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vendredi, 27 mai 2016

LA RAGE DE VIVRE

MEZZROW MILTON RAGE DE VIVRE.jpgMa parole, ça devient une manie : je suis en train de lire des livres que j’ai déjà lus dans le passé, parfois lointain. Cette fois, c’est un ouvrage un peu particulier : La Rage de vivre, de Milton Mezz Mezzrow. Le titre original est "Really the blues". Allez comprendre : c'était peut-être plus "vendeur" sous ce titre ?

Je suis tombé dans le jazz par hasard, et je dirai par chance. Un peu tard si l’on veut : je prenais le train pour passer l’été en Allemagne, et je cherchais un bouquin sur le présentoir de la gare, juste avant de partir. Il me fallait quelque chose pour ne pas m’ennuyer. C’est peut-être le titre qui m’a « interpellé ». C’est comme ça que j’ai fait la rencontre de Mezzrow et de La Rage de vivre. L’auteur a été aidé par Bernard Wolfe, sans doute un journaliste. C’était en Livre de poche. 

Ce n’est pas exactement un livre sur le jazz, c’est plutôt le récit d’une vie avec le jazz. Le récit d’une aventure personnelle, avec ses hauts et ses bas, ses méandres. Parce que, quand on en sait un peu plus sur l’auteur, clarinettiste et saxophoniste de son état, au moins quand il fut au faîte de sa « carrière », on découvre un instrumentiste de niveau très moyen, un compositeur potable, mais aussi un idéologue (ça semble bizarre), voire un intégriste, un fanatique intolérant du style « New Orleans » d’origine. 


Ici, une composition du bonhomme : Swinging with Mezz.

Mezzrow est donc un blanc qui raconte sa vie, et on peut dire qu’elle n’est pas piquée des hannetons. Très jeune, il goûte à la prison, et c’est là que se détermine sa vocation : il sera musicien noir. Car en taule, il découvre ce que c’est que la musique « nègre », dans laquelle il s’engouffre avec enthousiasme, tant elle insuffle à ceux qui la font et à ceux qui l’écoutent l’impression de vivre intensément et de vibrer comme il convient : le rythme, la joie, l’absence de contraintes, l’échange complice entre instrumentistes qui parlent le même langage, voilà le credo dont Mezz Mezzrow ne se départira jamais. 

J’avais été littéralement envoûté par le livre, mais j’ai une excuse : j’étais alors un complet néophyte. C’est par cette porte que je suis entré dans le jazz, comme un adepte, un fidèle, un homme pieux, soucieux de veiller sur ce qui n’était pas encore pour moi les cendres des ancêtres, mais le corps bien vivant d’un être dans la force de l’âge. 

Dans un premier temps, j’ai été littéralement fondu de ce jazz que Mezzrow avait croisé dans les caves, boîtes et autres speakeasies de Chicago, et qu’il rendait de façon le plus souvent trépidante et passionnée, parfois pathétique, quand il se sentait tomber au fond du trou. Au point que j’avais appris par cœur les noms de tous les instrumentistes cités dans La Rage de vivre. Et comme j’ai, paraît-il, un peu d’oreille, quand je me fus procuré mes premiers disques (Clarence Williams, Louis Armstrong, Bix Beidebecke, …), j’étais capable d’identifier les trompettes, cornets, clarinettes, pianos qui sévissaient à Chicago dans les années 1920-1930. 

Cette fièvre a duré ce qu’elle a duré, évidemment. J’ai eu le sentiment, à un moment, de tourner en rond dans un bocal et le livre de Mezzrow a fini par m’apparaître comme un dogme, une sorte de catéchisme laborieux. Le style New Orleans à la sauce Chicago a commencé à devenir étouffant : on ne peut éternellement se confire dans le culte des reliques. L’horizon s’est élargi rapidement à 360° : j’allais au Hot Club de Lyon de Raoul Bruckert, écouter Alan Silva agiter ses chaînes ou racler son violon, Sunny Murray grimacer à la batterie, Grachan Moncur III s’époumoner à son trombone, Beb Guérin corriger son piano. Cela s’appelait le free jazz. J’en suis aussi revenu. 

De l’histoire du jazz, j’ai conservé quelques balises, et du livre de Mezz Mezzrow, deux leçons : il n’était peut-être pas un musicien exceptionnel, mais le récit de sa vie, y compris les quatre ans qu’il a passés enchaîné à l’opium, est à lui seul un témoignage formidable sur une époque des Etats-Unis (en particulier la séparation des races), sur une force de caractère finalement estimable, sur un style de musique qui, essaimant et se diversifiant en une multitude de manières de faire, est devenu un genre planétaire à part entière. 

La deuxième leçon qui reste vivante à mes oreilles, c’est que le jazz reste pour moi, prioritairement, une musique de petit nombre. Le prêche de Mezzrow comportait ce qui m’est resté comme une vérité : il est vital que les musiciens soient en mesure de réagir les uns aux autres, ce qui suppose que la partition ne soit pas trop écrite. J'en veux pour exemple ce "Waiting for Benny", que le guitariste Charlie Christian, avec ses copains, enregistre peut-être sans le savoir, en attendant que le patron, Benny Goodman, veuille bien se pointer (6'40", désolé pour l'écran noir). Jouer du jazz, c'est d'abord se faire plaisir en jouant de la musique ensemble.


 

Oui, je suis allé écouter Duke Ellington, avec Wild Bill Davis à la batterie. Mais dans un grand orchestre, tout le mérite revient à l’arrangeur, et les musiciens deviennent des exécutants, voire des tâcherons. Bien sûr, Ellington lançait son Johnny Hodges, son Cootie Williams, son Harry Carney, son Paul Gonsalves, mais ils venaient briller un instant en façade sur un fond rigide, fixé, même si d’une fois à l’autre le chef modifiait telle ou telle partie. Ce qui compte à mes yeux, c’est que les musiciens gardent la possibilité d’interagir, de réagir à une « proposition » qui change la trajectoire. C’est que chaque concert garde la possibilité que se produise, à un moment, une étincelle, un événement qui rendra celui-ci inoubliable. 

La Rage de vivre marqua un tel moment. De cela, merci, monsieur Mezzrow. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 13 juillet 2012

JE SUIS RESTE BRASSENS

Les Amis de Georges, c’est une chanson de MOUSTAKI GEORGES, mais en l’honneur de BRASSENS GEORGES. Mon histoire avec GEORGES BRASSENS est très ancienne, je crois l’avoir déjà dit. Avec MOUSTAKI, l’intérêt est forcément plus récent, mais c’est aussi situé  dans des couches plus superficielles. Certains explicateurs professionnels l’expliqueront certainement par des raisons professionnelles qui, par des raisons générationnelles que.

 

 

Je m’en fiche : c’est comme ça. C’est comme le copain qui tentait l’autre jour de me convaincre que tout le monde, des années 1950 à 1972 écrivait comme ALEXANDRE VIALATTE. Excuse-moi, R., mais quelle ânerie ! Ou qu’ALLAIN LEPREST fait partie d’une « génération » de chanteurs « à texte ».

 

 

Faire disparaître, au nom de je ne sais quelle « conscience historique » dépravée, l'original du spécifique et le singulier de l’individuel dans la soupe du collectif et l’indifférencié du « générationnel » me semble relever d’une Chambre Correctionnelle, voire d’une Cour d’Assises. Il faudra que je pense à lui dire, tiens.

 

 

Je suis resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Chez mes grands-parents, ceux de « la campagne », pas ceux de « la ville », il y avait un « tourne-disque » (le mot est paléontologique), et dans le placard de la chambre à trois lits (pour les enfants), il y avait deux disques 25 cm, 33 tours : le premier de YVES MONTAND, avec, entre autres, « Les Grands boulevards », chanson que je sais encore presque par cœur, et « Battling Joe », le second de GEORGES BRASSENS, avec, entre autres, « Les Amoureux des bancs publics ». J’avais huit ans.

 

 

Cette chanson m’est spécialement restée à cause de mon oreille : vous ne savez sans doute pas ce qu’est un « toizard des rues ». Rassurez-vous : moi non plus. Mais j’ai mis longtemps avant de comprendre. J’entendais : « ces « toizards » des rues, sur un de ces fameux bancs ».

 

 

J’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait entendre : « Que c’es-t au hasard-des rues, sur un de ces fameux bancs, qu’ils ont vécu le meilleur morceau de leur amour ». L’histoire du soldat Séféro est plus connue : « Entendez-vous, dans les campagnes, mugir Séféro, ce soldat ? ». On ne se méfie pas des cerveaux d’enfants disponibles aux pires malentendus. Au sens propre de « malentendu ».

 

 

Franchement, je suis moins sûr de l'histoire du soldat Séféro. Parce que les "toisards", c'est pris dans le ciment des fondations du bâtiment, comme le cadavre de celui qui commence sa longue nuit dans le pilier nord du tout nouvel hôtel qu'on a construit Via Vittorio Emanuele. C'est à Palerme. On est en Sicile. Alors que "Séféro", ça fait une trouvaille, disons, plus collective.

 

 

Mine de rien, le sens propre de « malentendu », ça peut faire de gros dégâts. La preuve, c’est que c’est ainsi que j’ai perdu la foi chrétienne. J’exagère à peine : du fond du chœur de l’église Saint-Polycarpe (j'étais encore dans mon uniforme de scout de la 44ème GUY DE LARIGAUDIE, réunions tous les jeudis dans le local paroissial donnant sur la cour, au 16 rue Pouteau, tout en haut de l'escalier), après avoir compté les tuyaux de façade de l’orgue magnifique (au nombre de 91), je tentais de saisir les mots de l’homélie que prononçait le Père BEAL (le même que celui des putains de Saint Nizier, d’ULLA et de ses collègues de travail, quelques années plus tard).

 

 

Je suis cependant resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Mais la réverbération des sons jouait des tours à la clarté du saint message. Elle faisait parvenir à mon oreille – depuis longtemps encline à la musique –  une espèce de magma sonore qui me plaisait beaucoup et qui, rétrospectivement et par analogie, me fait penser à ces images conçues par ordinateur, donnant à percevoir une forme précise, mais seulement après juste accommodation. Mon oreille adorait rester dans le flou de la perception approximative, comme l'oeil normal devant l'assemblage énigmatique de l'image avant l'accommodation.

 

 

Comment expliquer ce que j’entendais ? Me parvenait une sorte de pâte onctueuse et profondément spatiale, où le sens exact des mots se perdait tant soit peu dans les ricochets des sons sur les voûtes, comme le goût du champignon dans la sauce forestière : tu ne le sens pas, mais tu sais que, s’il n’était pas là, il manquerait.

 

 

Je suis resté BRASSENS. Qu'on n'attende pas de moi d'autre déclaration.

 

 

 

 

Dans mes derniers temps de fréquentation des confessionnaux et des églises (j’allais sur mes dix-sept ans), l’unique raison de ma présence dans le lieu sacré était mon espoir de perdre le sens des mots du prêtre dans une sorte de jus auditif, dont l’espace architecturé de Saint-Polycarpe se chargeait de fournir à mon oreille la mixture musicale. J’étais mûr pour accueillir les Cinq Rechants d’OLIVIER MESSIAEN. J’étais mûr pour des expériences musicales d’avant-garde. Je n’y ai pas manqué.

 

 

A moi, les Quatre études chorégraphiques de MAURICE OHANA. A moi, les Huit inventions de KABELAC, par Les Percussions de Strasbourg. A moi, d’IVO MALEC, Sigma, Cantate pour elle, Dahovi, Miniatures pour Lewis Carroll. A moi, Epervier de ta faiblesse, de STIBILJ, sur un poème d’HENRI MICHAUX, Alternances, de SHINOARA, Signalement, de SCHAT. Les trois disques (Philips, collection "Prospective 21ème siècle") ont reçu le Grand Prix International du Disque de l'Académie Charles Cros). J'indiquerai les numéros à qui les demandera, promis.

 

 

Malgré tout ça, je suis resté BRASSENS. On n'obtiendra pas de moi d'autre déclaration.

 

 

JE ME SUIS FAIT TOUT PETIT

(même les sous-titres espagnols sont à croquer,

d'ailleurs, PACO IBANEZ chante BRASSENS à la perfection,

écoutez donc sa "Mala Reputacion")

 

Tout ça, n’est-ce pas, ça vous forme une oreille. Ou bien ça vous la déforme. C’est aussi une possibilité à envisager. C’est vrai que, quand tu es jeune, tu as surtout envie de « vivre avec ton temps ». Mais « vivre avec son temps », c’est un stéréotype qui devrait à ce titre être banni des esprits, et passible d’amendes extraordinaires devant un tribunal. Ben oui, quoi, c'est de l'ordre du « générationnel ».

 

 

C’est ainsi que j’ai été diverti, converti, reconverti : je suis passé directement de la foi catholique au free jazz. Et à tout ce qui se faisait de mieux (= de plus inaudible), en matière de musique contemporaine.

 

 

Mais ça ne m’a pas empêché de rester BRASSENS. Je n'ai rien d'autre à déclarer, monsieur le délicieux Commissaire du Peuple.

 

 

TRES BELLE VERSION DES COPAINS D'ABORD

DANS LA SALLE, ON APERCOIT FUGITIVEMENT

RAYMOND DEVOS, RENE FALLET...

 

 

Hélas, je n'étais pas dans la salle de Bobino, en ce jour de 1972. Je conseille aux vrais amateurs d'écouter AUSSI les trois dernières minutes, pour bien se mettre dans l'ambiance incroyable de la salle. TONTON GEORGES est là, avec un visage qui change d'expression à chaque seconde : il est fatigué, il a envie de s'en aller, mais il n'ose pas. Par politesse, peut-être ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.