mercredi, 19 mars 2014
32 BALZAC : JÉSUS-CHRIST EN FLANDRE (1831)
Commenter La Comédie humaine, je ne m'y risquerai pas. D'abord parce que les commentaires, gloses, études, exégèses, annotations, explications et autres bavardages érudits doivent se répandre sur je ne sais combien de dizaines de mètres de rayon dans toutes les bibliothèques savantes. Ce qui doit finir par faire des kilomètres.
Ensuite, parce que je crois profondément que toutes les couches de savoir dans lesquelles les savants croient englober l'acte créateur du génie laisseront toujours échapper ce qui en fait l'essentiel : la jouissance au présent. C'est pourquoi je me contente de donner une idée (parcellaire et subjective) des récits dont cette cathédrale est édifiée, non pas en les résumant, mais en en livrant des sortes de comptes rendus de lecture, sans doute tant soit peu scolaires. On fait ce qu'on peut.
Je me rappelle la visite faite il y a des temps au château de Saché, le plus éminent temple balzacien qui existe au monde. Un pèlerinage, en quelque sorte. On vous montre par exemple la chambre qu'il occupait tout en haut, reconstituée (?) avec soin, y compris la table devant la fenêtre dominant une allée bordée d'arbres nobles.
Y compris la cafetière chargée de fournir du carburant au moteur de son génie. Souvenir puissant, imprégné des contrastes que la lumière d'un soleil éclatant faisait peser sur les lieux. J'y reviendrai. Pour l'instant, parlons d'une drôle de nouvelle : Jésus-Christ en Flandre.
Disons que cette très courte nouvelle d’à peine vingt pages est une féerie, et n’en parlons plus. Une parabole si vous voulez, mais alors taillée à la hache. Une légende populaire ancienne aussi. Jugez plutôt. Un marinier qui fait la traversée d’un bras de mer entre Ostende et une île qui lui fait face embarque ses derniers passagers, quand un mystérieux personnage s’ajoute.
A l’arrière se sont installés un jeune cavalier fringant et arrogant faisant sonner ses éperons dorés ; une demoiselle portant faucon sur le poing et ne causant qu’à sa mère ou à l’archevêque qui leur tenait compagnie ; un gros bourgeois de Bruges accompagné d’un valet armé jusqu’aux dents à cause des gros sacs pleins d’argent ; enfin un homme de science à la haute renommée.
A l’avant, on trouve un vieux soldat, assez charitable pour laisser sa place assise à l’inconnu ; une ouvrière d’Ostende chargée d’un enfant ; un paysan et son fils ; une pauvresse bien pieuse. Le schéma est clair et édifiant : les riches à l’arrière, séparés des pauvres assis à la proue par les bancs des rameurs.
Attention, ça va secouer, l’orage menace et les passagers sont diversement inquiets, les uns s’en remettant à Dieu, les autres inquiets pour leur personne. L’orage devient tempête, et malgré la vigueur des rameurs, le sort de l’esquif devient de plus en plus précaire. Parmi les débats entre ceux qui croient au Ciel et ceux qui n’y croient pas, seul l’inconnu reste calme, disant à la jeune mère : « Ayez la foi, et vous serez sauvée ».
Puis, quand la barque a chaviré : « Ceux qui ont la foi seront sauvés ; qu’ils me suivent ». Se mettant debout, il se met à marcher sur la mer, suivi aussitôt par le soldat, puis par la petite vieille qui, à leur tour, marchent sur la mer. Les deux paysans les imitent, de même que Thomas, le marinier qui a accueilli la vieille sans réclamer le prix du passage. La foi de Thomas est chancelante, et il tombe plusieurs fois, mais réussit à suivre les autres.
Et les riches, allez-vous me demander ? Devinez, voyons, c’est la question à 15 euros : leur sort est éminemment moral. On retrouve ensuite le narrateur dans la cathédrale d’Ostende. Il est fatigué de vivre. On est en 1830, après la révolution de juillet et la chute des Bourbons. Il est assis et décrit ce qu’il voit. Mais la description se transforme en tableau fantastique, « comme sur la limite des illusions et de la réalité ».
Une femme, une petite vieille froide, de sa main glacée le prend par la main et le conduit dans une demeure obscure. Il comprend qu’elle est la Mort, veut fuir, ne peut pas : « Je veux te rendre heureux à jamais, dit-elle. Tu es mon fils ! ». Il l’apostrophe durement, lui reprochant de s’être prostituée, entre autres culpabilités. Alors la vieille se transforme en belle jeune fille lumineuse, et lui lance : « Vois et crois ! ».
Il aperçoit alors dans le lointain des milliers de cathédrales, magnifiquement ornées, il entend « de ravissants concerts », il voit des foules humaines empressées « de sauver des livres et de copier des manuscrits » ou de servir les pauvres. Puis la jeune fille redevient vieille, et souffle : « On ne croit plus ! ». Soudain une voix rauque le réveille, c’est le donneur d’eau bénite qui le prévient de la fermeture des portes.
La conclusion ? « Croire, me dis-je, c’est vivre ! Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Eglise ». La monarchie en question est la dynastie des Bourbons, qui s’écroule après cinq ou six siècles de règne. On comprend que ça fasse un choc à Balzac devenu (ou qui deviendra) légitimiste.
Chateaubriand en parle longuement dans Les Mémoires d’Outre-tombe, regrettant la raideur doctrinale du clan groupé autour de Charles X, allant même jusqu’à reprocher au roi, qui refuse de « rapporter les ordonnances de juillet », de n’avoir pas compris que la seule solution pour la survie de la royauté eût été, non pas d’épouser son époque, mais au moins d’en accepter quelques innovations.
Au fond, il s’agissait de montrer que le roi était capable d’accompagner le mouvement des idées, seul moyen pour Chateaubriand de rester à sa tête. Au lieu de quoi, c’est le clan le plus réactionnaire qui emporta la décision, et précipita la chute des Bourbons. Chateaubriand se serait pourtant bien vu en précepteur du futur Henri V, se proposant d’inculquer au fils de Charles X la souplesse d’esprit nécessaire à qui veut ne pas être écrasé par la modernité.
Balzac ne va pas aussi loin dans l’analyse. Il se contente ici de déplorer la disparition d’un des piliers de la nation française (le Trône) et veut tout faire pour sauver l’autre (l’Autel). J’adore quant à moi la phrase : « Je viens de voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Eglise ». Qu’il ait emprunté pour cela au genre fantastique, ma foi, c’est une faute tout à fait vénielle, n’est-il pas ?
Jésus-Christ en Flandre se laisse lire sans déplaisir.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 16 mars 2014
31 BALZAC : L’AUBERGE ROUGE (1831)
L’Auberge rouge raconte une histoire courte, tragique et bien troussée. Et finalement très morale. Elle mêle habilement les circonstances passées du récit et la présence à table, ignorée de tous les convives, de l’un de ses protagonistes. A noter qu’elle a été classée par l’auteur dans les « Etudes philosophiques ».
L’un des commensaux demande à « monsieur Hermann » de raconter « une histoire allemande qui nous fasse bien peur ». Celui-ci s’exécute. Balzac prend un malin plaisir à vous dresser un portrait d’Allemand comme on n’oserait plus en écrire. J’exagère : « En homme qui ne sait rien faire légèrement, il était bien assis à la table du banquier, mangeait avec ce tudesque appétit si célèbre en Europe, et disait un adieu consciencieux à la cuisine du grand Carême ».
L’histoire que raconte Hermann (« Hermann hiess er », chante Nina Hagen dans son album Unbehagen) est celle de deux jeunes chirurgiens militaires, qui accompagnent l’armée d’Augereau du côté de Coblentz. Dans la ville d’Andernach, Prosper Magnan et son ami (surnommé Wilhelm dans le récit) sont logés dans une auberge et passent la soirée à sympathiser avec un négociant, le verre à la main, comme de juste.
Celui-ci leur confie étourdiment, au cours des libations, qu’il voyage avec « cent mille francs en or et en diamants ». En se serrant un peu ils dormiront tous trois dans la même chambre. Prosper est tellement tenté par le trésor du négociant qu’il sort de sa trousse un instrument tranchant et se prépare au crime. Mais au moment de l’accomplir, il est saisi d’horreur, et va passer un bon moment à tenter de calmer la fièvre de ses sentiments contradictoires. Puis il s’endort.
Mais au matin, il se réveille dans une mare de sang. Son compagnon a disparu, et le cadavre du négociant gît sur le lit. Mis en prison par les militaires français, il est à mille lieues d’imaginer son ami coupable du forfait et, devant le tribunal, prend même sa défense. Il est évidemment condamné, et fusillé dans la foulée, après avoir eu le temps de raconter son histoire à Hermann, le narrateur du banquet.
La trouvaille géniale de Balzac est d’avoir placé à la même table, un autre narrateur, à qui il arrive aussi de dire « je » et, en face de lui, un ancien fournisseur des armées impériales du nom de Taillefer, qui a fait fortune grâce à ce commerce. Ce procédé permet à l’auteur d’enchâsser un autre récit dans celui de Hermann : ce sont les observations faites par ce deuxième narrateur pendant le banquet.
Car l’histoire racontée par Hermann semble troubler beaucoup le Taillefer en question, d’autant que ce trouble s’accentue au fur et à mesure de l’avancée du récit. Le prénom de Frédéric revient à la mémoire de l’Allemand, et à ce moment, Taillefer se couvre le visage de sa main.
Je passe sur le fait que le deuxième narrateur courtise la fille de l’ancien fournisseur, inutile déviation ou diversion qui complique et alourdit inutilement. On a compris que Taillefer est le nom du compagnon du condamné, et que c’est lui le coupable du meurtre. La dernière partie de L’Auberge rouge déroule l’action du bras justicier qui va punir le meurtrier de longues années après son forfait.
Ce bras est celui du deuxième narrateur, bien décidé à jouer les chevaliers blancs. La fin du récit part malheureusement dans plusieurs directions, ce qui brouille les pistes et affaiblit l’effet narratif. Enfin, c’est mon avis. Toujours est-il que l’histoire s’achève sur l’enterrement de Jean-Frédéric Taillefer, coupable d’avoir bâti toute sa fortune sur un assassinat. Enfin châtié, se dit le lecteur, profondément moral.
Malgré la fin, L’Auberge rouge reste un récit percutant.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 04 mars 2014
30 BALZAC : LA FEMME DE TRENTE ANS
Le quatrième chapitre de l’ouvrage composite est à mon avis le plus impressionnant, le plus spectaculaire et le mieux fabriqué. On commence par un récit à la première personne, où le narrateur se donne comme témoin de la scène. Et ce qu’il décrit, c’est d’abord la vue merveilleuse qu’il a d’un Paris disparu, non seulement celui d’avant sa mise au cordeau et son quadrillage par les lubies impériales de Napoléon III assisté du baron Haussmann, mais aussi celui d’avant la révolution de 1848.
Ce tableau général ne manque pas d’intérêt historique, mais débouche sur une sorte de « Scène de la vie privée » pas piquée des hannetons. Celui qui se donne comme narrateur et témoin (à la première personne) évoque en effet une scène saisie dans une sorte d’intimité familiale, mais qui comporte quelque chose de bizarre : un homme et une femme se promènent en compagnie de deux enfants.
Le premier, un petit garçon, est l’objet de toutes les tendresses et cajoleries de l’homme. Le deuxième, un enfant vêtu comme le premier quoique plus chichement, est en réalité une fille, dont le regard sournois et dur surprend le narrateur-témoin, et qui reste constamment à distance. La jalousie est épaisse à couper au couteau.
Au moment où l’homme rejoint son tilbury et son cocher qui l’attendent non loin, la mère fait moins attention au petit garçon, qu’elle perd un instant de vue. C’est le moment que la petite fille saisit : alors que le garçon est au sommet d’un talus, elle le pousse violemment. Il tombe, roule sur le talus, ne trouve rien pour s’arrêter et tombe dans la rivière. Celle-ci s’appelle la Bièvre, qui sauf erreur fut la rue des tanneurs parisiens (avant d'être la rue d'un certain François Mitterrand). Pour dire que l’eau est épaisse et sale.
Le garçon disparaît dans les eaux brunes de la Bièvre. La fille, qui s’appelle Hélène, pousse un cri, alertant la mère qui, arrivée en courant sur les lieux, ne peut que constater la disparition tragique de l’enfant de l’adultère. Il y a de la vengeance conjugale dans ce meurtre : la petite fille à rendu justice à son père légitime en supprimant le fruit du péché, dont les deux amants (on a compris : Julie d’Aiglemont et Charles de Vandenesse) l’ont faite le témoin gênant. J’avoue que cette histoire marche du tonnerre, avec l’évidence de ce qui tranche violemment dans le vif.
L’épisode suivant (toujours le chapitre IV) met en scène un notaire comme Balzac les aime, c’est-à-dire stupide et borné à faire barrir ou blatérer un cheval de grande race (je propose aussi : "hennir un chien qui se bidonne"). Cet importun s’interpose entre les deux amants, qui sont évidemment Charles de Vandenesse et Julie d’Aiglemont, en leur imposant sa présence au-delà du seuil légal, parce qu’il n’a pas compris que le marquis n’a été envoyé au théâtre avec les deux enfants que pour laisser champ libre à l’amour des amants. Plus demeuré que le notaire Crottat, tu meurs.
L’intérêt de l’épisode est contenu dans la double raison de l’échec du complot amoureux et adultère, car, à part l’importunité du notaire, quand le grand barbu, sur la scène du théâtre où les enfants ont été emmenés, jette dans la rivière un petit garçon très gentil et aimé, Hélène s’est mise à pleurer, sans pouvoir expliquer pourquoi. D’où la fuite précipitée. Ce quatrième chapitre, démarré et achevé en pure comédie, est tout d’un coup lardé d’une flèche tragique. Julie, entendant ce récit fait par son mari (il ignore évidemment tout des faits racontés dans le début du chapitre), reste si pétrifiée de saisissement que celui-ci se met à soupçonner quelque secret à lui dissimulé.
Le cinquième chapitre, quant à lui, j’ai bien envie de dire qu’il est conçu et conduit de façon abracadabrante. Ah c’est sûr, il y a de la passion et du spectaculaire, mais tout cela est soumis au bon vouloir du romancier, ici d’un parfait arbitraire. Disons que ça part dans tous les sens. Le général, sa femme et ses enfants sont douillettement installés dans leur maison de campagne, la soirée est la paisibilité même. Le général est béat de bonheur. Soudain, le destin frappe violemment à la porte.
Un homme demande asile, mais sous la condition du secret le plus absolu. Le militaire donne finalement sa parole, et abrite le fugitif dans une pièce située juste au-dessus du salon familial. Quand les gendarmes, qui poursuivent celui qui est un criminel (il vient de hacher le crâne du baron de Mauny), font irruption à la porte, la mère demande à Hélène (la même qu’au début du IV), jeune fille, d’aller voir qui est enfermé à l’étage au-dessus, la décision d’Hélène est prise : elle partira avec l’homme qui fuit.
C’est ce qui arrive. Reniée par son père, on n’entend plus parler d’elle. Mais le destin (encore lui !) les mettra de nouveau en présence. Le général, blessé « jusques au fond du cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle », va faire fortune au-delà des mers, et y réussit au-delà de ses espérances.
Le malheur veut que le bateau du retour, sur lequel il a embarqué, paisible navire commerçant chargé des richesses amassées par quelques négociants et par le marquis lui-même, soit attaqué par le bateau corsaire du « Capitaine Parisien », qui n’est autre que l’assassin inconnu du jour fatal, et dont la femme n’est autre qu’Hélène d’Aiglemont. Le contraste est saisissant. Hélène vit dans l’opulence des rapines opérées sur mer par son époux. Grand seigneur, le pirate laisse au général la vie sauve et la fortune, et le fait conduire à terre.
L’épilogue de l’aventure se situe dans une auberge des Pyrénées. Madame d’Aiglemont ayant fait un séjour « aux Eaux » avec sa dernière fille Moïna, importunée pendant toute une nuit par les gémissements d’un enfant dans la chambre à côté, elle découvre qu’il n’est autre que son petit fils, dont la mère est Hélène.
Tous deux meurent d’épuisement et d’inanition, mère et fille en conflit inexpiable. On comprend que le navire du corsaire a fait naufrage. J’ai oublié de dire que le général avait eu le temps de mourir (de sa belle mort), sans avoir pu comprendre le secret criminel qui liait sa femme et sa fille.
Le dernier chapitre (« La vieillesse d’une mère coupable ») raconte la triste fin d’une femme qui a toujours vécu à l’abri du besoin, c’est sûr, mais qui, « mal jetée dans la vie » (mais qui connaît les chansons de Benoît Vauzel ?), l’a grossièrement ratée, et dès le départ. Moïna, sa fille préférée, à qui elle a passé tous les caprices, est devenue Mme de Saint-Héreen. M de Saint-Héreen voyage au loin. Le fils de Charles de Vandenesse, Alfred, est l’amant de cœur de l’épouse délaissée.
Il a réussi en peu de temps à perdre Mme d’Aiglemont dans l’esprit de sa fille (vieille vengeance recuite dans le cœur de son père ?), qui a fini par la mépriser radicalement. On a encore droit ici à une petite tirade sur LA FEMME (« La physionomie des femme ne commence qu’à trente ans (…) mais dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé (…) ») assez haute en couleur. Rien n’y fait : la fille est impitoyable avec sa mère, et quand celle-ci, dans le sable, aperçoit la trace de la chaussure d’Alfred de Vandenesse, elle sent toute l’acuité du mépris de sa fille pour elle. C’en est trop, elle s’effondre et meurt peu après.
En somme un bien curieux ouvrage qui, sans trop d’unité, faute d’avoir été conçu d’une seule pièce au départ, laisse des impressions contrastées, avec des points très forts qui marquent le lecteur, mais aussi d’autres dont on se demande ce qu’ils font là. Je suis d’accord avec ceux qui disent qu’il y a quelque chose d’extravagant dans la conception et la composition de l’ouvrage.
Voilà ce que je dis, moi.
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lundi, 03 mars 2014
29 BALZAC : LA FEMME DE TRENTE ANS
Drôle de livre que La Femme de trente ans. Pour une raison qui paraîtra évidente, mais qui peut désarçonner à la lecture quand on n’est pas au courant : ce n’est qu’en 1842 que Balzac décide de fusionner six nouvelles écrites séparément. D’où un ensemble tant soit peu hétérogène, voire décousu, par la longueur des récits, mais aussi par les thèmes abordés.
De plus, le titre est très réducteur, car la trame, que Balzac a vu se dessiner après coup pour lier les six récits, repose sur six périodes de la vie d’une femme, de la jeunesse nubile jusqu’au lit de mort. Certes le troisième chapitre s’intitule « A trente ans », mais il n’occupe qu’un dixième du volume. Il ne faudra pas non plus s’attarder sur la faiblesse de certaines soudures : l’auteur a colmaté tant bien que mal les brèches existant entre des récits d’abord indépendants.
Pour Balzac et pour son époque, une femme est fraîche à dix-huit ans, vieille à quarante. A trente ans, elle n'est plus l'une et pas encore l'autre. Être une femme de trente ans, cela veut dire, aux yeux de Balzac, qu'elle peut encore séduire, mais avec une supériorité sur la jeune fille : elle « connaît la vie ». Elle n'a plus sa fraîcheur innocente de jeune vierge, et elle peut encore prétendre capturer des amants par sa façon de se rendre désirable et par les ruses et moyens qu'elle déploie pour arriver à ses fins. Aujourd'hui, foin de ces considérations désuètes, pensez, même les maisons de retraite son devenues des théâtres amoureux.
Les deux épisodes les plus développés sont le premier, où Balzac s’amuse à dépeindre la fatale étourderie d’une jeune vierge, véritable oie blanche qui s’amourache d’un homme nul, et le cinquième, où il raconte les dégâts accomplis dans une famille par le poids du secret qui fait de la mère et de la fille des complices (la fille connaît l'adultère maternel et a provoqué la mort du fils adultérin).
Au début, Julie, au désespoir de son père, est complètement entichée du colonel Victor d’Aiglemont, qu’elle voit parader en compagnie de l’Empereur, un beau jour de 1813, scène sur laquelle Balzac s’attarde un peu longuement : il a beau être légitimiste, il ne se fait pas faute d’admirer le grand homme.
L’année suivante, dans la France envahie par les troupes étrangères, Julie, devenue madame d’Aiglemont, se mord déjà amèrement les doigts de sa toquade exaltée de jeune ignorante. Victor, ce piètre époux, conduit sa femme chez une tante, comtesse ou marquise suivant les pages : Mme de Listomère-Landon.
Celle-ci prend Julie sous son aile et lui promet de la former en lui apprenant comment manœuvrer un mari stupide. Malheureusement, elle meurt « de joie et d’une goutte remontée au cœur » (sic !) en revoyant à Tours le duc d’Angoulême. « Julie sentit toute l’étendue de cette perte ». Son inexpérience des choses de la vie lui donne un temps l’espérance de mourir jeune.
Il n’y aurait rien à raconter ensuite, si un jeune Anglais, lord Arthur Grenville, n’était tombé raide dingue amoureux de Julie d’Aiglemont. Il se consume d’amour, le pauvre garçon, et en pure perte, parce que Julie a décidé de rester vertueuse. Le malheur veut que, au moment où elle accepte de le recevoir chez elle au motif que son mari est à la chasse pour plusieurs jours, il fasse un retour inopiné après l’annulation. Brusquement obligée de le cacher, elle ne sait pas qu’elle lui a broyé les doigts en claquant la porte, et qu’il préfère se laisser mourir de froid plutôt que de compromettre celle qu’il aime.
Le deuxième épisode nous montre Julie venue se cloîtrer dans le château de son domaine de Saint-Lange. On voit là une marquise en proie aux remords causés par la mort de son amant (qui n’a pas eu le temps de le devenir). Elle ne veut voir personne et dépérit. Seul le vieux prêtre de l’endroit parvient à forcer sa porte. Effaré, il découvre une femme sans religion, qui lui avoue tout uniment son indifférence pour son mari et son amour contrarié pour lord Arthur Grenville. Il échouera à la ramener dans le sein de notre très sainte mère l’Eglise. Oui, bof, passons.
Le troisième chapitre voit apparaître Charles de Vandenesse, sans doute un parent du Félix du Lys dans la vallée, qui ambitionne de faire carrière dans la diplomatie. Madame Firmiani (dont le nom fait ailleurs l’objet de tout un récit) le présente à Julie, un jour où elle reçoit dans son salon. Avant de l’aborder, il la contemple, puis engage avec elle une conversation qui leur fait constater la déjà parfaite unisson dans laquelle chantent leurs deux âmes.
L’intérêt romanesque de l’épisode, en dehors de laisser pressentir le futur adultère, est une tirade typiquement balzacienne sur … sur … sur LA FEMME. Eh oui, et même farcie de formules propres au grand écrivain : « Il existe des pensées auxquelles nous obéissons sans les connaître » ; « Emanciper les femmes, c’est les corrompre » ; « La jeune fille n’a qu’une coquetterie, et croit avoir tout dit quand elle a quitté son vêtement ».
Mais il y a aussi des formules bien senties sur les contemporains de l’écrivain, qui n’y va pas de main morte. Parlant de « certains hommes toujours en travail d’une œuvre inconnue » : « statisticiens tenus pour profonds sur la base de calculs qu’ils se gardent bien de publier ; politiques qui vivent sur un article de journal ; auteurs ou artistes l’œuvre reste toujours en portefeuille ; gens savants avec ceux qui ne connaissent rien à la science (…) », j’arrête là les vacheries. Oui vraiment, ce sera tout pour aujourd’hui.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 26 février 2014
28 BALZAC : LE CHEF D’ŒUVRE INCONNU (1831)
J’avais vu en 1991, quand il était sorti en salle, le film que Jacques Rivette avait tiré, soi-disant, de la nouvelle de Balzac. Il l’avait intitulé La Belle noiseuse. Un film de quatre heures que j’avais cependant vu sans déplaisir, malgré la présence de Jeanne Birquain, pardon, Jane Birkin. Je ne sais pourquoi cette personne m’insupporte.
Ou plutôt je le sais, mais ça n’a aucune importance : quand elle a vu l’âge venir, elle s’est fait greffer un sourire en plâtre qui ne la quitte pas quand elle est en public. Passons. Le film est gratifié de quatre étoiles (le maximum) dans le dictionnaire de Jean Tulard, dans une notice signée Claude Bouniq-Mercier. Moi je veux bien.
Si je me souviens bien, c’est tout à fait exagéré : c’est un bon film, mais de là au chef d’œuvre, il y a un pas trop grand pour la longueur de mes jambes. C'est sûr que là, on entre dans l’irréfutable arbitraire des subjectivités et des goûts.
Emmanuelle Béart, le plus souvent complètement à poil, se laisse tordre bras et jambes par un artiste poursuivant un but mystérieux que le cinéaste voudrait bien nous faire pressentir. Les poses changent, la torture esthétique reste. Mais je simplifie sûrement. Je me souviens d’un très long panoramique à 360° sur la campagne qui entoure une superbe bâtisse provençale, sûrement très ancienne.
Quel rapport, du film au livre ? Le titre, et encore. Dans le livre, « La Belle Noiseuse » désigne l’ultime tableau peint par maître Frenhofer, celui qui doit couronner toute son œuvre, celui qui doit immortaliser son nom dans l’histoire des arts. Il y travaille depuis dix ans.
Dans le film, Michel Piccoli, artiste-peintre de son état, qui s’appelle Frenhofer, sûrement pour la filiation balzacienne, poursuit donc sa quête torturée de la perfection picturale en torturant le corps dénudé de l’alors encore belle Emmanuelle Béart, je dis « encore belle » parce qu’elle n’avait pas encore les deux pneus qui lui ont servi de lèvres par la suite, après le passage de la siliconeuse.
Mais pour dire le vrai, franchement, Rivette, Le Chef d’œuvre inconnu, l’œuvre écrite par Balzac, il s’en contrefiche allègrement, il s'en tape le fondement, il s'en brosse le nombril, au point qu’il n’en reste qu’un très lointain souvenir, si du moins le spectateur est de bonne volonté. Car il en faut, en même temps qu’un bel effort intellectuel pour faire le lien entre la nouvelle et le film.
Car le bouquin, qu’est-ce qu’il raconte ? Un grand maître de la peinture, supérieur à tous les peintres de son époque et reconnu comme tel par ses pairs, épuise son génie à faire en sorte qu’il se dépasse pour atteindre à une beauté qu’il espère surhumaine.
Soit dit en passant, Nicolas de Staël a sans doute succombé à l’échec d’une semblable ambition, quand il a choisi de se défenestrer, en 1955. Ceci pour dire qu’il y a du fanatisme religieux autocentré dans ce genre de tentative d’atteindre l’absolu. Je ne juge certes pas. Et il n'est pas le seul à avoir ainsi fini de croire qu'il pouvait.
Je me contente de plaindre (et d'admirer) l’artiste qui se trouve aux prises avec un démon venu du dedans, parce que je sais déjà, en même temps que je découvre son désespoir d’atteindre son idéal, qu’il ne l’atteindra jamais. Ce fut le drame de Giacometti, désespéré devant la tête de Michel Leiris, qu’il n’arrive pas, dit-il, à rendre comme il la voit dans sa tête à lui.
Mais saura-t-on jamais pour quelle exacte raison Nicolas de Staël s’est suicidé ? Peut-être même ne s’est-il pas suicidé, après tout ? Peut-être était-il simplement pris de boisson. Mais le Frenhofer de Balzac, il sait qu’il est un maître, car il lui suffit d’ajouter quelques coups de pinceau au magnifique tableau de son élève Porbus pour en faire un chef d’œuvre digne des collections de la reine de France auxquelles il est destiné.
Porbus existe, de même que son jeune ami le peintre Nicolas Poussin. L’histoire se passe en 1612. Le vieux maître Frenhofer, qui travaille donc depuis dix ans à parachever le chef d’œuvre de ses chefs d’œuvre cherche une jeune femme pour lui servir de modèle. Il se trouve que l’épouse de Poussin est remarquablement belle, mais le peintre, déjà un peu reconnu par ses pairs, rechigne à la laisser poser nue sous les regards de Frenhofer, car il en est encore très amoureux et très jaloux.
Mais l’histoire n’ira pas à son terme, car Frenhofer, fanatisé par l’espoir d’absolu placé dans son travail ultime de « La Belle Noiseuse », interdit à quiconque de s’approcher de sa toile. Et le jour où, après d’âpres négociations qui ont mis des aspérités pointues dans la parfaite entente (jusque là) entre Poussin et sa tendre épouse, Porbus et ce dernier sont autorisés à entrer enfin dans l’atelier, ils ne voient sur la toile sacrée qu’un amas de couleurs informes.
A l’exception de, « dans un coin de la toile, le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction ».
Car Porbus et Poussin constatent que la monomanie exaltée de ce génie de la peinture, comme est présenté Frenhofer, l’a conduit à barbouiller une infamie picturale sur la toile qui devait consacrer son éternel génie. On apprend que, dans la nuit suivante, la maison de Frenhofer a brûlé, avec Frenhofer et avec tous les tableaux : mis en face de ce chaos sorti de sa palette, l’artiste n’a pas supporté de voir cette réalité en face, d’avoir fait du n’importe quoi. Le débat vital où se débat l'artiste (doit-il privilégier le dessin ou la couleur ? le trait ou la surface ?) s'abolit à l'instant même, pour que le récit verse dans le tragique.
Dans le film de Rivette, disons-le, il ne reste rien de cette quête d’un absolu. Quand Piccoli enferme dans un mur la toile obtenue après les longues tortures qu’il a fait subir à la dénudée Béart Emmanuelle, il retourne s’asseoir dans son fauteuil à côté de celui de Jeanne Birquain, pardon Jane Birkin.
Un film de bourgeois futile plein de son angoisse existentielle, retrouvant à la fin le confort de sa continuité nantie et la chaleur de son coin du feu habituel, là où Balzac traçait le portrait tragique d’un grand artiste soudain mis en présence de son propre néant, et qui, dès lors, préfère s’anéantir.
Autrement dit la différence qu’il y a entre la comédie de boulevard et une tragédie de Racine.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 16 février 2014
27 BALZAC : L’ELIXIR DE LONGUE VIE (1830)
Résumé : Don Juan Belvidéro ne tient pas à laisser son père ressusciter grâce à la liqueur que son immense savoir accumulé en Orient lui a permis d'élaborer. Quand il voit que ça marche, il décide de le garder pour lui.
Et il a raison. Quand il est mort, le fils, laissé seul avec le cadavre de son père, entend la voix d’un démon lui souffler : « Imbibe un œil ! ». L’ayant fait : « L’œil s’ouvrit ». Et ce n’est pas tout ça : « Il voyait un œil plein de vie, un œil d’enfant dans une tête de mort, la lumière y tremblait au milieu d’un jeune fluide ; et, protégée par de beaux cils noirs, elle scintillait pareille à ces lueurs uniques que le voyageur aperçoit dans une campagne déserte, par les soirs d’hiver ». Et Don Juan Belvidéro tue son père ressuscité en écrasant l’œil du mort qui aurait dû le rester. La scène est terrible. Peut-être excessive.
Le père magnifiquement et définitivement enterré, vient alors le récit de la vie du fils. Le portrait de ce nouveau Don Juan est magistral : « Son regard profondément scrutateur pénétra dans le principe de la vie sociale, et embrassa d’autant mieux le monde qu’il le voyait à travers un tombeau. Il analysa les hommes et les choses pour en finir d’une seule fois avec le Passé, représenté par l’Histoire ; avec le Présent, configuré par la Loi ; avec l’Avenir, dévoilé par les Religions. Il prit l’âme et la matière, les jeta dans un creuset, n’y trouva rien, et dès lors il devint don Juan ». J’arrête là, bien que ce soit dommage.
Dans certaines formules, Balzac semble se dépeindre lui-même : « Maître des illusions de la vie, il s’élança, jeune et beau, dans la vie, méprisant le monde, mais s’emparant du monde ». Tout ça pour dire que le portrait que l’auteur fait de ce Don Juan mis à sa sauce fait une très belle page de littérature, où se trouve synthétisée toute l’âme du cynique. De tous les cyniques. Je me dis aussi que ce cynisme-là répond trait pour trait à celui que le « Au lecteur » a distillé sur les relations d’intérêt entre enfants impatients et parents vieillissants. Balzac reparlera d’ailleurs des « espérances » des héritiers.
Les femmes ne sont pour lui qu’une part parmi d’autres de sa vision du monde : « Quand ses maîtresses se servaient d’un lit pour monter aux cieux où elles allaient se perdre au sein d’une extase enivrante, don Juan les y suivait, grave, expansif, sincère autant que sait l’être un étudiant allemand ». Les hommes, les religions, tout y passe, au premier rang de quoi figure son étonnante rencontre avec le pape Jules II en personne, qui vaut son pesant d’indulgences plénières en matière de clairvoyance réciproque et d'incroyance secrètement portée.
Passé en Espagne pour respecter la tradition du mythe, Don Juan adopte une conduite édifiante, décidant malgré tout, par calcul, de n’être « ni bon père ni bon époux », s’affirmant au dehors très à cheval sur les questions religieuses, exigeant de sa femme et de son fils une observance stricte de tous les principes et règles y afférant.
Moyennant quoi, parvenu à l’extrême vieillesse, juste avant de mourir, il demande à son fils ce que son propre père lui avait demandé en vain. Mais à son rebours, Philippe est pieux, et respectera donc la dernière volonté du défunt. Ayant enduit la tête et le bras du mort avec la liqueur secrète, il tombe évanoui quand il en constate l’effet : il comprend qu’il est en train de ressusciter son père, dont le bras pleinement revigoré l’empêche seul de s’effondrer sur le sol.
La foule accourt, crie au miracle. Appelé de toute urgence, l’abbé de San Lucar, un homme rusé qui ne cracherait pas sur un surcroît de revenus, prédit la prochaine canonisation du défunt, et organise dans son couvent une cérémonie grandiose, qui forme la scène finale de ce conte. La dite scène est-elle une réussite littéraire ? Franchement, j’hésite à me prononcer, car elle met le lecteur en présence d’une solennité tout à la fois fantastique, macabre et grotesque.
Je ne dirai rien de cette cérémonie, juste que la foule est venue de cinquante lieues à la ronde pour assister à la canonisation de « Saint Don Juan » et qu’elle pousse sa croyance fanatique jusqu’au plus absurde en persistant à crier au miracle jusque dans les manifestations les plus évidentes de diableries venues tout droit de l’enfer.
Bien fait pour le cupide abbé de San Lucar, qui n’emportera pas ses calculs en paradis. Mais au total une histoire bien faite aussi pour laisser le lecteur perplexe. Et trop étrange pour être inoubliable. Enfin je crois.
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 15 février 2014
26 BALZAC : L'ÉLIXIR DE LONGUE VIE (1830)
L’Élixir de longue vie raconte une histoire tellement baroque, si outrée dans sa scène finale qu’il semble incroyable qu’elle sorte de la plume et de l’imagination de Balzac. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai, car il avoue dans son avertissement « Au lecteur » la dette qu’il a envers « Hoffmann de Berlin » et continue fièrement : « La Comédie humaine est assez riche en inventions pour que l’auteur avoue un innocent emprunt … ».
J’ai sans doute encore quelques œuvres de ETA Hoffmann à découvrir, mais je ne vois pas, dans tout ce que j’en ai lu (c'est-à-dire les quatorze remarquables volumes édités jadis par Jean-Pierre Sicre aux éditions Phébus), un récit comparable, c’est-à-dire finissant dans un tel spectacle de grand-guignol. Le fantastique de Hoffmann, autant qu’il m’en souvienne, est moins dans un réel qui sortirait effectivement de ses gonds que dans le désir de l’imagination humaine de voir autre chose que ce qu’elle a devant les yeux.
Il s’agit d’un parricide, ou tout au moins d’une variante. C’est aussi une variation sur le thème de Don Juan, une variation « philosophique » si l’on veut (puisque l’auteur range l’histoire dans les « Etudes » ainsi qualifiées). Balzac se garde, dans son « Au lecteur », de « faire de l’atroce ». C’est ce qu’il dit, on n’est pas forcé de le croire.
Car de l’atroce, il y en a, fondé ici sur les rapports d’intérêt entre les humains en général et en particulier entre les enfants et leurs parents. Balzac le formule joliment : « La société humaine, qui marche, à entendre quelques philosophes, dans une voie de progrès, considère-t-elle comme un pas vers le bien, l’art d’attendre les trépas ? ». Il veut parler des « espérances » supposées que donne à tout héritier potentiel le prochain trépas d'un parent riche et mal portant.
Mais il faudrait citer tout l’avant-propos, véritable chef d’œuvre de cruauté (lucidité ?), s’agissant des vraies motivations qui font les « relations humaines », le plus souvent fondées sur les calculs les plus sordides. On sait que bien des figures paternelles de La Comédie humaine sont pathétiques, à commencer par le cercueil du Père Goriot, pour lequel ses propres filles (Restaud et Nucingen) se sont contentées d’envoyer leurs voitures, richement décorées à leurs armes mais vides de leur présence physique.
Ces basses motivations, notre époque, qui a inventé des « directeurs » spécialisés dans ces affaires, les a sans aucun doute jetées à la poubelle. Mais est-ce bien sûr ? Si c’était le cas, on ne citerait pas l’exemple amusant de ce pauvre notaire qui avait eu le malheur d’acheter une maison. Pas n’importe laquelle : il s’agissait d’un viager. La propriétaire s’appelait Jeanne Calment.
Don Juan Belvidéro attend donc fort impatiemment la mort de son bien-aimé et richissime géniteur. Et c’est en compagnie de fort accortes bougresses, disons des courtisanes, qu’il prend son mal en patience. Leur caractère est décrit d’un seul trait de pinceau : « C’était une innocente jeune fille accoutumée à jouer avec toutes les choses sacrées ». Dans un décor somptueux, on mange, on boit, on plaisante avec légèreté et insouciance.
Quand le vieux domestique lui annonce que son père vit ses derniers instants, il se lève et quitte l’assemblée : « … il s’efforça de prendre une contenance de théâtre ; car, en songeant à son rôle de fils, il avait jeté sa joie avec sa serviette ». Si ça ce n’est pas savoir écrire, je veux bien regarder passer les trains, les quatre sabots dans l’herbe verte des prairies.
Le vieux Bartholoméo Belvidéro a accumulé d’énormes richesses en commerçant avec l’Orient aux « talismaniques contrées », mais amassé en même temps « des connaissances plus précieuses, disait-il, que l’or et les diamants ». Son indulgence pour son fils unique, né tardivement, était sans bornes, et donc coupable, et trouvera dans l’ingratitude criminelle de celui-ci sa juste récompense.
Car le vieux, qui n’a aucune envie de mourir, révèle à son fils qu’il a trouvé le moyen de ressusciter, une fois sa mort dûment constatée. Ses immenses connaissances obtenues au cours de ses voyages lui ont en effet permis d’élaborer un mystérieux élixir au pouvoir surnaturel. Il est contenu dans un « petit flacon de cristal de roche ».
Mais quand Don Juan profère : « Il y en a bien peu », le père comprend qu’il s’est leurré du tout au tout sur le sentiment filial de son fils, et meurt dans l’affreuse souffrance morale du naïf qui découvre soudain l’hypocrisie de celui en qui il avait le plus confiance. Car il devine que Don Juan pense déjà à sa propre mort.
Il n’a même pas le temps de se repentir d’avoir été pour son rejeton un éducateur épouvantablement laxiste. Bien fait pour lui, tiens, ça lui apprendra.
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 08 février 2014
25 BALZAC : ADIEU (1830)
Résumé de l’épisode précédent : la « Grande Armée » est en lambeaux, et les derniers lambeaux espèrent franchir la Bérésina.
Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas bien pourquoi je mettais dans ce blog des comptes rendus de mes lectures. Je l’ai fait abondamment pour Henri Bosco récemment, je recommence avec Honoré de Balzac. Je crois avoir compris. Certains me diront : « C’est pas dommage ! ». Peut-être. En fait, j’essaie de mettre en forme les souvenirs de mes lectures. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé plus juste : mettre en forme les souvenirs de mes lectures. Et accessoirement des impressions ainsi produites. Après tout, ce n’est déjà pas si mal.
Je ne veux pas résumer cet épisode du 29 novembre 1812 raconté par Balzac, qui tient en une vingtaine de pages, dont je conseille vivement la lecture aux amateurs de sensations fortes, où l’auteur donne libre cours à son génie de la peinture de genre. La description de ces débris d’une armée défaite, dont la dernière chance de survie est d’emprunter le dernier pont sur le fleuve, est d’une belle intensité tragique. La plupart des hommes se laissent aller, résignés et sans réactions. Ceux qui tiennent encore semblent retournés à la barbarie. Bref, le sentiment de la terrible catastrophe à laquelle la folie guerrière de Napoléon a mené sa « Grande Armée » est puissamment dépeint par l’auteur.
Le baron de Sucy, qui a demandé à un fidèle grenadier, Fleuriot, de sauver le comte de Vandières et sa femme (dont il est amoureux, et c’est réciproque), sera fait prisonnier par les Russes. Il n’est revenu (on est alors en 1819) que depuis à peine un an au moment du récit. La comtesse, au moment de franchir la Bérésina, a crié un seul mot à son amant : « Adieu ! ».
Rendue folle par les mauvais traitements, la solitude et la faim supportés pendant son très long périple de retour à travers l’Europe, elle n’a plus que ce mot à son vocabulaire. Après mille péripéties, elle est récupérée par son oncle médecin, le docteur Fanjat, qui entreprend de veiller sur elle et de la protéger. Elle se livre à mille excentricités arboricoles dans le parc des Bons-Hommes. Elle vivrait nue si le grenadier Fleuriot ne lui avait appris à mettre quelques vêtements.
Sachant cela, Philippe de Sucy décide alors d’entreprendre de la guérir à tout prix, et d’abord de s’en faire reconnaître. Peine perdue, elle reste absente, même si une fois, dans son sommeil, elle a prononcé « Philippe ». Il renonce à se suicider après l’avoir tuée (il avait apporté les pistolets pour cela), et se réfugie dans une de ses terres, n’ayant rien abandonné de son projet de guérison.
La folie grandiose du projet du baron est, chez lui, de reconstituer méticuleusement le décor entier dans lequel ils se sont vus avant leur séparation, le moment où elle traverse la Bérésina, ce dernier moment où elle a crié son « Adieu ! » pathétique, et où sa raison abdiquée s’est immobilisée.
Il rase ses bois, sculpte ses collines, creuse une nouvelle Bérésina sur laquelle il jette un pont. Il attend que l’hiver ait couvert tout ce paysage de neige, puis, aussi satisfait de son décor que dut l’être Victor Fleming de sa reconstitution d’Atlanta dans Autant en emporte le vent, il court aux Bons-Hommes pour y chercher Stéphanie de Vandières. Monsieur Fanjat accepte de participer au stratagème démesuré et généreux, et se débrouillera, grâce à un peu d'opium, pour que sa nièce se réveille au matin dans ce décor trompeur.
Le baron, qui a pris soin de revêtir plusieurs centaines de paysans d’ « uniformes délabrés » et de les dissimuler un peu partout parmi des cabanes en bois qu'il a fait incendier, a revêtu de drôles d’habits pour aller chercher sa belle : « Il portait les vêtements souillés et bizarres, les armes, la coiffure qu’il avait le 29 novembre 1812 ». On est alors en janvier 1820.
Au signal imitant un coup de canon, « mille paysans poussèrent une effroyable clameur … ». Stéphanie, terrorisée, saute de la voiture, voit ce paysage, voit un homme en train de jouer du sabre. C’est le baron Philippe. Elle regarde tout, longuement : « … puis elle passa la main sur son front, avec l’expression vive d’une personne qui médite ». Autour, tout le monde a fait silence. Balzac note que « le docteur pleurait ».
Alors se produit le miracle tant attendu : Stéphanie « tourna vivement la tête vers Philippe et le vit » (souligné par l’auteur). Elle est soudain de nouveau de plain pied dans le monde réel. Balzac a particulièrement soigné les effets produits pas ce retour de l’absente parmi les hommes, décrit comme une sorte de renaissance à l’humanité.
Revenue à la vie, elle se jette dans les bras du colonel, mais c’est pour y mourir aussitôt, en lui soufflant une dernière fois : « Adieu, Philippe. Je t’aime, adieu ! ». Ce qu’il gardera pendant encore dix ans, comme un fantôme qui le hante, c’est le dernier sourire qui errait sur le visage de sa belle maîtresse. Il tiendra dix ans, puis se brûlera un jour la cervelle.
On dira : veine « romantique » de l’inspiration balzacienne, où l’auteur ne craint pas d’user de grands effets de manche pour produire de l’émotion à coups de lyrique, de pathétique et tout ce qu’on voudra. J’en suis d’accord, mais je mettrai au défi de faire aussi bien ceux qui font la fine bouche, et d’essayer de peindre aussi parfaitement la scène du 29 novembre 1812 sur la Bérésina, ou alors le tableau de la comtesse folle sautant presque de branche en branche dans le parc des Bons-Hommes, ou encore le moment de sa résurrection et de sa mort dans les bras du baron.
Je peux attendre longtemps.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 07 février 2014
24 BALZAC : ADIEU (1830)
Il y a quelque temps (« quelque temps » est une expression très pratique, du fait du brouillard compact qu’elle répand sur le sentiment de l’écoulement du temps), j’ai fait l’erreur d’acheter, un volume de la collection « Bouquins » (Robert Laffont, 29 euros). Sous le nom de l’auteur, imprimé en très gros caractères, cette mention : « Œuvres ». Sont rassemblés dans ce volume quinze livres de Françoise Sagan. L’erreur, elle est là, dans le nom de l’auteur. Je n’aurais pas dû.
Studieusement, j’ai lu les cinq premiers titres (Bonjour tristesse, Un Certain sourire, Dans un mois dans un an, Château en Suède, Aimez-vous Brahms ...), à la file et dans la foulée. Au milieu du sixième (Les Merveilleux nuages), j’en ai eu tout d’un coup assez, j’ai refermé. Je ne l’ai plus jamais rouvert. Ce verre de tisane dans lequel trempe l’âme exténuée de quelques personnages blasés, je m’en suis débarrassé en le vidant moralement dans le pot du Ficus Benjamina. Apparemment, ça ne lui a fait ni chaud ni froid : il a continué comme avant à se déplumer de ses feuilles. C’est une image.
Tout ça pour dire que Sagan est restée pour moi une sorte de sirop fade, l’image d’un univers délavé où les protagonistes se regardent mutuellement vivre dans leurs désillusions, où tout le monde en a assez de la réalité de la vie. Un univers en bout de course, où l’individu est limité à lui-même, et où la personne qui lui fait face a pour mission de renouveler le reflet de lui-même où il se complaît, mission jamais accomplie, espoir toujours déçu.
Tout ça pour dire que ça ronronne et que ça tourne en rond. Tout ça pour dire que Françoise Sagan est l’écrivain d’un seul sujet. Tout ça pour dire que Sagan épluche dans les moindres détails l’existence de gens peu intéressants, de gens sans projets, le plus souvent désœuvrés, souvent débarrassés de tout souci matériel, et qui ne savent pas quoi faire de leur existence inutile.
Des gens que le simple fait de vivre semble en soi ennuyer prodigieusement. J’ai donc abandonné. J’ai peut-être eu tort, allez savoir. Je n’ai pas envie d’explorer plus avant. Dans la littérature française d'après-guerre, Sagan est un peu l'étalon-or de ce qui est devenu dans nos années plus récentes le fin du fin de l' « écriture du moi » : l'abominable et autosatisfaite « auto-fiction ».
Je ne sais pas pourquoi, en train de lire des œuvres de Balzac, je suis parti sur Françoise Sagan. Le plaisir du contraste, peut-être. Mais c’est vrai aussi que, après la douzaine de romans et nouvelles du grand homme que je viens de lire, essayant de situer le lieu où se produit l’intensité que j’ai trouvée à retourner à des livres qui, soit dit pour résumer, ont amplement contribué à structurer et façonner ma sensibilité, je viens de repenser à ces œuvrettes de celle qui fut l’auteur "prodige" de Bonjour tristesse (autour de 18 ans, ce qui est en soi un aveu).
Ce titre de Françoise Sagan, épèle mot à mot et lettre à lettre le programme de toute son œuvre, enfin pour la partie que je peux en connaître, c’est-à-dire l’initiale. C’est carrément idiot, je sais, de mettre en présence Sagan face à Balzac, elle aurait bien rigolé, je pense. Mais je prends mes idées comme elles se présentent, et là, c’est Sagan qui s’est présentée. Allez comprendre.
Par rapport au vaste monde qui respire profondément, qui avale gloutonnement la vie et qui jouit à chaque instant de ce qu'il a devant les yeux et dans l'oreille, les œuvres de Françoise Sagan me semblent aussi étroites que les parois de verre du bocal où agonise le poisson rouge.
Je viens donc de lire Adieu. Balzac a écrit ça en 1830. Très curieux, très surprenant. Par l’organisation du récit, par le thème. Le récit s’ouvre sur une scène de chasse, où les deux amis, messieurs de Sucy et d’Albon, reviennent bredouilles après avoir parcouru beaucoup trop de kilomètres, d’Albon suant et pestant du fait de son embonpoint nettement plus remarquable que son ami, qui semble au contraire efflanqué comme Rossinante, tout en montrant la vigueur de l’ancien militaire qu’il est. Mais son visage porte la marque d’un grave souci, qui semble le ravager de l’intérieur. Cette entame ne laisse rien augurer du reste.
Car les deux amis ont hâte de trouver avant la nuit le gîte et le couvert. Le hasard fait qu’ils passent devant les grilles d’un domaine qui semble à l’abandon. C’est l’ancien couvent des « Bons-Hommes », comprennent-ils en entendant les grognements plus ou moins articulés par une femme plus ou moins restée dans l’animalité, du nom de Geneviève.
Déjà surpris par la scène, ils aperçoivent au loin une autre femme, qui grimpe aux arbres, saute, fait mille cabrioles. Elle a visiblement perdu la raison. Appelée par « Geneviève », elle s’approche de la grille et, en voyant les deux hommes, elle prononce le mot qui ouvre sur le drame : « Adieu ! ». D’Albon, très étonné, se tourne alors vers de Sucy, mais c’est pour le voir évanoui sur le sol.
Appelant à l’aide, il voit s’approcher obligeamment la voiture de M. et Mme de Grandville, ses voisins, qui le laissent volontiers en disposer pour ramener son ami au château. On a appris que la femme s’appelle la comtesse de Vandières, que de Sucy a semble-t-il reconnue, pour être une certaine Stéphanie. Son âme s’est soudain violemment déchirée.
Quand de Sucy est rétabli, il prie son ami de courir aux Bons-Hommes pour s’enquérir de tout ce qui concerne la comtesse. Il est accueilli par l’oncle de la dame, médecin de son état, qui le fait entrer et, apprenant l’existence de Philippe de Sucy, lui raconte l’histoire terrible et lamentable que la comtesse et lui ont vécue sur la Bérésina (sic) au moment de la retraite de Russie.
La suite au prochain numéro.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 06 février 2014
23 BALZAC : ETUDE DE FEMME
Cette Etude de femme est une toute petite chose, quelque chose qui se situerait entre l’anecdote et la nouvelle courte. Pas tout à fait un fait divers, puisqu’elle se passe en circuit privé, mais qui fait le tour des salons à la mode, sur l’air de : « Tu ne connais pas la dernière ? ». Pas de quoi se relever la nuit, mais une dizaine de pages où Balzac parvient à peindre une société en mouvement, juste en appuyant à quelques reprises sur le déclencheur de son œil photographique.
Dans ce texte, je préviens, on assiste à un festival de formules, de trouvailles et de fusées verbales. En fait, Balzac raconte ici la gaffe monumentale d’Eugène de Rastignac, un Eugène débutant, naïf et emprunté, soupirant étourdi, commise aux heureux temps de ses débuts dans le monde parisien.
Occupé à séduire Mme de Nucingen, il lui écrit une lettre où brûle le foyer incandescent de son amour juvénile et inexpérimenté. Or l’histoire a débuté en portant la caméra sur Mme de Listomère, dont je conseille la lecture intégrale et réitérée d’un portrait littérairement éblouissant. Mariée à son marquis de mari, homme insignifiant mais à la situation enviable, elle possède assez de savoir-faire et de virtuosité pour ne présenter aucun défaut dans sa cuirasse d’épouse-modèle qui montre qu’on peut concilier sans problème piété irréprochable et urbanité mondaine.
La gaffe d’Eugène, encore jeune et inexpérimenté, consiste à écrire une lettre enflammée d’amour brûlant à Mme de Nucingen, oui, l’épouse du banquier richissime cité dans Le Père Goriot. Oui, mais malheureusement, sur l’enveloppe qu’il demande à son domestique d’aller porter à destination, il inscrit le nom de Mme de Listomère. Quand il s’en rend compte, il est trop tard, le mal est fait. Il est vrai que sa longue conversation de la veille avec la dame lui a laissé sans qu'il s'en doute une impression plus vive qu'il ne pensait.
Mme de Listomère lit donc la lettre et décide de « consigner à sa porte » l’insolent Rastignac. Par chance, quand il se présente chez Listomère, celui-ci l’introduit auprès de sa femme. Première erreur, il a attendu quatre jours pour tenter de dissiper le quiproquo, le temps que s’installent réflexions, idées et fantasmes.
Deuxième erreur, quand la marquise, qui a fini par croire au contenu de la lettre, l’interroge, il veut à toute force la détromper (au lieu, évidemment, de tenter sa chance, c’est tout au moins l’arrière-pensée de Balzac). Vexée par ce qu’elle prend pour des impertinences, par curiosité, elle voudrait bien savoir qui était la véritable destinataire.
A tout hasard, elle prononce le nom de « Nucingen », à quoi il répond « Pourquoi pas ? ». Résultat : « Cette confidence causa une commotion violente à madame de Listomère ; mais Eugène ne savait pas encore analyser un visage de femme en le regardant à la hâte ou de côté ». Il faut croire qu'elle n'a pas été totalement insensible au jeune homme et à la lettre qu'elle a reçue de lui. Peut-être aurait-elle aimé qu'il se mette à lui faire la cour. Qui sait ? Emue et flattée, elle se serait peut-être laissée aller. Or il la blesse par maladresse. Mais la marquise se venge du jeune étourdi en lui rappelant son « lapsus calami », car c’est bien le nom de Listomère qui figurait sur l’enveloppe, et c’est bien de sa plume qu'il est sorti.
Mais pour que Balzac parlât de l’inconscient et de ses manifestations dans les lapsus ou les actes manqués, il eût fallu qu’il lût dans je ne sais quelle boule de cristal la future venue au monde d’un certain Sigmund Freud.
Pour conclure, Etude de femme n’est certes pas un ouvrage de fond de La Comédie humaine, mais ce très court récit, brillamment mené, montre à quel point Balzac excelle à synthétiser en quelques pages diversité des points de vue et vivacité des images.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 02 février 2014
22 BALZAC : UNE DOUBLE FAMILLE (1830)
Cette nouvelle, assez brève pour intéresser par sa vivacité et assez longue pour permettre une certaine complexité, raconte, comme le titre l’indique, la double vie d'un homme. Il s'appelle Roger de Granville. Le début présente un homme âgé de la quarantaine environ, qui passe mystérieusement dans une petite rue, obscure et humide en toute saison, tous les jours, à heures à peu près fixes. L’une des maisons est habitée par une femme assez vieille et une jeune fille très jolie, qui s’applique studieusement à ses travaux de broderie. Le tableau respire la gêne et la pauvreté. Leur vie est très difficile.
L’homme aperçoit un jour un « papier timbré » sur la table. Il revient spécialement en pleine nuit pour poser sur la table, par une fente dans la vitre, une bourse pleine, qui sauve momentanément les deux femmes de la saisie. De fil en aiguille, ils font connaissance, se plaisent et se promènent ensemble, sous le regard de la vieille madame Crochard. Pour elles, il restera longtemps « monsieur Roger ».
On retrouvera Caroline Crochard sous le nom de « de Bellefeuille », douillettement et confortablement installée dans un bel appartement, nantie de deux enfants. Roger passe régulièrement la voir. Elle l’attend fiévreusement, en état de dévotion amoureuse. Sa mère est logée ailleurs, à l’abri du besoin. Fin de la situation n°1.
Balzac opère alors ce qu’on appelle au cinéma un « flash-back ». Nous découvrons un Roger de Granville juvénile et promis au plus bel avenir, vu qu’il est dans les bonnes grâces de gens importants. Son père, le « seigneur » de Granville le convoque à Bayeux : il veut lui faire épouser une demoiselle de la meilleure société, et surtout nantie d’une superbe dot.
Il le prévient toutefois que la mère de la donzelle, la veuve Bontems, est une effroyable bigote, qui plus est entièrement soumise à la « direction de conscience » telle que l’envisage le redoutable et, osons le dire, intégriste abbé Fontanon. Le fils découvre sa promise, et Balzac nous avertit d’emblée : « Granville commit alors l’énorme faute de prendre les prestiges du désir pour ceux de l’amour ». Si l’amour est aveugle, le désir l’est, semble-t-il, tout autant.
Il serait d’ailleurs intéressant de rapprocher Une Double famille de La Peau de chagrin, ce roman qui établit une équation impitoyable entre l’expression ou la force du désir et la durée de la vie, étant posé que plus l’individu modère ses désirs, plus longtemps il peut espérer vivre, comme le prouvent les cent deux ans du vieux marchand qui donne la peau à Raphaël. Mais les excès raccourcissent-ils l’espérance de vie ? Les Rolling Stones prétendraient à bon droit être une preuve du contraire. Seuls les cyniques survivent à toutes leurs intempérances, peut-être ?
Quoi qu’il en soit, le résultat ne se fait pas attendre : catastrophique ! Granville, très pris par ses hautes fonctions, laisse la bride sur le cou à son épouse pour aménager, décorer et meubler son hôtel particulier. Je crois que Balzac s’est payé un plaisir de gourmet raffiné en décrivant l’intérieur de l’héritier « de Granville » comme l’antithèse pure et simple de l’univers grand-bourgeois et aristocrate (les deux étroitement mêlés) qui figurait son rêve ultime.
Pour résumer, Madame a élaboré une lugubre caverne, mais où les pierres, les objets, les couleurs, les matières seraient systématiquement dépareillés. Je vois l’ensemble sur un fond marronnasse, pour situer visuellement. Granville, inutile dès lors de le préciser, a beau faire à sa femme, ponctuellement, un enfant par an, il finit par ne plus supporter la vie, d’où la mine terrible que Balzac décrit au tout début du récit, quand il se met à passer dans la rue de madame Crochard, et la double famille, clandestine celle-là, qu’il décide de fonder.
L’auteur renoue ensuite avec la descendance de Caroline : l’histoire se finit en effet dans l’amertume exécrable de Roger de Granville. Un soir, il rencontre Horace Bianchon le médecin dans une vilaine rue. Celui-ci lui parle d'une pauvre femme qu'il soigne dans la maison dont il sort : son fils lui a mangé sa fortune en vin et en femmes, et la pauvre s'est laissé faire.
Le comte tressaille en apprenant qu'elle se prénomme Caroline, puis il plante là Bianchon stupéfait après lui avoir déclaré : « Quant à Caroline Crochard, reprit-il, elle peut mourir dans les horreurs de la faim et de la soif, en entendant les cris déchirants de ses fils mourants, en reconnaissant la bassesse de celui qu'elle aime : je ne donnerais pas un denier pour l'empêcher de souffrir, et je ne veux plus vous voir par cela seul que vous l'avez secourue ...».
Ses enfants légitimes ont embrassé de très belles carrières : une fille est comtesse de Vandenesse, un fils Procureur du Roi. Tiens justement, Eugène rend ce soir à son père une visite inopinée, au désagrément du vieillard, mais c'est pour lui apprendre qu'un jeune homme vient d'être arrêté chez un de ses amis, ayant « commis un vol assez considérable » : il « s'est réclamé de vous, il se prétend votre fils ». Apprenant qu'il s'appelle Charles Crochard, n'ayant plus aucun doute, il part pour l'Italie en laissant à son fils le magistrat assez d'argent pour régler cette affaire à sa guise.
L'histoire s'achève sur quelques considérations peu encourageantes au sujet du mariage et du choix d'une épouse : « Le défaut d'union entre deux époux, par quelque cause qu'il soit produit, amène d'effroyables malheurs ». On peut à son gré trouver Balzac terriblement cruel, effroyablement pessimiste, ou simplement lucide et réaliste. Rayer la mention inutile.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 31 janvier 2014
21 BALZAC : LA PEAU DE CHAGRIN
Le roman est, selon l’histoire, celui qui a procuré la renommée au jeune écrivain, qui avait préalablement « fait ses classes » avec ce que la tradition appelle « romans de jeunesse ». Je suis pour ma part persuadé que La Peau de chagrin est un roman fondateur, un roman pourtant mal bâti. Je n’y peux rien, c’est mon avis : à la lecture, je vois un grave défaut, mais en refermant le livre, je suis saisi par la force de l’ensemble. Allez comprendre.
Le défaut, il est vite vu. Quand Raphaël sort du magasin, ayant glissé dans sa poche la peau fatale. Miracle ! Il tombe en effet (c’est vraiment le mot) sur son ami Emile, entouré de quelques copains, qui l’entraîne chez le banquier Taillefer, pour se lancer dans une bombance et une orgie acharnées. Emile lui annonce tout de go qu’il vient d’être bombardé directeur d’une revue financée par le banquier : il n’a pas intérêt à faire défaut.
La description de l’orgie est parfaite. Le problème, à mon avis, vient après le dialogue entre les deux amis et deux prostituées, Euphrasie et Aquilina. Sans entrer dans le détail, elles y exposent leur « philosophie » de l’existence, elles qui se savent promises à finir à « l’hôpital ». On verra qu’Euphrasie aura un autre, mais étonnant destin. C’est elle qui déclare aux deux amis : « J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait ! Donnez-moi des millions, je les mangerai … ».
Ce n’est qu’ensuite que Raphaël commence à raconter sa vie à Emile. Et je vous jure, ça n’en finit pas. C’est qu’il faut faire tout un chapitre (le fameux « La femme sans cœur »), que diable. On a droit à tout. La vie de Raphaël défile donc, depuis la solitude auprès d’un père très autoritaire, intraitable et riche. Le destin (encore lui) veut qu’il soit ruiné, et il aura beau lancer son fils, devenu juriste par force, dans des procès à n’en plus finir, il ne lui restera rien ou presque (une petite île au milieu de la Loire, où est la tombe de sa femme).
Raphaël, devenu maître de sa vie, envisagera d’abord de se lancer dans la littérature et la science, entreprenant un énorme « Traité de la volonté » à la lueur d’une chandelle, dans la mansarde d’un petit hôtel tenu par une femme, qui vit seule avec sa fille Pauline, âgée de quatorze ans. Toutes deux vivent pauvrement et, voyant la grande austérité du régime que s’impose le jeune homme, se mettent à veiller sur lui sans qu’il s’en doute, sur son linge, sur ses repas, bref deux anges gardiennes. La dame attend le retour de son mari, prisonnier des Cosaques depuis si longtemps qu’il faut vraiment avoir la foi pour y croire. Mais sa certitude est entière.
Le malheur de Raphaël lui vient par Rastignac, soi-disant son ami, qui vient lui instiller la « philosophie » d’un certain Honoré de Balzac : avoir des dettes, c’est risquer de se ruiner, mais c’est avoir une chance d’attirer la chance. Rastignac est le premier tentateur : après lui avoir permis de gagner quelque argent facile par l’écriture de quelques traités grassement payés, il lui prend ses dernières pièces d’or pour aller les jouer. Le malheur c’est qu’il gagne gros.
Cela tombe très bien et très mal, car il a présenté Raphaël à Foedora. La femme sans cœur, c’est elle. Il en tombe éperdument amoureux, raide dingue et c’est peu dire. Il s’agit d’une femme, certes, mais ce n’est pas n’importe qui. Et le curieux de l’affaire, c’est que le bouquin est écrit en 1831, et que Balzac ne rencontre Madame Hanska qu’en 1833. Or il écrit en toutes lettres, à propos de Foedora : « Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne ». Intuition ? Prédestination ? Fantasme ? Hasard pur ? Allez savoir.
Ce qui me reste de ça, c’est la course désespérée du pauvre Raphaël derrière la trop belle et trop cruelle Foedora, qui désespère tous les hommes par sa façon d’attirer tous leurs hommages. Et pour parler franchement, cet étalage des tourments d’un Raphaël écartelé entre l’idéal austère de l’œuvre à élaborer et l’espoir de jouissances beaucoup plus terrestres autant qu’immédiates, a quelque chose de fatigant.
Finissons. Le coup de théâtre est tellement théâtral que j’ai du mal à y croire. C’est au pénible réveil de tous les convives du banquier Taillefer que se présente l’homme de loi qui déclare à la face du monde ici rassemblé que Raphaël est le légataire tant recherché, qui hérite de l’immense fortune de son aïeul maternel. Le côté spectaculaire et m’as-tu-vu de toute la scène, en particulier la solennité tapageuse du notaire Cardot, a quelque chose de peu vraisemblable.
Car ce qui est sûr, c’est que Raphaël voit ici se réaliser son désir et que ce désir le fait penser à la mort. Il est saisi d’horreur. Ayant aussitôt mesuré le rétrécissement de la « peau de chagrin », il sait que le moindre de ses désirs précipite sa fin. Il s’enferme donc dans son luxe, servi par Jonathas, le vieux domestique dévoué, revenu se mettre à son service.
Jusqu’à ce qu’un jour il retrouve la jeune Pauline, mais transformée. En effet, le papa est revenu et, tenez-vous bien, nanti d’une fortune colossale amassée au cours de ses voyages dans les lointains. Et elle est amoureuse de son Raphaël, Pauline. Les deux amants sont bientôt mariés et vivent dans une fusion totale.
Tout ça finira mal, comme on sait, après quelques péripéties liées aux angoisses de mort de Raphaël, que Pauline ne comprendra qu’à la dernière extrémité, lançant à Jonathas accouru : « Que demandez-vous ? dit elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ? ». Un drôle d’épilogue, rêveur et poétique, laisse entendre que Pauline est devenue vapeur et brume, « fantôme de la Dame des Cousines », du côté de quelque château de la Belle au Bois Dormant.
Je garde du livre cette impression partagée entre l’admiration pour la conception du roman et le regret dû à une composition que je me permets de trouver faible. Je sais, on me dira que « La femme sans cœur » permet à Balzac d’établir un contraste tranché entre le vain amour pour Fœdora dans lequel Raphaël manque de se perdre et l’amour réciproque et comblé pour Pauline, qui le tue.
Je crois que le défaut se situe dans la volonté de symétrie : l’auteur veut à tout prix découper son récit en trois parties équilibrées, ce qui l’oblige à étirer démesurément l'exposé que fait Raphaël à son ami, n’épargnant au lecteur aucun détail des tourments et déboires éprouvés, qu’ils soient pécuniaires ou amoureux. Pour le coup, on peut appeler ça du « tirage à la ligne ». Enfin, c’est mon avis, et je le partage, comme dit Dupont ou Dupond, je ne sais plus.
Cela dit, le fait que j’aie pu m’attarder (trop, et encore, j’aurais pu …) longtemps sur cette œuvre montre qu’elle recèle de riches profondeurs, ce qui n’étonnera guère les habitués de l’écrivain. Maintenant, ce qu’ont pu écrire des gens très savants sur les sources de La Peau de chagrin, je leur laisse les considérations oiseuses. Balzac s’est-il inspiré du mesmérisme ? A-t-il emprunté à L’Homme au sable (ETA Hoffmann) ?
Autant de questions que je n’ai même pas l’idée de me poser. J'aurais plutôt celle de ne pas trouver géniaux les deux coups de baguette magique que sont la spectaculaire annonce du fabuleux héritage et les spectaculaires retrouvailles avec Pauline, devenue elle aussi richissime grâce à l'incroyable retour de son père. On me dira qu'un miracle ne vient jamais seul.
On ne va pas chipoter.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 30 janvier 2014
20 BALZAC : LA PEAU DE CHAGRIN
Je vous assure que je ne fais pas exprès de m’attarder sur La Peau de chagrin. J’ai l’impression que c’est le livre lui-même qui m’y conduit. Je ne fais que suivre le mouvement. Mais je vais tâcher moyen de faire en sorte de ne pas m’y enterrer. Pour l’instant, j’y prends trop de plaisir pour déjà passer à autre chose. Les accords de grave produits à sa lecture résonnent avec encore assez d’ampleur pour que je m’efforce d’en prolonger les vibrations.
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Maintenant, après la destruction de la Science par le pouvoir inconnu et indestructible de la peau, voici sa présentation inaugurale au héros Raphaël. Retour au premier chapitre. Toujours conduit par le « gros garçon joufflu », il parcourt les « magasins » du « magasin », assailli par les sensations étranges, multiples et confuses qu’il reçoit d’objets amoncelés sans ordre, dans une profusion ahurissante, symbolisant toutes les richesses les plus rares produites par les peuples du monde.
La « boutique de curiosités » présentée au début se révèle un puits sans fond, d’où le visiteur curieux tire, au hasard de sa progression, merveille après merveille. C’est alors qu’il s’exclame : « Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier. – Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore, montez au troisième étage, et vous verrez ! ». On a l’impression que la maison est un ventre qui s’amplifie à mesure qu’on le parcourt.
Parvenu au troisième étage, le visiteur, ébloui par tant de trésors (et il n’est pas au bout de ses surprises), demande : « Votre maître est-il un prince ? – Mais, je ne sais pas, répondit le garçon ». Car c’est le moment pour Balzac de faire paraître le maître des lieux. Et ce n’est pas sans une certaine solennité dans l’annonce de sa venue que l’événement se produit, précédé de considérations sur les états d’âme de Raphaël, qui s’effraie en constatant l’irruption soudaine et silencieuse d’un vieillard d’âge immémorial.
Je ne citerai pas le portrait que Balzac trace, trop long pour les dimensions de ce billet, du personnage, je devrais dire de l’apparition. Juste cette notation qui laisse le reste à deviner : « Une finesse d’inquisiteur trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie » (voir l’illustration qui, sauf erreur, date de 1842).
Le vieillard commence par demander à Raphaël : « Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique ». Vous avez bien entendu, il appelle Raphaël par son prénom, enfin si ce n’est pas lui, c’est du moins comme ça qu’il s’appelle. Vous avez dit « pure coïncidence » ? C’est parfait, n’en disons donc rien. Toujours est-il que la vue du chef d’œuvre replace les pieds du héros sur la terre ferme de la réalité.
« J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand – Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le jeune homme ». Le vieillard, qui craint soudain pour sa vie, serre les poignets du garçon « comme dans un étau ». Aussitôt rassuré par les paroles qu’il entend, il écoute Raphaël lui révéler la décision qui a précédé son entrée dans le magasin, son intention d’en finir. C’est alors que : « Retournez-vous, dit le marchand, en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette ʺPeau de chagrinʺ, ajouta-t-il ». L’instant fatidique.
Il contemple l’objet, présenté comme un « talisman », dont émane une sorte de lumière, qu’il attribue, pour être tranquille, à l’âge d’une peau que le temps a polie et repolie. Profondément incrusté dans l’épaisseur du cuir, un texte apparaît. Raphaël essaie de l’entamer de la pointe d’un stylet : peine perdue. Puis il déchiffre les « paroles mystérieuses » (voir illustration) : « Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard ». Passons sur le « sanscrit » de Balzac. Curieusement, la rigidité de la peau fait penser à une feuille de métal.
Le vieillard révèle alors à Raphaël le secret de sa longévité (il a cent deux ans) : très tôt, il a compris que « vouloir » et « pouvoir » sont les deux fléaux de l’humanité, qui s’use à désirer ce qu’elle n’a pas. Lui, il a opté pour cette sagesse d’inspiration orientale fondée sur le « savoir », et qui s’efforce d’éteindre au-dedans tout désir : « J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu ». Ah, le bonheur de vivre sans aucun désir ? La peau de chagrin figure concrètement ces deux modalités du désir que sont vouloir et pouvoir, deux façons pour l’homme de se consumer.
Je note en passant l’incroyable et géniale trouvaille de Balzac, consistant à donner corps à une « philosophie » (le livre appartient à la série des "Etudes philosophiques") dans un objet romanesque aussi nettement identifié, un support aussi « parlant » fourni à l’imaginaire. Vient alors la déclaration qui enchaîne le destin de ce suicidaire récent : « Eh ! bien oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la peau de chagrin » (il ne s'appelle pas encore Raphaël). Le vieillard résumera son avertissement : « Après tout, vous vouliez mourir ? Eh bien, votre suicide n’est que retardé ». C’est évidemment le programme de la suite.
Je tâcherai demain de comprendre pourquoi Balzac a placé dans ce tableau finalement assez simple ce bizarre deuxième chapitre (« La femme sans cœur »), qui montre Raphaël aussi aveugle aux charmes de la pauvre Pauline qu’il est aveuglé par les prestiges de la riche Foedora.
Je ne suis pas sûr d’être à la hauteur.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 29 janvier 2014
19 BALZAC : LA PEAU DE CHAGRIN
Je ne fais pas exprès de passer du temps sur La Peau de chagrin : c'est le livre lui-même qui m'y conduit. Qui m'y oblige peut-être. Et pour dire les choses franchement, je trouve du plaisir à en parler. C'est peut-être un signe, après tout.
Alors en fait, qu’est-ce que c’est, concrètement, une peau de chagrin ? C'est le problème du jour. La deuxième partie, intitulée « La femme sans cœur », est totalement muette sur ce point, puisqu’elle raconte en long, en large et en détail ce qu’a été la vie de Raphaël avant la rencontre avec le vieux marchand d’antiquités.
Dans la première, la présentation et la description de la peau sont expédiées en cinq pages. Il est vrai que ces pages sont d'une densité rare. Tout le monde connaît le thème, ressassé dans les manuels scolaires et les dictionnaires et histoires de la littérature. Tout le reste est dans la dernière, quand la peau de chagrin, en entrant en possession, entre en action. Et c'est bien elle qui possède celui qui la possède. Une variante du pacte faustien, en quelque sorte.
Je commencerai donc logiquement par la dernière partie, lorsque Raphaël a déjà commencé à subir les effets de la peau magique. Et encore plus logiquement, je débuterai par cet épisode tout à fait étonnant, dans lequel Balzac raconte les démarches accomplies par le héros pour percer le secret de ce talisman incroyable, dont il a scrupuleusement tracé le contour d’origine sur une grande surface blanche, et dont il a constaté le rétrécissement, déjà conséquent au moment où j'en parle.
Balzac décide, à ce moment du récit où la vie de Raphaël se résume à une petite pièce de cuir qui rapetisse dès qu’il exprime un désir, de confronter la Science à un phénomène qui la dépasse. Le premier spécialiste qu’il consulte est le zoologiste Lavrille, qui lui révèle (ou lui affirme) que la peau est celle d’un âne de Perse, plus précisément un onagre.
Cela ne lui apprend strictement rien, puisqu'au moment où il découvrait l'existence de la peau (au début du livre), il déclarait : « J'avoue, s'écria l'inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d'un onagre ». Mais il n'est pas impossible que ce détail soit une étourderie de Balzac : ce ne serait pas la seule.
UN ONAGRE
Comme Raphaël aimerait bien faire retrouver à la peau sa surface d’origine, Lavrille l’aiguille sur le professeur Planchette, célèbre spécialiste de mécanique, en plein siècle de la mécanique toute-puissante (et de son exaltation). Planchette, comme Lavrille et la plupart du temps les scientifiques, est un illuminé perdu dans ses raisonnements et ses découvertes, et insoucieux de la gloire et de l’argent.
Rendus chez le métallurgiste Spieghalter, Planchette introduit la peau entre les deux platines d’une presse hydraulique. Que croyez-vous qu’il arrive ? La presse se brise, incapable de venir à bout de cette peau animale : « Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est logé dedans ». L’Allemand en colère aura beau flanquer un énorme coup de masse sur la peau posée sur une enclume, la faire brûler dans une forge, celle-ci ressort absolument intacte de tous les mauvais traitements : « Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent ».
Planchette emmène alors Raphaël chez Japhet pour voir si la Chimie viendra à bout du problème, mais là encore : « La Science ? Impuissante ! les acides ? Eau claire ! La potasse rouge ? Déshonorée ! La pile voltaïque et la foudre ? Deux bilboquets ! ». La conclusion des deux savants, après avoir baptisé « diaboline » la substance de la peau est la suivante : « Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous ». Echec sur toute la ligne.
Ce n’est pas pour rien que le mot « cuir » a produit le mot « coriace ». C’est sûr, au sujet de la « Science », on ne saurait confondre Balzac et Zola. Ce qui les différencie ? Pour schématiser, je dirais volontiers que Balzac ressemble à un moteur à explosion, émotif par nature, quand Zola descend par filiation des animaux à sang froid, scientifiques par profession, par nature et par vocation. Le passionnel opposé au rationnel. L’observation du vivant, par contraste avec la dissection des cadavres sur le marbre d’un amphithéâtre de faculté de médecine. La palpitation des émotions contre l'esprit de système. Les battements du cœur contre la Raison toute-puissante et desséchée.
Pour résumer, je vote Balzac, et je jette (pas tout) Zola à la corbeille.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 28 janvier 2014
18 BALZAC : LA PEAU DE CHAGRIN
Préambule : voilà-t-il pas que je tombe, dans l'avis « Au lecteur » qui ouvre L'Elixir de longue vie, sur cette jolie phrase d'Honoré de Balzac : « La lecture nous donne des amis inconnus, et quel ami qu'un lecteur ! nous avons des amis connus qui ne lisent rien de nous ! l'auteur espère avoir payé sa dette en dédiant cette œuvre Diis ignotis ». Je dédie cette déclaration aux curieux qui me font l'honneur de venir jeter un œil dans ce blog et d'y passer un moment.
Post-préambule : dernières nouvelles d'Egypte, où le général Sissi a été nommé maréchal : "Après Sissi Impératrice, Sissi Maréchal". Et ça commence à se savoir, que l'époque est au changement de sexe et au « trouble dans le genre ».
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LA PEAU DE CHAGRIN (1831)
La visite du magasin d’antiquités au début de La Peau de chagrin permet à Balzac de faire un inventaire de tout ce qu’on peut trouver d’original, de rare, voire d’unique dans toutes les contrées de la terre. Il faut savoir qu’il n’aimait rien tant que le beau et le cher, et quand il décrit l’intérieur somptueusement aménagé d’un hôtel particulier parisien, impossible de ne pas ressentir son goût pour les belles choses et le luxe.
Il s’ingéniait par exemple à se faire faire des cannes toutes plus curieuses et intéressantes les unes que les autres. Il va sans dire que son goût pour les meubles, les tentures, les rideaux, les objets, la vaisselle, tout était à l’avenant. On comprend sans mal que Madame Hanska, à la mort de l’écrivain, fut mise en face d’un monceau de dettes et en présence des figures patibulaires de la foule des créanciers du défunt.
Son principe était simple : s’endetter, c’est se mettre dans l’obligation de faire rentrer l’argent. Et puis rien de tel qu'un intérieur princier pour en mettre plein la vue à l'imprimeur, à l'entrepreneur, voire au créancier impatient, avant de traiter avec eux : faire croire qu'on est en mesure de dépenser sans compter, Balzac le considérait comme une mise de fonds, dont il attendait et espérait de généreux « retours sur investissement ». Ce n'est pas en paraissant misérable qu'on peut escompter entrer dans les affaires et faire fortune.
Et lui qui connaissait son Rabelais sur le bout des doigts, on peut se dire qu’il avait fait sienne la conviction exposée par Panurge dans les chapitres III et IV du Tiers livre, où il fait un long discours à la louange des « debteurs et emprunteurs », qui vaut son pesant de ʺPrix Nobel d’Economieʺ qui, comme chacun sait, n’existe pas, Alfred Nobel ayant toute sa vie professé une solide haine des mathématiques et de l’économie. Tant pis si j'exagère. Il est vrai que Rabelais corrige le chenapan au chapitre V, où Pantagruel expose sa réprobation et sa détestation de ces « acteurs du marché ».
Et les biographes se sont plu à commenter en parallèle les fortunes impressionnantes que Balzac a fait entrer dans ses caisses grâce à son acharné travail d’écrivain, et les richesses fabuleuses qu’il a prodiguées et englouties sans compter pour se créer un décor intime luxueux et prestigieux, digne de la haute idée qu’il se faisait de lui-même. Cette tendance de fond, est perceptible dans la visite qu’il nous fait faire du magasin de curiosités, où sont accumulés tous les objets capables de satisfaire son appétit insatiable ou son inextinguible curiosité.
Pour alimenter cet appétit et faire fonctionner la machine à faire rentrer l’argent, il ne lésina pas. La Comédie humaine tout entière fut écrite en dix-sept ans seulement ! Ce monument, unique dans l’histoire littéraire avec ses cent trente-trois œuvres (!!!!), fut conçu en 1833, l’année où il déboula chez sa sœur Laure, devenue Madame Surville, pour déclarer : « Saluez-moi, car je suis tout bonnement en train de devenir un génie ». Proclamation stupéfiante. Mais il avait diantrement raison. Revenons à nos moutons.
Quand Raphaël de Valentin, pour attendre l’heure nocturne de plonger dans la Seine, entre dans la boutique de curiosités, il n’est pas tout à fait dans son état normal : « … laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort ? ». Sa vision des choses est troublée par son état, il s’en rend compte : « Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermeraient pas quelques singularités à sa convenance ». Un « gros garçon joufflu » va le guider.
Je n’essaierai pas de résumer la visite, autant vaudrait réécrire le livre. En attendant ce moment improbable, il faut le lire. Qu’on imagine simplement un invraisemblable capharnaüm, où voisinent les objets les plus hétéroclites, les armes avec la vaisselle, les tableaux avec les marbres, les animaux empaillés avec les bibelots exotiques, que Balzac synthétise dans la jolie expression « fumier philosophique ». Raphaël, dans « ces trois salles gorgées de civilisations, de cultes, de divinités … », sous l’action de la mystérieuse émanation de ce fumier, quitte le monde réel.
Il est conseillé de prendre le mot « magasin » dans son premier sens d’ « entrepôt ». C’est une accumulation, un amoncellement, un bric-à-brac, une rubrique-à-braque, tout ce qu’on veut. Je soupçonne Balzac d’avoir soigneusement placé, au fur et à mesure de l’avancée de Raphaël dans la cataracte des objets énumérés dans cette scène ahurissante tout ce qui avait guidé les rêves de grandeur du jeune homme, quand il feuilletait le « Catalogue de la Manufacture des Armes et Cycles de Saint-Etienne ». Je plaisante à moitié : tous ces trucs, ces machins, ces bidules insolites, dont beaucoup coûtent la peau du cul, Balzac ne les a pas sortis de son chapeau. Je veux dire que, dans son imaginaire, ça vient de loin.
Ils font partie intégrante de son rêve de grandeur.
Voilà ce que je dis, moi.
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lundi, 27 janvier 2014
17 BALZAC : LA PEAU DE CHAGRIN
Il paraît que La Peau de chagrin est un des chefs d’œuvre de Balzac. C’est sûrement vrai, puisque des autorités éminentes en la matière l’ont affirmé. C’est en tout cas, encore aujourd’hui, un des romans les plus lus de l’auteur. Pour mon compte, je reste partagé. Pour une raison simple, tenant à la composition, qui donne l’impression d’une vaste digression placée au cœur même du livre et qui nous éloigne du sujet annoncé dans l’introduction.
Il est en effet divisé en trois parties, dont la première, introductive en quelque sorte, forme un petit tiers, la suite constituant les deux autres (gros) tiers : 1) Le Talisman ; 2) La femme sans cœur ; 3) L’agonie. La deuxième partie semble au premier abord, et surtout pendant la lecture, n'avoir aucun lien avec les deux autres. Le livre s’ouvre sur le pressentiment d’une tragédie : un jeune homme à la mine de déterré vient perdre son dernier écu dans une salle de jeu, puis se dirige vers la Seine, avec l’intention d’y finir sa triste existence.
Comme il fait grand jour et que Raphaël de Valentin (le lecteur ne découvre son identité que plus tard) ne veut pas rater sa mort et risquer d’être sauvé par la barque du « Secours aux asphyxiés », il doit attendre la nuit. Pour cela, rien de mieux que de passer le temps, par exemple en pénétrant dans cette boutique d’un « marchand de curiosités » : « … un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit pour y marchander des objets d’art ». Il ne sait pas encore que franchir le seuil va décider de son destin, en même temps que retarder sa fin.
Et là il faut dire quelque chose de la description de l’antre du maître des lieux. Bien souvent, les amateurs de littérature, quand ils sont tièdes, sont rebutés par ces longues pages où Balzac plante un décor avec le soin méticuleux d’un artiste peignant un paysage ou un bouquet de fleurs. Je pense aux pages introductives du Père Goriot, dans lesquelles l’auteur nous amène jusqu’à la salle à manger de la mère Vauquer (« Cette pièce est dans tout son lustre … »), que le lecteur moyen (disons le lycéen qui doit rendre son devoir lundi prochain) saute avec lassitude et empressement, déjà fatigué.
Le lecteur paresseux a toujours tort de délaisser ces passages qu’il juge fastidieux, car, surtout chez Balzac (ou Dostoïevski), si l’auteur se donne la peine de décrire longuement (voir la peinture de la Nature dans Les Chouans, déjà), c’est qu’il a une intention : en général, c’est de faire ressentir une ambiance, un climat, parfois même d’annoncer de façon métaphorique ce qui va se passer. Se passer des descriptions quand on lit Balzac, c'est s'exposer à ne rien comprendre aux profondeurs morales et psychologiques sur le flot desquelles il fait aller l'embarcation de son récit.
Dans La Peau de chagrin, dans cette boutique emplie de vieilles choses, que nous montre Balzac ? C’est simple : l’univers. L’impression qui domine en effet, est quasiment que : « Rien de ce qui est humain n’est absent ». Une concentration de trésors accumulés, sur lesquels veille un gros garçon joufflu : « Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier. – Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore, montez au troisième étage et vous verrez ! ».
On a l’impression que l’espace de la boutique s’est distendu aux dimensions de l’imaginaire de l’auteur, c’est-à-dire aux dimensions de l’infini. J’ai l’impression de retrouver la maison marseillaise des frères Sourbidouze dans L’Antiquaire (Henri Bosco) avec ses invraisemblables sous-sols démesurés, ses interminables boyaux tortueux à peine éclairés, ses portes épaisses et ses immenses cavernes secrètes.
Il ne faut à aucun prix bâcler la lecture du cheminement de Raphaël dans le magasin d'antiquités.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 26 janvier 2014
16 BALZAC : PETITES MISERES DE LA VIE CONJUGALE
Petites misères de la vie conjugale est donc un livre brillant, plein de ce qu’on appelait à l’époque de Balzac « l’esprit parisien ». Il s’agit de causer. Je veux dire qu’on est dans un salon élégant et impitoyable, où la survie dépend de l’originalité et de la vivacité d’une repartie, et où la cruauté d’une épigramme bien tournée est capable de ruiner pour toujours la réputation d’un homme, même quand il est « en vue ». Et au style dont le livre est rédigé, on sent que Balzac, non seulement a fréquenté ce genre de société assidûment, mais aussi qu'il ne devait pas être maladroit dans le lancer de piques et autres formules incisives.
L'ouvrage adopte en effet le ton qu'on imagine bien qu'aurait une conversation entre quelques jeunes gens célibataires fumant et devisant joyeusement, accoudés à la cheminée, et observant les manèges et les allées et venues des couples invités dans les salons d'un riche bourgeois. Comme s'ils se donnaient les uns aux autres toutes les raisons de la terre de ne pas se marier, et se renforcer ainsi dans leur décision.
On les entend presque se livrer gaillardement à la dissection du spectacle qu'ils ont sous les yeux, et à l'énumération par le menu des mille détails qui pourrissent la vie d’un mari, quand il se rend compte que son épouse ne ressemble que très approximativement à la mignonne petite fée dont il était tombé amoureux trois ans auparavant et dont il a étourdiment demandé la main à des parents nantis comme des huîtres grasses.
Car toute la première partie du livre s’apitoie sur les calamités qui s’abattent sur l’homme qui, inconsidérément, s’est aventuré dans les sentiers tortueux et hérissés d’épines du statut de « mari ». Notre époque, superbement « libérée » des normes et des conventions, est à des années-lumière de pouvoir comprendre des temps où, au moins dans une certaine classe sociale (supérieure), les dites normes et conventions apparaissaient encore comme intangibles.
Et s’il m’est permis de formuler un avis personnel, la façon dont Balzac dépeint l’intelligence féminine dans les relations du couple conjugal est d’une subtilité et d’une justesse incomparables.
Sans vouloir généraliser à outrance (vous savez, tous ceux qui disent : « La Femme …», mais aussi toutes celles qui disent : « Oh vous, les Hommes … »), et sans vouloir paraître misogyne à l’excès, Balzac indique aux malheureux qui ont, sous le coup de l’illusion que donne le désir (pris pour de l'amour) pour une jeune, gracieuse et jolie personne, décidé de sauter le pas et de comparaître en sa compagnie devant monsieur le Curé puis monsieur le Maire, les deux caractéristiques essentielles, les deux grandes spécificités de l’intelligence féminine sont : 1) la manipulation par torsion ou réversion du sens des mots, 2) une mauvaise foi à toute épreuve, essentiellement manifestée dans la dénégation des évidences. Ce n'est pas mal vu.
Certains titres de chapitres attirent et aiguisent l’attention : « La logique des femmes » commence ainsi : « Vous croyez avoir épousé une créature douée de raison, vous vous êtres lourdement trompé, mon ami ». C’est un épisode à enfant, ce surnuméraire familial dont la mère se sert comme d’une arme contre le père (toujours putatif, rappelons-le).
Celui-ci veut envoyer son fils au Collège dans le but qu’il reçoive une éducation et une instruction, mais aussi au motif qu’il mène au logis une sarabande dévastatrice : « La mère lui dit ʺPrends !ʺ à tout ce qui est à vous ; mais elle dit : ʺPrends garde !ʺ à tout ce qui est à elle ». Le père, qu’il soit bien entendu, se soucie de faire former son fils, la mère de le protéger du monde réel. Et quand la bonne déclare que le petit n’a jamais eu d’engelures, « Vous sortez suffoqué de colère ». On n’est pas plus retors. Que le mari le sache : la femme est passée maitresse dans l’art du retournement d’argument.
Quelques titres de chapitres : « Jésuitisme des femmes », où leur dextérité extrême de la casuistique déploie des ailes de grand rapace ; « Le taon conjugal » expose toutes les piqûres d’amour-propre que la femme plante dans l’épiderme de son mari en comparant ce qu’il fait pour elle à ce que fait monsieur Deschars pour son épouse ; « Nosographie de la villa » déroule tout le caprice d’une femme qui se met à aimer la campagne par vanité, et qui, sitôt satisfaite, regrette son appartement parisien. Bref, chapitre après chapitre, l’enfer du mari. On n’en finirait pas.
Il est juste de préciser qu’il ne s’agit que de la première partie du livre. La seconde est présentée comme celle où l’auteur rend justice à la femme, en lui faisant à son tour jouer le rôle de la victime, la précédente s’étant achevée sur le chapitre « Le solo de corbillard ». Essayons d’être objectif, et admettons pour le coup que, dans le livre, les tracasseries que le mari fait à sa femme n’ont aucune commune mesure avec celles qu'il en a subies. Balzac a bien du mal à revêtir la sensibilité féminine.
Cela n’empêche pas l’auteur de farcir son texte de considérations intéressantes, parfois passionnantes, qui ressemblent à des professions de foi. Parlant de petits hommes qui n’écrivent que des petites choses (voir la tirade de Figaro au dernier acte du Mariage de Figaro : "Il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits") : « Ceci est l’histoire des médiocrités en tout genre, auxquelles il a manqué ce que les titulaires appellent le bonheur. Ce bonheur, c’est la volonté, le travail continu, le mépris de la renommée obtenue facilement, une immense instruction et la patience qui, selon Buffon, serait tout le génie, mais qui certes en est la moitié ».
Je ne peux m’empêcher de lire dans cette déclaration comme un autoportrait d’Honoré de Balzac en personne. Une sorte de charte déontologique traçant le contour de la silhouette de l'homme qui a l'ambition de devenir un "grand écrivain". C'était en effet un travailleur acharné, impitoyable avec lui-même et avec son secrétaire, et qui voulait que celui-ci le réveillât à minuit pour se consacrer à ses travaux d'écriture. Parmi quelques autres, Jules Sandeau, premier mari de George Sand, à ce régime, se retrouva assez vite sur les rotules et hors d'état.
En tout cas, un autoportrait très juste. Et magnifique. Et en une phrase, s'il vous plaît !
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 25 janvier 2014
15 BALZAC : PETITES MISERES DE LA VIE CONJUGALE
Physiologie du mariage disséquait tous les risques encourus par l’homme qui décidait de se marier, à commencer par celui de se faire « minotauriser » par un « célibataire » au bout d’un temps plus ou moins long, qu’il appelait la « lune de miel », évaluée par Balzac à la durée approximative de trois ans. L’ouvrage se voulait en quelque sorte un traité scientifique, un manuel théorique.
Et de même que la science fondamentale est complétée par la science appliquée (où la technique joue le rôle déterminant), Balzac jugea utile d’adjoindre à ses hautes considérations un « manuel pratique » consignant un ensemble de faits observés dans la réalité et scrupuleusement rapportés.
Il le déclare dans le bien nommé chapitre « Ultima ratio » : « Cette œuvre qui, selon l’auteur, est à la Physiologie du mariage ce que l’Histoire est à la Philosophie, ce qu’est le Fait à la Théorie, a eu sa logique, comme la vie prise en grand a la sienne ». Cela donne Petites misères de la vie conjugale, livre brillant, qui braque cette fois la longue vue – et avec quelles délices de gourmet ! – sur le champ de bataille où ces deux armées que sont le mari et la femme s’affrontent sans que mort s'ensuive (en général).
Certains voient ici un roman. Quelle drôle d’idée ! Franchement, s’il y a du romanesque dans ce livre, c’est sous une forme fragmentaire et esquissée. Je m’explique. Certes, le couple est formé d’une Caroline et d’un Adolphe, mais ce sont une Caroline et un Adolphe purement virtuels, que Balzac se plaît, au fil des courts et nombreux chapitres, à plonger successivement dans toutes sortes d’éprouvettes et de corps chimiques pour en décrire la couleur, l'odeur et la teneur du précipité ainsi obtenu.
Je veux dire que l’auteur mêle allègrement les situations, les époques, les contextes et que, dans ces conditions, on ne saurait parler d’un roman à proprement parler, avec sa scène d’exposition, ses péripéties, sa construction et son dénouement. Comme le dit encore l’auteur, c’est un « livre plein de plaisanteries sérieuses ».
Concédons cependant que l'auteur suit une sorte de trame chronologique, qui irait du premier appétit pour la jolie personne et la jolie dot qui l'accompagne jusqu'au moment où le mari se résout et se résigne à la plus vaste indifférence pour tout ce qui concerne la personne de son épouse.
Ce qui est sûr, c'est que Balzac s’amuse énormément aux dépens des malheurs conjugaux de tous les Adolphes de la terre : « Il a lu des romans dont les auteurs conseillent aux maris gênants tantôt de s’embarquer pour l’autre monde, tantôt de bien vivre avec les pères de leurs enfants … ». On sent l’habitué des salons mondains qui, en compagnie de quelques amis, se divertit en taillant en pièces la réputation de quelques figures qui se pavanent sous ses yeux.
Qu’est-ce que vous pensez de « maris gênants » ? Et de « bien vivre avec les pères de leurs enfants » ? C’est pas beau, ça ? Je ne sais pas vous, mais moi ça me fait penser à Georges Brassens, et plus précisément à la chanson « A l’ombre des maris » : « Si madame Dupont, d’aventure, m’attire, Il faut que, par surcroît, Dupont me plaise aussi ! ». Brassens a le « célibataire » difficile.
Mais la strophe que je préfère, et celle qui commente avantageusement l’ouvrage de Balzac, c’est l’avant-dernière : « Et je reste et, tous deux, ensemble on se flagorne. Moi je lui dis ʺC’est vous mon cocu préféréʺ. Il me réplique alors : ʺEntre toutes mes cornes, Celles que je vous dois, mon cher, me sont sacréesʺ ». Cet éloge, ce dithyrambe en l’honneur de la femme adultère (« Ne jetez pas la pierre ...») ressemble fort à une adhésion sans réserve à la théorie de Balzac développée à la fin de Petites misères … Cocu et content de l'être, en somme ?
Après tout, Balzac et Brassens, ça commence par la même lettre. Et ce sont deux célibataires. Rien de mieux pour partager une "philosophie" identique.
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 23 janvier 2014
14 BALZAC : PETITES MISÈRES DE LA VIE CONJUGALE
Balzac n’eut pas de chance avec la vie conjugale : la seule et unique fois que, enfin amoureux fou d’une femme, il envisagea de « faire sa vie » avec elle, celle-ci tergiversa et le fit lanterner si longtemps, qu’il ne connut l’état d’homme marié que quelques mois avant sa mort, alors que sa santé était trop dégradée pour qu’il pût espérer combler son épouse. Eve (Evelyne) Hanska était veuve d’un riche propriétaire terrien et grande dévoratrice de romans français. Mais très sourcilleuse quant à la réputation.
Il faut dire que la réputation orageuse produite par l'homme autour de sa vie « affective » – l'homme, dont elle admirait le génie littéraire – avait de quoi l’effaroucher, et même de l’inquiéter, même si elle lui trouvait du charme. C’est ainsi que dix-sept ans s’écoulèrent entre leur première rencontre (1833) et le mariage (1850). Quand il mourut, elle hérita de lui toutes ses dettes, mais acquitta fidèlement jusqu’à la moindre facture impayée.
Et puis il faut dire, aussi et surtout, que la vie amoureuse de Balzac justifiait assez bien la réputation qui éloigna si longtemps la belle comtesse du consentement à confier sa main à un homme au parcours « tumultueux ». Balzac ne disait-il pas lui-même : « Je n’ai que deux passions, l’amour et la gloire » ? On peut dire que ces deux passions furent satisfaites.
La première de ses belles conquêtes féminines (en 1822), après une attente longue et pressante, est celle de Laure de Berny qui, à quarante-cinq ans, pourrait être la mère de cet amoureux qui n’en a que vingt-trois, qui lui écrit le lendemain (le lendemain de quoi, demandera-t-on ? Un peu de patience, ça vient) : « Oh ! Je suis environné d’un prestige tendrement enchanteur et magique ; je ne vois que le banc … ».
Car il faut savoir que la dame, d'abord "raisonnable", s’est donnée à lui (comme on ne dit plus) sur un banc du jardin de sa maison, et il ne devait pas être manchot, puisqu’elle devient elle-même très amoureuse, et qu’elle restera sans doute pour l’écrivain le grand amour de sa vie, eh oui, bien avant l’irruption de madame Hanska.
Il est vrai qu’elle aura le bon goût de laisser la place à cette dernière en mourant en 1836, faisant une grande peine à l'écrivain. Inutile de dire que les trois enfants de Laure de Berny, qui ont à peu près l'âge d'Honoré, voient cette relation d'un très mauvais œil. De même d'ailleurs que Madame Balzac mère, qui parviendra à éloigner pendant quelque temps son fils de Villeparisis et de ce nid de péché.
Mais trêve de détails biographiques, qui ne devaient au départ servir qu’à souligner la répugnance instinctive de Balzac pour le joug du mariage ("joug" c'est juste à cause de l'étymologie). Je retiens qu’il a épousé à trois mois de sa mort : il serait intéressant de se demander si l’écrivain n’était pas un intégriste du célibat. Du reste, La Physiologie du mariage abordait la question en long, en large et en travers : l’ennemi public n°1 du « mari » et le plus à craindre n’est personne d’autre que le « célibataire ».
Seul le célibataire semble, au moins aux yeux de l’auteur, en mesure de « minotauriser » le front d’un époux. Le drôle aujourd'hui, c'est qu'être célibataire est devenu un argument de drague (Meetic et compagnie). Bon, certains se diront que toutes les situations sont devenues des arguments de drague (voir un épisode d'Exterminateur 17 de Bilal).
Sachant évidemment qu’être « minotaurisé », surtout par le premier « célibataire » venu (mettons Balzac), est le déshonneur suprême du « mari ».
Voilà ce que je dis, moi.
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samedi, 18 janvier 2014
13 BALZAC : LA MAISON NUCINGEN
La Maison Nucingen (1838) consiste en un dialogue débridé de quatre amis, tenu dans un des « cabinets particuliers » d’un célèbre cabaret (non nommé) de Paris, et fidèlement reconstitué par le narrateur qui, dans le cabinet mitoyen séparé par une mince cloison, a entendu et mémorisé l’intégralité de la conversation.
Aux voix, il a reconnu les personnages, qui se nomment Blondet, Finot, Couture et Bixiou : « C’était quatre des plus hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente ». Il est utile de préciser que les langues vont bon train, du fait qu’on a fait venir un nombre respectable de bouteilles de champagne, au point qu’à la fin les compères sont un peu gris.
Bixiou raconte à ses amis comment Eugène de Rastignac, qui vivait si pauvrement à la pension Vauquer, vit aujourd’hui confortablement, à la tête d’une fortune de quarante mille livres de rentes, tout en ayant pu richement "doter" ses sœurs, restées au fond de leur province.
Accessoirement, il va dénouer l’écheveau qui rend incompréhensibles au bon peuple les calculs et manœuvres hautement raffinés qu’on voit à l’œuvre dans les milieux de la haute finance, incarnés ici par le richissime banquier alsacien Nucingen. Ah ! les interventions de Nucingen, plus alsaciennes que le vrai : « Hé pien ! ma ponne ami, dit Nucingen à du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ébiser Malfina : fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez eine vamile, ine indérière ; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina cerdes esd eine frai dressor ».
Traduction : eh bien mon bon ami, l’occasion est belle pour épouser Malvina : vous serez le protecteur de cette pauvre famille en pleurs, vous aurez une famille, un intérieur ; vous trouverez une maison toute montée, et Malvina certes est un vrai trésor. On trouve dans le Nouveau dictionnaire des œuvres le commentaire suivant : « De plus, Balzac, par un souci exagéré de réalisme, s'obstine à reproduire le singulier jargon parlé par le baron, ce qui rend pénible la lecture des dialogues ».
Pas faux, mais ma parole, si le commentateur met un jour les pieds dans l'Alsace profonde pour dialoguer avec un vieux de la vieille, il verra ce que c'est. Je pense aussi à Victoire, la servante du colonel dans Le Sapeur Camember, et à son accent superlativement alsacien, qui provoque quelques malentendus. Ainsi : « Le colonel est-il visuel, mam'selle Victoire ? - Foui ! mossieu Gamempre, ché fiens te le foir ... tant son gabinet ... il ... é...grivé », dont le dernier mot fait croire au sapeur que le colonel est "crevé". Toute la caserne se précipite chez lui. Comme il est bien vivant, on convoque Victoire : « Oh ! mossieu Gamempre (...) c'est pas chentil te faire arrifer tes misères à une bôvre cheune fille innocente ... Ch'ai pas tit : "Le golonel il est grévé" ... Ch'ai tit : "Le golonel il égrivé ... avec une blume, quoi ! ».
Ailleurs, elle va faire les courses, et fait deviner à Camember ce qu'elle va acheter : « ... ça gommence par un C ». Le sapeur ne trouve pas : « Eh ! pien ! mossieu Gamempre, puisque fous ne tefinez pas : c'est tes cuernouilles et un chigot ! ». Dans les Contes drolatiques, Balzac se laissera carrément aller à une débauche toute rabelaisienne dans ce genre, en imitant cette fois la langue du XVI° siècle. Revenons à nos moutons.
Je laisse de côté la complexité des tripatouillages boursiers décrits par Bixiou-Balzac, pour en venir à ce que Blondet dit des canuts de Lyon, qui se révoltèrent en 1831 et en 1834 contre le sort qui leur était fait, et dont l’étendard portait en ces journées la fière devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».
Voici ce que déclare Blondet : « Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la République canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité. La République s’était emparée de l’émeute comme un insurgé s’empare d’un fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et que le paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvrier meurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. Après la Révolution de Juillet, la misère est arrivée à ce point que les CANUTS [sic] ont arboré le drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier, elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les Canuts qui se sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentré dans l’ordre, et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait en bottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociants le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts : il a rendu poids pour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, et le commerce des soieries françaises a été infesté d’étoffes graissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branche de commerce français. Les fabricants et le gouvernement, au lieu de supprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer le mal par un violent topique. Il fallait envoyer à Lyon un homme habile, un de ces gens qu’on appelle immoraux, un abbé Terray, mais l’on a vu le côté militaire ! Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune. Ces gros de Naples sont aujourd’hui vendus, on peut le dire, et les fabricants ont sans doute inventé quelque moyen de contrôle. Ce système de fabrication sans prévoyance devait arriver dans un pays où Richard Lenoir, un des plus grands citoyens que la France ai eus, s’est ruiné pour avoir fait travailler six mille ouvriers sans commande, les avoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez stupides pour le laisser succomber à la Révolution que 1814 a faite dans les prix des tissus. Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. Eh ! bien, cet homme est aujourd’hui l’objet d’une souscription sans souscripteurs, tandis que l’on a donné un million aux enfants du général Foy. Lyon est conséquent : il connaît la France, elle est sans aucun sentiment religieux. L’histoire de Richard Lenoir est une de ces fautes que Fouché trouvait pire qu’un crime ».
Bon d’accord, Blondet finit par laisser tomber les canuts et son propos dérive, mais tout le dialogue est pareillement décousu, mené « à sauts et à gambades » (Montaigne, III, 9). Balzac nous a d’ailleurs prévenus dès le début : « Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent ». Je confirme : La Maison Nucingen est bien un livre « débraillé ». Les quatre amis se lancent donc dans une longue "improvisation" (le mot est de B.), qui fait penser à la manière dont Béroalde de Verville conduit (ou fait semblant, ou ne conduit pas) son Moyen de parvenir. Et Balzac ajoute à propos de cette improvisation : « … et, quoique souvent interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire ».
J’ai raconté ici même (31 janvier) l’événement que fut pour la ville de Lyon, ses habitants et ses autorités la venue de Franz Liszt. C’est bien connu : tout ce qui est important se passe à Paris. Ce n’est pas dans La Maison Nucingen que Balzac va nous dire le contraire, même s’il prouvera maintes fois par ailleurs que la vie de province n'a aucun secret pour lui (il faut voir avec quelle jubilation maligne Balzac assaisonne Alençon dans La Vieille fille, avec quelle poétique mélancolie il décrit les rives de l’Indre dans Le Lys dans la vallée, etc., etc.). S’il fait ici référence à Lyon, c’est presque par hasard, au détour d’une conversation entre amis, lancés dans une agréable beuverie.
Ce que dit des canuts le passage cité est trois fois rien. Ce n’est pas une raison pour le bouder.
Voilà ce que je dis, moi.
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vendredi, 17 janvier 2014
12 BALZAC : LA VENDETTA
Nous étions dans l’atelier du peintre Servin, au moment où les « jeunes filles de très bonnes (ou très riches familles) » commencent à quitter leur professeur, peut-être à cause de ses opinions bonapartistes, compromettantes, mais surtout à cause du fait que, Ginevra, la fille de Bartholoméo di Piombo, l’indéfectible Corse, y rencontre secrètement un jeune homme, et que leur réputation risquerait d’en être entachée, ce qu’à Dieu et au Roi légitime ne plaise.
Ce jeune homme n’est pas n’importe qui, mais un bel officier de la « Grande Armée », que Servin cache dans une sorte de cagibi attenant à son atelier. C’est par hasard que Ginevra l’a aperçu, couché sur un lit dans son uniforme de grenadier de la Garde, où il était colonel chef d’escadron. Un des derniers à quitter le champ de bataille de Waterloo, il est très lié à Labédoyère, ce héros fait général par Napoléon au cours des Cent Jours, et bientôt exécuté par les Bourbons, à peu près au même moment que Ney.
La jeune fille, que, curieusement, Balzac nomme tour à tour Ginevra ou « l’Italienne », a commencé par être intriguée par la présence du militaire, puis elle s’est intéressée à lui, au point d’en faire un remarquable portrait au lavis, au sujet duquel le maître sans un éloge hyperbolique : « Mais vous en saurez bientôt plus que moi. (…) Ceci est un chef d’œuvre digne de Salvator Rosa, s’écria-t-il avec une énergie d’artiste ». Il y a sûrement du vrai, Balzac n’a-t-il pas montré, dans La Maison du Chat-qui-pelote, quel chef d’œuvre est capable d’enfanter l’artiste enflammé par une passion amoureuse ?
Car Ginevra est tombée raide amoureuse de l’inconnu, qui ne va pas tarder, de son côté, à lui rendre sentiment pour sentiment. Ils se l’avouent bientôt, et puis dans la foulée, elle commence à en parler à ses parents. Ce faisant, elle, la fille trop aimée, la fille qui a vécu une jeunesse favorisée, elle ne se rend absolument pas compte qu’elle va déclencher la catastrophe.
Dans un premier temps, c’est son intention d’épouser un homme qui plonge les parents dans l’affliction : ils n’envisageaient leur avenir et leur vieillesse qu’accompagnés fidèlement, puis soignés par leur enfant, et Bartholoméo di Piombo commence par se sentir trahi, pour accepter de s’effacer devant le bonheur de Ginevra et l’embrasser avec une tendresse retrouvée. Elle est autorisée à leur présenter son « fiancé ». C’est le deuxième temps de la catastrophe.
Car le jour fixé, Ginevra présente l’officier sous le nom de Louis. Première réaction du père envers un homme supposé avoir été récompensé pour sa bravoure : « Monsieur n’est pas décoré ? ». A quoi Louis répond timidement : « Je ne porte plus la Légion d’honneur », ce qui satisfait d’abord le futur beau-père.
Malheureusement, la future belle-mère a la très mauvaise idée de souligner la ressemblance du futur gendre avec Nina Porta : « Rien de plus naturel, répondit le jeune homme sur qui les yeux flamboyants de Piombo s’arrêtèrent. Nina était ma sœur … ». La foudre tombée dans le salon n’aurait pas fait plus d’effet : « Tu es Luigi Porta ? demanda le vieillard. – Oui ». On se souvient que Piombo avait attaché le jeune Luigi dans son lit avant de mettre le feu à la maison des Porta, pour venger les siens, assassinés par les mêmes Porta. Il ne pouvait savoir que l’enfant avait été sauvé.
La suite est à l’avenant : « Bartholoméo di Piombo se leva, chancela, fut obligé de s’appuyer sur une chaise et regarda sa femme, Elisa Piombo vint à lui ; puis les deux vieillards silencieux se donnèrent le bras et sortirent du salon en abandonnant leur fille avec une sorte d’horreur ». Les deux jeunes gens sont passés brutalement de la plus grande insouciance à la plus grande désolation.
Car le vieux Piombo, qui est du bois dont on fait les Corses, a décidé une fois pour toutes : « Il faut choisir entre lui et nous. Notre vendetta fait partie de nous-mêmes. Qui n’épouse pas ma vengeance n’est pas de ma famille ». Il ne reviendra plus sur sa décision. Un rideau de haine s’est abattu, séparant désormais la fille et le père.
La suite est comme une mécanique fatale. Et ce n’est pas l’intervention administrative (et racontée de façon presque burlesque) du notaire de Ginevra, destinée à contraindre légalement le père, qui a des chances de le fléchir. En effet, après la lecture de l’acte officiel par l’homme de loi, le père saisit un poignard pour en frapper sa fille, mais jette son arme, dont la lame s’enfonce dans la boiserie. Il renie sa fille et la chasse de chez lui.
Le couple, désormais sans ressources, se cramponne à l’amour qui les unit, comptant que le sentiment, puissant et intact, leur tiendra lieu d’air à respirer et de nourriture. Mais c’est bien compliqué de vivre à Paris en se passant de tout argent. Leur mariage aura bien lieu, mais ressemblera à l’état de leur compte en banque. Ginevra est bientôt enceinte, mais le dénuement est trop grand pour que les choses s’arrangent.
La chute de l’histoire est spectaculaire. Certains pourraient reprocher à Balzac de verser dans un pathétique outrancier, dans une hyperbole grand-guignolesque. Toujours est-il que Luigi Porta vient s’écrouler sur le tapis du vieux, de l’intraitable, de l’inflexible Bartholoméo di Piombo en lui jetant la chevelure de sa fille morte. Seule oraison funèbre prononcée par le vieillard : « Il nous épargne un coup de feu, car il est mort, s’écria Bartholoméo en regardant à terre ». Ainsi s'éteignent deux familles. Amen.
Peut-être Mérimée avait-il lu La Vendetta quand il se mit à écrire Colomba. Ce qui est sûr, c’est que le personnage de Piombo me paraît beaucoup plus terrible et sauvage que celui de la sœur d’Orso della Rebbia (lui aussi officier d'Empire), quelque trempé que soit le caractère de celle-ci, même si elle lui fera le même reproche que Piombo à Bonaparte et son frère (ne plus être Corse).
Voilà ce que je dis, moi.
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jeudi, 16 janvier 2014
11 BALZAC : LA VENDETTA (1830)
La scène inaugurale de cette nouvelle précède de quinze ans le corps du récit, le temps qu’il a fallu à Bonaparte pour se muer en empereur Napoléon vaincu. Un jour de l’an 1800, on voit en effet le Premier Consul en compagnie de son frère Lucien. Celui-ci vient d’introduire auprès du futur souverain un compatriote, je veux dire un Corse, Bartholoméo di Piombo.
Le Corse vient solliciter de cette vieille connaissance devenue puissante « asile et protection ». C’est qu’il n’a pas fait les choses à moitié, Piombo : « J’ai tué tous les Porta », lui dit-il. Il faut dire aussi que ce sont les Porta qui ont commencé, en incendiant sa maison et en tuant son fils Gregorio. L’épouse et la petite Ginevra ont pu s’échapper. Pour être sûr de tous les expédier chez Saint Pierre, il précise même qu’il a attaché le petit Luigi Porta dans son lit avant de bouter le feu à la maison.
Quelqu’un a beau prétendre que l’enfant a été sauvé des flammes, pour lui, les sept Porta y ont passé. Il rappelle ensuite qu’il a sauvé la famille Bonaparte des poignards des Porta et permis à la mère (vous savez, Letizia Ramolino, alias « Madame Mère » : « Pourvou qué ça doure ») d’arriver à Marseille. Piombo a beau remuer ce passé et citer le nom de Porta : « ces mots ne réveillèrent aucune expression de haine chez les deux frères », au point de lui tirer cette exclamation : « Ah ! Vous n’êtes plus Corses ». Tout juste Auguste ! La France, c’est mieux que la Corse ! Et merde en passant à tous les particularismes ! Comme le chante Brassens : "Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part".
Bonaparte accepte de fermer les yeux sur le septuple meurtre, bien que la « tradition » de la vendetta lui apparaisse comme complètement hors de saison : « Le préjugé de la vendetta empêchera longtemps le règne des lois en Corse, ajouta-t-il en se parlant à lui-même. Il faut cependant le détruire à tout prix ». Mais ça n’empêche pas Napo et Lulu d’apporter au réfugié toute l’aide dont leur position les rend capables, et de lui assurer une position sociale confortable : on ne sait jamais, le premier peut avoir besoin d’un ami dévoué auquel il puisse se confier à l’occasion.
Transportons-nous quinze ans plus tard : les Ultras sont aux commandes, et il ne fait pas bon avoir été bonapartiste, encore moins avoir servi dans les rangs de la « Grande Armée ». Transportons-nous également dans l’atelier du peintre Servin, dont la renommée est grande à l’époque. Il a été le premier à ouvrir un atelier où il enseigne sa discipline à une douzaine de jeunes filles de bonne maison, dont Ginevra di Piombo, la fille rescapée, âgée maintenant de vingt-deux ans.
Cette meute féminine est partagée entre le camp des riches bourgeoises, « filles de banquier, de notaire et de négociant », et le camp des filles de la noblesse, fières de pouvoir, grâce à la Restauration et aux Bourbons, retrouver tous leurs droits à l’arrogance aristocratique.
Balzac n’est pas tendre avec ces dernières : « Si leurs attitudes étaient élégantes et leurs mouvements gracieux, les figures manquaient de franchise, et l’on devinait facilement qu’elles appartenaient à un monde où la politesse façonne de bonne heure les caractères, où l’abus des jouissances sociales tue les sentiments et développe l’égoïsme ». On dira ce qu’on voudra, mais tout cela est aussi bien observé qu’envoyé.
La proscription qui vise les bonapartistes atteindra évidemment Servin, dont l’atelier sera bientôt déserté par les jeunes filles, dont les parents, soucieux de « bien-penser », manifestent bientôt des réticences à laisser ces demoiselles fréquenter un milieu devenu louche. Mais il y a aussi la moralité. Car si les élèves quittent l’atelier, c’est peut-être à cause des opinions politiques du peintre, mais c’est surtout parce qu’elles soupçonnent Ginevra di Piombo d’entretenir une relation coupable avec un homme. Et c’est là que se noue le drame.
Voilà ce que je dis, moi.
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mardi, 14 janvier 2014
10 BALZAC : UN EPISODE SOUS LA TERREUR
Cette nouvelle d’une petite vingtaine de pages raconte une toute petite histoire, mais tendue comme une corde de piano. La Terreur dont il est ici question la situe évidemment en 1793. Le 22 janvier exactement. Le récit commence en un hiver couvert de neige épaisse.
Le suspense est immédiat : une frêle silhouette féminine avance fiévreusement, suivie par une ombre menaçante. Arrivée chez le boulanger, elle se fait remettre un mystérieux colis par le boulanger qui, craignant d’être espionné ou dénoncé, la chasse en essayant vainement de lui reprendre la « boîte ».
Tout aussi fiévreusement, la femme, dont Balzac ne décrit qu’une tête aux manières d’ancien régime, se hâte sur le chemin du retour, toujours suivie par l’ombre noire. Elle rejoint son logis, où l’attendent une autre femme et un vieillard. Elle demande instamment à celui-ci de se cacher « dans une espèce d’armoire », ce qu’il consent à faire, après avoir tenté de rassurer les deux femmes : « Sœur Marthe, dit-il en s’adressant à la religieuse qui était allée chercher les hosties, cet envoyé devra répondre Fiat voluntas, au mot Hosanna ». Il s’agit du mot de passe convenu avec un réseau royaliste.
Le vieux prêtre réfractaire et les deux nonnes ont en effet échappé au massacre qui a fait disparaître tous les occupants du couvent des Carmes. Et on ne peut célébrer une messe sans hosties, d’où l’expédition nocturne qui sert d’introduction. On entend des pas lourds résonner dans l’escalier. Un homme entre. Drôle de personnage, à vrai dire. Informé de la présence des trois religieux dans le taudis, il ne les a pourtant pas dénoncés.
Ayant rassuré les trois proscrits, il prie le vieux prêtre de célébrer une messe pour l’âme d’un mort, « une personne sacrée, et dont le corps ne reposera jamais dans la terre sainte ». Le prêtre a compris de qui il s’agit. « Revenez à minuit », répond-il. A l’heure dite, ce petit monde se prépare à la cérémonie dans une ambiance marquée de ferveur et de gravité. Arrivé au Pater Noster, l’abbé ajoute cette phrase : « Et remitte scelus regicidis Ludovicus eis remisit semetipse ». On comprend qu'il y a eu crime sur un certain Louis. Deux grosses larmes roulent alors sur les joues de l’inconnu. Sa douleur n’est pas feinte.
L’inconnu s’en va ensuite, après avoir refusé de se confesser comme le prêtre l’en priait, mais après lui avoir légué une « sainte relique ». Il garantit aux trois réfugiés la sécurité de leur asile, et se chargera de les faire approvisionner. Balzac appelle curieusement le propriétaire de la maison Mucius Scaevola, grand héros romain de la guerre contre les Etrusques (brûlant volontairement sa main droite pour montrer à Porsenna qu'il ne craint rien). L’inconnu leur donne rendez-vous au 21 janvier suivant. La relique s’avère être un mouchoir de baptiste marqué de la couronne royale et taché de sang. L’horreur saisit les trois personnes.
L’année se passe sans encombre, sous la mystérieuse aile protectrice du maître des lieux et de l’inconnu. Celui-ci ne manque pas le rendez-vous, puis, la messe dite, s’éclipse sans en dire davantage sur lui-même. Arrive le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), qui délivre le monde de Robespierre et de ses « complices ». L’abbé de Marolles et les deux religieuses peuvent à nouveau circuler librement.
Du temps passe. Quatre jours après la messe pour le 2ème anniversaire de l’exécution de Louis XVI, le prêtre se trouve sur le seuil de la boutique de Ragon, un ancien parfumeur de la Cour resté fidèle au roi. Il aperçoit un convoi qui passe par là, emmenant les derniers robespierristes à l’échafaud. Stupéfait, il reconnaît, debout, l’homme qui, fidèlement, chaque 21 janvier, lui demande de célébrer la messe.
Il demande au parfumeur qui est cet homme : « C’est le bourreau, répondit monsieur Ragon en nommant l’exécuteur des hautes œuvres par son nom monarchique ». Le prêtre s’effondre sur le sol : « Il m’a sans doute donné, dit-il, le mouchoir avec lequel le roi s’est essuyé le front, en allant au martyre … Pauvre homme !... Le couteau d’acier a eu du cœur quand toute la France en manquait !...
Les parfumeurs crurent que le pauvre prêtre avait le délire ».
Balzac ne sait pas écrire, comme le prétendent étourdiment et un peu vite quelques méchantes langues. Mais bon dieu de saprelotte de vertuchou, ce qu'il sait raconter une histoire !
Voilà ce que je dis, moi.
PS : pour ce qui est des messes commémorant à Lyon la décollation de Louis le seizième, je signale celle de l'église Immaculée-Conception, avec la présence de SAR (Son Altesse Royale) le prince Rémy de Bourbon-Parme. Elle sera accompagnée de la sonnerie des trompes de chasse de la Diane lyonnaise. On regrettera qu'elle ait lieu le samedi 18 janvier à 10 h 30. Une hérésie, quoi.
La seule, la vraie, l'authentique sera bel et bien célébrée le 21 janvier en l'église Saint-Denis de la Croix-Rousse, quoique sans roulement de tambours et sans sonnerie de trompes. Pour l'heure, prudent se renseigner (comme disent presque les restaurants qui souhaitent tirer argument d'un succès d'affluence purement hypothétique).
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lundi, 13 janvier 2014
9 BALZAC : LE BAL DE SCEAUX
(1830)
Voilà encore une histoire où se déploie l’ironie du regard que Balzac jette sur l’aquarium social, où des poissons de toutes couleurs, les uns ternes, les autres dardant leurs mille feux sur les yeux fascinés des autres, évoluent, tour à tour se côtoyant, s’accouplant ou se dévorant. Emilie de Fontaine appartient à la famille balzacienne de ces créatures brillantes comme des flammes dans la nuit où viennent se brûler les ailes les phalènes imprudentes.
Malheureusement pour elle, toute l’éducation qu’elle a reçue de sa famille a consisté à se prosterner devant sa beauté rayonnante et à louer ses manières de déesse. En sorte que la petite Emilie (non, pas la p’tite Emilie qui m’avait promis quelque chose), une fois devenue grande, a fini par se prendre pour la statue d’Athéna Parthenos, celle même qui a donné son nom au temple d’Athènes et qui, entièrement d’or et d’ivoire, était pour cette raison appelée « chryséléphantine ». Ne parlons pas du piédestal imaginaire sur lequel ce bourrage de crâne l'a incitée à monter.
Et le pauvre (quoique richissime) comte de Fontaine son père, a beau organiser dans son hôtel les fêtes les plus somptueuses et les bals les plus courus de la capitale, aucun des plus riches, des plus nobles et des plus prestigieux des jeunes gens qui viennent plier le genou devant elle n’a l’heur de retenir son attention. Elle, ce qu’il lui faut, c’est un jeune homme à particule antique, mais surtout qui soit « pair de France ». Elle n’en démordra pas.
On a compris, c’est la vanité qui guide l’esprit de la jeune femme. Elle n’a pas de mots d’esprit assez vifs pour décourager les téméraires qui brigueraient son suffrage sans avoir rempli au préalable le cahier des charges rédigé par ses soins. Elle s'en mordra les doigts jusqu'au cœur.
Heureusement, son père, héros de la guerre de Vendée, à cheval sur la question d’honneur et fidèle au trône légitime jusqu’au-delà du raisonnable, a réussi, au retour du roi, à rétablir sa fortune, que la Révolution avait anéantie : ses autres enfants, filles et garçons, ont été « placés » mieux que bien, même s’il a fallu faire des concessions à l’époque, concernant le prestige de la particule : M. de Fontaine, toujours réaliste et pragmatique, sait que l’époque veut que l’argent et la "position" précèdent la particule. Reste sa fille Emilie, qu’il aimerait tant caser.
Arrive l’été des vingt-deux ans d’Emilie de Fontaine. La famille, comme tous les Parisiens dignes de ce nom, se réfugie dans ses terres campagnardes. Pour M. de Fontaine, c’est à Sceaux que ça se passe. Si le 20ème siècle a mis en vogue le bal musette, Sceaux possédait sous la Restauration une attraction comparable, la populace en moins et la bonne société en plus.
Il s’agit d’un « bal champêtre » hebdomadaire, donné dans un endroit intéressant : « Au milieu d’un jardin d’où se découvrent de délicieux aspects, se trouve une immense rotonde ouverte de toutes parts dont le dôme aussi léger que vaste est soutenu par d’élégants piliers. Ce dais champêtre protège une salle de danse ».
Attention, ce n’est pas le « Balajo » de la rue de Lappe, de célèbre mémoire, où la canaille allait en suer une et frotter son lard à l’autre sexe au son de l’accordéon (« Java, qu'est-ce que tu fais là, entre les deux bras d'un accordéoniste ? ») : « Il est rare que les propriétaires les plus collets-montés du voisinage n’émigrent pas une fois ou deux pendant la saison, vers ce palais de la Terpsichore villageoise, soit en cavalcades brillantes, soit dans ces élégantes et légères voitures qui saupoudrent de poussière les piétons philosophes ». Oui, je sais, la répétition d’ « élégant » d’une phrase à la suivante ternit un peu la jolie trouvaille des « piétons philosophes », mais ne chipotons pas.
C’est là que la jeune Emilie fait la rencontre d’un jeune homme qui ressemble comme deux gouttes d’eau au portrait mental du seul époux auquel elle envisagerait de se donner. Oui, « se donner », parce que j’ai oublié de préciser que le comte de Fontaine, lassé de dépenser des fortunes pour trouver pour sa fille un oiseau aussi rare qu’un merle blanc, a pris une décision qui a pris de court toute la famille : « J’ai laissé ma fille Emilie maîtresse de son sort ».
Le jeune homme en question présente toutes les apparences de la plus haute distinction dans les manières et les attitudes, en même temps qu’il donne une parfaite impression de naturel dépourvu de toute affectation. Emilie commence par le trouver intéressant. Puis elle fait sa connaissance avec la complicité d’un vieux marin aguerri, son oncle l’amiral de Kergarouët, « une vieille ganache d’ultra ».
Invité à dîner dans la famille, le jeune homme, « Maximilien Longueville, rue du Sentier » (c’est sa carte de visite), se comporte à la perfection, à ceci près que personne n’est en mesure de dire vraiment qui il est et ce qu’il fait. Est-il noble ou roturier ? Quel est son "état" ? Sa "position" ? Impossible de se faire une certitude, tant il maîtrise à merveille l’art de l’esquive. Une habileté redoutable.
Cela n’empêche pas les deux jeunes gens de développer l’un envers l’autre un sentiment qui prend bientôt sur leur âme un empire absolu. Ils se le disent, et tout le monde les considère bientôt comme des fiancés. Emilie serait même prête à passer sous silence la roture de Maximilien : « Mais, mon père, il y a de fort bonnes maisons issues de bâtards. L’histoire de France fourmille de princes qui mettaient des barres à leurs écus. – Tes idées ont bien changé, dit le vieux gentilhomme en souriant ». Faut-il qu’elle soit amoureuse ! Mais Balzac n’aurait pas fait une nouvelle si l’histoire d’amour avait fini en bluette. Il lui faut du plus consistant. Tiens, pourquoi pas une petite catastrophe ?
Remarque à l'usage des curieux de symbolisme héraldique, à propos de "mettaient des barres à leurs écus" : les familles nobles prenaient soin de distinguer les lignées directes des « collatérales » ou des « bâtardes », au moyen de signes particuliers comme le « lambel », sorte de couronne inversée et crénelée, ou le « bâton péri en barre » placé au centre de l'écu (ici, on lit "De France (càd d'azur à trois lis d'or, placés 2 et 1, mais ceci va sans dire) au bâton péri en barre").
La catastrophe se produit un jour où Mlle de Fontaine, en compagnie de deux belles-sœurs, sort pour « voir une pèlerine qu’une de leurs amies avait remarquée dans un riche magasin de lingerie ». Horreur ! Qui est assis au comptoir, en train de rendre de la monnaie à une lingère ? Maximilien Longueville : « Le bel inconnu tenait à la main quelques échantillons qui ne laissaient aucun doute sur son honorable profession ». Le sang d’Emilie ne fait dans son cœur qu’un tour de rage glaciale. La rupture est immédiate, et le dernier regard qu’ils échangent est de haine implacable.
Je passe sur quelques péripéties. La déconvenue de la jeune femme est assez cruelle pour lui faire adopter le parti, en désespoir de cause, d’épouser son vieil oncle Kergarouët. Et son dépit atteindra un apogée quand, deux ans après son mariage, dans un vénérable salon de la grande aristocratie du faubourg Saint-Germain, elle entend annoncer le vicomte de Longueville, devenu pair de France après la mort de son père et de son frère aîné : « En ce moment, il apparut à la triste comtesse, libre et paré de tous les avantages qu’elle demandait jadis à son type idéal ».
Bien fait pour elle !
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 08 janvier 2014
8 BALZAC : LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE
Si Honoré de Balzac, dans La Paix du ménage, raconte une réconciliation conjugale obtenue grâce aux savantes manœuvres d’une vieille aristocrate rompue à toutes les intrigues, La Maison du Chat-qui-pelote, en revanche, examine comment, après la naissance d’une passion amoureuse entre deux jeunes gens égaux en sentiments, mais de classes sociales très différentes, après la concrétisation conjugale de cette passion, celle-ci boit la tasse et se noie au bout de quelques années de bonheur. Comment un couple que tout semblait unir indissolublement fait-il pour se désagréger impitoyablement ?
L’histoire commence rue Saint-Denis, devant une maison très particulière, « une de ces maisons précieuses qui donnent aux historiens la facilité de reconstruire par analogie l’ancien Paris ». Une maison à colombages (comme Balzac ne dit pas, mais : « ... aux X et aux V que traçaient sur la façade les pièces de bois transversales ou diagonales ... ») qui, à tout point de vue, est une vivante preuve d’antiquité, autrement dit de stabilité et de solidité.
Je dis « à tout point de vue » parce que monsieur Guillaume, patron de la boutique, autrefois premier commis de monsieur Chevrel, a pris la succession de celui-ci en épousant sa fille, et qu’il n’y a pas de raison que ça s’arrête. On a l’impression que les mœurs familiales sont léguées avec le bâtiment, avec une impression d’éternité, de permanence et de transmission. Il faut que ça se sache : on est ici dans le Commerce. C’est-à-dire qu’on est sérieux de père en fille et de beau-père en gendre.
Le monsieur Guillaume (portrait ci-dessus) de l’histoire ressemble à la fonction qui est la sienne depuis toujours : « La figure de M. Guillaume annonçait la patience, la sagesse commerciale, et l’espèce de cupidité rusée … ». Si la maison « Guillaume, successeur de Chevrel » a une belle renommée de solidité sérieuse et de sûreté en affaires, c’est qu’elle est tout à fait immobile. Je veux dire que Balzac offre ici une vision du Commerce tel qu’il doit être s’il veut avoir des chances de durer.
Le portrait de la famille Guillaume est à cet égard impitoyable, et l’on sent qu’il y a du vécu dans la peinture qu’il en fait. On ne saurait inventer sans l’avoir vue l’énergie de cette application déployée quand il s’agit de compter, de mesurer, de faire un inventaire et d’aligner des chiffres dans les colonnes d’un registre.
Le sérieux en affaires est incompatible avec des choses telles que la rêverie, l’amour ou la gratuité de l’art. Être sérieux, cela suppose d’avoir constamment l’attention fixée sur la notion de quantité. Un homme sérieux est tout entier orienté vers le concret et le matériel de la vie, et cela depuis le premier temps de l’éducation, comme on le constatera en suivant les destins respectifs de Virginie et Augustine Guillaume.
Elles sont en effet « éduquées » dans le seul et unique but de perpétuer l’entreprise familiale : tout ce qui se rapporte à l’imagination n’existe tout simplement pas, et ce qui est certain, c’est que tout ce qui ressemble à de l’amusement ou même simplement au plaisir d’être en vie n’a pas droit de cité chez les Guillaume.
Ce qui va les différencier, et plus tard les séparer, c’est le hasard, en la personne de Théodore de Sommervieux, vicomte de son état et, pour ne rien arranger, artiste peintre de talent. Le malheur d’Augustine a voulu que, passant devant l’antique maison, il a aperçu les yeux angéliques de la jeune fille, et que cela a suffi pour qu’il en tombe éperdument amoureux, au point de faire d’elle un portrait d’une si grande qualité que les responsables du Salon l’exposent sans barguigner.
Il a au surplus peint la scène familiale du repas du soir, qu’il a observée de la rue. Deux toiles qui font l’admiration de la foule des visiteurs de l’Exposition, et qui valent à Théodore les louanges du grand peintre Girodet (mort en 1824, soit six ans avant la publication : rien ne vaut de mêler un peu de réel à la fiction pour lui donner corps et vraisemblance).
A force de ruse et d’intrigue (madame Roguin), Théodore parvient à se faire admettre chez les Guillaume et, comme bien l’on se doute, il finit par épouser sa dulcinée. Le couple vit d’abord dans une sorte d’ivresse amoureuse, un bonheur vaporeux et léger planant sur un nuage rose. Un fils vient bientôt matérialiser ce bonheur éthéré, auquel, pendant une année entière, Augustine va consacrer tous ses soins assidus.
Et puis voilà, c’est la vie conjugale, on s’habitue, on se lasse, et c’est là que la vérité des différences initiales, irréductibles parce que situées à l’origine, vient semer sa perturbation dans le bonheur sans nuage de cet homme et de cette femme. Elle n’a aucune culture, aucune repartie dans la conversation qu’on tient dans les salons parisiens. Elle finirait, s’il continuait à sortir en sa compagnie, par porter sur lui l’ombrage de ses limites intellectuelles et de la maigreur de ses connaissances esthétiques.
Quant à lui, il était très « lancé dans le monde », avant de s’amouracher de cette boutiquière, fille de boutiquier. Il est donc logique que, au moment où le sentiment tiédit et où le désir se refroidit, il ai ait envie de nouveau de voir ses anciens amis d’atelier et ses anciennes connaissances de salon. Or, comme chacun sait, tous ces gens s’entendent à merveille sur le dos des « sentiments vrais » et des « attachements durables ».
Les yeux de Théodore de Sommervieux se décillent donc soudain, après le trop long sommeil de sa raison, pour se réveiller au bord du précipice de la bêtise d’Augustine, dans lequel il est hélas tombé. Mais pour mieux se relever, quand il se reprend à respirer l’oxygène de son atmosphère naturelle.
Quand Augustine prend conscience de son infortune, il est évidemment trop tard. Elle aura beau avoir l’audace de défier sa rivale en amour, la « duchesse de Carigliano », au sujet de laquelle elle a reçu d’une amie « quelques avis méchamment charitables », elle sera vaincue par le désamour qui a gagné son Théodore. Après s’être amèrement et inutilement plainte auprès de sa sœur Virginie et de ses parents, elle meurt à vingt-sept ans.
Virginie ? Elle se porte à merveille. Monsieur Guillaume, au moment de prendre sa retraite, a agréé la demande en mariage formulée auprès de lui par Lebas, le premier commis, qui est devenu son successeur. L’obstination concrète et mesurable du Commerce a aisément triomphé des vapeurs et des mirages des sentiments humains.
Balzac raconte ce qu’il a appris de l’âme humaine. Et ce n’est par forcément gai. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’on puisse tirer une règle morale de cette histoire. Même si tout ça paraît bien pessimiste, je crois que pour Balzac, le monde est comme il est. Il faut le prendre ainsi. Ou alors se flinguer.
Voilà ce que je dis, moi.
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