dimanche, 20 novembre 2016
ÇA FAISAIT DES BULLES …
... C'ÉTAIT RIGOLO.
Aux cimaises de ma galerie BD.
Suite de l'hommage à Enki Bilal.
Après le foudroyant Partie de chasse, réalisé avec Christin, Bilal est devenu son propre scénariste. De cette autonomie acquise, c'est la "Trilogie Nikopol" qui est sortie : La Foire aux immortels, La Femme piège, Froid Equateur. Bilal nous projette dans un futur multiforme, à la fois baroque, confus, dangereux, politico-mafieux, science-fictionnesque et antiquo-mythologique. Pensez, un condamné, après vingt ans passés dans une capsule cryogénique satellisée, fait un atterrissage brutal sur Terre, dans lequel il perd la moitié d'une jambe qui, encore surgelée à -200°C, se brise lors du choc. Il est pris en main et réparé par le dieu Horus, qui lui greffe un morceau de rail de métro à la place du membre manquant, pour faire de lui le masque derrière lequel l'impressionnante divinité passera inaperçue parmi les humains ordinaires.
Je passe sur toutes les péripéties : on ne résume pas trois volumes bourrés de trouvailles graphiques et, qui plus est, d'une assez grande complexité narrative (par exemple, Nikopol, du fait de la cryogénisation, rencontre son fils qui a à peu près le même âge que lui : imaginez ce qu'on peut faire avec une telle idée de paradoxe temporel). Ci-dessous, un autre aspect de cette complexité, Nikopol-fils portant une veste "plutôt difficile sur le dos".
« Octobre 2034. Nikopol fils quitte Giancarlo Donadoni et les studios de Dembidolo avec de bien maigres informations sur son père et une veste plutôt difficile sur le dos. »
Disons que la cohabitation du dieu et de l'humain dans un même corps ne va pas sans problèmes : on ne conseillera à personne de se laisser ainsi squatter (avis aux réincarnationnistes). Disons seulement que la pyramide de Khéops volante finira par se casser la figure, à cause d'un lancement de fusée qui perturbera le champ de force, au détriment du consortium KKDZO (Kahemba-Kogushi-Delisle-Zulcar-Ossipov) qui régnait sur la ville. Les dieux, un peu amochés, retourneront dans leur Egypte natale.
Déjà, la trilogie Nikopol arrive à la limite de ce que le lecteur moyen que je suis est capable d'ingurgiter de nouveauté en matière de style BD. Le monde que Bilal invente avec une indéniable force se situe aux confins de l'intelligible. La figure même d'Alcide Nikopol ne manque pas d'intérêt, trouvant le moyen de réciter les Litanies de Satan ("Ô Satan, prends pitié de ma longue misère !") ou quelque autre poème de Baudelaire. Non sans réticences donc sur la signification de l'ensemble, je suis obligé de reconnaître la puissance et la beauté du travail.
Avec Le Sommeil du monstre (et ses trois colistiers : 32 décembre, Rendez-vous à Paris et Quatre ?), alors là rien ne va plus. Je veux dire qu'on n'est plus dans la bande dessinée : Bilal, comme on dit, "fait éclater le cadre", "subvertit les codes du genre", "abat les frontières de genre" et autres fadaises dont raffole la modernité branchouillée. Par la recherche esthétique, le travail reste magnifique : du grand art. Mais pour le côté narratif, attention : accrochez-vous au pinceau, l'auteur enlève l'échelle. J'imagine que les inconditionnels de Bilal sont babas d'admiration devant le caractère très pictural de la démarche, mais j'aimerais savoir combien parmi eux sont en mesure de résumer (de façon un peu claire, s'entend) l'histoire qu'il raconte. On ne passe pas impunément du graphique et du simplement narratif à une conception beaucoup plus picturale et cependant abstraite du récit. Ce monde imaginaire s'en va trop loin pour moi. J'ai été semé en route par l'artiste, qui ne m'a pas attendu au tournant.
A partir du Sommeil du monstre, j'abdique, j'abandonne et je m'abstiens. Je me suis arrêté à 32 décembre (également publié sous le titre Trente-deux décembre, oui oui, il paraît que ça change tout). Avec Druillet, il s'était passé la même chose, quand il s'était attaqué au monument de Flaubert Salammbô, deux volumes de relecture radicale, où se déchaîne le délire graphique de l'inventeur de la planète Délirius et de l'auteur très alcoolisé (de son propre aveu) de l'autobiographie Délirium : l'imaginaire invasif de l'auteur empiétait par trop sur le mien.
Le récit tient quasiment de l'aventure métaphysique, et charrie une foule de motifs dont la présence mériterait explication (voir ci-dessus et ci-dessous). J'avoue que je manque de la patience et de la docilité nécessaires à l'intelligence de ce haut niveau d'abstraction. J'ai dit ici tout le mal que je pense de ce qu'on appelle "l'art conceptuel", vous savez, ces "choses" qui laissent le spectateur lambda médusé et qui, pour être comprises, auraient besoin d'un épais manuel de vulgarisation.
Désolé de ne plus pouvoir vous suivre sur ce terrain, monsieur Bilal. Heureusement, rien qu'avec Exterminateur 17 et Partie de chasse, me voilà à moitié consolé.
09:00 Publié dans BANDE DESSINEE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, bd, enki bilal, partie de chasse, pierre christin, trilogie nikopol, la foire aux immortels, la femme piège, froid équateur, dieu horus, panthéon égyptien, baudelaire, litanies de satan, le sommeil du monstre, 32 décembre, rendez-vous à paris, philippe druillet, druillet salammbô, exterminateur 17
mardi, 18 février 2014
DELIRIUM, DE PHILIPPE DRUILLET (2/4)
Bon, j’avais commencé à parler de Philippe Druillet, je crois. Qui avait commencé dans la Bande Dessinée, mais qui, après avoir fait « exploser les codes » (comme il est de bon ton de dire), a touché à divers domaines connexes, et même étrangers à l’univers des vignettes, des planches et des bulles (« phylactères », par abus de langage mais pour montrer qu’on est « initié », quoique les phylactères soient tout de même autre chose).
EN VOILÀ UN, DE PHYLACTERE, UN VRAI. ALBRECHT DÜRER Y A PEINT (EN 1508) : NE M'OUBLIE PAS ("UN PETIT FORGET ME NOT POUR MON ONCLE MARTIN, UN PETIT VERGISS MEIN NICHT POUR MON ONCLE GASTON, PAUVRE AMI DES TOMMIES, PAUVRE AMI DES TEUTONS", IL Y AVAIT LONGTEMPS QUE JE N'AVAIS PAS CITÉ GEORGES BRASSENS).
Par exemple, après avoir fait de la photo, il a travaillé un temps pour la cristallerie Daum, à concevoir des sculptures portant fièrement sa griffe. Avec succès, semble-t-il. Il se trouve que Daum ne m’est pas tout à fait étranger, puisqu’il m’est arrivé de « craquer » pour un objet produit par la maison, quand je voulais faire un joli cadeau. Il est vrai que pour certains objets, il est nécessaire de se mettre à plusieurs porte-monnaie, car la courbe des prix (comme celle du chômage) a vite tendance à se perdre du côté de l’infini.
ÇA, C'EST LE PAPILLON SCULPTÉ PAR UNE ARTISTE JAPONAISE POUR LA MAISON DAUM. ADMIRONS SA FAÇON D'ATTRAPER LA LUMIERE.
Druillet n’est pas le seul à avoir migré de la BD vers autre chose. Quoi qu’on dise, la BD reste fondamentalement un art mineur, et la très estimable ambition de gens comme Philippe Druillet ou Enki Bilal de lui donner des lettres de noblesse comparables aux œuvres picturales consacrées par leur suspension aux cimaises des musées, exige qu’ils quittent l’univers des histoires racontées en images pour des disciplines plus traditionnelles, plus dignes, plus reconnues. Ce n'est pas ma faute si la BD est confinée dans des "musées" spécialisés.
"GUERRIER", ÉDITÉ PAR LA MAISON DAUM.
LÀ C'EST SÛR, ON RECONNAÎT LA PATTE DE PHILIPPE DRUILLET.
La preuve aussi, c’est que leurs BD étaient de moins en moins des BD. J’ai admiré le travail de Bilal, après sa somptueuse et époustouflante « Trilogie Nikopol » (La Foire aux immortels, La Femme piège, Froid équateur), mais ensuite, avec Le Sommeil du monstre, j’ai eu du mal. Quant à 32 décembre, (et son double Trente-deux décembre) j’ai été largué, et du coup, j’ai laissé Rendez-vous à Paris dans les bacs des librairies spécialisées.
Mais il faut dire que Bilal, en compagnie du scénariste Pierre Christin (Valérian ...), avait commis auparavant ce radical chef d'œuvre absolu que constitue Partie de chasse qui, dès 1983, anticipe sur le délabrement prochain de l'Empire Soviétique. Partie de chasse ? Saisissant. Un monument historique de la Bande Dessinée moderne, qui ne me fait pas regretter d'avoir été longtemps un adepte de cet "art mineur". Philippe Druillet lui-même, dans son bouquin, s'insurge contre le fait que Pierre Christin, un génie pourtant du scénario de Bande Dessinée, n'ait jamais reçu le Grand Prix d'Angoulême. Entièrement d'accord.
AH ! LE VASSILI ALEXANDROVITCH TCHEVTCHENKO INVENTÉ PAR PIERRE CHRISTIN POUR PARTIE DE CHASSE ! VOUS M'EN DIREZ DES NOUVELLES !
Druillet, quant à lui, a créé un personnage désormais célébrissime (parmi les amateurs) : Lone Sloane. J’ai marché avec assez d'enthousiasme dans la combine, et j’ai continué à suivre avec Vuzz, Urm le fou et divers autres titres. Mais quand est sorti le premier volume de Salammbô, j’ai freiné des quatre fers.
C'EST SÛR, DRUILLET POSSEDE UN SENS AIGU DES PROPORTIONS ET DE L'ARCHITECTURE MONUMENTALE
Je n’y peux rien, pour moi, la BD résulte d’un compromis, d’un équilibre entre d’une part la narration d’une histoire (un « scénario ») et d’autre part son découpage en autant d’images que l’auteur (l’ « artiste je veux bien, à la rigueur) le juge approprié. Pour dire les choses autrement, il ne faut pas confondre "art" et "art appliqué". Dit encore autrement, il ne faut pas confondre "œuvre d'art" et "objet d'art". Sans parler de l' "objet dard" (Marcel Duchamp, ci-dessous).
Avec Salammbô, on dira ce qu’on voudra, je me retrouve face à des tableaux, certes magnifiques, mais en route, j’ai perdu la narration de l'histoire, et ce qui est plus grave, j’ai aussi perdu Flaubert. Une variante, en quelque sorte, de la double peine.
Mais un Flaubert qui, soit dit en passant, avec son respect maniaque de la langue, de la phrase, du rythme, du mot, n'envisageait pas une seconde qu'un illustrateur, quelque doué qu'il fût, osât poser dans les marges de ses récits les étrons de ses images (pardon pour le terme). Je ne nie pas l’énormité, l’originalité, peut-être la beauté du travail, mais je n’entre pas dans l’édifice. J'admets que ce puisse être une infirmité. Mais en peignant les images splendides que le livre de Flaubert lui inspire, je n'aime pas du tout que Druillet se permette de venir piétiner et violer mon propre imaginaire.
DRUILLET VOIT AINSI LA PREMIERE PAGE DE SALAMMBÔ. (VOUS SAVEZ : "C'ETAIT A MEGARA, FAUBOURG DE CARTHAGE, DANS LES JARDINS D'HAMILCAR..."). MOI JE DIS : POURQUOI PAS ? ET JE REPONDS : "MAIS BON !".
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, philippe druillet, délirium, éditions les arènes, phylactères, cristallerie daum, enki bilal, la foire aux immortels, la femme piège, froid équateur, le sommeil du monstre, 32 décembre, festival de bd angoulême, pierre christin, valérian, partie de chasse, vuzz, urm le fou, flaubert, salammbô