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dimanche, 17 mars 2013

LE PETIT ZACHEE 1/2

 

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LES CELEBRES FRERES, GIOVANNI & GIACOMO TOCCI

 

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En fondant les éditions Phébus, Monsieur Jean-Pierre Sicre a fait oeuvre de bienfaiteur et de philanthrope. Son seul tort est d'avoir eu du mal avec les contraintes matérielles induites par la gestion des choses. C'est malheureux, parce que, après son explusion de sa propre maison, suite à quelques déboires, on a pu dire, avec le Sertorius de Corneille : « Rome n’est plus dans Rome ».

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L'ILLUSTRATION DE COUVERTURE EST UN BEL AUTOPORTRAIT A L'HUILE DE HOFFMANN LUI-MÊME

Je ne chanterai jamais assez les somptueux bienfaits répandus par cette édition, qui m’a servi, le temps de la parution (plus de 4 ans, à quoi fut ajouté, en 1992, l’excellent livre de Pierre Péju, L’Ombre de soi-même, d’abord paru sous un titre plus banal à la Librairie Séguier), d’aliment littéraire presque exclusif.

 

On parle beaucoup du fantastique, à propos de Hoffmann, mais c’est un fantastique à portée de main. C’est un fantastique qui émane de l’esprit de celui qui y croit, et pas d’une instance extérieure ou supérieure. Certes, il fait à l’occasion intervenir fées et magiciens, farfadets et tours de passe-passe, mais là, c’est quand il s’amuse.

 

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Le moindre intérêt du conte n’est pas la férocité de Hoffmann pour quelques contemporains œuvrant dans la politique, l’administration ou la littérature, à commencer par Goethe. Parlant de l’héroïne : « En outre, Candida avait lu le Wilhelm Meister de Goethe, les poésies de Schiller, L’Anneau magique de Fouqué, et en avait oublié presque tout le contenu ». On pourrait être plus aimable. Il se trouve que je suis en train de lire Wilhelm Meister, et tout ça m’amuse passablement. J’en reparlerai à son heure, une fois le pavé (1000 pages) digéré.

 

Quant à Mosch Terpin, le père de la belle, professeur de sciences naturelles qui se donne des airs de savant, il est aussi dûment assaisonné : « Sa réputation fut définitivement établie quand il eut le bonheur, après s’être livré à un grand nombre d’expériences physiques, de découvrir que l’obscurité provenait essentiellement de l’absence de lumière ».

 

Ce gros bon sens, ce ton qui a l'air de ne pas y toucher, sont un régal absolu pour l'adepte que je suis du professeur Cosinus, ainsi que de son malheureux dentiste, Max (Hilaire), qui voulait « plomber la Dent du Midi avec le Plomb du Cantal », avant de vouloir mettre un râtelier aux Bouches du Rhône (je m’adresse aux connaisseurs de Christophe, autre bienfaiteur de l’humanité).

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Alors, Le Petit Zachée ? Le titre exact : Le Petit Zachée surnommé Cinabre. Le cinabre est le sulfure naturel de mercure (de couleur rouge) d’où l’on tire ce métal. On comprendra plus loin la raison narrative de la couleur rouge.

 

Passons sur les détails : nous sommes dans un royaume où les « Lumières » ont été introduites sur décision souveraine du souverain, avec pour corollaire principal l’expulsion immédiate des fées, magiciens et sorciers (à l’exception des deux cités plus haut). Hoffmann réglant leur compte aux « Lumières » tant célébrées par Kant et Goethe, établies au détriment de la poésie, du merveilleux et de l'irrationnel en général, voilà encore un agrément du conte. Certains parleront d'humour, malheureusement le mot est devenu réducteur et pauvre.

 

Balthasar, étudiant du savant Mosch Terpin, est du côté du poétique et, disons le mot, s’emmerde assidûment à ses cours, pour la seule raison qu’il est fou amoureux de Candida, fille de celui-ci, mais affecté d’une timidité maladive. A dire vrai, Balthasar, l'étudiant jeune, beau et agréable, ne supporte pas le rationalisme à tout crin de Mosch Terpin, dont il pense qu'il confine à la bêtise, en quoi il n'a pas tort (voir ci-dessus).

HOFFMANN ZACHEE 1.jpg 

LA FEE ROSABELVERDE AJOUTE A LA CHEVELURE DE ZACHEE TROIS CHEVEUX MAGIQUES

Il est temps d’introduire le personnage principal : Zachée en personne. J’avoue que sa description est, en soi, un morceau de bravoure :

 

« Ce qu’à première vue on aurait pu prendre en effet pour une souche de bois aux nodosités étranges n’était autre qu’un petit être contrefait, haut de moins d’un demi-mètre, qui, s’étant glissé hors de la botte en travers de laquelle il était couché, se vautrait maintenant sur l’herbe avec de sourds grognements. La tête de ce phénomène était enfoncée entre ses épaules ; le dos était marqué par une excroissance en forme de courge et, juste au-dessous de la poitrine, de petites jambes aussi minces que des baguettes de coudrier pendaient, de sorte que le gamin ressemblait à un radis fendu en deux ».

 

J'aime bien la courge, dans ce contexte, mais le radis fendu en deux n'est pas pour me déplaire. Ce portrait déjà gratiné ne serait pas complet si l’on n’ajoutait, dans le personnage de Cinabre (Zachée) une énorme méchanceté intrinsèque de tous les instants, jointe à une croyance infinie en sa supériorité.

 

La suite au prochain numéro.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 15 mars 2013

MON DERNIER VISAGE APRES LA VIE ?

 

HYPERTRICHOSE 5.jpg

ON NE FERA PAS ATTENTION AUX CHAUSSURES DEPAREILLEES, MAIS ON OBSERVERA LE CAS INTERESSANT D'HYPERTRICHOSE PUBIENNE

(qui oserait imaginer ainsi Mélisande à son balcon, laissant, sur Pelléas, négligemment pendre ses cheveux ? On pourrait aussi lui suggérer de faire une tresse ? )

(à ne pas confondre non plus avec le "tablier de sapeur" servi dans les bouchons lyonnais, et encore moins avec la moustache de Brassens dans La Fessée :

"Un tablier de sapeur, ma moustache, pensez,

Cette comparaison méritait la fessée".)

 

***

Le sujet dont auquel je causais était celui de la ressemblance et de la vraisemblance des masques mortuaires, moulés sur le visage de personnes plus ou moins célèbres après leur décès.

 

On me dira que tout dépend de la façon dont le photographe a saisi l’image du masque, de l’éclairage dont il s’est servi, de l’état du masque qu’on lui a procuré, s’il en existe plusieurs, de la patine du temps, de la couleur, de la saleté éventuelle, des soins apportés à sa conservation, que sais-je encore.

 

ROUSSEAU 2.jpgLe cas de Jean-Jacques Rousseau est caricatural :ROUSSEAU 3.jpg pour ainsi dire et visiblement, ce n’est pas du même mort qu’il s’agit. Jean-Jacques est-il ce buste aux nez, lèvre supérieure et menton coupés (à g.), trouvé sur Internet ? Est-il cet autre buste, de parfaite conformation (à d.) ? J'ai tendance à opter pour ce dernier, qu'on trouve dans l'ouvrage de Maurice Bessy, Mort où est ton visage ? (Editions du Rocher).

 

On chipotera à propos de cette curieuse blessure au front, semblable à une vulgaire « tache de vin », comme on ne dit plus, car tout jeune parent sait ce qu'est un « angiome » (« agglomération de vaisseaux hyperplasiés ou ectasiés », tout le monde vous le dira). Certains sont même en mesure de distinguer l'angiome « stellaire » de l’ « aranéen » et du « caverneux », voire du « nodulaire », pour dire que c'est passé dans le langage courant.

 

HUGO 4.jpgPassons rapidement sur les divers états du « Victor Hugo », où seule la « décoration » fait la différence ; WASHINGTON 2.jpgsur le « George Washington » : un seul masque a visiblement servi, mais éclairé autrement ; sur le « Léon Gambetta »,GAMBETTA 2.jpg qu’on a tout de même du mal à reconnaître. La place manque pour tout mettre : je ne voudrais pas que ça tire en longueur.

 

 

 

 

 

BEETHOVEN 2.jpgTournons-nous, pour finir en beauté, sur la question que pose le masque mortuaire de Ludwig van Beethoven, l’absolu génie de la musique européenne de tous les temps. Comment se fait-il que son masque mortuaire le plus connu et le plus vendu le présente sous un aspect, certes sévère comme on le connaît par ailleurs, mais avec des joues encore bien pleines (ci-contre) ? 

 

Maurice Bessy, qui présente l’exemplaire conservé à Princeton University, note pourtant : « Moulé quarante-huit heures après le décès de Beethoven, son masque reflète les souffrances endurées pendant son agonie ». Et quand on a suivi le récit de cette agonie, on sait que c'est le masque ci-dessous qui est le VRAI.

BEETHOVEN 3.jpg

LÀ, JE VAIS VOUS DIRE, ON TOUCHE AU SURHUMAIN.

ÇA VOUS A TOUT DE SUITE UNE AUTRE GUEULE.

Que les dévots d’un mort célèbre aient tendance à magnifier les traits de leur idole est, certes, compréhensible et humain, mais néanmoins regrettable. BRAHMS JOHANNES.jpg

 

Regardez la lippe inférieure toute tordue du grand Johannes Brahms (ci-contre), la bouche édentée de Jonathan Swift ou de William Turner, la moustache de travers de Friedrich Nietzsche. Tout semble avoir été laissé tel quel. Ceux qui ont pris ces moulages ont eu bien raison de ne pas les "embellir".

 

Ces grimaces sont-elles pour autant des laideurs ?

 

Notez que je me contente de poser la question, bien qu'elle sente son jésuite et que la réponse ne fasse aucun doute : c'est non. C'est même le contraire, je veux dire : oui, c'est une "beauté". Une beauté singulière, certes, mais aussi singulière et belle que l'individu entier tel qu'il aboutit à sa dernière physionomie.

 

ARTAUD ANTONNIN.jpgOn se prend à regretter l’écart criant qui oppose, parphotographie,monstres,freaks,hypertrichose,georges brassens,masques mortuaires,jean-jacques rousseau,victor hugo,george washington,léon gambetta,ludwig van beethoven,brahms,friedrich nietzsche,jonathan swift,william turner,antonin artaud,paul verlaine,wolfgang goethe,kant,romain gary exemple, les dernières photos prises du vivant d’Antonin Artaud (le torturé, à d., je regrette de n'avoir pas mieux à montrer) et le bel état que laisse supposer son masque mortuaire (à g.).

 

Même chose pour Paul Verlaine, qui était, vers la fin, dans un triste état, qu’on ne retrouve aucunement sur le moulage de sa tête.

 

 

J’ai, quant à moi, toujours éprouvé la tentation d’entrer dans la chambre mortuaire où gisait un familier, avec un appareil photo pour un dernier portrait de la personne. Ce n'est pas sentimental : faute de leur masque, que je suis inapte à prélever, je voudrais au moins garder leur effigie photographique.

 

 Si j’étais passé à l’acte, sans doute au grand dam des autres personnes présentes, je me serais bien gardé de passer le cliché par « photoshop ». « Tel qu'en lui-même enfin l'éternité le change » (Tombeau d'Edgar Poe, de Stéphane Mallarmé) sonne comme un impératif.

 

Quelle force m’a à chaque fois retenu d’apporter ma machine et d’en faire usage ? Je ne saurais le dire exactement. Disons que je ne me suis pas senti le droit. Le droit de voler peut-être quelque chose au disparu, peut-être de violer sa mémoire. Pas le droit, voilà tout. Je ne regrette pas d’avoir éprouvé ce scrupule. Quoique ...

 

GOETHE 1 WOLFGANG EN 1807.jpgQuant à moi, mon dernier visage après la vie, vous voulez que je vous dise ? Je crois qu'il ne m'appartient pas. Il sera ce que d'autres en feront et garderont. L'avenir des morts est laissé aux bons soins des vivants. Qui, parmi les morts du passé qui ont été ainsi immortalisés, avait émis de son vivant le souhait de rester sous la forme d'un masque de plâtre ? Il aurait fallu une singulière vanité narcissique.

 

Goethe (à g.), qui ne faisait apparemment confiance à personne, a fait prendre un moulage de son visage à 58 ans, en 1807. Il devait mourir vingt-cinq ans après. On n'est jamais si bien servi que par soi-même... KANT IMANUEL.jpg

 

Par contre, le pauvre  philosophe Kant n'a pas pris cette précaution, et voilà ce qui lui est arrivé. Il n'appert pas cependant que la diffusion de son oeuvre en ait notablement souffert.

 

 

 

 

 

Mais qui croit se posséder assez pour prétendre disposer de soi (et de son bien) quand il aura franchi la limite au-delà de laquelle son ticket ne sera plus valable (merci pour la formule, monsieur Romain Gary) ? Je n'envie pas le travail de ceux qui sont payés pour embellir les morts à seule fin de complaire aux vivants.

 

Vous voulez que je vous dise ? De moi, ce qui a toujours échappé à tout le monde, cela seul m'appartient en propre, et cela mourra avec moi. Mon dernier visage après la vie en fera-t-il partie ? La réponse à cette question n'est pas de mon ressort.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 23 août 2012

LA METHODE VIALATTE 2/5

2

 

Pensée du jour : « Janisson [personnage d'un roman de Jean-Claude Sordelli] mène une petite vie, plus seul qu'un croûton de pain tombé derrière une malle dans un grenier de chef-lieu de canton ».

Alexandre Vialatte

 

***

 

Résumé : pour faire l'éloge de la digression, je parlais d’un cactus mexicain et de son principal alcaloïde : peyotl, objet d’un rituel chez les Tarahumaras, et la mescaline, devenue, comme tous les psychotropes chez les occidentaux, une drogue, avec accoutumance et dépendance. Car la civilisation occidentale, en même temps qu'elle constitue pour le monde le poison violent qu'elle lui a inoculé de force, a inventé quelques moyens chimiques de lui échapper  tout en en exprimant la vérité foncière.

 

La drogue dure est la vérité ultime de la civilisation occidentale. 

 

On voit les effets de ce cactus sur l’esprit faible (mais malin) d’un petit escroc occidental des années 1970, nommé Carlos Castaneda, passé avec armes et bagages sous l'emprise du supposé sorcier Yaqui Don Juan Matus, comme il le raconte dans un livre qui m’a, au moins un temps, fasciné : L’Herbe du diable et la petite fumée (éditions Soleil Noir, la suite (interminable) se trouve chez Gallimard, l’herbe du diable étant, je crois me souvenir, le redoutable datura). J'en suis redescendu.

 

Car l’auteur a très bien su récupérer armes et bagages pour transformer ses expériences initiatiques et hallucinatoires (« Don Juan, ai-je vraiment volé ? », demande-t-il après avoir atterri) en retombées sonnantes et trébuchantes, aussi longtemps qu’il fut à la mode. S’il est mort, au moins est-il mort riche. 

Revenons au peyotl, ce petit cactus. C’est après avoir absorbé un peu de son principal alcaloïde que Jean-Paul Sartre écrivit Les Séquestrés d’Altona (1959), pièce dans laquelle un des personnages apparaît récurremment sur scène en vociférant : « Des crabes ! Des crabes ! ». Ceci pour traduire l’hallucination qui ne le quitta plus guère après cette ingestion de mescaline (car c’était elle). Il voyait, dit-on, des homards autour de lui quand il marchait aux Champs Elysée. Moralité : sans crabe, pas d'existentialisme. Quel dommage que Sartre ait rencontré la mescaline ! 

On a compris pourquoi il a cette gueule hallucinée de crapaud désordonné et fiévreux. Et on comprend pourquoi tout Sartre est ennuyeux. C’est péremptoire, je sais. Mais j'ai été membre fondateur d'un "club des péremptoires". Cela tombe bien. La même drogue produisit de tout autres effets, et combien plus admirables, chez Henri Michaux.   

 

Pour revenir à mon sujet, j’ajouterai donc, et c’est de la pure logique, que la digression fleurit où elle est semée, et que, jusqu’à plus ample informé, le pommier ne pond aucun œuf avant d’y avoir été obligé. Peut-être même encore après. La chose reste à confirmer. L’association d’idées, dans ce qu’elle a de plus arbitraire, personnel, soudain et momentané, est la règle souveraine de la digression. 

 

C’est vrai, vous avez des gens uniquement préoccupés de l’unité, de la cohérence, de l’homogénéité de ce qui sort de leur plume. Des obsédés de la ligne droite, de la vue d'ensemble et du but à atteindre. La ligne droite qui explique le monde, la vue qui le synthétise, et le but qui le résout. Même qu'après, vous avez l'impression d'avoir tout compris. Des aveuglés de la totalisation.

 

Eux, ils écrivent de gros traités ou bien de grands romans. Ils sont guidés par les principes de tiers-exclu et de non-contradiction. Ils n'ont qu'une seule idée en tête, dont aucune adventicité parasite ne saurait les distraire ou les détourner. Ils sont en mission. Ils veulent tout dire. "Epuiser le sujet", l'expression est révélatrice. 

 

A eux les grandes constructions. Je ne crache pas dessus, loin de là, car ça peut produire des chefs d’œuvre inoubliables : Guerre et paix (Tolstoï), Traité de l’argumentation (livre génial et profondément humaniste de Chaïm Perelman, dommage qu’il décourage les non-spécialistes, car il se lit comme on boit du petit lait (dont je parle en connaisseur), pour moi, c'est de la littérature), L’Homme sans qualités (Musil), La Recherche du temps perdu, et autres monuments monumentaux, que le notaire du Poitou stocke sur ses rayons, au lieu de les ouvrir.

 

C’est comme quand vous voyagez. Il y a ceux qui ne tolèrent de voir le monde que derrière les vitres d'une bétaillère de 80 têtes, et il y a ceux qui ne voudraient pour rien au monde se confier à autre chose que leur caprice. Je suis de ces derniers. 

 

Les Japonais ne sauraient, pour venir voir la Joconde, se déplacer qu’en masses compactes et métronomisées, selon un agenda millimétré au quart de poil, où même les moments de « liberté » octroyés sont dûment inscrits par le tour-opérateur. Et il ne s’agit pas de sortir du cadre et de l’itinéraire. Ça ne plaisante pas.

 

Je préfère quant à moi annoncer à ma petite famille, un jour de 1989, sur l'herbe du camping Amsterdamsebos (ci-dessus), que l'année prochaine, on ira en Roumanie. Comment ? Par où ? Combien de temps ? Avec quels points de chute ? On aura bien le temps de voir, que diable, quand on sera sur place. C'est vrai que cette manière de faire comporte quelques inconnues, quelques imprévus, quelques incidents. Ah ça, c'est sûr qu'il faut savoir ce qu'on préfère. 

 

Car il faut bien dire que les voyages qui vous font « faire » la Turquie ou la Grèce en 10 jours, l'oeil sur la montre et le doigt sur le déclencheur photographique, tout comme les grands plans d'ensemble, les grandes constructions, les grandes explications définitives du monde (façon Kant), les grandes idées pour le transformer (façon Marx), et pour tout dire, les systèmes qui vous livrent le monde clé en main, tout le monde n'est pas fait pour. Je connais des allergiques. 

 

Et que, face au voyage entièrement packagé et acheté prêt à l'emploi, comme face à l’énormité des ambitions encyclopédiques et totalisantes, appauvrissantes et accumulatrices, mesquines et simplificatrices, face à ces laboratoires où l’homme expérimente son absence ou sa destruction, il y a place pour le fragment, l'anecdote, le détail concret, la musarderie, le nez au vent, le chatoiement de la lumière dans le sous-bois. La vie.

 

Bref, il y a place pour Alexandre Vialatte (le voilà !), ses frères, ses cousins, sa parentèle. J'ai tendance à me sentir de cette famille. Il y a place pour la flânerie : sans but et curieuse de tout. Flânerie n'est pas vide ou désoeuvrement. Oui, appelons ça la vie. Quoi, au ras des pâquerettes ? Bien sûr. A quelle altitude croyez-vous vivre ? Relisez la dernière phrase des Essais de Montaigne : « Si avons-nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul ». Parfaitement, c'est la dernière phrase. 

 

Ce n'est pas du haut d'un char d'assaut à touristes que vous aurez pu, un jour, comme ça, poser votre vélo sur le talus d’un chemin des « marais », et vous asseoir à penser à rien. La Bourbre est juste là. Et puis vous regardez quelques feuilles mortes, à deux mètres. Ça bouge, ma parole. Bizarre. Quelque chose grabote en dessous. Ça crisse. Vous ne rêvez pas. Et puis elle apparaît, la taupe, elle est sortie de ses souterrains pour varier le menu, elle en a assez, du sempiternel ver de terre.

 

Vous vous souviendrez même longtemps, dans la chair de vos doigts, de la défense acharnée qu'elle vous a opposée, quand l'idée saugrenue vous a pris de la capturer. Un conseil : méfiez-vous des dents. Même les griffes ne sont pas à négliger. 

 

Alors je demande quelle théorie scientifique, quel système philosophique, quelle conclusion sur le sens de la vie ou l'existence de Dieu voulez-vous tirer de ça. Pas lerche ! Contentez-vous  de saisir l'instant, voilà. Ce n'est pas Imanuel Kant qui peut se vanter d'avoir observé une taupe in vivo. En tout cas, il n’en fait pas état dans Critique de la raison pure. Selon moi, il a tort. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.