lundi, 13 janvier 2014
9 BALZAC : LE BAL DE SCEAUX
(1830)
Voilà encore une histoire où se déploie l’ironie du regard que Balzac jette sur l’aquarium social, où des poissons de toutes couleurs, les uns ternes, les autres dardant leurs mille feux sur les yeux fascinés des autres, évoluent, tour à tour se côtoyant, s’accouplant ou se dévorant. Emilie de Fontaine appartient à la famille balzacienne de ces créatures brillantes comme des flammes dans la nuit où viennent se brûler les ailes les phalènes imprudentes.
Malheureusement pour elle, toute l’éducation qu’elle a reçue de sa famille a consisté à se prosterner devant sa beauté rayonnante et à louer ses manières de déesse. En sorte que la petite Emilie (non, pas la p’tite Emilie qui m’avait promis quelque chose), une fois devenue grande, a fini par se prendre pour la statue d’Athéna Parthenos, celle même qui a donné son nom au temple d’Athènes et qui, entièrement d’or et d’ivoire, était pour cette raison appelée « chryséléphantine ». Ne parlons pas du piédestal imaginaire sur lequel ce bourrage de crâne l'a incitée à monter.
Et le pauvre (quoique richissime) comte de Fontaine son père, a beau organiser dans son hôtel les fêtes les plus somptueuses et les bals les plus courus de la capitale, aucun des plus riches, des plus nobles et des plus prestigieux des jeunes gens qui viennent plier le genou devant elle n’a l’heur de retenir son attention. Elle, ce qu’il lui faut, c’est un jeune homme à particule antique, mais surtout qui soit « pair de France ». Elle n’en démordra pas.
On a compris, c’est la vanité qui guide l’esprit de la jeune femme. Elle n’a pas de mots d’esprit assez vifs pour décourager les téméraires qui brigueraient son suffrage sans avoir rempli au préalable le cahier des charges rédigé par ses soins. Elle s'en mordra les doigts jusqu'au cœur.
Heureusement, son père, héros de la guerre de Vendée, à cheval sur la question d’honneur et fidèle au trône légitime jusqu’au-delà du raisonnable, a réussi, au retour du roi, à rétablir sa fortune, que la Révolution avait anéantie : ses autres enfants, filles et garçons, ont été « placés » mieux que bien, même s’il a fallu faire des concessions à l’époque, concernant le prestige de la particule : M. de Fontaine, toujours réaliste et pragmatique, sait que l’époque veut que l’argent et la "position" précèdent la particule. Reste sa fille Emilie, qu’il aimerait tant caser.
Arrive l’été des vingt-deux ans d’Emilie de Fontaine. La famille, comme tous les Parisiens dignes de ce nom, se réfugie dans ses terres campagnardes. Pour M. de Fontaine, c’est à Sceaux que ça se passe. Si le 20ème siècle a mis en vogue le bal musette, Sceaux possédait sous la Restauration une attraction comparable, la populace en moins et la bonne société en plus.
Il s’agit d’un « bal champêtre » hebdomadaire, donné dans un endroit intéressant : « Au milieu d’un jardin d’où se découvrent de délicieux aspects, se trouve une immense rotonde ouverte de toutes parts dont le dôme aussi léger que vaste est soutenu par d’élégants piliers. Ce dais champêtre protège une salle de danse ».
Attention, ce n’est pas le « Balajo » de la rue de Lappe, de célèbre mémoire, où la canaille allait en suer une et frotter son lard à l’autre sexe au son de l’accordéon (« Java, qu'est-ce que tu fais là, entre les deux bras d'un accordéoniste ? ») : « Il est rare que les propriétaires les plus collets-montés du voisinage n’émigrent pas une fois ou deux pendant la saison, vers ce palais de la Terpsichore villageoise, soit en cavalcades brillantes, soit dans ces élégantes et légères voitures qui saupoudrent de poussière les piétons philosophes ». Oui, je sais, la répétition d’ « élégant » d’une phrase à la suivante ternit un peu la jolie trouvaille des « piétons philosophes », mais ne chipotons pas.
C’est là que la jeune Emilie fait la rencontre d’un jeune homme qui ressemble comme deux gouttes d’eau au portrait mental du seul époux auquel elle envisagerait de se donner. Oui, « se donner », parce que j’ai oublié de préciser que le comte de Fontaine, lassé de dépenser des fortunes pour trouver pour sa fille un oiseau aussi rare qu’un merle blanc, a pris une décision qui a pris de court toute la famille : « J’ai laissé ma fille Emilie maîtresse de son sort ».
Le jeune homme en question présente toutes les apparences de la plus haute distinction dans les manières et les attitudes, en même temps qu’il donne une parfaite impression de naturel dépourvu de toute affectation. Emilie commence par le trouver intéressant. Puis elle fait sa connaissance avec la complicité d’un vieux marin aguerri, son oncle l’amiral de Kergarouët, « une vieille ganache d’ultra ».
Invité à dîner dans la famille, le jeune homme, « Maximilien Longueville, rue du Sentier » (c’est sa carte de visite), se comporte à la perfection, à ceci près que personne n’est en mesure de dire vraiment qui il est et ce qu’il fait. Est-il noble ou roturier ? Quel est son "état" ? Sa "position" ? Impossible de se faire une certitude, tant il maîtrise à merveille l’art de l’esquive. Une habileté redoutable.
Cela n’empêche pas les deux jeunes gens de développer l’un envers l’autre un sentiment qui prend bientôt sur leur âme un empire absolu. Ils se le disent, et tout le monde les considère bientôt comme des fiancés. Emilie serait même prête à passer sous silence la roture de Maximilien : « Mais, mon père, il y a de fort bonnes maisons issues de bâtards. L’histoire de France fourmille de princes qui mettaient des barres à leurs écus. – Tes idées ont bien changé, dit le vieux gentilhomme en souriant ». Faut-il qu’elle soit amoureuse ! Mais Balzac n’aurait pas fait une nouvelle si l’histoire d’amour avait fini en bluette. Il lui faut du plus consistant. Tiens, pourquoi pas une petite catastrophe ?
Remarque à l'usage des curieux de symbolisme héraldique, à propos de "mettaient des barres à leurs écus" : les familles nobles prenaient soin de distinguer les lignées directes des « collatérales » ou des « bâtardes », au moyen de signes particuliers comme le « lambel », sorte de couronne inversée et crénelée, ou le « bâton péri en barre » placé au centre de l'écu (ici, on lit "De France (càd d'azur à trois lis d'or, placés 2 et 1, mais ceci va sans dire) au bâton péri en barre").
La catastrophe se produit un jour où Mlle de Fontaine, en compagnie de deux belles-sœurs, sort pour « voir une pèlerine qu’une de leurs amies avait remarquée dans un riche magasin de lingerie ». Horreur ! Qui est assis au comptoir, en train de rendre de la monnaie à une lingère ? Maximilien Longueville : « Le bel inconnu tenait à la main quelques échantillons qui ne laissaient aucun doute sur son honorable profession ». Le sang d’Emilie ne fait dans son cœur qu’un tour de rage glaciale. La rupture est immédiate, et le dernier regard qu’ils échangent est de haine implacable.
Je passe sur quelques péripéties. La déconvenue de la jeune femme est assez cruelle pour lui faire adopter le parti, en désespoir de cause, d’épouser son vieil oncle Kergarouët. Et son dépit atteindra un apogée quand, deux ans après son mariage, dans un vénérable salon de la grande aristocratie du faubourg Saint-Germain, elle entend annoncer le vicomte de Longueville, devenu pair de France après la mort de son père et de son frère aîné : « En ce moment, il apparut à la triste comtesse, libre et paré de tous les avantages qu’elle demandait jadis à son type idéal ».
Bien fait pour elle !
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0)
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