mardi, 16 avril 2013
WILHELM MEISTER DE GOETHE 3/3
ON EST PEU DE CHOSE
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Dans le Christmas pudding (un étouffe-chrétien de première bourre) que représente Wilhelm Meister, le sommet de l’indigeste est atteint à la fin, dans les 400 pages des Années de Voyage, qui consistent pour une bonne part en discours sur la bonne administration des communautés humaines, que ce soit dans la vieille Europe ou dans les terres sauvages, vierges et futures de l’Amérique. On a l’impression, aux personnages sentencieux qui prononcent ces discours interminables, de voir à vue d’œil pousser d’interminables barbes de prophètes déjà grisonnants à la naissance.
Je suis injuste : on trouve aussi dans ces trois derniers chapitres un manuel technique complet sur l’art du filage et du tissage du coton. Il fallait que cette importante précision fût apportée, pour montrer le caractère résolument objectif et dépassionné de mes propos sur le livre de Goethe.
Cette humanité régénérée est saine, disciplinée. Tout le monde vit dans un bonheur raisonnable et mesuré. Chacun est à sa place et sait ce qu’il a à faire. Quand Wilhelm laisse son fils Félix (qu’il a eu de Marianne, tiens, j’ai oublié d’en parler) aux mains d’une communauté éducative, il observe que les enfants, suivant leur état d’avancement, se mettent, quand un étranger approche, au garde-à-vous les uns regardant le sol, les autres regardant le ciel, et les derniers regardant … (je ne sais plus). Il faut savoir que ce sont des symboles. Si vous voulez l’explication, je vous laisse aller voir. Tout ce que font les gens a été pensé en fonction du but recherché.
J’avais, dans le temps, fait une brève irruption dans la Communauté de l’Arche, quelque part au fond des Cévennes : j’ai retrouvé chez Goethe l’impression que m’avait laissée cette visite. Et ayant un temps côtoyé des gens appartenant au mouvement de l’ « anthroposophie », je ne m’étonne plus que Rudolf Steiner, le fondateur de la secte, ait été à ce point imprégné de l’esprit de Goethe qu’il a appelé son institution "Goetheanum" (Dornach, Suisse).
LE PARTRIARCHE DE L'ARCHE, LANZA DEL VASTO (MODERNE WILHELM MEISTER ?), EN 1976, SOUS BONNE SURVEILLANCE
(photo parue dans Le Mouna frères, alias Mouna Dupont, alias Aguigui Mouna)
Je ne veux pas dire trop de mal de Rudolf Steiner, car il fut un esprit très vaste, aux centres d’intérêt multiples (par exemple inventeur de l’agriculture biodynamique, cf. l’école de Beaujeu, dans le Beaujolais, de Victor et Suzanne Michon), et fut sans doute sincèrement préoccupé du bonheur de l’humanité.
Je dois dire, cependant, que le seul contact que j’ai eu avec sa pensée fut un livre étrange où il parlait des "sept corps" de l’homme (sur l'Coran d'La Mecque, j'te jure qu'c'est vrai, même que ça finissait par le corps astral, enfin je crois me souvenir), et où les caractères d’imprimerie grossissaient à mesure qu’on allait vers le milieu, pour décroître ensuite jusqu’à la fin. Pour évaluer l'apport de Rudolf Steiner à l'humanité, comme dirait Charolles, l'ineffable inspecteur de l’immortel commissaire Bougret : « Ben patron, comme indice, c’est plutôt maigre ». Je m'abstiendrai donc de gloser davantage.
J’ai bien essayé de mettre le nez dans le Traité des couleurs de Goethe lui-même, mais il m’a très vite fait mal à l’ongle incarné sur lequel il est tombé au bout de six minutes vingt-deux. Vous direz que je n’avais qu’à pas, et vous aurez raison.
Pour finir sur Goethe romancier, je dirai ceci : son Werther doit être considéré comme une erreur de jeunesse, car il ne ressemble en rien au personnage dans lequel il a fini, adulé des masses et ami des puissants. Les Affinités électives ? Pourquoi pas ? Mais avec cette faiblesse insigne de concevoir des personnages comme des corps chimiques qui, en présence d’autres corps, réagissent en fonction de leur nature et non de leurs désirs. C’est important : le désir de Julien Sorel pour Madame de Raynal modifie Madame de Raynal elle-même et, ce faisant, conduit le roman de façon décisive.
C’est peut-être finalement ce qui me rebute le plus dans les romans de Goethe : la place du désir agissant. Pour lui, le désir n'a guère d'existence face à la nature de chaque être : chacun doit se mettre à l'écoute de ce qui vient de ses profondeurs et, guidé par un maître soucieux de laisser parler cette nature profonde, trouver lui-même sa voie. Pour Goethe, le désir détruit la nature.
Pour Goethe, le désir est une menace et, comme tel, il doit être muselé et sévèrement tenu en bride par la raison. C’est pourquoi ses personnages ne vivent pas. Certes, Werther vit une passion, mais comme c’est une impasse sociale, il en meurt. Et pour Goethe, la mort de Werther finira par être une bonne chose.
Dans ses deux autres romans, il aura soin de placer le désir dans le carcan sévère des convenances de la raison et de l’équilibre social, qui doivent être les objectifs de toute société humaine. Ce qui est effrayant, dans les romans de Goethe, c’est cette obsession de la mesure et de l’équilibre : il s'agit de gérer la vie humaine, individuelle et collective, "en bon père de famille".
C’est finalement insupportable, ces personnages de Wilhelm Meister, tous pris dans la carapace de leur absence de désir vrai. Goethe, s'il avait vécu aujourd'hui, aurait peut-être (restons prudent) embrassé les carrières de la comptabilité et de la gestion.
La littérature romanesque de Goethe est celle d’un administrateur de l’humanité, froid et rationnel, dont l’œil est celui du gestionnaire soucieux d’optimiser le rapport entre le risque et le bénéfice, entre la colonne des recettes et la colonne des dépenses. Et la seule solution qu’il envisage pour résoudre l’équation est de couper les couilles au désir. Eh bien, à mon avis, sauf son respect, Goethe romancier peut aller se faire foutre.
Pour mon compte, je vote sans barguigner pour Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. C'est sûr qu'il souffre beaucoup, qu'il échoue beaucoup, qu'il n'est pas souvent heureux, mais bon dieu, que tout ce qu'il a écrit vit intensément, vibre dans l'air qui passe et vivifie celui qui lit, en comparaison ! Avec ses romans, Goethe a inventé l'inerte en littérature.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 08 mars 2013
LES "AFFINITES ELECTIVES" DE GOETHE
L'HOMME-TRONC, JOHN ECKARDT, DIT JOHNNY ECK
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L’autre irruption remarquable au château est celle de Lucienne, la propre fille de Charlotte. Sa caractéristique « chimique » principale est de mettre partout un bazar invraisemblable par le nombre et l’immédiateté de ses exigences et de ses caprices.
Toute la partie consacrée à son passage dévastateur regorge de dépenses, de cavalcades, d’animations : Lucienne est une tornade, qui va, par « générosité », tenter de guérir une jeune fille de sa mélancolie en la plongeant brutalement dans le bain d’une fête exubérante, qui manque de la rendre définitivement folle. Mais cet épisode est comme une parenthèse insérée dans l’action principale, Lucienne et son fiancé quittant tout aussi brutalement le château, suivis de toute leur troupe pour s’abattre comme un nuage de sauterelles sur le domaine d’un étourdi qui en a fait la proposition.
Un autre personnage est à mentionner : Courtier. A ce sujet, il faut préciser que les noms allemands ont été traduits en français, à tort ou à raison. Il ne me gênerait pas qu’Odile reste Ottilie, de même que Courtier pourrait sans mal garder son nom de Mittler. Le traducteur s’en explique : Mittler veut dire : « Qui est au milieu », dans le sens d’intermédiaire. Pourquoi n’avoir pas gardé « Mittler », en l’expliquant simplement en note ? Passons.
Courtier est donc présenté comme celui qui fait le lien entre les personnages, tour à tour messager et solutionneur de problèmes relationnels. On ne voit guère la nécessité de ce personnage, qui intervient assez régulièrement quand certaines relations se gâtent, mais qui ne résout pas grand-chose, en fin de compte.
Ça y est : Edouard veut divorcer pour épouser Odile et propose que Charlotte épouse le capitaine. Mais pour Charlotte, le mariage est sacré. Elle maîtrise la passion qui l’anime pour le capitaine qui, de son côté, semble enfouir la sienne sans trop de problèmes. Tous deux sont des "réalistes sociaux". D’autant que le comte, celui de la cour, trouve à l'officier un emploi bien plus en rapport avec ses compétences et aptitudes, avec avancement et émoluments en conséquence.
Le capitaine quitte donc l’éprouvette à peu près en même temps qu’Edouard qui, pour son compte, espère trouver la mort au combat, dans une des guerres (non nommée) qui se livrent alors. Il s’était auparavant retiré dans un petit domaine où il vivait seul, ayant promis d’enlever Odile si elle s’aventurait hors du château.
Mais Charlotte est enceinte. Elle met donc au monde un garçon qu'elle appelle Othon (prénom de son mari et de son "amant"), et dont Odile s’occupe fidèlement, comme une seconde mère. Edouard est revenu vivant de la guerre, couvert de gloire, et installé de nouveau dans son petit domaine, où Courtier lui rend visite. Il n’a pas perdu l’espoir de refaire sa vie avec Odile.
Les choses se précipitent lorsqu’il envoie Courtier en ambassade auprès de Charlotte. Lui-même attend son signal. Mais Charlotte est absente, et Odile se promène avec le petit Othon, avec un livre qui la passionne : au pied d’un arbre, elle oublie le temps qui passe. Edouard se trouve bientôt là : les amants s’étreignent. Mais le soir tombe, il est temps de ramener le bébé au château. Quand elle voit la distance, Odile se dit qu’elle gagnera du temps en traversant l’étang en barque. Une fausse manœuvre, l’enfant tombe à l’eau. Le temps de le récupérer, il ne respire plus, malgré tous les soins qui lui sont bientôt prodigués.
L’enfant du « double péché » une fois dans son cercueil, le quatuor du début se reconstitue, comme si l’on pouvait tout effacer des événements. Mais c’est évidemment impossible. Personne ne semble remarquer qu’Odile a cessé de s’alimenter. Quand sa servante vient prévenir qu’elle est au plus mal, il est trop tard. On l’enterre dans un cercueil à couvercle de verre, selon la volonté d’Edouard qui, de son côté, se consume de chagrin et ne tarde pas à la rejoindre.
Dans son introduction au roman, Bernard Groethuysen relève que Goethe a écrit son roman, contrairement au précédent (Werther), selon un schéma longuement composé et mûrement réfléchi, et que dans sa correspondance, le mot « schéma » ne cesse de revenir.
C’est ce qui me fait dire, contrairement à la note du Dictionnaire des œuvres, que ce roman n’est pas « triste ». Certes, il ne respire pas la joie de vivre, mais il prétend trop rendre compte de mécanismes « chimiques », s’agissant des interactions des sentiments humains, pour toucher vraiment le lecteur, je veux dire pour que celui-ci prenne part aux tourments des personnages.
Le parti pris qui consiste à rendre compte d’une expérience de laboratoire (narration détachée du « sentimental », mais dialogues tout aussi maîtrisés, dictés par les natures « chimiques » respectives des corps en présence), met le lecteur curieusement à distance. Il y a quelque chose d’abstrait et de théorique dans ce livre.
Mais tout aussi bizarrement, ce n’est pas suffisant pour dégoûter ou repousser le lecteur. C’est là qu’on pourrait parler d’une sorte d’alchimie étrange, qui fait que, sans s’identifier aux personnages, on est malgré tout très intéressé par cette histoire, au fur et à mesure qu’elle se construit.
Il y a là un paradoxe, mais que je n’ai pas très envie d’analyser pour en mettre au jour les ressorts secrets. Je laisse ça à des universitaires patentés, qui s’enorgueillissent de l’estampille « intellectuel authentique » que l’institution leur a imprimée au fer rouge sur la fesse gauche, estampille dont j'assure que ma propre fesse gauche est par bonheur exempte et vierge, malgré les racontars.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 07 mars 2013
LES "AFFINITES ELECTIVES" DE GOETHE
JAMES ELROY, MANCHOT PEUT-ÊTRE, MAIS PAS A LA TROMPETTE
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Dans la foulée de Werther, j’ai lu le roman qui vient après, dans le volume Pléiade. Les Affinités électives. C’est toujours de Goethe. Un curieux livre, à vrai dire, comme scindé en deux parties (deux « méthodes » plutôt) qui alternent avec assez de régularité.
D’un côté, les dialogues entre les principaux personnages, comme des propos de personnes guidées par la déesse Raison qui n’émettraient que des paroles dictées par leur nature profonde, jamais en colère ou en extase ; de l’autre, le récit d’un narrateur qui se serait mis dans la position de l’observateur neutre qui, dans un laboratoire, décrit minutieusement la façon dont des corps chimiques réagissent en présence des uns ou des autres.
On se rend compte, dès le 4ème chapitre de la 1ère partie, que tout ça est parfaitement concerté et volontaire de la part de Goethe. C’est le capitaine (dont il sera question plus loin) qui parle :
« Figurez-vous un certain A intimement uni avec un certain B, et qui n’en saurait être séparé par beaucoup de moyens, beaucoup d’efforts ; figurez-vous un C qui se comporte de même envers D ; mettez maintenant les deux couples en contact : A se jettera sur D et C sur B, sans qu’on puisse dire qui a quitté l’autre le premier, qui s’est réuni le premier à l’autre ».
Voilà le schéma de ce qu’on appelle en chimie les « affinités électives ». Voilà un roman relatant donc une sorte d’expérience de chimie, où les différentes réactions des corps chimiques entre eux sont transposées dans l’univers des relations humaines.
On a compris : les quatre personnages principaux du roman sont à considérer comme des corps chimiquement purs, que leur simple mise en présence d’autres corps fera réagir selon leur constitution propre – leur « nature » si l’on veut. Ce qui fait des Affinités électives un curieux roman, c’est qu’il se présente comme un roman "théorique". J’ajoute aussitôt que cela ne lui ôte rien de sa force.
Les deux personnages centraux du départ sont deux riches aristocrates, Edouard et Charlotte, qui ont enfin pu s’épouser après une première union malheureuse, mais qui les a laissés veufs tous les deux. Edouard a l’idée de faire venir au château son ami le capitaine, dont il n’a qu’à se louer, parce qu’il n’a pas d’emploi pour ses grandes qualités. Charlotte refuse cette irruption (à cause de sa crainte d'une réaction chimique intempestive, et c'est à raison, on le verra).
Mais elle a une nièce malheureuse, qui survit tant bien que mal dans une pension où elle a placé sa propre fille (du premier mariage). Le sort du capitaine et celui d’Odile (Ottilie) ne tardent pas à être mis en parallèle, d’où la tirade ci-dessus citée. Edouard est celui qui traduit la théorie chimique en termes de relations humaines :
« Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car je ne dépends que de toi seule et je te suis comme B suit l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, cette fois, me soustrait quelque peu à toi. Or il est juste que, si tu ne veux pas te dissoudre dans le vague, on te trouve un D, et c’est, sans aucun doute, la gente demoiselle Odile, à la venu de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps ».
La symétrie veut que la venue de l’ami d’Edouard appelle celle d’une amie pour Charlotte. Rien là que de très naturel, n’est-ce pas, même si les A, B, etc. ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Odile est donc invitée à venir vivre au château.
L’étonnant est que les activités des uns et des autres ne cessent d’être conduites avec le plus grand naturel : aussi surprenant que cela paraisse, ceci n’est nullement un roman où les personnages agissent selon leurs « sentiments », mais en vertu de l'essence qui les constitue : c'est un roman « scientifique ». Pas de débats intérieurs, pas de tourments psychologiques, pas d'hésitations douloureuses sur la marche à suivre.
Au capitaine est dévolue l’architecturation du parc et des jardins, qui étaient le domaine de Charlotte. Quant à Odile, elle ne tarde pas à se comporter en maîtresse de maison vigilante et avisée.
Et ce ne sont donc pas les sentiments qui vont progressivement pousser Charlotte vers le capitaine et Edouard vers Odile, qu’on se le dise, ce sont les affinités, en quelque sorte, qui les constituent par nature. Comme si la volonté ou le désir de chacun des personnages n’était pour rien dans l’affaire, mais que l’activité à laquelle ils se destinaient spontanément jouait de l’extérieur le rôle des sentiments, en vue du rapprochement ou de l’éloignement. Une sorte de « destin », quoi.
Le château est donc comparable à une gigantesque éprouvette de chimiste. Cette idée bizarre n’empêche pas le livre de tenir solidement debout. Chaque fois qu’une personne arrive de l’extérieur, l’équilibre des corps dans l’éprouvette s’en trouve modifié. Ainsi par exemple avec « le comte et la baronne », qui viennent de la cour, mais dont le statut est bancal : ils ne sont divorcés ni l’un ni l’autre, et cette situation bâtarde va introduire un ferment centrifuge de désordre, voire de désagrégation, dans le château.
Car la passion est déclarée entre Edouard et Odile, comme entre Charlotte et le capitaine. Elle a « couvé » longtemps, sans que les acteurs en prennent conscience, comme une force installée en eux, mais en dehors de leur volonté. Un soir, le comte demande à Edouard qu’il le conduise à la chambre de la baronne, ce qu’il fait bien volontiers. Arrivé dans l’aile des femmes, puis seul dans le corridor, il a l’idée de rejoindre sa femme. Ils passent la nuit ensemble, mais en pensant, dans l’obscurité, lui à Odile, elle au capitaine.
C’est l’idée spectaculaire du livre, l’idée du « double adultère », qui fit scandale à l’époque. En faisant l’amour ensemble ce soir-là, le mari comme la femme « trompe » l’autre avec l’objet de sa passion. Il en naîtra comme de juste un enfant à la « double ressemblance », qui aura nettement les yeux particuliers d’Odile et la « conformation » du capitaine. Et le prénom qui lui sera donné – Othon – est comme par hasard celui d’Edouard, en même temps que celui du capitaine.
Cette idée de « double adultère », peut-être théorique et simpliste, est d’une force extraordinaire. J'ai pensé à ce film (lequel ?) où Michel Simon, marié à une très jolie femme dont il est très amoureux, parcourt avec elle églises et musées italiens pour qu'elle se perde en contemplation devant les Madones de Filippo Lippi, Giovanni Bellini et Botticcelli, avec la ferme croyance qu'au moins, l'enfant qu'elle porte ne lui ressemblera pas, à lui.
Oui, l'idée est simpliste et fausse, mais c'est une idée éminemment "littéraire".
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 06 mars 2013
LE WERTHER DE GOETHE
GRACE MAC DANIEL ET SON FILS
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Une légende tenace veut qu’après la parution des Souffrances du jeune Werther, œuvre célébrissime de Wolfgang Goethe, l’Allemagne ait connu une vague de suicides par amour de jeunes gens ou jeunes filles qui s’identifiaient par trop au malheur du héros. J’avoue que je n’ai pas cherché à savoir si la légende est fondée en réalité. Quoi qu’il en soit, je n’avais jamais lu l’œuvre. Je la connaissais par Massenet interposé (« Pourquoi me réveiller au souffle du printemps ? »). Je ne l’avais pas lue. J’ai réparé cet oubli.
Eh bien je vais vous dire : pas de quoi se réveiller la nuit. Enfin, je devrais plutôt dire : pas de quoi s’identifier à Werther aujourd’hui. Question d’époque, forcément. L’ouvrage est d’une grande brièveté (120 pages "Pléiade"), l’histoire est angéliquement simple, et pour une raison elle-même très simple : le livre a été écrit d’un seul jet, en quatre semaines. C’est Goethe qui le dit.
Il dira aussi, beaucoup plus tard dans sa vie, qu'il ne comprend pas comment il a pu l'écrire : il ne le reconnaît plus pour sien.Une sorte de « lâcher de barrage », un « péché de jeunesse », quoi, si j’ose le dire ainsi. Comme s'il avait ôté la bonde (vous savez : « Et plus j'lâche la bonde à mon émoi, Et plus les copains s'amusent de moi », Le Fossoyeur, de Tonton Georges).
De quoi s'agit-il ? Un jeune homme brillant et cultivé, issu d’une famille bourgeoise, promis à une belle carrière dans la diplomatie, « prend des vacances » (il y va avec la ferme intention de ne rien faire de concret, mais de se laisser vivre, je veux dire qu'il s'est mis disponible, ce qui veut dire « dans l'attente de donner une direction à sa vie », c'est moi qui le dis) dans un coin d’une campagne charmante. Le livre commence sur des louanges à la bienheureuse et bienfaisante Nature. On se croirait, pour un peu, chez Jean-Jacques Rousseau, dans les Rêveries du promeneur solitaire. On n'est pas contre.
Il fait la connaissance de la jeune Charlotte, fille du « Bailli », orpheline de mère, aînée et donc responsable d’une imposante fratrie. Il sent bientôt qu’une mystérieuse harmonie met leurs âmes en correspondance. Hélas, elle est promise à Albert, et comme il a un tant soit peu de sens de l’honneur, il ne pense à aucun moment à remettre cette promesse en question.
Et puis, quand Albert revient au village, qu’il est clairement établi que Charlotte n’est pas pour lui et qu’elle-même adhère au projet de mariage, la vie ne tarde pas à devenir pour lui pénible à supporter. Il tente bien de s’éloigner et se fait nommer assistant d’un ambassadeur.
Mais très vite, il se rend compte qu’il n’est pas fait pour les convenances sociales et la bienséance hiérarchique qui consisterait pour lui à ne pas mélanger sa roture à la noblesse aristocratique (il est, qu’on se le dise, sans préjugés de classe). De plus, il est en très mauvais termes avec l’ambassadeur. Il démissionne donc et retourne au village, où il retrouve Charlotte et Albert mariés.
Ayant tiré un trait sur l’amour qu’il éprouve pour Charlotte, ayant jugé que la « carrière » diplomatique et sociale était pour lui une impasse, dès lors qu’il se refusait à entrer dans le jeu des impostures, il se retrouve devant un mur existentiel. Ce qui le soutient encore, c’est l’espoir que lui laissent entrevoir certains flux d’empathie (d’amour ?) qui lui parviennent de Charlotte.
Un dernier tête-à-tête avec Charlotte, intense et désespéré, le décide à en finir. Comme il entre inopinément chez elle, affolée, elle voudrait convoquer de la compagnie, des témoins, mais se retrouve finalement seule avec Werther. Cette scène est étrange : elle lui demande de lire ce qu'il a traduit des poésies d'Ossian, le célébrissime (à l'époque) mais fictif barde écossais (c'est en fait Mac Pherson, le prétendu traducteur, l'auteur des poésies).
Il s'exécute. Ossian, fils de Fingal (cf. La Grotte de Fingal, de Mendelssohn), est donc censé avoir écrit au IIIème siècle ces chants de guerre et d'amour d'un pays de brume et de rochers. Le texte résonne profondément dans le coeur des deux jeunes gens, Charlotte pleure, puis le prie de continuer :
« Pourquoi m'éveilles-tu, souffle du printemps ? Tu me caresses et dis : "Versant des gouttes célestes, j'apporte la rosée" ; mais le temps de ma flétrissure est proche ; proche est l'orage qui abattra mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m'a vu dans ma beauté ; son oeil me cherchera tout autour dans les champs, il me cherchera, et ne me trouvera point ».
Les dernières paroles sont évidemment lourdes de sens. Emue au plus profond d'elle-même, elle se laisse aller entre ses bras, puis se ressaisit : « Et puis, jetant sur le malheureux un regard plein d'amour, elle courut dans la chambre voisine, et s'y enferma ». Il s'éloigne. Il a emprunté à Albert ses pistolets, en vue du « voyage » annoncé. Quand elle apprend la mort de Werther, Charlotte s’évanouit aux pieds d’Albert. C’est un aveu ?
Le plus étonnant de l’histoire, c’est l’impression d’évidence qui s’en dégage. Je parlais de « lâcher de barrage ». L’image est sans doute très impropre, peu pertinente. Mais je n’arrive pas à traduire autrement cette impression d’évidence. Pour dire la même chose autrement, je parlerais volontiers de « pureté de la ligne » qui conduit le récit.
Il y a de ça : certes, il y a un trio (Werther-Charlotte-Albert), mais il se ramène à Werther seul, face à son amour impossible pour Charlotte, du fait de l’existence d’Albert. Car il n'y a pas de trio : il ne faut pas oublier que le récit passe principalement par les lettres que Werther adresse à Wilhelm. Le « je » du narrateur occupe toute la place, et le monde est vu à travers lui.
Le livre se répartit en deux « livres » de taille inégale, car le deuxième s’interrompt pour laisser parler « l’éditeur », dès que les « renseignements écrits de sa propre main » par Werther ne suffisent plus, et qu’il est obligé de les suppléer (v. trans.) par des « récits ».
Je parle de « pureté de la ligne », je pourrais dire que le récit suit carrément une trajectoire rectiligne, et que Werther (excepté la parenthèse mondaine à l’ambassade) passe, selon un mouvement presque rectiligne, du bonheur le plus parfait dans la nature et parmi les gens simples de la campagne, au sentiment de l’amour, puis à la perception de son impossibilité, puis à la certitude que sans cet amour, il ne peut plus envisager d'avenir pour son existence, ce qui le conduit à en tirer la conclusion logique. La gradation est permanente et régulière.
Je ne dis pas que le livre ne touche pas le lecteur. Au contraire, par la magie du « je », celui-ci voit le monde, ressent les choses, leur succession, les péripéties par les yeux et les sens mêmes du narrateur. Je ne saurais dire à quel moment cette identification cesse de fonctionner. Est-ce quand il perçoit comme idiote la soumission de Werther à l’idée que Charlotte doit épouser Albert ? Ne pourrait-il pas enfreindre, se dirait-on, aujourd’hui où l’infraction est quotidienne et banale ? C’est peut-être l’impureté de ce sentiment interdit de Werther pour une fille déjà pr(om)ise qui constitue cette infraction qui le condamne. Allez, c’est parti pour l’exégèse, l’herméneutique et l’interprétation. Il est temps que je m’arrête.
Je ne suis pas mécontent d’avoir fait cette lecture. Sans doute une référence, certainement pas un phare littéraire universel. Je suis désolé.
Voilà ce que je dis, moi.
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