mardi, 30 avril 2013
FABULONS UN PEU
CE N'EST PAS BIEN, DUCHESSE MARINA SEMINOVA,VOUS AVIEZ PROMIS A CORTO D'ARRÊTER DE FUMER !
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On dira ce qu’on voudra : il y a des « classiques » qui tiennent le coup. Prenez La Fontaine. Voilà un bonhomme qu’il est intéressant. Rassurez-vous, je ne vais pas ressortir les éternelles fables qu’on fait apprendre aux petits (mais les apprennent-ils encore ?).
De toute façon – ce qui est d’ailleurs curieux si on y songe – les rengaines de La Fontaine, celles que les adultes croient encore connaître par cœur (on peut toujours essayer), beaucoup sont dans le livre premier des Fables : la cigale, le corbeau, la grenouille, le loup, le rat, le renard, le chêne. Si la tribu n’est pas au complet, on n’en est pas loin. J’en compte 9 qu’on ressasse à l’envi, pas moins. Des vedettes quoi, et qui font de l’ombre à bien des choses intéressantes.
Remarquez, je n’ai rien contre La Cigale et la Fourmi (c’est carrément la première). Mais c’est un peu comme la 40ème de Mozart, le Canon de Pachelbel, l’Adagio d’Albinoni ou Les Quatre saisons de Vivaldi (par les immarcescibles "I Musici" si possible) : au bout d’un moment, ça commence à bien faire. Que voulez-vous, c’est humain : l’habitude émousse la sensation. Enfin c’est ce qu’on dit.
Ce que je veux dire, c’est qu’à la façon de Radio Nostalgie, on repasse toujours les mêmes vieux airs. Des Fables de La Fontaine, on ne connaît que la partie émergée d’une masse qui mérite le détour, et même qui vaut le voyage. Rendez-vous compte qu’il y en a 240 au total. Deux cent quarante, sans compter divers compliments, adresses et flatteries à quelques notabilités du moment.
Personnellement, j’aime bien Les Deux Pigeons (livre IX), très connue pour son début (« Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre »). Mais ce que j'en préfère, c’est la fin : une des très rares fables où l’auteur « fend la carapace » dont il se cuirasse partout ailleurs.
« Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ? ».
Magistral coup d’œil dans le rétroviseur, en même temps qu’inquiétude de l’avenir.
On n'est pas obligé de faire un détour par la chanson de Gérard Manset (c'est dans La Vallée de la paix) : « Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre Mais le filet peut bien se tendre Tout est gibier qu'on plumera Y a-t-il un bonheur ici-bas ? ». C'est plus du piratage qu'un hommage, dirai-je avec tout le respect que m'inspire l'art de Monsieur Manset.
Aujourd’hui, je voudrais en proposer une, qui n’est pas à dire vrai dans les oubliettes, mais qui gagne à être lue avec gourmandise. C’est une fable pleine de sel, d’ironie – peut-être même dotée d’une touche de misogynie, diront certains. Personnellement, je crois que son propos dépasse les femmes pour s’étendre à l’espèce humaine, à travers un de ses traits marquants : « La vie continue », comme disent tous ceux qui viennent de perdre un être cher.
XXI
LA JEUNE VEUVE
La perte d’un époux ne va point sans soupir.
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du temps, la tristesse s’envole ;
Le Temps ramène les plaisirs. Entre la veuve d’une année
Et la veuve d’une journée
La différence est grande : on ne dirait jamais
Que ce fût la même personne.
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;
C’est toujours même note et pareil entretien :
On dit qu’on est inconsolable ;
On le dit, mais il n’en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. »
Le mari fait seul le voyage.
La belle avait un père, homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler,
« Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes :
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut. »
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis ? », dit-elle.
Je ne sais pas vous, mais moi, le passage que je préfère est celui où l’épouse crie à son mari qu’elle veut mourir avec lui, et que La Fontaine conclut par : « Le mari fait seul le voyage ». Tout La Fontaine est dans ce vers brutal, sobre, efficace, exemplaire. Cette fable et ce vers, j’aimerais bien les entendre dits par Fabrice Luchini, tiens.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hugo pratt, bande dessinée, corto maltese, corto maltese en sibérie, la fontaine, fables de la fontaine, fabrice luchini, la jeune veuve, gérard manset, la vallée de la paix
mardi, 05 mars 2013
LA VENGEANCE D'ALCESTE
LE PORTRAIT DE FAMILLE DES "FREAKS" DE TOD BROWNING (1932)
(film où les monstres ne sont pas ceux qu'on croit)
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Ce n’est pas pour me vanter, mais j'ai vu un film. Cela ne m’était plus arrivé depuis longtemps. Des années. Ce film – et rien que ça constituerait un signe d'excellence – a été simplement démoli, descendu, assassiné en bonne et due forme à l’émission Le Masque et la plume. Malheureusement pour les Trissotin(s) qui, se prenant pour des "critiques", bavassent leurs humeurs plus ou moins vaguement informées à longueur de dimanche soir, je l’avais déjà vu, le film. Formidable. Le titre ? Simplement formidable : Alceste à bicyclette.
C'EST FL QUI A LE VELO SANS FREINS
Il est bien probable que tous ces béotiens masqués et emplumés (Garcin, Ciment, Neuhof, Heyman, Lalanne, Riou et tutti quanti) ont voulu régler son compte à un individu en particulier, j’ai nommé Fabrice Luchini. Et c’est vrai que, entendant ce dernier dans le Rien à cirer de Laurent Ruquier (dit « le père Ruquier », that’s a joke, hi hi !), ou dans Le Fou du roi qui lui a succédé, du pathétique Stéphane Bern, j’ai souvent trouvé Luchini totalement insupportable. Je suis allé voir quelques Youtube plus récents : s’il a mis de l’eau dans son vin, je veux dire, s’il a tant soit peu guéri de son hystérie et de sa mégalomanie aiguës, il en a encore en réserve, au cas où.
C’est entendu : Fabrice Luchini est insupportable. Quand il est en personnalité interviewée. En vedette, si vous voulez. En bouffon batteur d’estrade. Il ne rechigne certes pas à « faire le job » quand on lui demande. Pourquoi pas ? Une façon de consentir à jouer le jeu que les « animateurs » (Alessandra Sublet, ...) de plateau lui demandent de jouer parce que ça dope leur audience.
Il est cependant capable d’aller parler avec une pertinence évidente et forte de La Fontaine chez Alain Finkielkraut le samedi matin et de ne pas faire trop d’ombre au poète en le couvrant d’un moi envahissant. Et quand il récite (La Fontaine, Céline, …), alors là, pardon, je m’incline. Total respect.
Aucun autre acteur français n’est capable de cela, même Jean-Louis Trintignant, quand il s’y met (Prévert, Vian, Desnos). On n’est pas à la même altitude. Et puis le très sérieux Trintignant est démuni de cette mandibule gourmande et jubilatoire dont Luchini mâche ses moindres intonations. Son affaire, à Trintignant, c’est le ton « pénétré », celui qui fait merveille dans le sérieux, le grave et le tragique. Le rôle du Grand Inquisiteur des Karamazov de Dostoïevsti lui irait à merveille. Trintignant aurait du mal s'il voulait faire croire qu'il lui est arrivé de jouir. On ne parle bien que de ce qu'on sait.
Alors Alceste ? Je ne vais pas résumer le film : juste ce qu’il m’en reste. Et d’abord, une impression extraordinaire de justesse. Ce film est une merveille d'équilibre. A part le gag vraiment « téléphoné » du vélo sans freins qui plonge dans l’eau, une fois avec Lambert Wilson, la deuxième avec Luchini, tout est dosé, mesuré. J’ajoute le gag forcé de Lambert Wilson dans le jacuzzi. A part, donc, quelques petites choses, tout est juste. Philippe Le Guay (réalisateur) appuie toujours exactement ce qu’il faut pour faire sentir, pour suggérer, sans jamais pousser du côté de la démonstration ou de la caricature.
Bon, tout le monde a lu de quoi est fait le fil qui tient le film : une petite vedette de télévision (LW) déboule à l’île de Ré pour faire sortir de sa tanière un ours théâtral (FL) retiré des tréteaux depuis plusieurs années. Son intention est de frapper un grand coup sur une grande scène parisienne et de donner à sa carrière un formidable coup d’accélérateur, en se servant de la réputation de cette ancienne gloire du théâtre, à qui il est arrivé des mésaventures et qui a pris en grippe le milieu parisien.
LW loge d’abord à proximité de FL, dans un petit hôtel où la patronne est à sa dévotion, et où sa fille est présentée comme « actrice de cinéma », mais actrice porno. Elle est fiancée, elle a vingt ans, son fiancé la suit sur les tournages, et LW, après avoir discuté avec elle, raconte à FL qu’elle assume bien tout ça, même si elle avoue que « c’est difficile, une double péné à huit heures du matin ».
Les compères lui proposent de faire un bout d’essai en Célimène (Acte III, sc. 4, je crois). Ayant commencé la lecture en véritable gourde, elle s’améliore, entre dans le rôle, semble comprendre le texte, devient sensuelle, au point qu’à la fin, tous deux s’écrient : « C’est bien ! ».
Le film tourne autour de l’Acte I, scène 1 : Alceste et Philinte. Tout le monde sait sans doute que le « deal », c’est d’échanger les rôles, en jouant à pile ou face. Les répétitions commencent, détaillées d’abord, puis, vers la fin, en accéléré. Tout semble aller pour le mieux : LW et FL commentent, parfois avec humeur, leurs prestations mutuelles.
Juste un détail : LW en Alceste, au vers 114, répliquant à FL en Philinte qui dit : « Vous voulez un grand mal à la nature humaine ! », se trompe toujours : « Oui, j’ai conçu pour elle une indicible haine », alors que le texte porte « effroyable », et FL a beau le corriger, il persiste. Erreur fatale.
Je passe sur les péripéties secondaires : l’irruption d’une belle Italienne vers laquelle FL se sent attiré, mais qui se fait sauter par LW ; le prêt à celui-ci d’une belle maison par une amie parisienne ; le cassage de gueule de LW par un habitant du village sur le marché (pour je ne sais plus quelle arrogance) ; la séquence du générique du feuilleton, caricature tout à fait irrésistible de la TV, qui a rendu LW "célèbre".
Arrivent les scènes finales. Petite sauterie entre amis parisiens dans la belle maison de LW, champagne, mondanités, courbettes. Pendant ce temps, on voit FL en grand costume d’Alceste, y compris le chapeau à grande plume, qui arrive à vélo par la route de la côte. La scène est spectaculaire. Déboulant au milieu de la sauterie, il rompt l’arrangement : c’est lui et lui seul qui jouera Alceste. Désaccord de Wilson, à qui Luchini balance une allusion à son aventure avec l’Italienne, au grand dam de sa copine du moment, et de l'assemblée.
Plus rien ne reste du contrat. Le film finit sur deux paysages : LW monte sur les planches du théâtre en Alceste. Au beau milieu de la scène, il articule distinctement : « une indicible haine », puis il se frappe le front en disant : « Non, c’est pas ça ! "Effrayante" ? ».
Paralysé, il tombe dans le trou magistral du rôle que le seul FL aurait mérité de jouer. Elle est là, la vengeance d'Alceste. Clap de fin. Pendant ce temps, retourné à sa plage déserte et à sa solitude, FL mastique pour lui-même : « Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine ». Le vainqueur du combat ? Je vous le donne en cent, il s'appelle :
MOLIÈRE.
Un beau moment de cinéma. Un film intelligent et subtil.
Monsieur Luchini, monsieur Le Guay, merci pour tout.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : photographie, culture, littérature, cinéma, le misanthrope, molière, freaks, monstres, tod browning, le masque et la plume, jérôme garcin, alceste à bicyclette, fabrice luchini, lambert wilson, philippe le guay, rien à cirer, laurent ruquier, le fou du roi, stéphane bern, la fontaine, alain finkielkraut, jean-louis trintignant, île de ré, théâtre, critique cinéma, michel ciment, éric neuhof, michèle heyman, lalanne