuvre ici. Je le dis comme je le sens : parvenir à réaliser ce programme est un véritable TOUR DE FORCE littéraire.

 

 

Enfin, l’action. Que dire de l’action ? Et sait-on, à l’arrivée, ce qui s’est passé ? Moi je vais vous dire : au moment de mourir, chacun d’entre nous sait-il ce qui s’est passé ? Non. Cela signifie qu’on ne sait pas exactement la nature et la portée de notre propre existence. Ici c'est la même chose.

 

 

Il y a du viol, de l’écriture (souvent compulsive ou frénétique), de la guerre, du sang et du sperme, de l’enfermement, des portes qui s’ouvrent (un peu) et restent fermées (beaucoup), des orifices qui s’ouvrent dans les deux sens (subir l’intrusion, faire sortir, ingérer, excréter). Il y a de la souffrance qui n’est même pas vécue comme souffrance, mais comme un fait brut devant lequel l'être reste ahuri, abasourdi. C’est vrai ça, pourquoi en rajouter ?

 

 

Pour résumer, il y a des horreurs, des horreurs et des horreurs. On n’en sort pas. C’est tout juste si le lecteur capte le dernier mot du livre : « survivant », pourtant tellement juste. Et pour dire ça, je vais vous dire, il y a un SOUFFLE qui transporte le lecteur : lisez, pour vous en convaincre, le chapitre extraordinaire qui commence à la page 197.

 

 

Ce n’est plus liquide : c’est une sorte de lave croûteuse et brûlante qui pousse devant soi le sens de ce qu’elle déplace et véhicule, et qui dans le même temps le crée et le détruit. Comme une alternative à l'écroulement heurté et rocailleux des mots passés par la chirurgie esthétique, qui marque le récit, partout ailleurs.

 

 

La dilution des JE, l’osmose des OÙ, le chaos des QUOI, l’interchangeabilité des COMMENT et des QUI, tout ça nous pose en fin de compte l’infernale question du POURQUOI. Vous savez, ce sont les catégories pour école de journalisme : « QUIS ? QUID ?UBI ? QUIBUS AUXILIIS ? CUR ? QUOMODO ?  QUANDO ? ». Et à la question du pourquoi, le livre semble (je suis prudent) répondre : « Pour rien ».

 

 

J’arrête là. J'ai été long. Mais je le maintiens : s’il n’y avait pas le suffixe, comme procédé inflationniste et exagérément artificiel, comme « ultima ratio », comme obsession, j’oserais dire que L’Effrayable, d’ANDREAS BECKER, est un GRAND LIVRE. Et le remarquable hommage rendu par un Allemand à notre langue française. Merci, monsieur.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

lundi, 19 novembre 2012

MAUVAIS GOÛT ET LIBERTE D'EXPRESSION

Pensée du jour :

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"SOUPIRAIL" N°6

 

« On s'occupe beaucoup de gagner du temps. A-t-on raison ? C'est autre chose. Tout le monde sait l'histoire du Chinois qui demandait au policeman le chemin de la gare : "Première à droite, deuxième à gauche, lui répondit le policeman. Mintenant si vous voulez passer par les petites rues, vous pouvez gagner vingt minutes." "Et qu'en ferais-je ? " demanda le Chinois qui se hâta lentement de passer par le plus long ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

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N°418 - 1978

HARA KIRI fut une grande revue du paysage français, de son n°1 (septembre 1960) à son n°291 (décembre 1985). Les moutures suivantes (jusqu'à la sixième !) ne furent que des survivances, d'abord portées par le Professeur CHORON (GEORGES BERNIER), qui s'éteignirent doucement, même si le titre paraît toujours. Les cibles préférées ? Le SEXE, la RELIGION, la RACE.

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CHARLIE HEBDO N°73 - 1972

Enfin pas exactement : je devrais dire tous ceux qui se prenaient très au sérieux sur chacun de ces sujets, autrement dit les militants dans leur ensemble, à commencer par les militants du SEXE (tout ce qui gravite autour du féminisme et de l'indifférenciation sexuelle), les militants de la RELIGION (là, ils s'en donnaient à coeur joie, que ce soit le croissant, la croix ou l'étoile), les militants de la RACE et des grands sentiments antiracistes, tiermondistes et masochistement universalistes. Et principalement sous l'angle de la BÊTISE qui en accompagne les manifestations dans les discours de ceux qui ont accès aux médias.

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N°179 - 1976 

Je me rappelle distinctement la publicité pour Hara Kiri diffusée à la radio (Europe 1) à une époque : « Si vous ne voulez pas l'acheter, eh bien volez-le ! ». C'était gonflé, mais ça ressemblait trait pour trait à l'esprit de la revue. Et puisqu'on parle publicité, c'est à l'équipe d'Hara Kiri qu'on doit ce slogan définitif, qui a le compact, le brillant et le tranchant de la pierre d'obsidienne : « La publicité nous prend pour des cons ! La publicité nous rend cons ! ». 

 

 

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1975

Pour donner une idée de ce que fut le ton Hara Kiri, et surtout ce qui en sépare l’époque de la nôtre, je me propose juste, aujourd’hui, de montrer quelques couvertures du mensuel (1ère et surtout 2ème génération), dans sa version initiale, et dans sa version hebdomadaire, qui s’y est substituée quand il a fallu remplacer dans l’urgence le défunt HKH (Hara Kiri Hebdo), étranglé pour cause de crime de « lèse-général-DE-GAULLE ».

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N°205 1978

 Posez-vous juste la question : combien y aurait-il de procès pour « diffamation, antisémitisme, islamophobie, outrage à la pudeur, incitation à la haine raciale, incitation à l'alcoolisme, incitation à la discrimination,  incitation à la violence, etc ... », si de telles couvertures étaient publiées aujourd'hui ?

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1977 

HKH 94 1970.jpgJ’imagine d’ailleurs que l’équipe de CAVANNA, CHORON et compagnie ont dû sacrément se fendre la pipe en conférence de rédaction, quand la formule assassine est sortie : « Bal tragique à Colombey : 1 mort ». DE GAULLE est mort le 9 novembre 1970. 

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N°203 1978

Or il faut savoir que le 1ernovembre 1970, une boîte de nuit a brûlé à Saint-Laurent-du-Pont (Isère), au milieu de la nuit. Bilan : 146 morts quand même, ce qui n’est pas négligeable et fit donc les gros titres.

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N°1 - 23 NOVEMBRE 1970

Tout le monde aurait oublié le drame si une équipe d’hurluberlus n’avait eu l’idée de mettre en couverture de leur hebdomadaire contestataire une sorte de synthèse des deux événements, dans la formule ramassée désormais immortelle : «  BAL TRAGIQUE A COLOMBEY : UN MORT ».

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1979

Le dernier numéro de la revue Hara-Kiri Hebdo est donc sorti le 16 novembre 1970. L’équipe, pour remplacer aussitôt le titre défunt, se tourna vers le cousin – exclusivement consacré à la bande dessinée – Charlie (mensuel), lui accola le suffixe « hebdo », et le tour fut joué : l’aventure pouvait se poursuivre. On ne changeait rien.

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1980 : COLUCHE CANDIDAT A LA PRESIDENTIELLE DE 1981

L’équipe a pété des flammes pendant une vingtaine d’années. La plupart des membres en sont connus : CAVANNA le rital, REISER, mort trop tôt, GÉBÉ (GEORGES BLONDEAUX), CABU, WOLINSKI, DELFEIL DE TON, WILLEM et, last but not least, GEORGES BERNIER, alias Professeur CHORON. Il y avait aussi un certain PIERRE FOURNIER, qui mérite de rester dans les manuels d’histoire comme fondateur d’une revue fondatrice, j’ai nommé La Gueule ouverte.

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N°416 1978 WOLINSKI

Tous les « écologistes » actuels doivent, qu’ils le sachent ou non, quelque chose, d’une part, à RENÉ DUMONT, et d’autre part à PIERRE FOURNIER. Je salue la mémoire de cet homme, mort brutalement (si je me souviens bien), qui fut un élément moteur dans les débuts de l’écologie (que j’appellerai « combative » plutôt que « militante », une écologie de conviction, et pas encore de parts de marché électoral). Passons.

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N°248 1975 WOLINSKI

Moi, si on me demandait de résumer l’esprit Hara Kiri, je dirais « déconnade et provocation », d’un côté, et de l’autre « imagination et liberté ». J'ajouterais : « transgression», parce qu'à cette époque, le mot avait encore une signification.

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N°335 1977 REISER

L’éteignoir qui s’est abattu depuis deux décennies sur l’expression libre a creusé une sorte de « Fosse des Mariannes » entre les extensions policières (extérieures et intérieures) de notre présent et les effervescences de l’époque Hara Kiri.

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N°242 1975 GÉBÉ

Tout le « mauvais goût », c’est-à-dire tout ce qui a quelque chance de heurter la sensibilité bourgeoise, assimilée au conformisme le plus sourcilleux, constitue la pâture privilégiée de l’équipe Hara Kiri. Je passe sur le cynisme de CHORON, qui a profité de la naïveté des autres en ce qui concerne les affaires pour s’approprier la marque.

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N°303 1976 REISER (EN 2012, IL N'Y A RIEN A CHANGER)

Mais DELFEIL DE TON a raconté quelque part par quels détours malpropres CHORON, dans les débuts, se procurait l’argent nécessaire auprès d’une vieille et riche rombière, séances dont il avait la lucidité de revenir dégoûté. En matière de mauvais goût, CHORON était un connaisseur, un praticien, un expert. J’imagine que c’est à lui qu’on doit les pires « visuels » publiés dans la revue.

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N°266 1975

Le mauvais goût a, par bonheur, été rayé par la « Raison morale » de toutes les tablettes de toutes les publications illustrées offertes à l’appétit des chalands friands, obligés de se rabattre sur les « créneaux spécialisés » et autres ghettos, souvent payants, voire clandestins. Sans doute de façon à retrouver les joies de la transgression, j’imagine.

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N°366 "COMMENTAIRE", SI L'ON VEUT, DE LA VISITE DE SADATE A BEGIN EN 1977

C’est le tableau d’une époque qui fut. Et qui n’est plus. Qu’on se le dise, l’heure est à l’égalité de TOUS devant TOUT. RENÉ GIRARD, dans son analyse de La Violence et le sacré, fait de l'indifférenciation généralisée une étape préalable à la généralisation de la violence. S'il a raison, ça promet ! 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 18 novembre 2012

BD ET LIBERTE D'EXPRESSION

Pensée du jour :

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"SILHOUETTE" N°36

 

« L'oiseau a quelque chose d'étrange. Il fait des choses extraordinaires : l'urubu nettoie les poubelles, l'agami surveille les poulets,le gypaète est barbu, l'albatros pond des oeufs dont le petit bout est aussi gros que l'autre (et l'autre aussi petit que le premier), la huppe pupule, le milan huite et le rhinocéros barète (encore n'est-ce pas un véritable oiseau) ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

 

Quand la BD devint « pour adultes » et mensuelle, j’ai encore suivi le mouvement. Ce furent Charlie (mensuel), Métal hurlant, Circus, A suivre, Pilote (mensuel), Fluide glacial (qui paraît toujours, mais bon, je me suis fatigué). HKH94 1970.jpgEt tout ça depuis le n° 1 jusqu’au dernier (enfin, pas toujours). Ça me fait encore des piles presque jusqu’au plafond, rien qu’avec ce que j’ai gardé, pour vous dire. Il va de soi que j’ai suivi Hara Kiri hebdo jusqu’à l'ultra-célèbre et immortel « Bal tragique à Colombey : 1 mort » (16 novembre 1970), et Charlie hebdo qui lui a immédiatement emboîté le pas, après l'interdiction pour crime de lèse-DE GAULLE.

 

 

Je garde une tendresse pour des revues plus éphémères de cette époque, parce qu’elles faisaient souffler un vent de liberté devenu totalement inimaginable aujourd’hui. Personne, à part le ministre de l’Intérieur, n’aurait alors eu l’idée de faire à sa place la police des moeurs ou  la police de la pensée : aujourd’hui, les flics de toute obédience (sous couvert d’ "associations" religieuses, sexuelles, raciales…) font régner leur intolérance. Attention, c’est parti pour une petite parenthèse !

 

 

Dans les médias (je veux dire tout ce qui est de l’imprimé, du son ou de l’image fixe ou animée), c’est le CURÉ qui a pris le pouvoir et revêtu l’uniforme du FLIC augmenté du Père Fouettard : le CURÉ RELIGIEUX (TOUS les prêtres, imams, rabbins), le CURÉ RACIAL (TOUTES les associations antiracistes), le CURÉ SEXUEL (TOUS les hétérophobes dénonciateurs de « phobies » qu’ils fabriquent pour les besoins de leur « cause », je ne vois pas pourquoi je n’en inventerais pas à mon tour). Quel nouveau PHILIPPE MURAY inventera un anticléricalisme à la hauteur de cette agression de tous les azimuts et de tous les instants ?

 

 

Ce n’est plus « Big Brother is watching you » (1984), c’est l’œil omniprésent du « curé punisseur » qui, telle une caméra de surveillance universelle, vous guette à tous les coins de rue pour vous envoyer en correctionnelle si vous avez la mauvaise idée de lever le doigt pour dire ce qui vous semble être de bon sens, par exemple au sujet du mariage et de l’adoption homosexuels.

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LA PROPAGANDE DES ANTI-LIBERTÉ A LE VENT EN POUPE :

J'APPELLE ÇA CRIMINALISER LA VIE SOCIALE

(Le Monde, dimanche 18 - lundi 19 novembre 2012)

Une intolérance qui se couvre du manteau de la « tolérance » et du « respect » (GEORGE ORWELL appelait ça la novlangue : « L’esclavage, c’est la liberté »), pourvu qu’ils en soient les seuls bénéficiaires. Une intolérance qui se couvre par ailleurs (mais ça va avec) de l'indispensable tunique de la VICTIME. Et le crime qui crée la victime, aujourd’hui, s’apparente presque toujours à la « discrimination », et concerne le plus souvent les gens à couleur de peau exogène, ou à sexualité marginale, ou encore à religion importée. La race, le sexe, la bondieuserie. Le tiercé gagnant.

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COMMENT CROYEZ-VOUS QUE LES "ASSOCIATIONS" (LGBT OU RELIGIEUSES)ACCUEILLERAIENT CETTE COUVERTURE AUJOURD'HUI ?

(décembre 1977) 

Je vais te dire : fais un beau mélange de tout ça, et tu as le magnifique couvercle d’un magnifique ORDRE MORAL qui s’abat sur toi pour te cuire à l’étouffée. Même Charlie-Hebdo (attention, celui ressuscité par PHILIPPE VAL en 1992, qui n’a pas grand-chose à voir avec le premier, né en 1970), fait un pet de travers tous les 36 du mois par peur des bombes et des procès, et quand il le fait, la merde n’est jamais bien loin, prête à exploser. C'est bien le signe que des forces de l'ordre (racial, sexuel, religieux) convergent et se coalisent contre l'expression libre, non ? De quel côté est-elle, l'intolérance ?

 

 

Ce « meilleur des mondes », PHILIPPE MURAY l’appelait l’ « envie de pénal ». Moi qui n’ai pas la classe du grand PHILIPPE MURAY, je me contente de l’appeler « curé punisseur ». C’est le même uniforme gris. Mais même les nobles imprécations de PHILIPPE MURAY n’ont pas suffi à empêcher le flot malodorant des hordes de gendarmes « antiracistes », « antisexistes », « antihomophobiques », « anti-islamophobiques » de tout submerger.

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UNE REVUE PUBLIEE PAR DES FEMMES FEMINISTES (septembre 1978, dessin LIZ BIJL)

COMBIEN DE BOUCLIERS LEVÉS ET DE PROCES, SI C'ETAIT AUJOURDHUI ????

Je reviens à mes revues de BD plus éphémères. Pour dire ce qu'était la liberté d'expression à l'époque, je montre quelques couvertures. Parmi les comètes, je citerai Ah ! Nana ! : 9 numéros, avec la géniale NICOLE CLAVELOUX (ah ! son extraordinaire Alice au pays des merveilles) et l’austère CHANTAL MONTELLIER, un féminisme pas encore coincé dans un intégrisme « genriste » à la JUDITH BUTLER. Je citerai Surprise (5 numéros), publié par le dessinateur actuel de Libé, WILLEM, avec une curieuse BD, Ici, on ne nous voit pas.

REVUE MORMOIL BARDOT.png 

Je citerai Mormoil, avec la couverture magnifique du n°3 et sa superbe BRIGITTE BARDOT en prototype, archétype et modèle de l’idiote, croquée par MORCHOISNE, en train de dire : « Mords-moi le quoi ? ». Je citerai Tousse-Bourin, qui a révélé CABANES, Le Canard sauvage, avec DESCLOZEAUX, qui loue aujourd’hui ses services aux chroniques gastronomiques du Monde.

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VOUS AVEZ NOTÉ : HONORABLE REVUE DE BANDES DESSINEES EXOTIQUES

Je citerai Piranha, Le Cri qui tue, la revue d’ATOSS TAKEMOTO, qui me permet d’affirmer que j’ai été parmi les premiers lecteurs de mangas publiés en France, longtemps avant que ça s’appelle « manga ». Je citerai enfin Virus, et une pléiade d’autres (Carton, Microbe, Aïe, Le Crobard, on n’en finirait pas, et je ne parle que de ce que j’ai connu), encore plus éphémères.

 

 

Ce n’était pas le « bon temps », c’est sûr, et je n’ai pas de nostalgie. J’observe juste une drôle d’inversion des rôles entre le politique et le sociétal : ce qui était politique était tabou aux yeux du pouvoir et toute incartade réprimée, alors que ce qu’on n’appelait pas encore le « sociétal » (autrement dit « les mœurs ») était laissé totalement libre (enfin, quand je dis "totalement", il s'en faut de beaucoup ...).

 

 

Aujourd’hui, c’est l’inverse : des hommes politiques et de l’ordre social, vous pouvez dire absolument tout ce que vous voulez, et même n’importe quoi, ça fait comme la pluie sur les plumes du canard (il n’y a plus de politique, il n’y a plus que de la « com », et les « susceptibilités » se sont muées en édredons et matelas pour abriter l'amour-propre devenu invulnérable, parce qu'inexistant, pour cause d'absence radicale de convictions).

 

 

Au sujet du « sociétal » (qu’on a cessé d’appeler les « mœurs »), en revanche, l’armée des CURÉS PUNISSEURS (religieux et sexuels et raciaux) se charge de vous fermer la gueule (regardez : même Libé se fait attaquer pour son titre sur BERNARD ARNAULT : « Casse-toi, riche con ! ». Pour une fois qu'ils étaient drôles !).

 

 

 

Moi, j'admire le peuple norvégien pour son attitude exemplaire après les atroces meurtres d'ANDERS BERING BREIVIK, et je vomis les loups qui ont déchiré en effigie RICHARD MILLET après la parution de son brûlot - ANNIE ERNAUX, JEAN-MARIE-GUSTAVE LE CLEZIO et TAHAR BEN JELLOUN venant tout à fait en tête -, ils méritent de retourner se réduire en la bouillie moralisatrice et policière d'où ils n'auraient jamais dû sortir pour empuantir l'air des hommes libres !!!

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 17 novembre 2012

BANDE DESSINEE : L'ÂGE D'OR ?

Pensée du jour :

GRILLE 6.jpg

"GRILLE" N°6

 

« Le bonheur date de la plus haute antiquité. (Il est quand même tout neuf, car il a peu servi) ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

L’un de mes plus beaux souvenirs de bande dessinée n’est pas une image, c’est une phrase : « Ta médiocre beauté ne m’a déjà que trop gâché l’aube naissante ». Ça c’est du texte. CUVELIER 12.jpgEt du littéraire, s’il vous plaît. Pour l’éventuelle élite des amateurs authentiques, je le déclare : la phrase est tirée d’Epoxy, une Bande Dessinée de PAUL CUVELIER, où l’auteur s’en donne à cœur joie avec la mythologie grecque. Mais il s’en donne aussi à cœur joie avec le corps féminin, pour lequel il ne cache pas un penchant irrésistible qui mérite notre sympathie (purement esthétique, s’entend !).CUVELIER P.jpg

 

 

C’est Aphrodite en personne qui s’adresse à l’héroïne de PAUL CUVELIER, dans ce livre où l’action semble se dérouler sous les tropiques, vu la façon dont toutes les femmes sont habillées. Enfin, quand je dis « habillées », c’est une façon de parler. En réalité, c’est une belle œuvre qui offre au dessinateur le prétexte de déclarer son amour aux formes féminines, qu’il représentait, avec une tendresse visible, dans une sorte d’infini de variantes posturales, sans jamais donner prise à la plus légère once de vulgarité.

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EPOXY CHEZ LES AMAZONES, C'EST VIOLENT, MAIS PAS TOUT LE TEMPS 

 

Sans aller jusqu'aux coquineries d'un DANY, qui s'est fait une spécialité du dessin d'humour érotique, je citerai, dans le même genre d'amoureux du corps féminin, le dessinateur TAFFIN, en particulier un fascicule intitulé Fume...c'est du Taffin (Kesselring, 1976). Tout n'est pas très bon, c'est vrai, ça sent son côté gentillet des années 1970, flower power, peace and love (que GOTLIB, me semble-t-il, écrivait d'ailleurs "pisse and love", accompagné de "phoque and chite" dans un des premiers numéros de L'Echo des savanes).

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J'en retire cependant deux images : l'une est un dessin (ci-dessus), l'autre est une photo (ci-dessous). Le dessin semble caresser les contours du personnage. Quant à la photo, elle représente CAROLE LAURE (photographiée par DUSAN MAKAVEJEF) en train de prendre un délicieux bain de chocolat.

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Tout ça pour dire que j’ai été fan de Bande Dessinée. Cela m’a passé, mais pendant longtemps, je me suis shooté à l’hebdomadaire (Spirou, Tintin, plus tard Pilote, au temps de leur splendeur), et à l’album (quand il n’en paraissait pas plus de 150 par an, cela restait dans mes moyens). Tout ce qui sortait, ou à peu près. J’étais « accro », il me fallait ma piquouse sous peine de manque. Maintenant, il en paraît 1500 chaque année, comment voulez-vous ?

 

 

C’était quand la bande dessinée appartenait à la catégorie des « loisirs populaires » (expression à prononcer avec une nuance de mépris, si l’on veut être « à la page »). Le cas ressemble un peu à celui de l’opérette. Car il fut un temps où l’Opéra de Lyon était encore indemne du virus du snobisme culturel et de l’exaltation lyrique de « faire moderne ». 

 

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C’était avant que des « experts » et « spécialistes » de BD autoproclamés de tout poil ne posent leur patte sur ce qui était à leurs yeux un « marché prometteur » et un « créneau porteur » pour donner un petit air « moderne » à tout ça et « faire sortir la BD du ghetto enfantin ». C'était avant que la BD passe du plaisir du « loisir populaire » à la consommation du « loisir de masse ». Passage qu'on peut situer autour de 1980.

 

BDM 1983.jpgPour vous dire, c’était avant que, une fois que le « marché » eut tenu ses promesses, messieurs BERA, DENNI et MELLOT n’entreprennent (c’était en 1979) d’inventorier non seulement tout ce qui paraissait de BD année après année, mais aussi tout ce qui avait paru depuis les origines (1805, d’après eux, avec le Robinson Crusoëd’un certain DUMOULIN, mais je conteste – voir ma note d’hier).BDM 2009.jpg

 

Dans le milieu, tout le monde connaît désormais l’incontournable et indispensable BDM –  véritable bible baptisée « argus officiel » – qui paraît revu et corrigé tous les deux ans, et qui vous donne la « cote » d’absolument tout ce qui a été publié depuis 1805, c’est vous dire le sérieux de cette entreprise florissante.

 

 

Vous apprenez ainsi que si vous avez l’originale du Guêpier de DANIEL CEPPI (1977, Editions Sans Frontières), votre capital est de 30€. Mais il faut savoir que l'album a connu un curieux pic dans les années 1980, puisqu’il est bizarrement monté, pendant un temps, à 600 francs, avant non pas de s’abouser, mais de redevenir normal (voilà que je parle comme un vulgaire HOLLANDE, moi, il va falloir surveiller ça). C’est un exemple parmi des milliers d’autres.

 

 

Moi je m’en fiche, de toute façon : je ne suis pas collectionneur. Ainsi, pour vous dire combien je suis bête, j’avais acheté 150 francs, à la librairie Expérience, une petite échoppe de la rue du Petit David, tenue par ADRIENNE (l'adorable ADRIENNE KRIKORIAN), une édition en sérigraphie de Capitaine Cormorant, de l’immense HUGO PRATT, numérotée et tout, magnifiquement et grassement encrée. Dans le BDM ? Il cote 850€ ! 

PRATT CORMORANT.jpg 

Moi, je l’ai revendu (je ne vous dirai pas combien) pour acheter d’autres nouveautés. Pareil pour les deux Corto Maltese de chez Publicness (respectivement 3000 et 500€). J’étais trop curieux des nouveautés pour collectionner. Plutôt cigale que fourmi, si vous voyez. Le plaisir de découvrir plutôt que le souci de posséder pour accumuler.

 

 

Par-dessus le marché, pour être un bon collectionneur, il faut savoir ce qu’on veut, faire un choix, car il n’y a pas de cumul des mandats possible (vous voyez ce que je veux dire ?), et c’est un métier à plein temps (un « full time job », comme refusent de dire les hommes politiques français, si soucieux de rester pas trop nombreux pour se partager profitablement le gâteau des responsabilités).

 

 

Ce n’est donc jamais le « marché » qui m’a guidé. C’est pour dire combien je suis un être désintéressé. Pas un pur esprit, mais pour ainsi dire, quoi !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 16 novembre 2012

UNE BANDADE DESSINEE ?

Pensée du jour :

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"STRATIGRAPHIE" N°2

 

(16 août 1914) « Une carte du théâtre de la guerre que j'ai sous les yeux ne fait aucune mention de Vaucouleurs et de Domrémy, entre Bar-le-Duc et Nancy. Il eût été à propos et combien patriotique ! de marquer ces deux localités ».

 

LEON BLOY

 

 

TEMPLE 4.jpgBon, avec le capitaine Haddock (voir hier) en bonhomme boule de neige qui débaroule une pente, images qu’on trouve dans Le Temple du soleil (à la page 33, soyons précis), on a compris qu’HERGÉ a « puisé » (pour être gentil) l’idée dans Les Malices de Plick et Plock,PLICK 4.jpg de l’ancêtre CHRISTOPHE qui, sous son vrai nom de GEORGES COLOMB, enseigna sérieusement les sciences naturelles à Paris, après de brillantes études (Normale Sup). C'était au début du vingtième siècle.

 

 

Sous son pseudonyme - CHRISTOPHE -, il écrivit et dessina – moins sérieusement, mais d’un certain côté beaucoup plus sérieusement, puisqu’on en parle encore – quatre chefs d’œuvre de ce qu’on appelait encore « histoires dessinées », j’ai nommé L’Idée fixe du savant Cosinus, La Famille Fenouillard, Les Facéties du sapeur Camember, auxquels s’ajoute le volume déjà cité. Il importe de connaître tout ça par coeur, comme on pense !

COSINUS 2.jpg 

Cosinus était le sobriquet dont quelques malveillants affublèrent le brave Zéphyrin Brioché lorsque, après une enfance batailleuse et fouettée, il devint brillant professeur à l’Ecole des tabacs et télégraphes (aussi vrai que je le dis !!!), une fois sorti de Polytechnique. Sa caractéristique ? En un mot, plus distrait, tu meurs. Cosinus est le parangon du DISTRAIT absolu.

COSINUS 3.jpg 

Mais les gens sont méchants : en fait, disons plutôt que, quand il était absorbé, plus rien d’autre au monde n’existait, comme le montrent les première et dernière vignettes du petit récit ici rapporté. Mais il me vient l’idée que Cosinus mérite une note entière à lui tout seul, de même que Fenouillard. Quant à Camember, je l’ai naguère évoqué ici même (cf. « N’oubliez pas La Bougie du sapeur », 29 février 2012). Ce n'est donc que partie remise.

COSINUS 4.jpg 

Avec ses « histoires dessinées », CHRISTOPHE est resté fidèle au legs du Suisse RODOLPHE TÖPFFER, qui demeure l’inventeur de la forme, avec Histoire de monsieur Jabot ou Les Amours de monsieur Vieux Bois TÖPFFER VIEUX BOIS 1.jpg(et quelques autres), autour des années 1830. On a déniché depuis un Robinson Crusoë d’un certain DUMOULIN, publié en 1805, et que certains n’hésitent pas à qualifier de « première bande dessinée de l’histoire ». 

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LE DEFI EST EVIDEMMENT D'APPRENDRE PAR COEUR LE MOT EN ITALIQUES

(je vous le récite quand vous voulez)

Ces 150 gravures formant une « suite narrative », sorties d’on ne sait quelles oubliettes, ne sauraient faire illusion. A ce compte-là, autant qualifier d’ancêtre au carré JEAN-CHARLES PELLERIN, fondateur en 1796 de la société qui portait son nom, et qui est resté dans l’histoire comme l’inventeur des très célèbres « images d’Epinal ». Le temps de la grotte CHAUVET, avec ses bisons et autres lions rupestres, qu’il faudrait considérer  comme les Adam et Eve de toute bande dessinée, n’est pas loin. Mais Néandertal (enfin, à la rigueur, Sapiens Sapiens) auteur de BD, pourquoi pas, après tout ?

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PLANCHE SORTIE DES ATELIERS PELLERIN

(dites-moi si ce n'est pas de la bande dessinée, si vous osez!)

On a donc compris que tout emprunt n’est pas qualifiable de plagiat : l’histoire de la musique est pleine d’emprunts, dont un nombre infime méritent qu’on inflige la flétrissure du plagiaire à ce que son infirmité créatrice a eu l’audace de présenter comme nouveau et personnel. Tous les musiciens, tous les peintres, tous les poètes ont rendu hommage à tel ou tel de leurs devanciers.

 

 

La morale de l’histoire ? Dis-moi qui t’a plagié, et je te dirai si tu es un génie. Moi, si un jour MICHEL-ANGE me plagie, je vous assure que je ne dirai rien ! Et ceci n’a rien à voir avec le pur et simple vol d’idées, auquel ont pu se livrer impunément je ne sais quels "BHV" et autres hommes d’affaires, qui ont fait l’erreur de se prendre pour des penseurs, voire des hommes d’action.

 

 

Personnellement, je serais la personne en question, je traînerais en diffamation celui qui a osé me traiter de Bazar de l'Hôtel de Ville. Il y a jurisprudence : le type, sur son quai de gare, quelque part dans le sud, qui a crié face aux CRS : « SARKOZY, je te vois », il en avait quelque part, mais surtout, la correctionnelle l'a purement et simplement relaxé. SARKOZY n'étant (hélas) pas considéré comme une insulte. Reste que je n'aimerais pas du tout être traité de "HOLLANDE".

 

 

On a aussi compris que la Bande Dessinée constitue l’une des bases sur lesquelles se sont édifiés le bric et le broc (pour ne pas dire La Rubrique-à-Brac, merci GOTLIB) de la construction qui me sert de bicoque baroque, intellectuelle et culturelle.

 

 

 

Quelqu’un qui ne connaîtrait rien des "Histoires de l’Oncle Paul" serait dans l’incapacité de comprendre la valeur nutritive de simples « histoires dessinées », quand elles n’ont pas l’invraisemblable prétention d’inventer je ne sais quelle « littérature » innovante, quand elles ne consistent pas à enfermer le lecteur dans d'interminables fantasmes vaguement spatiaux, carrément fantastiques et bourrés d'armes terrifiantes, de véhicules miraculeux, de créatures improbables et de véritables bombes sexuelles en série tenant lieu de personnages féminins.

 

 

 

Je vous parle d'un temps où les raconteurs d' « histoires dessinées » se contentaient de raconter le mieux possible de bonnes « histoires dessinées ». Je vous parle d'un temps où la bande dessinée ne se poussait pas du col et ne se voulait pas plus que, finalement, elle est : une littérature de divertissement à l'usage des plus jeunes. Je vous parle d'un temps où la Bande Dessinée ne cherchait pas à BD plus haut que son QI.

 

 

 

Le triomphe de la BD comme « genre littéraire » a des parfums d'infantilisation rampante des esprits. Je range dans le même « genre » la promotion des jeux vidéo, dans le journal Libération, au rang de rubrique à part entière. Et d'une façon plus générale, je me dis que l'imprégnation des esprits par l'omniprésence obsessionnelle de l'image n'est pas étrangère à la régression de l'état d'adulte à des stades antérieurs. Et c'est un ancien bédéphile averti qui le dit !

 

 

 

Les guetteurs et les prédateurs de « parts de marché » sont devenus légion. Ils ne reculent devant rien pour promouvoir la "valeur culturelle ajoutée" et le caractère définitivement irremplaçable d'une "intellectualité" allant jusqu'à l'artisterie de "salon" (de la BD, cela va sans dire, où les gogos spéculateurs sont priés de faire la queue pour avoir leur petit dessin d'auteur en page de garde). 

 

 

L'imaginaire contemporain est décidément aussi régressif et insatiable que blasé.

 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 15 novembre 2012

PLICK ET PLOCK CHEZ TINTIN

 

On ne discute plus d’HERGÉ, de nos jours. Le monde entier connaît les aventures de Tintin, reporter au Petit Vingtième. Tout le monde le sait, Tintin et Milou sont des totems adulés dans les villages du Congo, des justiciers détestés dans les gangs de Chicago, d’indéfectibles amis de Tchang dans les solitudes altières du Tibet. Comme on a dit : « Verdun, on ne passe pas ! », on peut dire : « Tintin, on ne touche pas ! ». Et ce n’est pas moi qui vais commencer à débiner la marchandise. 

 

Il y a un culte de Tintin qui, ne le nions pas, s’est répandu à travers le monde. On peut ajouter que certains commerçants avisés ont su mettre à profit la mode des « produits dérivés » pour améliorer l’état de leur compte en banque. A cet égard, je pense qu’on pourrait dire à bon droit que Tintin est le premier « blockbuster » de l’histoire, puisque les premières fusées XFLR-6 vendues dans le commerce (vous savez, le damier rouge et blanc, ça, c’était de la « com ») doivent remonter aux années 1950. Enfin, je n’en sais rien. 

 

Je ne suis certes pas « tintinolâtre », mais je peux me dire à bon droit « tintinophile », ayant, dans le temps, lutté victorieusement contre des individus qui croyaient pouvoir m’en remontrer dans la connaissance des détails. Mais ces temps épiques appartiennent au passé, et j’avoue que le goût du bachotage tintinesque, alors pratiqué en vue de briller auprès de quatre ou cinq obscurs quidams, ne fait plus, depuis longtemps, partie de mes priorités. Je vois désormais les choses avec un certain recul philosophique, et les viscères durablement pacifiées.

 

Cela rend d’autant plus intéressantes certaines « trouvailles » opérées au gré du hasard de lectures diverses. C’est ainsi que, ayant rouvert le volume des Malices de Plick et Plock, de CHRISTOPHE, je suis tombé sur des images qui m’ont ramené aussitôt à HERGÉ. Le volume est beaucoup moins connu que Le Sapeur Camember ou Le Savant Cosinus.

 

Sauf que Plick et Plock, ça a été publié entre 1893 et 1904. Longtemps avant Le Temple du soleil (1949), 13ème épisode de la saga (si l’on fait abstraction de l’assez mauvais épisode soviétique, soi-disant le premier, mais pour moi, ça vaut autant que la 1ère dent de lait tombée de la gencive de la 1èresouris, même si ça n'empêche pas l'édition princeps d'être cotée 35.000 euros, ils sont fous ces Romains).

 

Alors bon, quelque adepte contemporain de l’Eglise de l’Ou.Li.Po. (« Ouvroir de Littérature Potentielle ») plaidera je ne sais quel « plagiat par anticipation » (ils auraient tout aussi bien pu dire « précurseur postérieur » pour désigner le plagiaire), et dira que c’est GEORGES COLOMB (alias CHRISTOPHE) le coupable, et qu’il a piqué l’idée à HERGÉ (né en 1907) en reniflant sa boule de cristal.

 

Je vous explique. Dans Le Temple du soleil, Tintin, Milou, Haddock et Zorrino gagnent le dit temple en traversant les Andes. Sur tout leur parcours, de méchants Indiens tentent de les empêcher d’arriver. Parvenus aux neiges éternelles, ils subissent une avalanche déclenchée par l’éternuement d’Haddock. Pour le ressusciter, Tintin ouvre la bouteille de whisky, qu’Haddock, aussitôt réveillé, avale cul-sec.

Et c’est en poursuivant les lamas (rappelez-vous : « Quand lama fâché, senor, lui toujours faire ainsi. ») qu’il tombe (littéralement) sur les méchants, en se transformant en énorme boule de neige, qui les précipite du haut d’une falaise, alors que sa boule à lui se fracasse sur un rocher. Il l’a échappée belle.

Or on trouve, dans Plick et Plock, la même idée, pas au millimètre près, mais pas loin. Là, c’est Plick qui joue le rôle de la boule de neige, et c’est un « arbre providentiel » qui joue le rôle du rocher, Plock se contentant de jouer le rôle du whisky, puisque c’est lui qui pousse Plick dans la pente neigeuse. Même accident, même pied qui dépasse. Il n’y a pas à s’y tromper : HERGÉ a lu CHRISTOPHE. Mieux : il s’en est souvenu.  

That’s all, folks ! Juste le temps d’ajouter qu’ANDRÉ FRANQUIN s’est lui aussi souvenu de CHRISTOPHE dans une histoire de son Gaston Lagaffe. Gaston, qui a inventé un moyen révolutionnaire de se débarrasser du sapin de Noël sans semer des aiguilles partout (grâce à je ne sais plus quelle colle miraculeuse), se retrouve entièrement couvert des dites aiguilles. Et que c’est au hasard d’une corde pincée de son inénarrable gaffophone qu’il s’en trouve en un instant nettoyé (« Pff ! Gaston s’en sort toujours », lance-t-il à Fantasio ou Lebrac, je ne sais plus).

 

 

Eh bien on trouve un peu la même idée dans Plick et Plock : nos deux gnomes qui n'arrêtent pas de faire des bêtises sont aux prises avec l'électricité statique. L'un reste collé au mur, l'autre se voit recouvert des poils d'un caniche qui vient d'être tondu. Mlles Zig et Zag (souvenir des Voyages en zig-zag du grand RODOLPHE TÖPFFER ?) ne sont pas tombées de la dernière pluie, et d'un bout d'aiguille débarrassent illico les deux garnements. 

 

Longue vie à Tintin (bien qu’il manque carrément d'humour), longue vie à Gaston (parce qu’il est le bienheureux désordre dans une machine trop bien huilée). 

 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 10 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ? (fin)

Pensée du jour :

 

« Cette chronique ne cesse de se préoccuper de l'homme, de le poursuivre, de le piéger, de le traquer à travers l'apparence, de chercher à tracer son portrait éternel. Tout au moins son ombre chinoise ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : le style écrit de JACQUES LACAN, c’est bien connu, est une sorte d’Everest pour un lecteur ordinaire. C’était tout à fait concerté et volontaire de sa part. C’en était au point que même ses collègues psychanalystes le trouvaient illisible, et qu’il a dû, dans certaines circonstances que ROUDINESCO expose, faire un (petit) effort de lisibilité. 

 

L’autre aspect négatif de LACAN que je retiens du livre de ROUDINESCO, c’est le caractère très moyennement sympathique du personnage. L’une des principales raisons est l’obsession de l’argent. L’auteur écrit : « A sa mort, à la différence de Balthazar Claës [drôle de renvoi au personnage de La Recherche de l’absolu (BALZAC), mais la 8ème partie du livre porte précisément ce titre], Lacan était donc richissime : en or, en patrimoine, en argent liquide, en collections de livres, d’objets d’art et de tableaux » (p.514). Richissime ! 

 

Je me rappelle avoir lu dans le temps (dans la revue Actuel, 2ème mouture) un article insolent sur maître LACAN, illustré entre autres d’un dessin le représentant brassant plein de billets de banque dans un grand tiroir ouvert. Il y avait donc du vrai. 

 

Une de ses filles est d’ailleurs, si je me souviens bien, devenue conseil en immobilier, pendant qu’un fils opérait dans la finance. Sa fille préférée, JUDITH, à la suite de je ne sais plus quel micmac, n’a porté son nom que deux ans, intervalle entre la démarche administrative pour avaliser la filiation et son mariage avec le redoutable JACQUES-ALAIN MILLER, dont elle a adopté le patronyme. 

 

Cette richesse énorme, il la devait à son incomparable maîtrise dans la discipline psychanalytique et à l’incontestable (voire incroyable) succès rencontré par son enseignement auprès de différentes générations d’analystes. Les gens (y compris des célébrités parisiennes) se bousculaient à son séminaire. 

 

Mais cette richesse, il la devait aussi à l’une des raisons qui l’ont coupé des autorités de la profession : la durée de la séance. L’IPA (l’association internationale) tenait à des séances uniformément étendues sur trois quarts d’heure. LACAN inventa la « durée variable », autrement dit les séances réduites à quelques minutes à la fin, voire interrompues au bout de quelques instants.

 

On se pose forcément la question de l'escroquerie (ce n'est pas la même chose de recevoir 15 patients et d'en recevoir 60 ou 80 dans la journée ; on pense aux "gagneuses" de Barbès qui épongeaient  autrefois le micheton à la chaîne et à 100 balles). 

 

Une autre raison est à chercher du côté de la certitude absolue qu’il a de son propre génie, et de la confiance infinie qu’il a en lui-même. Plongé dans sa recherche, plus rien d’autre n’existe que celle-ci. On peut se dire que BALZAC ou CÉLINE non plus ne doutaient de rien. 

 

Mais cela peut rendre les relations délicates : LACAN n’hésite pas à réveiller ANDRÉ WEISS en pleine nuit pour le supplier de lui donner la solution de l’énigme que celui-ci lui a posée pendant la soirée (les « trois prisonniers », intéressant, mais je ne vais pas vous embêter avec ça, parce qu’il faudrait encore développer). C’est sûr que cela comporte un aspect fascinant. 

 

Qu’est-ce que je retiens d’autre, de la lecture d’un ouvrage consacré à un homme qui a, en son temps, défrayé la chronique ? J’ai connu un homme (que je suis très heureux d’avoir perdu de vue) qui a croisé LACAN. C’était à l’hôtel Pigonnet (catégorie *****, oui, 5 étoiles), à Aix-en-Provence. 

 

Je n’ai pas retenu toutes les circonstances, mais au moment où il était assis dans le salon de réception, il a vu un monsieur descendre l’escalier, se diriger vers l’Accueil pour je ne sais plus quoi. C’était JACQUES LACAN, et d'une, et il était à poil, et de deux. Ma foi, pourquoi pas ? Quand on est riche et célèbre, on peut se permettre l’excentricité, au motif que le riche est plus libre que le pauvre. 

 

Je retiens encore le fait que, si une foule de gens reconnaissent que LACAN a renouvelé en profondeur la lecture de l’œuvre de SIGMUND FREUD, c’est en bonne partie parce qu’il a énormément travaillé les philosophes (et avec eux) de son temps : HUSSERL, JASPERS, KOYRÉ, KOJÈVE, HEIDEGGER, et d’autres plus anciens, dont HEGEL. 

 

Ce sont ses lectures et échanges philosophiques qui ont nourri ce renouvellement. ROUDINESCO pointe d’ailleurs les trois sources de l’inspiration lacanienne : médicale (c’est un médecin), intellectuelle et artistique (copain de DALI et d’ANDRÉ MASSON, passés par le surréalisme). A cet égard, la biographie de LACAN par ROUDINESCO (je dis ça, moi qui n’ai guère de points communs avec la psychanalyse) est un excellent travail de reconstitution d’une démarche et d’une trajectoire, tant pour la vie que pour l’œuvre du personnage. 

 

J’ajouterai pour finir que ce n’est pas un livre sans faiblesses. Celle que je considère comme principale est dans la composition elle-même. Plus on descend le cours du temps, plus l’exposé perd en esprit de synthèse, et tombe un peu, disons-le, dans l’anecdotique, pour ne pas dire le « people ». Et plus on se perd dans des détails qui s’étalent indûment. 

 

Si je peux avancer une explication : l’auteur est entré dans le circuit parisien organisé autour de LACAN à une certaine époque. Et ce dont elle-même a été témoin direct (ou presque) prend une ampleur que n’ont pas des sources plus anciennes (écrits et entretiens divers). Le synthétique résulte d’un travail de reconstruction a posteriori, comme « en laboratoire », le dilué venant d’un relatif manque de recul, dû à la présence "in vivo". 

 

Et le moment où la biographie donne l’impression de s’effilocher et de tirer en longueur, je le situe quand l’auteur devient elle-même partie prenante. Qu’elle soit entrée dans le jeu n’a rien d’étonnant : elle est la fille de JENNY AUBRY (née WEISS, puis épouse ROUDINESCO, puis ...). Le monde est petit, comme on l’a vu avec DIDIER ANZIEU, le fils de MARGUERITE PANTAINE, qui a, sous le nom d’ « Aimée », servi de marchepied (de paillasson ?) à JACQUES LACAN. 

 

Dernière remarque, inspirée par le dernier chapitre, intitulé « France freudienne : état des lieux ». Impressionnant, franchement. Il y avait la SPP et l’APF (je ne détaille pas, le P est pour "psychanalyse", le F pour Freud), augmentées de l’OPLF et du Collège de psychanalystes. Ce sont des associations professionnelles. Ajoutons l’EFP fondée par LACAN. Je me contente d’énumérer la suite : ECF, AF, CFRP, Cercle freudien, CCAF, EF, FAP, CP, Coût freudien (sic !), GRP, Errata, ELP, Psychanalyse actuelle. 

 

Et moi qui croyais que le pompon de la scission et autres formes de scissiparité était détenu haut la main par les sectes trotskistes ! Quel désappointement ! Je vais être obligé désormais de changer de cible, et sans même avoir à caricaturer : la cible se caricature elle-même !!! Parce que la liste ci-dessus s’allonge dès la page suivante : entre 1985 et 1993, pas moins de « quatorze associations supplémentaires ont vu le jour. Six d’entre elles sont des créations nouvelles, deux sont le résultat de scissions, et six sont des lieux fédératifs » (p. 552). 

 

Vous voulez une image du sac de nœuds ? Une représentation du nœud de vipères ? Du merdier ? De la confusion générale ? De l’imbroglio ? De l’enchevêtrement ? Alors, mieux que les sectes trotskistes, ouvrez la caisse aux psychanalystes, regardez-les grouiller, ... et vous serez servis. 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

vendredi, 09 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ? (2)

Pensée du jour :

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"SILHOUETTE" N°7

 

« L'homme est un étrange animal. Ses activités sont charmantes. Les spécialistes voient en lui une espèce d'insecte sautillant. Il fonde des villes, il dans se jerk, il sonde les mers, il chante en choeur et il boit à la ronde, il se coiffe au caranaval de chapeaux en papier. De temps en temps, il détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles mais plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot, il est libre, égal et fraternel ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : on a compris, j’espère, qu’il y a une recette pour me faire monter la moutarde et pour que je prenne en grippe le coupable, c’est, comme on dit, de « ramener sa science ». Certains disent plus simplement : « Celui-là, il la ramène ». Ipso facto, on a compris que la prose de JACQUES LACAN n’est pas ma tasse de thé. C’est qu’avec le « vulgum pecus » auquel j’appartiens, le « maître »(que ROUDINESCO appelle parfois « Sa Majesté », du moins il me semble) sait faire preuve d’un dédain souverain.

 

 

Mais je crois, après lecture de la biographie d’ELISABETH ROUDINESCO, que LACAN a vite compris que ce dédain était un moyen de se poser en seigneur. En un mot, comme le dit l’auteur, LACAN est avant tout un SEDUCTEUR (de femmes, de disciples, …). Or le séducteur est celui qui a par-dessus tout besoin de s’ériger en objet de désir.

 

 

Il semble avoir adopté la maxime prêtée à CESAR : « Plutôt le premier dans mon village que le second à Rome », et la démarche induite par la logique du « tout seul », pourvu que ce soit « à la tête ». Ce qui l’a conduit à se couper de toutes les organisations et autorités professionnelles, pour fonder sa propre institution. Il est ainsi sûr de rester sans rival. Dans cet ordre d’idées, ajoutons sa hantise du plagiat : se considérant (sans doute à juste titre, bien qu’il ait « emprunté » quelques-unes de ses idées de départ) comme un inventeur, il redoutait d’être dépossédé de ce titre, au cas où des petits malins auraient eu l'idée d'un pillage en règle.

 

 

Toute sa virtuosité passe dans la tactique adoptée pour se faire désirer. Se faire désirer par qui ? LACAN, pour sa part, a réussi à mettre nombre de femmes dans son lit. Il n’est ni le premier, ni le dernier : un homme qui sait s’y prendre en fait autant, ou mieux. Et puis somme toute, ça le regarde, ainsi que les femmes qui ont bien voulu. Mais là où il a été très fort, et peut-être un génie, c’est qu’il a réussi à mettre nombre de disciples dans son séminaire. Et ça, c’est beaucoup plus impressionnant que les conquêtes féminines. Comment devient-on chef d'école ?

 

 

C’est aussi assez drôle, dans le livre, de suivre (de pas trop près) les trajectoires de frôlement, d’entrecroisement  et d’interaction de tous les poissons plus ou moins gros qui évoluent dans le bocal parisien de l’intelligentsia intellectuelle et artistique des années 1930. Sur la paranoïa, par exemple, il est probable que LACAN a reçu une part de ses idées de SALVADOR DALI.

 

 

Ce qui est sûr, c’est qu’il a fréquenté les surréalistes, et qu’il s’est lié d’amitié avec le peintre ANDRÉ MASSON, l’auteur (entre autres) de l’emblème de la revue Acéphale, de GEORGES BATAILLE, un antirationaliste passionné de pulsions et de passions primitives, dont la compagne (SYLVIA BATAILLE) devint celle de JACQUES LACAN.

 

 

Passons rapidement sur une coquille marrante qui figure à la page 271 de mon exemplaire : « … la toute-puissance de l’analyste, placé en position d’interprètre dans la relation transférentielle ». De là à la position dite « du missionnaire », il n’y a qu’un pas, que je me garderai de franchir, pour garder intacte la réputation de sérieux qui est celle de ce blog. Est-ce une facétie ? Un lapsus ?

 

 

Alors finalement, quel portrait de JACQUES LACAN trace l’ouvrage d’ELISABETH ROUDINESCO ? Elle ne fait à coup sûr pas partie des dévots de l’Eglise lacanienne (certains disent la secte), où certains sont tombés dans le culte de l'idole. Mais elle reconnaît tous les apports dont il a enrichi la doctrine freudienne, en n’hésitant pas à s’opposer frontalement à des institutions (on n’imagine pas le continent que ça représente) qui, à ses yeux, avaient tendance à figer, voire à momifier la pensée du fondateur de la psychanalyse.

 

 

Elle essaie de faire le départ entre les lumières et les ombres. Et le résultat est bon. Du côté de ces dernières, je compte évidemment le style, même si des gens très compétents en la matière m’ont affirmé que la pensée de LACAN repose avant tout sur un effort de précision et d’exactitude. Je veux bien.

 

 

Un style au vocabulaire, disons, courant (à part les concepts élaborés par lui), mais à la syntaxe inspirée du MALLARMÉ le plus alambiqué, voire le plus obscur. Pour ceux qui ne connaissent pas, ça donne des phrases qu’il faut relire plusieurs fois pour en discerner la construction grammaticale, les relations entre les parties, en un mot ce que ça peut bien vouloir dire. C’est un choix, évidemment.

 

 

L’obstacle de l’obscurité, devait-il se dire, est une condition de la naissance du désir de comprendre : à l’amateur de faire l’effort d’entrer dans son système de pensée (puisque système il y a, selon ROUDINESCO), pour comprendre le raffinement et la profondeur de l’agencement des concepts mis en place par le « maître ». On se dit qu’il y a du gourou chez cet homme. Eh bien, son obscurité pour initiés, qu'il la garde !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Tant pis, je comptais finir ici, mais ce sera pour demain.