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jeudi, 23 août 2012

LA METHODE VIALATTE 2/5

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Pensée du jour : « Janisson [personnage d'un roman de Jean-Claude Sordelli] mène une petite vie, plus seul qu'un croûton de pain tombé derrière une malle dans un grenier de chef-lieu de canton ».

Alexandre Vialatte

 

***

 

Résumé : pour faire l'éloge de la digression, je parlais d’un cactus mexicain et de son principal alcaloïde : peyotl, objet d’un rituel chez les Tarahumaras, et la mescaline, devenue, comme tous les psychotropes chez les occidentaux, une drogue, avec accoutumance et dépendance. Car la civilisation occidentale, en même temps qu'elle constitue pour le monde le poison violent qu'elle lui a inoculé de force, a inventé quelques moyens chimiques de lui échapper  tout en en exprimant la vérité foncière.

 

La drogue dure est la vérité ultime de la civilisation occidentale. 

 

On voit les effets de ce cactus sur l’esprit faible (mais malin) d’un petit escroc occidental des années 1970, nommé Carlos Castaneda, passé avec armes et bagages sous l'emprise du supposé sorcier Yaqui Don Juan Matus, comme il le raconte dans un livre qui m’a, au moins un temps, fasciné : L’Herbe du diable et la petite fumée (éditions Soleil Noir, la suite (interminable) se trouve chez Gallimard, l’herbe du diable étant, je crois me souvenir, le redoutable datura). J'en suis redescendu.

 

Car l’auteur a très bien su récupérer armes et bagages pour transformer ses expériences initiatiques et hallucinatoires (« Don Juan, ai-je vraiment volé ? », demande-t-il après avoir atterri) en retombées sonnantes et trébuchantes, aussi longtemps qu’il fut à la mode. S’il est mort, au moins est-il mort riche. 

Revenons au peyotl, ce petit cactus. C’est après avoir absorbé un peu de son principal alcaloïde que Jean-Paul Sartre écrivit Les Séquestrés d’Altona (1959), pièce dans laquelle un des personnages apparaît récurremment sur scène en vociférant : « Des crabes ! Des crabes ! ». Ceci pour traduire l’hallucination qui ne le quitta plus guère après cette ingestion de mescaline (car c’était elle). Il voyait, dit-on, des homards autour de lui quand il marchait aux Champs Elysée. Moralité : sans crabe, pas d'existentialisme. Quel dommage que Sartre ait rencontré la mescaline ! 

On a compris pourquoi il a cette gueule hallucinée de crapaud désordonné et fiévreux. Et on comprend pourquoi tout Sartre est ennuyeux. C’est péremptoire, je sais. Mais j'ai été membre fondateur d'un "club des péremptoires". Cela tombe bien. La même drogue produisit de tout autres effets, et combien plus admirables, chez Henri Michaux.   

 

Pour revenir à mon sujet, j’ajouterai donc, et c’est de la pure logique, que la digression fleurit où elle est semée, et que, jusqu’à plus ample informé, le pommier ne pond aucun œuf avant d’y avoir été obligé. Peut-être même encore après. La chose reste à confirmer. L’association d’idées, dans ce qu’elle a de plus arbitraire, personnel, soudain et momentané, est la règle souveraine de la digression. 

 

C’est vrai, vous avez des gens uniquement préoccupés de l’unité, de la cohérence, de l’homogénéité de ce qui sort de leur plume. Des obsédés de la ligne droite, de la vue d'ensemble et du but à atteindre. La ligne droite qui explique le monde, la vue qui le synthétise, et le but qui le résout. Même qu'après, vous avez l'impression d'avoir tout compris. Des aveuglés de la totalisation.

 

Eux, ils écrivent de gros traités ou bien de grands romans. Ils sont guidés par les principes de tiers-exclu et de non-contradiction. Ils n'ont qu'une seule idée en tête, dont aucune adventicité parasite ne saurait les distraire ou les détourner. Ils sont en mission. Ils veulent tout dire. "Epuiser le sujet", l'expression est révélatrice. 

 

A eux les grandes constructions. Je ne crache pas dessus, loin de là, car ça peut produire des chefs d’œuvre inoubliables : Guerre et paix (Tolstoï), Traité de l’argumentation (livre génial et profondément humaniste de Chaïm Perelman, dommage qu’il décourage les non-spécialistes, car il se lit comme on boit du petit lait (dont je parle en connaisseur), pour moi, c'est de la littérature), L’Homme sans qualités (Musil), La Recherche du temps perdu, et autres monuments monumentaux, que le notaire du Poitou stocke sur ses rayons, au lieu de les ouvrir.

 

C’est comme quand vous voyagez. Il y a ceux qui ne tolèrent de voir le monde que derrière les vitres d'une bétaillère de 80 têtes, et il y a ceux qui ne voudraient pour rien au monde se confier à autre chose que leur caprice. Je suis de ces derniers. 

 

Les Japonais ne sauraient, pour venir voir la Joconde, se déplacer qu’en masses compactes et métronomisées, selon un agenda millimétré au quart de poil, où même les moments de « liberté » octroyés sont dûment inscrits par le tour-opérateur. Et il ne s’agit pas de sortir du cadre et de l’itinéraire. Ça ne plaisante pas.

 

Je préfère quant à moi annoncer à ma petite famille, un jour de 1989, sur l'herbe du camping Amsterdamsebos (ci-dessus), que l'année prochaine, on ira en Roumanie. Comment ? Par où ? Combien de temps ? Avec quels points de chute ? On aura bien le temps de voir, que diable, quand on sera sur place. C'est vrai que cette manière de faire comporte quelques inconnues, quelques imprévus, quelques incidents. Ah ça, c'est sûr qu'il faut savoir ce qu'on préfère. 

 

Car il faut bien dire que les voyages qui vous font « faire » la Turquie ou la Grèce en 10 jours, l'oeil sur la montre et le doigt sur le déclencheur photographique, tout comme les grands plans d'ensemble, les grandes constructions, les grandes explications définitives du monde (façon Kant), les grandes idées pour le transformer (façon Marx), et pour tout dire, les systèmes qui vous livrent le monde clé en main, tout le monde n'est pas fait pour. Je connais des allergiques. 

 

Et que, face au voyage entièrement packagé et acheté prêt à l'emploi, comme face à l’énormité des ambitions encyclopédiques et totalisantes, appauvrissantes et accumulatrices, mesquines et simplificatrices, face à ces laboratoires où l’homme expérimente son absence ou sa destruction, il y a place pour le fragment, l'anecdote, le détail concret, la musarderie, le nez au vent, le chatoiement de la lumière dans le sous-bois. La vie.

 

Bref, il y a place pour Alexandre Vialatte (le voilà !), ses frères, ses cousins, sa parentèle. J'ai tendance à me sentir de cette famille. Il y a place pour la flânerie : sans but et curieuse de tout. Flânerie n'est pas vide ou désoeuvrement. Oui, appelons ça la vie. Quoi, au ras des pâquerettes ? Bien sûr. A quelle altitude croyez-vous vivre ? Relisez la dernière phrase des Essais de Montaigne : « Si avons-nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul ». Parfaitement, c'est la dernière phrase. 

 

Ce n'est pas du haut d'un char d'assaut à touristes que vous aurez pu, un jour, comme ça, poser votre vélo sur le talus d’un chemin des « marais », et vous asseoir à penser à rien. La Bourbre est juste là. Et puis vous regardez quelques feuilles mortes, à deux mètres. Ça bouge, ma parole. Bizarre. Quelque chose grabote en dessous. Ça crisse. Vous ne rêvez pas. Et puis elle apparaît, la taupe, elle est sortie de ses souterrains pour varier le menu, elle en a assez, du sempiternel ver de terre.

 

Vous vous souviendrez même longtemps, dans la chair de vos doigts, de la défense acharnée qu'elle vous a opposée, quand l'idée saugrenue vous a pris de la capturer. Un conseil : méfiez-vous des dents. Même les griffes ne sont pas à négliger. 

 

Alors je demande quelle théorie scientifique, quel système philosophique, quelle conclusion sur le sens de la vie ou l'existence de Dieu voulez-vous tirer de ça. Pas lerche ! Contentez-vous  de saisir l'instant, voilà. Ce n'est pas Imanuel Kant qui peut se vanter d'avoir observé une taupe in vivo. En tout cas, il n’en fait pas état dans Critique de la raison pure. Selon moi, il a tort. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.

vendredi, 13 juillet 2012

JE SUIS RESTE BRASSENS

Les Amis de Georges, c’est une chanson de MOUSTAKI GEORGES, mais en l’honneur de BRASSENS GEORGES. Mon histoire avec GEORGES BRASSENS est très ancienne, je crois l’avoir déjà dit. Avec MOUSTAKI, l’intérêt est forcément plus récent, mais c’est aussi situé  dans des couches plus superficielles. Certains explicateurs professionnels l’expliqueront certainement par des raisons professionnelles qui, par des raisons générationnelles que.

 

 

Je m’en fiche : c’est comme ça. C’est comme le copain qui tentait l’autre jour de me convaincre que tout le monde, des années 1950 à 1972 écrivait comme ALEXANDRE VIALATTE. Excuse-moi, R., mais quelle ânerie ! Ou qu’ALLAIN LEPREST fait partie d’une « génération » de chanteurs « à texte ».

 

 

Faire disparaître, au nom de je ne sais quelle « conscience historique » dépravée, l'original du spécifique et le singulier de l’individuel dans la soupe du collectif et l’indifférencié du « générationnel » me semble relever d’une Chambre Correctionnelle, voire d’une Cour d’Assises. Il faudra que je pense à lui dire, tiens.

 

 

Je suis resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Chez mes grands-parents, ceux de « la campagne », pas ceux de « la ville », il y avait un « tourne-disque » (le mot est paléontologique), et dans le placard de la chambre à trois lits (pour les enfants), il y avait deux disques 25 cm, 33 tours : le premier de YVES MONTAND, avec, entre autres, « Les Grands boulevards », chanson que je sais encore presque par cœur, et « Battling Joe », le second de GEORGES BRASSENS, avec, entre autres, « Les Amoureux des bancs publics ». J’avais huit ans.

 

 

Cette chanson m’est spécialement restée à cause de mon oreille : vous ne savez sans doute pas ce qu’est un « toizard des rues ». Rassurez-vous : moi non plus. Mais j’ai mis longtemps avant de comprendre. J’entendais : « ces « toizards » des rues, sur un de ces fameux bancs ».

 

 

J’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait entendre : « Que c’es-t au hasard-des rues, sur un de ces fameux bancs, qu’ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour ». L’histoire du soldat Séféro est plus connue : « Entendez-vous, dans les campagnes, mugir Séféro, ce soldat ? ». On ne se méfie pas des cerveaux d’enfants disponibles aux pires malentendus. Au sens propre de « malentendu ».

 

 

Franchement, je suis moins sûr de l'histoire du soldat Séféro. Parce que les "toisards", c'est pris dans le ciment des fondations du bâtiment, comme le cadavre de celui qui commence sa longue nuit dans le pilier nord du tout nouvel hôtel qu'on a construit Via Vittorio Emanuele. C'est à Palerme. On est en Sicile. Alors que "Séféro", ça fait une trouvaille, disons, plus collective.

 

 

Mine de rien, le sens propre de « malentendu », ça peut faire de gros dégâts. La preuve, c’est que c’est ainsi que j’ai perdu la foi chrétienne. J’exagère à peine : du fond du chœur de l’église Saint-Polycarpe (j'étais encore dans mon uniforme de scout de la 44ème GUY DE LARIGAUDIE, réunions tous les jeudis dans le local paroissial donnant sur la cour, au 16 rue Pouteau, tout en haut de l'escalier), après avoir compté les tuyaux de façade de l’orgue magnifique (au nombre de 91), je tentais de saisir les mots de l’homélie que prononçait le Père BEAL (le même que celui des putains de Saint Nizier, d’ULLA et de ses collègues de travail, quelques années plus tard).

 

 

Je suis cependant resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Mais la réverbération des sons jouait des tours à la clarté du saint message. Elle faisait parvenir à mon oreille – depuis longtemps encline à la musique –  une espèce de magma sonore qui me plaisait beaucoup et qui, rétrospectivement et par analogie, me fait penser à ces images conçues par ordinateur, donnant à percevoir une forme précise, mais seulement après juste accommodation. Mon oreille adorait rester dans le flou de la perception approximative, comme l'oeil normal devant l'assemblage énigmatique de l'image avant l'accommodation.

 

 

Comment expliquer ce que j’entendais ? Me parvenait une sorte de pâte onctueuse et profondément spatiale, où le sens exact des mots se perdait tant soit peu dans les ricochets des sons sur les voûtes, comme le goût du champignon dans la sauce forestière : tu ne le sens pas, mais tu sais que, s’il n’était pas là, il manquerait.

 

 

Je suis resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Dans mes derniers temps de fréquentation des confessionnaux et des églises (j’allais sur mes dix-sept ans), l’unique raison de ma présence dans le lieu sacré était mon espoir de perdre le sens des mots du prêtre dans une sorte de jus auditif, dont l’espace architecturé de Saint-Polycarpe se chargeait de fournir à mon oreille la mixture musicale. J’étais mûr pour accueillir les Cinq Rechants d’OLIVIER MESSIAEN. J’étais mûr pour des expériences musicales d’avant-garde. Je n’y ai pas manqué.

 

 

A moi, les Quatre études chorégraphiques de MAURICE OHANA. A moi, les Huit inventions de KABELAC, par Les Percussions de Strasbourg. A moi, d’IVO MALEC, Sigma, Cantate pour elle, Dahovi, Miniatures pour Lewis Carroll. A moi, Epervier de ta faiblesse, de STIBILJ, sur un poème d’HENRI MICHAUX, Alternances, de SHINOARA, Signalement, de SCHAT. Les trois disques (Philips, collection "Prospective 21ème siècle") ont reçu le Grand Prix International du Disque de l'Académie Charles Cros). J'indiquerai les numéros à qui les demandera, promis.

 

 

Malgré tout ça, je suis resté BRASSENS. On n'obtiendra pas de moi d'autre déclaration.

 

 

JE ME SUIS FAIT TOUT PETIT

(même les sous-titres espagnols sont à croquer,

d'ailleurs, PACO IBANEZ chante BRASSENS à la perfection,

écoutez donc sa "Mala Reputacion")

 

Tout ça, n’est-ce pas, ça vous forme une oreille. Ou bien ça vous la déforme. C’est aussi une possibilité à envisager. C’est vrai que, quand tu es jeune, tu as surtout envie de « vivre avec ton temps ». Mais « vivre avec son temps », c’est un stéréotype qui devrait à ce titre être banni des esprits, et passible d’amendes extraordinaires devant un tribunal. Ben oui, quoi, c'est de l'ordre du « générationnel ».

 

 

C’est ainsi que j’ai été diverti, converti, reconverti : je suis passé directement de la foi catholique au free jazz. Et à tout ce qui se faisait de mieux (= de plus inaudible), en matière de musique contemporaine.

 

 

Mais ça ne m’a pas empêché de rester BRASSENS. Je n'ai rien d'autre à déclarer, monsieur le délicieux Commissaire du Peuple.

 

 

TRES BELLE VERSION DES COPAINS D'ABORD

DANS LA SALLE, ON APERCOIT FUGITIVEMENT

RAYMOND DEVOS, RENE FALLET...

 

 

Hélas, je n'étais pas dans la salle de Bobino, en ce jour de 1972. Je conseille aux vrais amateurs d'écouter AUSSI les trois dernières minutes, pour bien se mettre dans l'ambiance incroyable de la salle. TONTON GEORGES est là, avec un visage qui change d'expression à chaque seconde : il est fatigué, il a envie de s'en aller, mais il n'ose pas. Par politesse, peut-être ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.