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mercredi, 21 mai 2014

HENRI GODARD ET CELINE

CELINE LE PESTIFÉRÉ

 

Henri Godard n’a pas eu de chance dans la vie. Etudiant en Lettres, il aurait pu tomber sur les sonnets de Louise Labé, la poésie de Jean-Baptiste Rousseau ou les œuvres de Jean-Baptiste Gresset. Autrement dit, des sujets pépères, tranquilles, sans risque. Mais non, à vingt ans, la marmite de potion magique dans laquelle il se précipite n’est autre que celle des écrits de Louis-Ferdinand Céline.

 

Et pas n’importe quel titre. Tout de suite c’est D’un Château l’autre. Toute de suite l'essentiel. Vous savez, le bouquin où le pestiféré raconte Sigmaringen (qu'il orthographie « Siegmaringen » par dérision), Pétain fini. Accessoirement, le bébé Philippe Druillet (il raconte ça dans son récent Délirium) y a été soigné par le docteur Destouches (= Céline), parce que son nazi de père s'y était aussi réfugié. 

 

On est alors en 1957. Godard a vingt ans. Résultat, quand, en 2011, Henri Godard propose le nom de Céline et qu’une main administrative, ne voyant aucun obstacle à la chose, inscrit ce nom parmi les célébrations culturelles nationales prévues (c'est alors le cinquantenaire de sa mort), monsieur Serge Klarsfeld, brandissant l'étendard de la « lutte contre l'antisémitisme », obtient en deux jours de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la culture, qu’il le raie d’un trait de plume. Rien que le nom de Céline est honni des juifs. Henri Godard n’a pas de chance. Qu'on se le dise : monsieur Serge Klarsfeld est au nombre de ceux qui font la police de la pensée.

 

Remarquez, ça finira par devenir une habitude chez les amateurs de pestiférés : tout récemment, une vente aux enchères d’objets nazis n’a-t-elle pas été interdite par le conseil des ventes, sur recommandation d’Aurélie Filipetti, ministre de la culture, elle-même interpellée par le vice-président du « Conseil Représentatif des Institutions Juives de France » (Crif), monsieur Jonathan Arfi qui, la vente étant tout à fait légale, se référait à des « valeurs morales ».

 

Rebelote et censure identique il y a quelques jours, mais cette fois à la demande du responsable d’un « Comité de vigilance contre l’antisémitisme » ! Aux chiottes la légalité ! Vive les « valeurs morales » ! Celles qui sont du bon côté, évidemment ! Ah mais ! Quand on met ces choses bout à bout, ça finit par faire beaucoup. En période d'Inquisition, tout le monde ouvre le parapluie (« barabli », comme on dit en alsacien). 

 

Il ne me viendrait pas à l’idée de me porter acquéreur d’un objet au motif qu’il porte une croix gammée. Il faut être un brin azimuté pour aimer ça. Mais l’idée d'interdire aux amateurs confits dans le culte nostalgique du troisième Reich de satisfaire leur goût bizarre ne peut, à mon avis, germer que dans des cerveaux aussi malades que ceux-ci. Il faut déjà être vigoureusement cintré de la voûte pour avoir l'idée de créer quelque « comité de vigilance » pour protéger les juifs en France aujourd'hui ! Vive la paranoïa au pouvoir ! Pour être une bonne victime, il faut le crier le plus fort possible.

 

C’est fou quand on pense au nombre de cinglés/victimes qui ont comme principale raison de vivre (dont ils ont fait une raison sociale : « les associations ») de passer leur temps à scruter les mouvements de leurs ennemis (les réacs, les fachos), de pousser les hauts cris dès qu’ils voient le plumet d’un cimier s’agiter au vent et d’appeler les autorités, au nom du Code Pénal et de la Morale, à faire peser la griffe de la Loi (ou plutôt des gens au pouvoir) sur les téméraires qui osent les défier.

 

Dieudonné est une autre victime récente de cette folie punitive. Je ne cultive aucunement le Dieudonné, ni en pot ni en plein champ, mais ces fulminations haineuses me laissent ahuri et pantois (au fait, quelqu'un a-t-il des nouvelles de la "quenelle" ?). C'est à se demander de quel côté est le Bien, de quel côté le Mal.

 

Qu’on se le dise, les flics des brigades « ANTI- » (anti-islamophobes, anti-homophobes, anti-antisémites, anti-sexistes, anti-fascistes, etc.) n’ont pas les yeux qui se croisent les bras, ils veillent de toutes leurs antennes et montent au créneau comme un seul homme à la moindre alerte. Et les autorités n’ont rien de plus pressé que de céder à leurs demandes, faites en l’occurrence au nom de la mémoire de l’Holocauste.

 

Henri Godard était bien gentil, finalement, en ne dénonçant, en 2011, qu’ « une forme de censure ». Je doute quant à moi que cette vigilance chatouilleuse et que cette intolérance exacerbée soient d’une quelconque efficacité contre une montée éventuelle du racisme et de l’antisémitisme. Je ferme la parenthèse.

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S’intéresser à un pestiféré comme Céline comme l’a fait Henri Godard, c’est aimer vivre dangereusement. Roland Thévenet (un homme exaspérant et carrément indispensable) en a fait l’expérience, mais lui, c’était à propos de Henri Béraud, autre pestiféré de la Libération, injustement accusé de « collaboration », condamné à mort, gracié in extremis, que je ne place pas – littérairement, s’entend – au niveau de l’auteur de Voyage au bout de la nuit. Alors que le génie de Céline brille dans la collection Pléiade, le talent indéniable de Béraud croupit dans les oubliettes de l’histoire.

 

LIVRE HENRI GODARD BIOGRAPHIE.jpgDire que Henri Godard a consacré sa vie à Céline serait exagéré, mais enfin, il ne dira pas que l’auteur n’a pas occupé une place centrale dans son travail universitaire. J’ai lu, lorsqu’elle a paru, la biographie (ci-contre) qu’il lui a consacrée (Gallimard, 2011) : c’est juste excellent. Je conseille à tous ceux qui sont curieux de savoir à quoi s’en tenir cette lecture roborative, rigoureuse, et même intransigeante avec Céline lui-même. 

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Et puis je viens de lire A Travers Céline, la littérature (Gallimard, 2014). Le propos est évidemment tout autre. Henri Godard y raconte comment Céline est devenu inséparable de son parcours personnel. C’est là qu’il raconte la stupéfaction qui fut la sienne à la lecture de D’un Château l’autre (en 1957). Une stupéfaction du Tonnerre de Dieu. Je sais, pour l’avoir vécu, que certaines lectures, faites à un moment décisif, peuvent faire bifurquer une trajectoire individuelle. Ici, Godard peut dire que D'un Château l'autre a décidé de l’orientation de son existence.

 

Godard n’hésite pas à intituler son premier chapitre « Coup de foudre ». Il n’y a aucune raison de douter que c’en fut un véritable. Quand ça vous arrive à vingt ans, ça ne pardonne pas. Mais il raconte aussi comment, dix ans plus tard, il reçut un choc aussi violent en découvrant par le menu la substance de Bagatelles pour un massacre, long pamphlet de 1937 débordant d’une stupéfiante rage antisémite. Il compte le nombre d’occurrences du mot « juif » : « A eux tous, ils ne surgissaient pas moins de trente-sept fois en à peine quatre pages » (p. 75).

 

J’ai mis le nez dans les Bagatelles … Eh bien honnêtement, je trouve surtout que c’est de la bien mauvaise littérature. Et puis c’est quoi, ces arguments de « ballets-mimes » dont le bouquin est parsemé ? Je sais bien que Lucette Almanzor-Destouches, son épouse, était danseuse, et qu’elle donnait des cours dans la maison de Meudon, mais je ne vois pas bien l’intérêt, sauf le fait que la traduction en mots des ambiances et des mouvements des danseurs prend un aspect ridicule. Je n'y peux rien. Disons-le, Bagatelles ... m'est tombé des mains.

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Alors je comprends bien que Henri Godard se soit senti tiraillé : d’un côté neuf chefs d’œuvre de la littérature française ; de l’autre la traînée d’immondices que le grand écrivain a incontestablement laissée derrière lui. Est-ce que celle-ci est une raison d’occulter ceux-là ? Je dis que non. Il faut savoir ce que l’on regarde. Et ce qu'on garde. Et regarder ce qui en vaut la peine. Appelons cela un clivage si vous voulez.

 

Je pense à Jean Richepin et à ses « Oiseaux de passage », que Georges Brassens a mis en musique : « Ce qui vient d’eux à vous, c’est leur fiente ». Voilà : les pamphlets sont à considérer comme autant de déjections excrétées de l’anus de Céline. Sans aller jusqu’à appeler « fouille-merde » les horrifiés et les scandalisés qui répugnent à Céline dans son ensemble au seul motif de ses pamphlets antisémites, j’ai envie de percevoir dans l'affichage de ce dégoût un prétexte à justifier une médiocrité de béotien. Le béotien est une figure de la bêtise. Et une bonne conscience à bon compte. Et le conformisme qui tient compagnie à la lâcheté.

 

Si j'écrivais, des lecteurs aussi fatigués, aussi paresseux, je n'en voudrais à aucun prix ! Et ne parlons pas de la mauvaise foi et de l'hypocrisie.

 

De toute façon, je garde cette idée formidable de Henri Godard, qui dit quelque part que Céline écrit pour mettre celui qui ouvre son bouquin au défi de le lire et, quand il l'a ouvert, d'aller au bout de sa lecture. Pas de meilleure définition de l'œuvre : Céline écrit à rebrousse-poil de son lecteur. 

 

Le tigre de la provocation est tapi dans le moteur profond des ténèbres de l'écriture de Louis-Ferdinand Céline.

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

Je mentionne pour mémoire La Mort de L.-F. Céline, l'excellent petit livre, beaucoup plus militant, que Dominique de Roux avait consacré à Céline, après avoir été le maître d'œuvre, me semble-t-il, de deux Cahiers de l'Herne qu'il avait élevés à son grand homme.

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mardi, 18 février 2014

DELIRIUM, DE PHILIPPE DRUILLET (2/4)

Bon, j’avais commencé à parler de Philippe Druillet, je crois. Qui avait commencé dans la Bande Dessinée, mais qui, après avoir fait « exploser les codes » (comme il est de bon ton de dire), a touché à divers domaines connexes, et même étrangers à l’univers des vignettes, des planches et des bulles (« phylactères », par abus de langage mais pour montrer qu’on est « initié », quoique les phylactères soient tout de même autre chose).

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EN VOILÀ UN, DE PHYLACTERE, UN VRAI. ALBRECHT DÜRER Y A PEINT (EN 1508) : NE M'OUBLIE PAS ("UN PETIT FORGET ME NOT POUR MON ONCLE MARTIN, UN PETIT VERGISS MEIN NICHT POUR MON ONCLE GASTON, PAUVRE AMI DES TOMMIES, PAUVRE AMI DES TEUTONS", IL Y AVAIT LONGTEMPS QUE JE N'AVAIS PAS CITÉ GEORGES BRASSENS).

Par exemple, après avoir fait de la photo, il a travaillé un temps pour la cristallerie Daum, à concevoir des sculptures portant fièrement sa griffe. Avec succès, semble-t-il. Il se trouve que Daum ne m’est pas tout à fait étranger, puisqu’il m’est arrivé de « craquer » pour un objet produit par la maison, quand je voulais faire un joli cadeau. Il est vrai que pour certains objets, il est nécessaire de se mettre à plusieurs porte-monnaie, car la courbe des prix (comme celle du chômage) a vite tendance à se perdre du côté de l’infini.

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ÇA, C'EST LE PAPILLON SCULPTÉ PAR UNE ARTISTE JAPONAISE POUR LA MAISON DAUM. ADMIRONS SA FAÇON D'ATTRAPER LA LUMIERE.

Druillet n’est pas le seul à avoir migré de la BD vers autre chose. Quoi qu’on dise, la BD reste fondamentalement un art mineur, et la très estimable ambition de gens comme Philippe Druillet ou Enki Bilal de lui donner des lettres de noblesse comparables aux œuvres picturales consacrées par leur suspension aux cimaises des musées, exige qu’ils quittent l’univers des histoires racontées en images pour des disciplines plus traditionnelles, plus dignes, plus reconnues. Ce n'est pas ma faute si la BD est confinée dans des "musées" spécialisés.

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"GUERRIER", ÉDITÉ PAR LA MAISON DAUM.

LÀ C'EST SÛR, ON RECONNAÎT LA PATTE DE PHILIPPE DRUILLET.

La preuve aussi, c’est que leurs BD étaient de moins en moins des BD. J’ai admiré le travail de Bilal, après sa somptueuse et époustouflante « Trilogie Nikopol » (La Foire aux immortels, La Femme piège, Froid équateur), mais ensuite, avec Le Sommeil du monstre, j’ai eu du mal. Quant à 32 décembre, (et son double Trente-deux décembre) j’ai été largué, et du coup, j’ai laissé Rendez-vous à Paris dans les bacs des librairies spécialisées.

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Mais il faut dire que Bilal, en compagnie du scénariste Pierre Christin (Valérian ...), avait commis auparavant ce radical chef d'œuvre absolu que constitue Partie de chasse qui, dès 1983, anticipe sur le délabrement prochain de l'Empire Soviétique. Partie de chasse ? Saisissant. Un monument historique de la Bande Dessinée moderne, qui ne me fait pas regretter d'avoir été longtemps un adepte de cet "art mineur". Philippe Druillet lui-même, dans son bouquin, s'insurge contre le fait que Pierre Christin, un génie pourtant du scénario de Bande Dessinée, n'ait jamais reçu le Grand Prix d'Angoulême. Entièrement d'accord.

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AH ! LE VASSILI ALEXANDROVITCH TCHEVTCHENKO INVENTÉ PAR PIERRE CHRISTIN POUR PARTIE DE CHASSE ! VOUS M'EN DIREZ DES NOUVELLES !

Druillet, quant à lui, a créé un personnage désormais célébrissime (parmi les amateurs) : Lone Sloane. J’ai marché avec assez d'enthousiasme dans la combine, et j’ai continué à suivre avec Vuzz,  Urm le fou et divers autres titres. Mais quand est sorti le premier volume de Salammbô, j’ai freiné des quatre fers.

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C'EST SÛR, DRUILLET POSSEDE UN SENS AIGU DES PROPORTIONS ET DE L'ARCHITECTURE MONUMENTALE

Je n’y peux rien, pour moi, la BD résulte d’un compromis, d’un équilibre entre d’une part la narration d’une histoire (un « scénario ») et d’autre part son découpage en autant d’images que l’auteur (l’ « artiste je veux bien, à la rigueur) le juge approprié. Pour dire les choses autrement, il ne faut pas confondre "art" et "art appliqué". Dit encore autrement, il ne faut pas confondre "œuvre d'art" et "objet d'art". Sans parler de l' "objet dard" (Marcel Duchamp, ci-dessous).

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Avec Salammbô, on dira ce qu’on voudra, je me retrouve face à des tableaux, certes magnifiques, mais en route, j’ai perdu la narration de l'histoire, et ce qui est plus grave, j’ai aussi perdu Flaubert. Une variante, en quelque sorte, de la double peine.

 

Mais un Flaubert qui, soit dit en passant, avec son respect maniaque de la langue, de la phrase, du rythme, du mot, n'envisageait pas une seconde qu'un illustrateur, quelque doué qu'il fût, osât poser dans les marges de ses récits les étrons de ses images (pardon pour le terme).  Je ne nie pas l’énormité, l’originalité, peut-être la beauté du travail, mais je n’entre pas dans l’édifice. J'admets que ce puisse être une infirmité. Mais en peignant les images splendides que le livre de Flaubert lui inspire, je n'aime pas du tout que Druillet se permette de venir piétiner et violer mon propre imaginaire.

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DRUILLET VOIT AINSI LA PREMIERE PAGE DE SALAMMBÔ. (VOUS SAVEZ : "C'ETAIT A MEGARA, FAUBOURG DE CARTHAGE, DANS LES JARDINS D'HAMILCAR..."). MOI JE DIS : POURQUOI PAS ?  ET JE REPONDS : "MAIS BON !".

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 17 février 2014

DELIRIUM, DE PHILIPPE DRUILLET (1/4)

Il n’y a pas que Balzac dans la vie. Il y a encore une vie après La Comédie humaine. La preuve, c’est que, tombé par hasard, dans une librairie de quartier, sur un drôle de livre, je n’ai fait ni une ni deux, je l’ai acheté. C’est 17€, aux éditions Les Arènes. Et ça vient de sortir.

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Entre parenthèses, une librairie de quartier, c’est formidable. Ce n’est pas comme l’ex-librairie Flammarion, rebaptisée Privat il y a quelques années, et qui vient de fermer ses portes (enfin, disons plutôt « rendre l’âme », et même de « passer l'arme à gauche ») sous le nom de Chapitre.com : un vrai crève-cœur. Le livre a déserté le centre-ville, si l'on excepte trois survivants et deux supermarchés.

 

C’est normal, me dira-t-on, un centre-ville conçu pour répondre à des critères de vraie modernité n’a pas besoin du livre, juste de parkings, de banques et de boutiques de sapes, avec des usines à mangeaille pour la pause entre deux magasins. Et suffisamment de points wifi pour que les passants n’aient pas à subir de déconnexion. Ce serait trop cruel de leur couper le cordon. Passons.

 

Philippe Druillet a donc écrit Délirium. Enfin, quand je dis « écrit », j’exagère. Si j’avais dit « craché », je serais plus près de la vérité. Qu’il l’ait fait dans l’oreille et devant le micro de David Alliot ne change rien à l’affaire : on ne peut pas dire que ce livre est « écrit ». Druillet semble avoir expulsé de lui tout ce qu’il raconte, un peu comme quand on vomit.

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Mais qui c’est, Druillet, au fait ? J’ai découvert son travail dans l’hebdomadaire de BD Pilote, que j’achetais fidèlement depuis qu’on y voyait les planches de Cabu, Gébé et toute la bande. Pour vous dire si ça remonte. J’aimais beaucoup aussi l’ambiance des recherches graphiques auxquelles Goscinny ouvrait les pages. Par exemple, qu'est devenue l'histoire de Jean Cyriaque ?

 

Je me rappelle aussi avec plaisir l’aventure sans lendemain de La Saga de Délicielmiel, tombée dans d’insondables oubliettes. Qui s’en souvient ? Mais je crois me souvenir que l'auteur se souciait peu de raconter une histoire un peu construite, et se contentait de beaux dessins formels. Goscinny ne dédaignait pas, parfois, de laisser l'expérimental s'exprimer.

 

Druillet a donc commencé comme dessinateur de BD, et j’avoue que les histoires de Lone Sloane m’avaient beaucoup impressionné à l’époque, moi qui ne suis pas fan d’Héroïc fantasy ou de Space Opéra. J’ai lu quelques romans de Howard Phillips (HP pour les intimes, comme HG va avec Wells et EP avec Jacobs) Lovecraft, mais j’étais insensible à son univers de créatures monstrueuses ou de dieux terribles faisant irruption dans notre pauvre et si prosaïque réalité. J'avoue cependant que c'était une littérature de genre très honnête et très bien fabriquée.

 

Je considérais cette littérature comme régressive, car empreinte d’un grand infantilisme, où de grands enfants jouent à se faire peur en allant chercher leur inspiration dans leurs fantasmes les plus archaïques, et les ramènent au jour, peut-être pour mettre un peu de piment dans les plats de leur vie ordinaire, dans laquelle ils s'ennuient, en recréant à partir de réminiscences les cauchemars qui hantèrent leurs premières années. 

 

De même, je suis hermétique à Elric le nécromancien, le « grand œuvre », paraît-il, de Michael Moorcock, que Druillet a mis en images avec Demuth. Ces diverses "écoles" ont produit autant de sectes que je me refuse à appeler littéraires, qui ne produisent la plupart du temps que des objets « à consommer de suite ».

 

Ce fantastique-là me semble très inférieur à celui qu’on trouve chez Gustav Meyrink (je garde juste La Nuit de Walpurgis et Le Golem) ou ETA Hoffmann, où c’est la vision subjective des choses par les yeux du personnage qui transforme la réalité au gré de ses fantasmes. Il me semble qu’être obligé de faire intervenir des principes extérieurs à l’homme pour susciter la terreur (ou autre chose) est un aveu de faiblesse technique du romancier. Cela fait un peu « deus ex machina », recette aussi vieille que le théâtre.

 

Créer un univers romanesque en partant d’un élément tiré du réel, élément que l’auteur développera ensuite selon une logique exclusivement interne, me semble infiniment supérieur à toutes les extravagances délirantes sorties du cerveau d’auteurs qui se prennent plus ou moins pour Dieu créateur de monde, et qui demandent donc à être diagnostiqués du syndrome de Peter Pan.

 

Le Cycle de Cyann, où François Bourgeon fait proliférer mille inventions autour du « Monde d'Ilô », est sûrement admirable de science du dessin et de la narration, mais vraiment, non : trop c'est trop. Plus la logique vient de l'intérieur de l'intrigue, plus le roman a des chances d'atteindre la puissance d'évocation qui fera sa force. De cela, je ne démords pas.

 

C’est la raison pour laquelle j’ai laissé tomber la science-fiction. Et pourtant j’en ai croqué, de la SF. J’ai beaucoup fréquenté, en particulier la collection « J’ai lu ». J’ai dévoré AE Van Vogt, et ses élucubrations sur le monde des Ā (non-aristotéliciens) et son héros, Gosseyn me semble-t-il, où j'ai appris le mot « parsec » qui me fait bien rire aujourd'hui ; Isaac Asimov et ses histoires de robots ; Philip K. Dick, Daniel Keyes, pour citer les premiers qui se présentent.

 

Comme dit Günter Anders quelque part dans L'Obsolescence de l'homme, la science-fiction est là pour convertir les naïfs, les rétifs et les sceptiques à la religion de l'innovation technique à perpétuité et de l'amélioration continuelle des performances, quelles qu'en soient l'utilité ou les nuisances.

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Rares sont les écrivains de SF ou de fantastique qui savent nous parler  du monde qui est le nôtre à travers les fables qu’ils inventent. Je me souviens à la rigueur de Norman Spinrad (Jack Barron et l’éternité), de John Brunner (Tous à Zanzibar, Le Troupeau aveugle), de quelques autres, mais bon. Disons que j’ai peut-être eu besoin de nourritures plus consistantes que celle que nous fournit le pur divertissement. Les adeptes de Lovecraft vont sans doute hurler. A commencer par Philippe Druillet lui-même.

 

Voilà ce que je dis, moi.