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dimanche, 02 février 2014

22 BALZAC : UNE DOUBLE FAMILLE (1830)

Cette nouvelle, assez brève pour intéresser par sa vivacité et assez longue pour permettre une certaine complexité, raconte, comme le titre l’indique, la double vie d'un homme. Il s'appelle Roger de Granville. Le début présente un homme âgé de la quarantaine environ, qui passe mystérieusement dans une petite rue, obscure et humide en toute saison, tous les jours, à heures à peu près fixes. L’une des maisons est habitée par une femme assez vieille et une jeune fille très jolie, qui s’applique studieusement à ses travaux de broderie. Le tableau respire la gêne et la pauvreté. Leur vie est très difficile.

 

L’homme aperçoit un jour un « papier timbré » sur la table. Il revient spécialement en pleine nuit pour poser sur la table, par une fente dans la vitre, une bourse pleine, qui sauve momentanément les deux femmes de la saisie. De fil en aiguille, ils font connaissance, se plaisent et se promènent ensemble, sous le regard de la vieille madame Crochard. Pour elles, il restera longtemps « monsieur Roger ».

 

On retrouvera Caroline Crochard sous le nom de « de Bellefeuille », douillettement et confortablement installée dans un bel appartement, nantie de deux enfants. Roger passe régulièrement la voir. Elle l’attend fiévreusement, en état de dévotion amoureuse. Sa mère est logée ailleurs, à l’abri du besoin. Fin de la situation n°1.

 

Balzac opère alors ce qu’on appelle au cinéma un « flash-back ». Nous découvrons un Roger de Granville juvénile et promis au plus bel avenir, vu qu’il est dans les bonnes grâces de gens importants. Son père, le « seigneur » de Granville le convoque à Bayeux : il veut lui faire épouser une demoiselle de la meilleure société, et surtout nantie d’une superbe dot.

 

Il le prévient toutefois que la mère de la donzelle, la veuve Bontems, est une effroyable bigote, qui plus est entièrement soumise à la « direction de conscience » telle que l’envisage le redoutable et, osons le dire, intégriste abbé Fontanon. Le fils découvre sa promise, et Balzac nous avertit d’emblée : « Granville commit alors l’énorme faute de prendre les prestiges du désir pour ceux de l’amour ». Si l’amour est aveugle, le désir l’est, semble-t-il, tout autant.

 

Il serait d’ailleurs intéressant de rapprocher Une Double famille de La Peau de chagrin, ce roman qui établit une équation impitoyable entre l’expression ou la force du désir et la durée de la vie, étant posé que plus l’individu modère ses désirs, plus longtemps il peut espérer vivre, comme le prouvent les cent deux ans du vieux marchand qui donne la peau à Raphaël. Mais les excès raccourcissent-ils l’espérance de vie ? Les Rolling Stones prétendraient à bon droit être une preuve du contraire. Seuls les cyniques survivent à toutes leurs intempérances, peut-être ?

 

Quoi qu’il en soit, le résultat ne se fait pas attendre : catastrophique ! Granville, très pris par ses hautes fonctions, laisse la bride sur le cou à son épouse pour aménager, décorer et meubler son hôtel particulier. Je crois que Balzac s’est payé un plaisir de gourmet raffiné en décrivant l’intérieur de l’héritier « de Granville » comme l’antithèse pure et simple de l’univers grand-bourgeois et aristocrate (les deux étroitement mêlés) qui figurait son rêve ultime.

 

Pour résumer, Madame a élaboré une lugubre caverne, mais où les pierres, les objets, les couleurs, les matières seraient systématiquement dépareillés. Je vois l’ensemble sur un fond marronnasse, pour situer visuellement. Granville, inutile dès lors de le préciser, a beau faire à sa femme, ponctuellement, un enfant par an, il finit par ne plus supporter la vie, d’où la mine terrible que Balzac décrit au tout début du récit, quand il se met à passer dans la rue de madame Crochard, et la double famille, clandestine celle-là, qu’il décide de fonder.

 

L’auteur renoue ensuite avec la descendance de Caroline : l’histoire se finit en effet dans l’amertume exécrable de Roger de Granville. Un soir, il rencontre Horace Bianchon le médecin dans une vilaine rue. Celui-ci lui parle d'une pauvre femme qu'il soigne dans la maison dont il sort : son fils lui a mangé sa fortune en vin et en femmes, et la pauvre s'est laissé faire.

 

Le comte tressaille en apprenant qu'elle se prénomme Caroline, puis il plante là Bianchon stupéfait après lui avoir déclaré : « Quant à Caroline Crochard, reprit-il, elle peut mourir dans les horreurs de la faim et de la soif, en entendant les cris déchirants de ses fils mourants, en reconnaissant la bassesse de celui qu'elle aime : je ne donnerais pas un denier pour l'empêcher de souffrir, et je ne veux plus vous voir par cela seul que vous l'avez secourue ...».

 

Ses enfants légitimes ont embrassé de très belles carrières : une fille est comtesse de Vandenesse, un fils Procureur du Roi. Tiens justement, Eugène rend ce soir à son père une visite inopinée, au désagrément du vieillard, mais c'est pour lui apprendre qu'un jeune homme vient d'être arrêté chez un de ses amis, ayant « commis un vol assez considérable » : il « s'est réclamé de vous, il se prétend votre fils ». Apprenant qu'il s'appelle Charles Crochard, n'ayant plus aucun doute, il part pour l'Italie en laissant à son fils le magistrat assez d'argent pour régler cette affaire à sa guise.

 

L'histoire s'achève sur quelques considérations peu encourageantes au sujet du mariage et du choix d'une épouse : « Le défaut d'union entre deux époux, par quelque cause qu'il soit produit, amène d'effroyables malheurs ». On peut à son gré trouver Balzac terriblement cruel, effroyablement pessimiste, ou simplement lucide et réaliste. Rayer la mention inutile.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

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