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mercredi, 24 juin 2020

ÉTERNITÉ DE JEAN-SÉBASTIEN BACH

10'55" de pur bonheur.


Voici l'Art de la Fugue (partie finale) comme je ne l'avais jamais entendu. Le monsieur qui a transcrit pour ensemble vocal cette partie d'un chef d'œuvre absolu de l'histoire de la musique occidentale s'appelle Harry van der Kamp. Il est néerlandais. Il a fondé et dirige le "Gesualdo Consort Amsterdam".

Il fait chanter la mélodie ô combien complexe sur un texte tiré de l'Evangelisches Gesangbuch : « Ein selig Ende mir bescher, am Jüngsten Tag erweck mich, Herr, dass ich dich schaue ewiglich. Amen, Amen, erhöre mich ! ».

Le contrepoint XIX est une fugue à trois sujets. Il faut se rendre compte, déjà, de ce qu'est une fugue à 4 voix (la fugue n°4 du CBT est à 5 voix) : un seul sujet, mais que le compositeur triture et torture dans tous les sens (inverse, miroir, miroir inversé, ...), c'est déjà de la grande ébénisterie d'art.

Alors imaginez la même difficulté, mais multipliée par trois (en exponentiel). Et ça a l'air abstrait, mais quand vous écoutez, ça vous transporte : on peut toujours chercher comment c'est fait..

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L'écriture du "vieux Bach", comme l'appelait avec un infini respect Frédéric II de Prusse, qui peut s'enorgueillir d'être le destinataire de L'Offrande Musicale (mais c'est une autre histoire). Les portées sont tracées au "rastrum", ce porte-plume à cinq plumes alignées dont John Eliot Gardiner parle dans son merveilleux bouquin : Musique au château du ciel (Flammarion, 2014).

Quant à l'inachèvement de ce dernier contrepoint, je ne me lasse pas de réécouter avec ferveur les dernières mesures qui laissent l'auditeur en suspension dans un brouillard voluptueux, et je laisse les musicologues se disputer autour des savantes conclusions qu'il faut en tirer.

Que l'inscription apposée après les dernières notes (« Sur cette fugue où le nom de B.A.C.H. [si bémol-la-do-si bécarre en notation germanique] est utilisé en contre-sujet, l'auteur est mort. ») dans la partition manuscrite soit ou non une affabulation, ce n'est pas un problème : si non è vero, ben trovato.

Enfin, je me permets de reléguer bien loin sur le rayon la version clavecin du grand et très calviniste Gustav Leonhardt, qui s'est permis d'ajouter au contrepoint inachevé une broderie de sa façon : ça ne se fait pas, même quand on s'appelle Leonhardt. Autant je ne me formalise pas trop de ce que Friedrich Cehra achève la partition du Lulu d'Alban Berg, autant, s'agissant de JSB, je dis : « Pas touche ! ».

Dire que le disque existe depuis 2005, et que je ne le connaissais pas (label Sony) ! Merci à France Musique en général et à Madame Corinne Schneider en particulier, qui presque tous les dimanches de cette année à partir de sept heures du matin (je suis du genre "couche-tôt-lève-tôt"), m'ont toujours fait passer de bons moments, souvent d'excellents et, en quelques occasions, des moments extraordinaires de pure jouissance musicale, et peut-être même spirituelle, comme c'est arrivé ce dimanche 21 juin, en écoutant cette version vocale de L'Art de la Fugue.

dimanche, 19 juin 2016

QU'EST-CE QU'UN GRAND ARTISTE ?

11 HOFFMANN DERNIERS CONTES.jpgJean-Sébastien Bach, au moment de mourir, dictait une fugue à trois sujets et à quatre voix. Peut-être pas la dernière pièce de ce monument à la fugue que constitue L’Art de la fugue. Ce qui est sûr, c’est que le compositeur faisait apparaître, à ce moment « suspendu dans l’infini », comme dit je ne sais plus qui,  son propre nom à travers les notes de si bémol-la-do-si bécarre (B-A-C-H). Quelle signature finale ! Quel symbole ! 

Le même Bach disait que tout musicien qui travaillerait autant que lui arriverait à un résultat égal. En effet, ce virtuose du clavier répondait à ceux qui se plaignaient de la difficulté d’un morceau : « Travaillez-le seulement avec diligence et cela marchera très bien : vous avez à chacune de vos deux mains cinq doigts aussi bons que les miens ». 

Ernst-Theodor-Amadeus Hoffmann est mort dans des circonstances tout à fait analogues : en dictant. Le dernier de ses contes, L’Ennemi, tout comme L’Art de la fugue, est resté inachevé. Et comme pour Bach, il est possible de lire dans l’inachèvement même de l’œuvre ultime, un testament à la fois esthétique et moral.

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Le musicien génial et timbré Johannes Kreisler, imaginé et dessiné par Hoffmann (quasiment un autoportrait), qui apparaît dans les deux séries de Kreisleriana (Fantaisies dans la manière de Callot), plus tard ressuscité par Schumann, dans ses huit Kreisleriana opus 16.

L’Ennemi imagine les derniers instants du plus grand peintre allemand de son époque : Albrecht Dürer. L’ennemi en question se nomme Solfaterra, patronyme à la consonance sulfureuse, donc diabolique. Tout Nuremberg acclame l’artiste et s’apprête à lui faire un triomphe. Lui, malade, se sent arrivé au bout de la route. L’angoisse qui l’étreint est sans doute la même qu’éprouve Hoffmann, qui se sait gravement malade. Le vieux peintre, qui vient d’achever une grande Crucifixion accrochée dans la « Salle impériale ». Etendu sur un grabat, voici ce qu’il confesse à son ami Mathias Samasius : 

« L’un et l’autre gardèrent un moment le silence.

         – Quand je me suis réveillé ce matin, poursuivit enfin Dürer, les premiers rayons du soleil levant pénétraient dans ma chambre. Je me frottai les yeux encore pleins de sommeil, j’ouvris la fenêtre et me rafraîchis l’âme dans une fervente prière à la toute-puissance du ciel. Mais ma prière eut beau se faire de plus en plus fervente, mon âme blessée n’en reçut aucune consolation : j’avais même l’impression que la Vierge se détournait de moi avec un regard sévère, sinon irrité. Je réveillai alors ma femme, je lui dis que, le cœur ravagé de soucis, j’allais faire un tour sur les remparts, puis venir ici. Elle n’aurait qu’à me faire porter ici mon habit de cérémonie pour que je le revête ici, et j’entrerais ainsi sans avoir à me faire conduire. Mathias ! quand l’huissier m’a ouvert les portes de la salle impériale, et que je vis mon grand tableau qui occupe tout le mur du fond !… Il m’apparaissait enveloppé dans la brume du matin, éclairé de côté par le faux jour qui en sortait ; j’aperçus une partie de l’échafaudage, des pots de peinture, mon tablier et mon bonnet… j’avais tout laissé là à la fin de mon travail, puisque je faisais mes retouches sur place ; la tristesse alors m’accabla de façon encore plus douloureuse et brutale ; c’était une véritable angoisse qui menaçait de m’étouffer. J’avais voulu soumettre mon tableau à la plus scrupuleuse des inspections : je dus y renoncer. Car devant mon propre tableau… ne t’effraie pas, Mathias ! j’éprouvai à ce moment la même épouvante que devant la colère foudroyante de la majesté divine ; et puis… je n’aurais même pas pu monter à l’échafaudage tellement j’étais épuisé et pris de veertige. Les yeux fermés, j’ai chancelé à travers les longs couloirs jusqu’à cette chambre et je me suis effondré, à bout de force, sur ce lit de camp. Dans une demi-conscience, toute ma vie m’est alors apparue : je me revoyais prenant spontanément la décision de me consacrer à l’art sacré de la peinture. A vous, mon cher Mathias, je ne répéterai pas l’histoire si connue de mon enfance… laissez-moi toutefois vous dire au moins ceci : ce n’est pas la seule beauté plastique du visage humain qui m’a particulièrement attiré. Mais, à la lecture des Saints Livres, les personnages bibliques prenaient forme et vie en mon âme : car ils étaient sous un certain aspect si beaux, si magnifiques qu’ils ne pouvaient appartenir à cette terre et j’étais pris pour eux d’un amour si inexprimable que je leur vouais toute mon âme. Or je ne pouvais transformer cet amour en vie ardente qu’en les peignant sur les toiles avec toute la profondeur de ma sincérité. Voilà, mon chez Mathias, en résumé, tout le sens de mon art ».

 

On peut prêter ce propos, non seulement au personnage supposé les prononcer, mais à l'auteur lui-même. Quand il dicte cela, le 17 juin 1822, Hoffmann est déjà moribond. Il a encore huit jours à souffrir. Il a quarante-six ans. Il laisse une œuvre littéraire immense, mais aussi un catalogue musical de taille respectable (un beau Miserere, l’opéra Undine, …). L'homme n'a pas perdu de temps.

Ce que je retiens de cette profession de foi, sans m’attarder sur la référence au sacré, à la Bible et à la foi, c’est que l’artiste, aux yeux du Dürer de Hoffmann, doit se mettre au service de quelque chose de plus grand que lui s’il veut espérer transmettre au monde autre chose que les preuves de son savoir-faire, aussi virtuoses et admirées soient-elles. Dans cette conception, le vrai génie est celui qui ne se contente pas de la matérialité de son art, jugée triviale si l’on se limite à elle, mais va chercher, dans une quête incessante, quelque chose qui lui apparaît hors de portée, comme « suspendu dans l’infini ». 

C’est à la lumière de cette conception qu’il faut regarder les « productions » de nos « artistes » contemporains, arrogants pour la plupart (je parle des plus connus, ceux qui règnent sur le « marché »), au point, se prenant pour des dieux, de réécrire, chacun à sa façon, les lois de l’art. Pauvres « artistes plasticiens », en vérité ! Qui parmi eux se donne pour but d’inciter ses contemporains à regarder plus haut que leur petite personne ? 

Bien sûr, Hoffmann était un romantique, un idéaliste, que sais-je encore. Je me contenterai de dire que lui, au moins, qui avait voué son existence à l’art, a laissé une œuvre ouvrant sur des perspectives plus vastes que lui. Voilà un vrai génie. Voilà un grand artiste. 

Voilà ce que je dis, moi.