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dimanche, 19 juin 2016

QU'EST-CE QU'UN GRAND ARTISTE ?

11 HOFFMANN DERNIERS CONTES.jpgJean-Sébastien Bach, au moment de mourir, dictait une fugue à trois sujets et à quatre voix. Peut-être pas la dernière pièce de ce monument à la fugue que constitue L’Art de la fugue. Ce qui est sûr, c’est que le compositeur faisait apparaître, à ce moment « suspendu dans l’infini », comme dit je ne sais plus qui,  son propre nom à travers les notes de si bémol-la-do-si bécarre (B-A-C-H). Quelle signature finale ! Quel symbole ! 

Le même Bach disait que tout musicien qui travaillerait autant que lui arriverait à un résultat égal. En effet, ce virtuose du clavier répondait à ceux qui se plaignaient de la difficulté d’un morceau : « Travaillez-le seulement avec diligence et cela marchera très bien : vous avez à chacune de vos deux mains cinq doigts aussi bons que les miens ». 

Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann est mort dans des circonstances tout à fait analogues : en dictant. Le dernier de ses contes, L’Ennemi, tout comme L’Art de la fugue, est resté inachevé. Et comme pour Bach, il est possible de lire dans l’inachèvement même de l’œuvre ultime, un testament à la fois esthétique et moral.

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Le musicien génial et timbré Johannes Kreisler, imaginé et dessiné par Hoffmann (quasiment un autoportrait), qui apparaît dans les deux séries de Kreisleriana (Fantaisies dans la manière de Callot), plus tard ressuscité par Schumann, dans ses huit Kreisleriana opus 16.

L’Ennemi imagine les derniers instants du plus grand peintre allemand de son époque : Albrecht Dürer. L’ennemi en question se nomme Solfaterra, patronyme à la consonance sulfureuse, donc diabolique. Tout Nuremberg acclame l’artiste et s’apprête à lui faire un triomphe. Lui, malade, se sent arrivé au bout de la route. L’angoisse qui l’étreint est sans doute la même qu’éprouve Hoffmann, qui se sait gravement malade. Le vieux peintre, qui vient d’achever une grande Crucifixion accrochée dans la « Salle impériale ». Etendu sur un grabat, voici ce qu’il confesse à son ami Mathias Samasius : 

« L’un et l’autre gardèrent un moment le silence.

         – Quand je me suis réveillé ce matin, poursuivit enfin Dürer, les premiers rayons du soleil levant pénétraient dans ma chambre. Je me frottai les yeux encore pleins de sommeil, j’ouvris la fenêtre et me rafraîchis l’âme dans une fervente prière à la toute-puissance du ciel. Mais ma prière eut beau se faire de plus en plus fervente, mon âme blessée n’en reçut aucune consolation : j’avais même l’impression que la Vierge se détournait de moi avec un regard sévère, sinon irrité. Je réveillai alors ma femme, je lui dis que, le cœur ravagé de soucis, j’allais faire un tour sur les remparts, puis venir ici. Elle n’aurait qu’à me faire porter ici mon habit de cérémonie pour que je le revête ici, et j’entrerais ainsi sans avoir à me faire conduire. Mathias ! quand l’huissier m’a ouvert les portes de la salle impériale, et que je vis mon grand tableau qui occupe tout le mur du fond !… Il m’apparaissait enveloppé dans la brume du matin, éclairé de côté par le faux jour qui en sortait ; j’aperçus une partie de l’échafaudage, des pots de peinture, mon tablier et mon bonnet… j’avais tout laissé là à la fin de mon travail, puisque je faisais mes retouches sur place ; la tristesse alors m’accabla de façon encore plus douloureuse et brutale ; c’était une véritable angoisse qui menaçait de m’étouffer. J’avais voulu soumettre mon tableau à la plus scrupuleuse des inspections : je dus y renoncer. Car devant mon propre tableau… ne t’effraie pas, Mathias ! j’éprouvai à ce moment la même épouvante que devant la colère foudroyante de la majesté divine ; et puis… je n’aurais même pas pu monter à l’échafaudage tellement j’étais épuisé et pris de veertige. Les yeux fermés, j’ai chancelé à travers les longs couloirs jusqu’à cette chambre et je me suis effondré, à bout de force, sur ce lit de camp. Dans une demi-conscience, toute ma vie m’est alors apparue : je me revoyais prenant spontanément la décision de me consacrer à l’art sacré de la peinture. A vous, mon cher Mathias, je ne répéterai pas l’histoire si connue de mon enfance… laissez-moi toutefois vous dire au moins ceci : ce n’est pas la seule beauté plastique du visage humain qui m’a particulièrement attiré. Mais, à la lecture des Saints Livres, les personnages bibliques prenaient forme et vie en mon âme : car ils étaient sous un certain aspect si beaux, si magnifiques qu’ils ne pouvaient appartenir à cette terre et j’étais pris pour eux d’un amour si inexprimable que je leur vouais toute mon âme. Or je ne pouvais transformer cet amour en vie ardente qu’en les peignant sur les toiles avec toute la profondeur de ma sincérité. Voilà, mon chez Mathias, en résumé, tout le sens de mon art ».

 

On peut prêter ce propos, non seulement au personnage supposé les prononcer, mais à l'auteur lui-même. Quand il dicte cela, le 17 juin 1822, Hoffmann est déjà moribond. Il a encore huit jours à souffrir. Il a quarante-six ans. Il laisse une œuvre littéraire immense, mais aussi un catalogue musical de taille respectable (un beau Miserere, l’opéra Undine, …). L'homme n'a pas perdu de temps.

Ce que je retiens de cette profession de foi, sans m’attarder sur la référence au sacré, à la Bible et à la foi, c’est que l’artiste, aux yeux du Dürer de Hoffmann, doit se mettre au service de quelque chose de plus grand que lui s’il veut espérer transmettre au monde autre chose que les preuves de son savoir-faire, aussi virtuoses et admirées soient-elles. Dans cette conception, le vrai génie est celui qui ne se contente pas de la matérialité de son art, jugée triviale si l’on se limite à elle, mais va chercher, dans une quête incessante, quelque chose qui lui apparaît hors de portée, comme « suspendu dans l’infini ». 

C’est à la lumière de cette conception qu’il faut regarder les « productions » de nos « artistes » contemporains, arrogants pour la plupart (je parle des plus connus, ceux qui règnent sur le « marché »), au point, se prenant pour des dieux, de réécrire, chacun à sa façon, les lois de l’art. Pauvres « artistes plasticiens », en vérité ! Qui parmi eux se donne pour but d’inciter ses contemporains à regarder plus haut que leur petite personne ? 

Bien sûr, Hoffmann était un romantique, un idéaliste, que sais-je encore. Je me contenterai de dire que lui, au moins, qui avait voué son existence à l’art, a laissé une œuvre ouvrant sur des perspectives plus vastes que lui. Voilà un vrai génie. Voilà un grand artiste. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 17 février 2014

DELIRIUM, DE PHILIPPE DRUILLET (1/4)

Il n’y a pas que Balzac dans la vie. Il y a encore une vie après La Comédie humaine. La preuve, c’est que, tombé par hasard, dans une librairie de quartier, sur un drôle de livre, je n’ai fait ni une ni deux, je l’ai acheté. C’est 17€, aux éditions Les Arènes. Et ça vient de sortir.

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Entre parenthèses, une librairie de quartier, c’est formidable. Ce n’est pas comme l’ex-librairie Flammarion, rebaptisée Privat il y a quelques années, et qui vient de fermer ses portes (enfin, disons plutôt « rendre l’âme », et même de « passer l'arme à gauche ») sous le nom de Chapitre.com : un vrai crève-cœur. Le livre a déserté le centre-ville, si l'on excepte trois survivants et deux supermarchés.

 

C’est normal, me dira-t-on, un centre-ville conçu pour répondre à des critères de vraie modernité n’a pas besoin du livre, juste de parkings, de banques et de boutiques de sapes, avec des usines à mangeaille pour la pause entre deux magasins. Et suffisamment de points wifi pour que les passants n’aient pas à subir de déconnexion. Ce serait trop cruel de leur couper le cordon. Passons.

 

Philippe Druillet a donc écrit Délirium. Enfin, quand je dis « écrit », j’exagère. Si j’avais dit « craché », je serais plus près de la vérité. Qu’il l’ait fait dans l’oreille et devant le micro de David Alliot ne change rien à l’affaire : on ne peut pas dire que ce livre est « écrit ». Druillet semble avoir expulsé de lui tout ce qu’il raconte, un peu comme quand on vomit.

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Mais qui c’est, Druillet, au fait ? J’ai découvert son travail dans l’hebdomadaire de BD Pilote, que j’achetais fidèlement depuis qu’on y voyait les planches de Cabu, Gébé et toute la bande. Pour vous dire si ça remonte. J’aimais beaucoup aussi l’ambiance des recherches graphiques auxquelles Goscinny ouvrait les pages. Par exemple, qu'est devenue l'histoire de Jean Cyriaque ?

 

Je me rappelle aussi avec plaisir l’aventure sans lendemain de La Saga de Délicielmiel, tombée dans d’insondables oubliettes. Qui s’en souvient ? Mais je crois me souvenir que l'auteur se souciait peu de raconter une histoire un peu construite, et se contentait de beaux dessins formels. Goscinny ne dédaignait pas, parfois, de laisser l'expérimental s'exprimer.

 

Druillet a donc commencé comme dessinateur de BD, et j’avoue que les histoires de Lone Sloane m’avaient beaucoup impressionné à l’époque, moi qui ne suis pas fan d’Héroïc fantasy ou de Space Opéra. J’ai lu quelques romans de Howard Phillips (HP pour les intimes, comme HG va avec Wells et EP avec Jacobs) Lovecraft, mais j’étais insensible à son univers de créatures monstrueuses ou de dieux terribles faisant irruption dans notre pauvre et si prosaïque réalité. J'avoue cependant que c'était une littérature de genre très honnête et très bien fabriquée.

 

Je considérais cette littérature comme régressive, car empreinte d’un grand infantilisme, où de grands enfants jouent à se faire peur en allant chercher leur inspiration dans leurs fantasmes les plus archaïques, et les ramènent au jour, peut-être pour mettre un peu de piment dans les plats de leur vie ordinaire, dans laquelle ils s'ennuient, en recréant à partir de réminiscences les cauchemars qui hantèrent leurs premières années. 

 

De même, je suis hermétique à Elric le nécromancien, le « grand œuvre », paraît-il, de Michael Moorcock, que Druillet a mis en images avec Demuth. Ces diverses "écoles" ont produit autant de sectes que je me refuse à appeler littéraires, qui ne produisent la plupart du temps que des objets « à consommer de suite ».

 

Ce fantastique-là me semble très inférieur à celui qu’on trouve chez Gustav Meyrink (je garde juste La Nuit de Walpurgis et Le Golem) ou ETA Hoffmann, où c’est la vision subjective des choses par les yeux du personnage qui transforme la réalité au gré de ses fantasmes. Il me semble qu’être obligé de faire intervenir des principes extérieurs à l’homme pour susciter la terreur (ou autre chose) est un aveu de faiblesse technique du romancier. Cela fait un peu « deus ex machina », recette aussi vieille que le théâtre.

 

Créer un univers romanesque en partant d’un élément tiré du réel, élément que l’auteur développera ensuite selon une logique exclusivement interne, me semble infiniment supérieur à toutes les extravagances délirantes sorties du cerveau d’auteurs qui se prennent plus ou moins pour Dieu créateur de monde, et qui demandent donc à être diagnostiqués du syndrome de Peter Pan.

 

Le Cycle de Cyann, où François Bourgeon fait proliférer mille inventions autour du « Monde d'Ilô », est sûrement admirable de science du dessin et de la narration, mais vraiment, non : trop c'est trop. Plus la logique vient de l'intérieur de l'intrigue, plus le roman a des chances d'atteindre la puissance d'évocation qui fera sa force. De cela, je ne démords pas.

 

C’est la raison pour laquelle j’ai laissé tomber la science-fiction. Et pourtant j’en ai croqué, de la SF. J’ai beaucoup fréquenté, en particulier la collection « J’ai lu ». J’ai dévoré AE Van Vogt, et ses élucubrations sur le monde des Ā (non-aristotéliciens) et son héros, Gosseyn me semble-t-il, où j'ai appris le mot « parsec » qui me fait bien rire aujourd'hui ; Isaac Asimov et ses histoires de robots ; Philip K. Dick, Daniel Keyes, pour citer les premiers qui se présentent.

 

Comme dit Günter Anders quelque part dans L'Obsolescence de l'homme, la science-fiction est là pour convertir les naïfs, les rétifs et les sceptiques à la religion de l'innovation technique à perpétuité et de l'amélioration continuelle des performances, quelles qu'en soient l'utilité ou les nuisances.

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Rares sont les écrivains de SF ou de fantastique qui savent nous parler  du monde qui est le nôtre à travers les fables qu’ils inventent. Je me souviens à la rigueur de Norman Spinrad (Jack Barron et l’éternité), de John Brunner (Tous à Zanzibar, Le Troupeau aveugle), de quelques autres, mais bon. Disons que j’ai peut-être eu besoin de nourritures plus consistantes que celle que nous fournit le pur divertissement. Les adeptes de Lovecraft vont sans doute hurler. A commencer par Philippe Druillet lui-même.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 16 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 3/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

 

***

Dans le Christmas pudding (un étouffe-chrétien de première bourre) que représente Wilhelm Meister, le sommet de l’indigeste est atteint à la fin, dans les 400 pages des Années de Voyage, qui consistent pour une bonne part en discours sur la bonne administration des communautés humaines, que ce soit dans la vieille Europe ou dans les terres sauvages, vierges et futures de l’Amérique. On a l’impression, aux personnages sentencieux qui prononcent ces discours interminables, de voir à vue d’œil pousser d’interminables barbes de prophètes déjà grisonnants à la naissance.

 

Je suis injuste : on trouve aussi dans ces trois derniers chapitres un manuel technique complet sur l’art du filage et du tissage du coton. Il fallait que cette importante précision fût apportée, pour montrer le caractère résolument objectif et dépassionné de mes propos sur le livre de Goethe.

 

Cette humanité régénérée est saine, disciplinée. Tout le monde vit dans un bonheur raisonnable et mesuré. Chacun est à sa place et sait ce qu’il a à faire. Quand Wilhelm laisse son fils Félix (qu’il a eu de Marianne, tiens, j’ai oublié d’en parler) aux mains d’une communauté éducative, il observe que les enfants, suivant leur état d’avancement, se mettent, quand un étranger approche, au garde-à-vous les uns regardant le sol, les autres regardant le ciel, et les derniers regardant … (je ne sais plus). Il faut savoir que ce sont des symboles. Si vous voulez l’explication, je vous laisse aller voir. Tout ce que font les gens a été pensé en fonction du but recherché.

 

J’avais, dans le temps, fait une brève irruption dans la Communauté de l’Arche, quelque part au fond des Cévennes : j’ai retrouvé chez Goethe l’impression que m’avait laissée cette visite. Et ayant un temps côtoyé des gens appartenant au mouvement de l’ « anthroposophie », je ne m’étonne plus que Rudolf Steiner, le fondateur de la secte, ait été à ce point imprégné de l’esprit de Goethe qu’il a appelé son institution "Goetheanum" (Dornach, Suisse).

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LE PARTRIARCHE DE L'ARCHE, LANZA DEL VASTO (MODERNE WILHELM MEISTER ?), EN 1976, SOUS BONNE SURVEILLANCE

(photo parue dans Le Mouna frères, alias Mouna Dupont, alias Aguigui Mouna)

 

Je ne veux pas dire trop de mal de Rudolf Steiner, car il fut un esprit très vaste, aux centres d’intérêt multiples (par exemple inventeur de l’agriculture biodynamique, cf. l’école de Beaujeu, dans le Beaujolais, de Victor et Suzanne Michon), et fut sans doute sincèrement préoccupé du bonheur de l’humanité.

 

Je dois dire, cependant, que le seul contact que j’ai eu avec sa pensée fut un livre étrange où il parlait des "sept corps" de l’homme (sur l'Coran d'La Mecque, j'te jure qu'c'est vrai, même que ça finissait par le corps astral, enfin je crois me souvenir), et où les caractères d’imprimerie grossissaient à mesure qu’on allait vers le milieu, pour décroître ensuite jusqu’à la fin. Pour évaluer l'apport de Rudolf Steiner à l'humanité, comme dirait Charolles, l'ineffable inspecteur de l’immortel commissaire Bougret : « Ben patron, comme indice, c’est plutôt maigre ». Je m'abstiendrai donc de gloser davantage.

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J’ai bien essayé de mettre le nez dans le Traité des couleurs de Goethe lui-même, mais il m’a très vite fait mal à l’ongle incarné sur lequel il est tombé au bout de six minutes vingt-deux. Vous direz que je n’avais qu’à pas, et vous aurez raison.

 

Pour finir sur Goethe romancier, je dirai ceci : son Werther doit être considéré comme une erreur de jeunesse, car il ne ressemble en rien au personnage dans lequel il a fini, adulé des masses et ami des puissants. Les Affinités électives ? Pourquoi pas ? Mais avec cette faiblesse insigne de concevoir des personnages comme des corps chimiques qui, en présence d’autres corps, réagissent en fonction de leur nature et non de leurs désirs. C’est important : le désir de Julien Sorel pour Madame de Raynal modifie Madame de Raynal elle-même et, ce faisant, conduit le roman de façon décisive.

 

C’est peut-être finalement ce qui me rebute le plus dans les romans de Goethe : la place du désir agissant. Pour lui, le désir n'a guère d'existence face à la nature de chaque être : chacun doit se mettre à l'écoute de ce qui vient de ses profondeurs et, guidé par un maître soucieux de laisser parler cette nature profonde, trouver lui-même sa voie. Pour Goethe, le désir détruit la nature.

 

Pour Goethe, le désir est une menace et, comme tel, il doit être muselé et sévèrement tenu en bride par la raison. C’est pourquoi ses personnages ne vivent pas. Certes, Werther vit une passion, mais comme c’est une impasse sociale, il en meurt. Et pour Goethe, la mort de Werther finira par être une bonne chose.

 

Dans ses deux autres romans, il aura soin de placer le désir dans le carcan sévère des convenances de la raison et de l’équilibre social, qui doivent être les objectifs de toute société humaine. Ce qui est effrayant, dans les romans de Goethe, c’est cette obsession de la mesure et de l’équilibre : il s'agit de gérer la vie humaine, individuelle et collective, "en bon père de famille".

 

C’est finalement insupportable, ces personnages de Wilhelm Meister, tous pris dans la carapace de leur absence de désir vrai. Goethe, s'il avait vécu aujourd'hui, aurait peut-être (restons prudent) embrassé les carrières de la comptabilité et de la gestion.

 

La littérature romanesque de Goethe est celle d’un administrateur de l’humanité, froid et rationnel, dont l’œil est celui du gestionnaire soucieux d’optimiser le rapport entre le risque et le bénéfice, entre la colonne des recettes et la colonne des dépenses. Et la seule solution qu’il envisage pour résoudre l’équation est de couper les couilles au désir. Eh bien, à mon avis, sauf son respect, Goethe romancier peut aller se faire foutre.

 

Pour mon compte, je vote sans barguigner pour Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. C'est sûr qu'il souffre beaucoup, qu'il échoue beaucoup, qu'il n'est pas souvent heureux, mais bon dieu, que tout ce qu'il a écrit vit intensément, vibre dans l'air qui passe et vivifie celui qui lit, en comparaison ! Avec ses romans, Goethe a inventé l'inerte en littérature.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 18 mars 2013

LE PETIT ZACHEE 2/2

 

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MRS VIOLET, DONT UNE DES DEUX MOITIÉS FUT MONTÉE A L'ENVERS

 

***

Je finissais la note précédente sur le portrait, par Hoffmann, de Zachée, surnommé Cinabre, le monstre indescriptible inventé par son génie. Notez que le personnage inimaginable imaginé par Hoffmann est le commentaire qu'il fallait pour commenter en quelque sorte la série de photos que je publie en en-tête de mes billets, depuis le 27 février, et qui a débuté avec l'extraordinaire et bien nommée extratête du Mexicain Pascual Pinon. Revenons à Zachée-Cinabre.

 

Le malheur qui explique cette conjonction catastrophique et caricaturale (hideur + méchanceté + vanité crevant de concert le plafond de l'imaginable) veut que la fée Rosabelverde (chanoinesse Rosenschön) soit passée sur la route où la vieille et pauvre Lise se lamentait sur son sort et la malédiction qui lui avait valu de donner le jour à un monstre. 

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UNE DES PREMIERES EDITIONS DE "KLEIN ZACHES"

(à droite, on voit les ailes de la fée et le peigne dont elle coiffe l'horrible créature)

La fée prend pitié et, pendant que la mère pique un opportun roupillon, cajole l’être invraisemblable en lui caressant la tête, le dotant soudain d’une magnifique chevelure blonde et bouclée. Le malheur, ensuite, veut évidemment que Zachée arrive dans la ville de Kerepes, où vivent tous les gens déjà cités.

 

Et c’est là qu’intervient le génie de Hoffmann, une idée proprement extraordinaire. L’amoureux Balthasar, invité à une soirée chez le maître Mosch Terpin, lit son poème qui « chantait les amours du Rossignol pour la Rose purpurine », transparent pour qui connaît ses sentiments pour Candida. Mais quelle n’est pas sa stupéfaction quand, à la fin de la lecture, toute l’assemblée se précipite autour du « jeune seigneur Cinabre » (qui n’est autre que le monstre Zachée) pour le féliciter et le remercier pour la beauté du poème et de sa prestation, au-delà de tout éloge.

 

Voici l'explication : Zachée, surnommé Cinabre, a reçu de sa fée protectrice le don de détourner sur sa personne et à son seul profit toute l’admiration et les louanges dont un autre individu s’est rendu digne, en quelque circonstance que ce soit. Littérairement, l'idée de Hoffmann ne souffre aucune concurrence, dépassant de très loin toutes les trouvailles des écrivains qui n'ont que du savoir-faire. 

 

Hoffmann a inventé un personnage infiniment "plastique" en même temps qu'il lui permet d'attaquer bille en tête le grotesque et l'arbitraire des "valeurs" socialement reconnues, qu'il s'agisse de littérature, d'art, de politique, etc. Au surplus, Zachée détourne sur d'autres tous les actes ou gestes qui devraient normalement le rendre insupportable. Ainsi, quand Cinabre se vautre sur le sol en poussant des grognements ridicules, c’est Balthasar qu’on accuse de se livrer à une pantomime indigne et indécente.

 

Ayant fui dans la forêt voisine, de dépit et de colère, Balthasar voit passer son professeur de violon Vincenzo Sbiocca, qui lui déclare son écœurement : les habitants de Kerepes sont tous cinglés. Il vient de jouer le périlleux et difficile concerto de Viotti (compositeur bien réel, estimé de Hoffmann) devant une assemblée qui, dès son achèvement, a entouré le nain Cinabre pour porter aux nues son talent, son divin génie : « Quel jeu !... quelle tenue !... quelle expression !... quelle virtuosité !... ». Un charme puissant attire les applaudissements sur le gnome Cinabre pour mieux en dépouiller ceux qui les méritent.

 

C’est aussi ce qui arrive au référendaire Pulcher qui, sous le coup de la honte, fait le geste de se brûler la cervelle. Balthasar l’en empêche. L’autre lui raconte alors que, postulant à l’emploi de « secrétaire intime auprès du Ministre des Affaires étrangères », il se voit coiffé au poteau par l’infernal Cinabre qui, une fois de plus, reçoit impudemment toutes les louanges que méritait le bon Pulcher, qui, de son côté, est brutalement et définitivement congédié.

 

L’ascension politique et sociale de Cinabre est également brutale et fulgurante : il se retrouve promptement conseiller, puis ministre, mais aussi décoré du « grand cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert à vingt boutons », quasiment tout-puissant. Les « vingt boutons » ont été inventés par le tailleur royal pour faire tenir la décoration sur le corps horriblement compliqué du bonhomme (pour dire si Hoffmann a de la considération pour les décorations et les gens décorés). Bref, Cinabre est à son apogée.

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LA FEE ROSABELVERDE COIFFANT SON PETIT "RADIS FENDU EN DEUX"

(quoique je trouve ce dernier presque trop présentable)

Heureusement, le puissant magicien Prosper Alpanus veille, et révèle à Balthasar le « talon d’Achille » de Cinabre : il suffira d’arracher au monstre les trois cheveux rouges qu’il dissimule au sommet de sa chevelure et de les jeter aussitôt dans le feu, pour que tous les sortilèges protecteurs soient dans l’instant abolis.

 

C’est exactement ce qui se produit :

 

« Mais, sans se soucier le moins du monde de ces cris, Balthasar tira de sa poche la lentille du docteur et à travers elle braque son regard sur la tête de Cinabre. (…)

         – Main forte ! Main forte ! crie Balthasar.

         A ce signal, Fabian et Pulcher saisissent le petit monstre et paralysent ses mouvements ; Balthasar saisit alors avec adresse et précaution les cheveux rouges, les arrache d’un seul coup, bondit vers la cheminée et les jette au feu où ils se consument en pétillant. Puis un coup assourdissant se fait entendre et tout le monde paraît sortir d’un rêve… ».

 

Aussitôt, la foule, à l’égard de Cinabre, retourne sa vénération en abomination, conspuant le « ministre » quand il se montre à sa fenêtre, et brûlant sans remords ce qu’elle adorait l’instant d’avant.

 

Son valet de chambre le cherche en vain, jusqu’au moment où il aperçoit ses maigres jambes émerger, inertes, du pot de chambre : le ministre, saisi par la terreur d’être lynché par la foule en délire, s’est précipité dans son propre vase d’aisance, pour mourir (Hoffmann ne le dit pas) étouffé dans ses propres excréments. Dûment lavé de toute souillure, il fait l’objet de quelques apitoiements officiels, puis est discrètement enseveli.

 

Sa mère, la vieille Lise, se voit attribuer l’exclusivité du commerce des oignons au palais princier. Balthasar épousera Candida. Tout est bien qui finit bien.

 

Klein Zaches genannt Zinnober (le titre allemand) assume sans complexe son statut de conte de fées, mais on aurait tort d’ignorer son côté terriblement ironique, voire caustique à l’égard de toutes les autorités politiques, administratives et scientifiques qui se parent de tout le lustre du sérieux et de la componction indispensables au respect que tous doivent à des fonctions socialement sacrées. Hoffmann n’aime pas les pontifiants.

 

En 1819, quand le conte est imprimé, Goethe est le grand notable des Lettres allemandes, et c’est peu de dire que Hoffmann ne le porte pas dans son cœur. Il faut imaginer la joie éprouvée par le conteur à égratigner la statue du grand homme, imbu de sa propre importance et prêchant dans ses œuvres la vertu, la Raison et la retenue.

 

Il faut imaginer la malignité qu’il met, pour contrer rationalisme et scientisme, à déployer diverses fantasmagories, tel l’attelage incroyable dans lequel se déplace Prosper Alpanus : il en rajoute à plaisir. Le char est une coquille ouverte de cristal,  un grand scarabée agite ses ailes pour rafraîchir le mage, dont le pommeau de la canne a des pouvoirs étranges. Deux licornes blanches conduisent le véhicule. Bref, Goethe n’aime pas le merveilleux ? Eh bien on va lui en donner.

 

Il existe peu de littérature à ce point jouissive et jubilatoire, que ce soit au premier ou au 678 ème degré (selon l'échelle scientifique établie par Marcel Gotlib dans la Rubrique-à-brac, ici p. 53).

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ON EST ICI, MÊME SI ÇA NE SE VOIT GUERE, DANS LE GAG DU GARS QUI SCIE LA BRANCHE SUR LAQUELLE IL EST ASSIS.

 

Une lecture réjouissante, donc, à quelque degré qu'on la situe.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 17 mars 2013

LE PETIT ZACHEE 1/2

 

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LES CELEBRES FRERES, GIOVANNI & GIACOMO TOCCI

 

***

En fondant les éditions Phébus, Monsieur Jean-Pierre Sicre a fait oeuvre de bienfaiteur et de philanthrope. Son seul tort est d'avoir eu du mal avec les contraintes matérielles induites par la gestion des choses. C'est malheureux, parce que, après son explusion de sa propre maison, suite à quelques déboires, on a pu dire, avec le Sertorius de Corneille : « Rome n’est plus dans Rome ».

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L'ILLUSTRATION DE COUVERTURE EST UN BEL AUTOPORTRAIT A L'HUILE DE HOFFMANN LUI-MÊME

Je ne chanterai jamais assez les somptueux bienfaits répandus par cette édition, qui m’a servi, le temps de la parution (plus de 4 ans, à quoi fut ajouté, en 1992, l’excellent livre de Pierre Péju, L’Ombre de soi-même, d’abord paru sous un titre plus banal à la Librairie Séguier), d’aliment littéraire presque exclusif.

 

On parle beaucoup du fantastique, à propos de Hoffmann, mais c’est un fantastique à portée de main. C’est un fantastique qui émane de l’esprit de celui qui y croit, et pas d’une instance extérieure ou supérieure. Certes, il fait à l’occasion intervenir fées et magiciens, farfadets et tours de passe-passe, mais là, c’est quand il s’amuse.

 

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Le moindre intérêt du conte n’est pas la férocité de Hoffmann pour quelques contemporains œuvrant dans la politique, l’administration ou la littérature, à commencer par Goethe. Parlant de l’héroïne : « En outre, Candida avait lu le Wilhelm Meister de Goethe, les poésies de Schiller, L’Anneau magique de Fouqué, et en avait oublié presque tout le contenu ». On pourrait être plus aimable. Il se trouve que je suis en train de lire Wilhelm Meister, et tout ça m’amuse passablement. J’en reparlerai à son heure, une fois le pavé (1000 pages) digéré.

 

Quant à Mosch Terpin, le père de la belle, professeur de sciences naturelles qui se donne des airs de savant, il est aussi dûment assaisonné : « Sa réputation fut définitivement établie quand il eut le bonheur, après s’être livré à un grand nombre d’expériences physiques, de découvrir que l’obscurité provenait essentiellement de l’absence de lumière ».

 

Ce gros bon sens, ce ton qui a l'air de ne pas y toucher, sont un régal absolu pour l'adepte que je suis du professeur Cosinus, ainsi que de son malheureux dentiste, Max (Hilaire), qui voulait « plomber la Dent du Midi avec le Plomb du Cantal », avant de vouloir mettre un râtelier aux Bouches du Rhône (je m’adresse aux connaisseurs de Christophe, autre bienfaiteur de l’humanité).

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Alors, Le Petit Zachée ? Le titre exact : Le Petit Zachée surnommé Cinabre. Le cinabre est le sulfure naturel de mercure (de couleur rouge) d’où l’on tire ce métal. On comprendra plus loin la raison narrative de la couleur rouge.

 

Passons sur les détails : nous sommes dans un royaume où les « Lumières » ont été introduites sur décision souveraine du souverain, avec pour corollaire principal l’expulsion immédiate des fées, magiciens et sorciers (à l’exception des deux cités plus haut). Hoffmann réglant leur compte aux « Lumières » tant célébrées par Kant et Goethe, établies au détriment de la poésie, du merveilleux et de l'irrationnel en général, voilà encore un agrément du conte. Certains parleront d'humour, malheureusement le mot est devenu réducteur et pauvre.

 

Balthasar, étudiant du savant Mosch Terpin, est du côté du poétique et, disons le mot, s’emmerde assidûment à ses cours, pour la seule raison qu’il est fou amoureux de Candida, fille de celui-ci, mais affecté d’une timidité maladive. A dire vrai, Balthasar, l'étudiant jeune, beau et agréable, ne supporte pas le rationalisme à tout crin de Mosch Terpin, dont il pense qu'il confine à la bêtise, en quoi il n'a pas tort (voir ci-dessus).

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LA FEE ROSABELVERDE AJOUTE A LA CHEVELURE DE ZACHEE TROIS CHEVEUX MAGIQUES

Il est temps d’introduire le personnage principal : Zachée en personne. J’avoue que sa description est, en soi, un morceau de bravoure :

 

« Ce qu’à première vue on aurait pu prendre en effet pour une souche de bois aux nodosités étranges n’était autre qu’un petit être contrefait, haut de moins d’un demi-mètre, qui, s’étant glissé hors de la botte en travers de laquelle il était couché, se vautrait maintenant sur l’herbe avec de sourds grognements. La tête de ce phénomène était enfoncée entre ses épaules ; le dos était marqué par une excroissance en forme de courge et, juste au-dessous de la poitrine, de petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier pendaient, de sorte que le gamin ressemblait à un radis fendu en deux ».

 

J'aime bien la courge, dans ce contexte, mais le radis fendu en deux n'est pas pour me déplaire. Ce portrait déjà gratiné ne serait pas complet si l’on n’ajoutait, dans le personnage de Cinabre (Zachée) une énorme méchanceté intrinsèque de tous les instants, jointe à une croyance infinie en sa supériorité.

 

La suite au prochain numéro.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 09 décembre 2011

J'AI LU "DON QUICHOTTE", PARFAITEMENT !

Tout le monde connaît le nom de Don Quichotte. Qui a lu le livre de MIGUEL DE CERVANTES DE SAAVEDRA ? Tout le monde connaît les « moulins à vent », que le héros défie comme s’ils étaient des géants. Qui sait que l’épisode se situe tout à fait au début du livre, et qu’il n’en est absolument plus parlé ensuite ? Tout le monde a entendu parler de Sancho Pança. Qui sait que le grand reproche que lui adresse Don Quichotte, c’est de parler par proverbes ?

 

 

En fait, il y a deux livres : celui de 1605, et celui de 1615. Entre les deux, un épisode entièrement controuvé, écrit par un certain AVELLANEDA, natif de Tordesillas, qui essaie de se faire du gras sur le succès du livre de 1605. Celui de 1615 n’existe, apparemment, qu’à cause de l’épisode AVELLANEDA. Et j’ai eu l’impression que la seconde partie (de CERVANTES) ne parlait pas tout à fait du même bonhomme. Ou pas exactement de la même manière.

 

 

Oui, je ne vous ai pas dit, je viens de finir la lecture de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Oui monsieur, « ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait » (GUILLAUMET, si je ne me trompe).  Dans la délicieuse traduction de JEAN CASSOU (Pléiade), qui fleure bon l’élégance et la subtilité de la langue classique (CESAR OUDIN et FRANÇOIS ROSSET, les premiers traducteurs). Il n’est jamais trop tard pour s’instruire, n’est-ce pas.

 

 

Mon pote ROLAND m’a dit, quand il a su ça : « Il y a des longueurs, non ? ». Bon, il faut être magnanime : quand on n’a pas lu ce livre célébrissime, une telle affirmation peut vous échapper. Ce qui est bien vrai, c’est que, une fois le livre refermé, je ressens du bonheur à ce que  j’y ai trouvé.

 

 

Pour dire les choses très rapidement, on trouve dans la première partie quelques aventures du héros à proprement parler, les plus connues et d’autres moins, mais aussi une sorte de roman picaresque (où il y a du voyou), mais aussi de longs dialogues entre Don Quichotte et Sancho Pança (c’est peut-être ça, les longueurs, mais c’est un sujet principal du livre), mais aussi, sur le versant descendant, un enchâssement de récits à la manière de ce qu’on trouve dans Gil Blas de Santillane et dans Manuscrit trouvé à Saragosse.

 

 

Le livre de LE SAGE, Gil Blas de Santillane, est pour moi d’une lecture fort ancienne, et j’avoue que j’en ai gardé fort peu de détails, sinon celui-ci, parmi quelques autres, qu’on dirait aujourd’hui de haute science psychologique : Gil Blas, le héros, est devenu le secrétaire d’un évêque fort renommé pour les sermons qu’il prononce du haut de la chaire de la cathédrale.

 

 

Et l’évêque, l’âge venant,  le prie instamment de lui dire franchement, dès qu’il sentira que son don d’orateur commencera à faiblir, qu’il est temps pour lui de s’arrêter. Ce jour vient, et Gil Blas ne manque pas de prévenir l’évêque, qui se met à tonitruer : « Comment, vaurien, sacripant, tu ne comprends rien, tu me dis ça le jour même où j’ai prononcé le plus beau sermon qui soit jamais sorti de ma bouche ! ». Sur ce, il le chasse ignominieusement. 

 

 

Il y a aussi le personnage du Docteur Sangrado, caricature, si c’est possible, du médecin chez MOLIÈRE, qui expédie ses malades au moyen de deux expédients et pas plus : la saignée et l’absorption d’eau chaude. Fort peu en réchappent, inutile de le dire. J’ai quand même gardé l’image d’un roman, non sur le milieu des gredins (picaros), mais sur l’ascension sociale d’un petit qui se hisse sur l’échelle.

 

 

Manuscrit trouvé à Saragosse, de JEAN POTOCKI, qui est aussi un fort  gros livre, a été écrit à la même époque, en français, s’il vous plaît, par ce seigneur polonais. Bien que ce ne soit pas du tout le même genre de littérature, j’ai gardé de ce livre un souvenir analogue à ce que j’avais ressenti à la lecture du Golem et de La Nuit de Walpurgis, de GUSTAV MEYRINCK, ou de Princesse Brambilla d’E. T. A. HOFFMANN.

 

 

L’impression unique, en refermant le livre, d’avoir un effort à faire pour reprendre contact avec la réalité. Une marche dans un tunnel, dans un état intermédiaire de vague narcose, en équilibre sur une arête entre la veille et le rêve. Impression que je n’ai nulle part ailleurs retrouvée. 

 

 

Je reviens à Don Quichotte. A côté de ce qui arrive au héros, on y trouve l’histoire de la belle Marcelle, la bergère qui est si cruelle avec la foule de ses soupirants, l’histoire de la folie de Cardénio, l’histoire du « curieux impertinent » et l’histoire du captif.

 

 

Le curieux impertinent s’appelle Anselme. Son histoire ressemble à un fabliau du moyen âge, mais qui finirait mal : Anselme et Lothaire sont amis plus qu’il n’est possible de le dire. Le premier épouse l’objet de son amour, la belle Camille, et passe les jours dans la béatitude conjugale face à la perfection et à la vertu de sa femme.

 

 

Jusqu’à ce qu’il lui prenne l’idée de mettre à l’épreuve cette perfection et cette vertu pour se convaincre qu’elles sont infrangibles. Il engage vivement son ami Lothaire à lui faire la cour, à chercher à la séduire pour obtenir ses faveurs. Et à lui tenir un compte scrupuleux de la conduite de Camille. Je laisse à découvrir ce qui arriva et les diverses péripéties de la nouvelle ainsi incluse dans le récit.

 

 

L’histoire du captif est le récit édifiant d’une belle Mauresque d’Alger, mais chrétienne d’âme, qui, en séduisant un beau prisonnier, parvient à s’échapper de la maison de son père et à gagner l’Espagne catholique.

 

 

Cardénio, j’en ai entendu parler sur les ondes de France Cul (ture-ture), par ROGER CHARTIER, si je me souviens bien, qui faisait un cours au Collège de France au sujet d’une « pièce perdue de Shakespeare » intitulée Cardénio, développant à ce propos une érudition absolument ébouriffante et, finalement, assez vaine.

 

 

Il y a dans cette histoire un entrecroisement d’histoires d’amour à  rebondissements multiples, à commencer par celui du ventre d’une des héroïnes qui, ayant cédé à un soupirant sur une promesse de mariage, se voit plongée dans la honte quand celui-ci enfreint la parole donnée. Grand dégoûtant, va ! Mais on verra qu’il ne l’emportera pas en paradis.  

 

 

Quant à Cardénio lui-même, c’est le héros de l’histoire de deux jeunes saisis par l’amour, mais où le père de la promise, cédant aux instances d’un fils de grand seigneur qui se croit tout permis, celui-là même qui a engrossé la jeune fille ci-dessus, où le père, donc, donne sa fille en mariage par pur intérêt, ce qui plonge l’amoureux dans la folie, et amènera la rencontre avec Don Quichotte dans la Sierra Morena. Tout finira bien. Ça fera deux mariages d’amour en perspective.

 

 

Les aventures de Don Quichotte, maintenant ? Elles sont ce qu’on en sait, plus ou moins. Pas la peine de revenir sur les moulins à vent. C’est même la première aventure, vite liquidée. On sait qu’il se fait armer « chevalier » par un tavernier véreux. Qu’il conquiert son « casque » aux dépens d’un barbier, dont le plat à barbe, en cuivre, est aussitôt élevé à la dignité d’ « armet de Mambrin ». C’est bien si on sait ce qu’est un « armet ». Qu’il se bat contre un Biscaïen. Qu’il passe une nuit terrifiante à proximité de ce qui se révèlera au matin, pour sa plus grande honte, être un moulin à foulon. Mais je ne vais pas résumer Don Quichotte. C’est déjà ennuyeux, non ?

 

 

On sait que Don Quichotte (Alonso Quixano pour l’état-civil) est un homme bon, cultivé, mais qui a la tête farcie d’histoires moyenâgeuses, de romans de chevalerie bourrés d’actions merveilleuses, de prouesses inégalées et d’épées qui tranchent des montagnes. Bien longtemps avant les jeux vidéos qu’on accuse souvent d’entraîner, dans l’esprit de ceux qui s’y livrent, une grave confusion entre le fictif et le réel, voilà donc un livre qui décrit la folie d’un homme qui croit à la réalité concrète de ses rêves.  

 

 

Mais sa folie est précisément de proclamer haut et fort à la face du monde qu’il n’est rien de plus noble que d’embrasser la profession de la chevalerie errante. Et Don Quichotte est capable de se mettre en grande colère quand ses interlocuteurs le mettent en doute. D’où un certain … « décalage » avec les gens ordinaires.

 

 

Il ne joue pas un rôle : il est vraiment lui-même, et à fond. Don Quichotte, dans le livre, est le seul personnage, avec Sancho Pança, qui ne mente jamais, et qui n’agisse jamais poussé par la haine, le mépris ou je ne sais quel sentiment mauvais. C’est authentiquement un héros au cœur pur. Et il « y va ».

 

 

Dans cette première partie, il est directement confronté à la réalité des coups de bâton, du mépris concret, des cailloux que les galériens qu’il vient de délivrer lui jettent, quand il leur ordonne d’aller en son nom manifester leurs respects à la dame Dulcinée du Toboso. Faut-il vivre dans un monde de chimères pour émettre de telles prétentions, je vous le demande ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Suite et fin demain.