Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

vendredi, 02 octobre 2015

SIMENON : QUELQUES MAIGRET

J’ai dit du mal de Maigret et de son inventeur, le docteur (ou commissaire, je ne sais plus) Georges Simenon. Et pourtant, paradoxe apparent, je les ai bien lus, ces dix-huit ou dix-neuf épisodes. Ça veut bien dire que je ne déteste pas tant que ça. Et c’est vrai. Je n’aurais pas dû en lire autant à la file, sans doute. 

* La Patience de Maigret (Epalinges (Vaud), mars 1965) 

Je me souviens d’avoir fait le pari, il fut un temps, d’avaler en file indienne les vingt épisodes de la série des Rougon-Macquart : ça m’a radicalement vacciné et définitivement guéri de l’ « émilezolite ». A force de lecture, le fil blanc des trucs, procédés, manies devient une véritable corde : j’avais l’impression de la sentir se resserrer sur mon cou. 

* Maigret et le voleur paresseux (Noland (Vaud), janvier 1961) 

L’esprit de système qui guidait l’auteur, l’aspect théorique et doctrinal de sa démarche me sont apparus en pleine lumière. L’avantage de la chose, c’est que j’ai décidé dès ce moment de fuir Emile Zola, et du même mouvement, tout ce qui pouvait ressembler à un roman à thèse. La littérature « à message », disons-le, est mauvaise, la plupart du temps. 

* Maigret et les braves gens (Noland (Vaud), septembre 1961) 

Je m'étais livré au même gavage avec les œuvres de Henri Bosco, mais là, rien à voir : si l’on repère quelques thèmes obsessionnels (l'ombre, le mystère pressenti, une obscure menace, ...), l’ensemble est somme toute bigarré, mais aussi et surtout, authentique, sincère, dépourvu de toute idée préconçue, de toute doctrine préalable. Chaque ouvrage était en quelque sorte le compte rendu d’une vraie recherche personnelle (Un Rameau de la nuit, Le Sanglier, ...), malgré ce que l’arrière-fond cosmique, païen, mystique, parfois illuminé pouvait parfois avoir d’horripilant (L'Antiquaire, Le Récif, ...). 

* Maigret et le client du samedi (Noland (Vaud), février 1962) 

Revenons à Simenon et, en particulier à Maigret. Je disais donc que l’auteur est un paresseux, qui s’épargne l’effort de creuser une idée quand elle est bonne. J’ai comparé avec ce qu’est Serge Gainsbourg dans le domaine de la chanson et de la variété, et je persiste : l’ensemble de ses chansons regorge d’idées formidables par leur originalité et leur diversité, mais il n’a jamais cherché à leur donner de l’ampleur en creusant ou développant la forme. Conforté par le succès, il s’est contenté d’aller à la facilité offerte par le contexte marchand et médiatique dans lequel il évoluait. Je me refuse à entrer dans la mythologie dont d’autres se sont complus à entourer, j’allais dire à nimber le personnage. 

* Maigret et les témoins récalcitrants (Noland, Vaud, octobre 1958) 

Simenon, c’est un peu la même chose : le succès, la facilité. Chaque aventure de son commissaire divisionnaire dépasse rarement les cent cinquante pages. Et de même que les chansons de Gainsbourg, Maigret n’est rien d’autre qu’un produit à consommer, à écouler sur un marché qui, à force de succès, s’est créé pour le voir s’écouler. On me dira ce qu’on voudra, sept jours pour écrire et quatre jours (voir illustration hier) pour réviser un chef d’œuvre, ça fait un tout petit peu léger. Les Maigret ne sont pas des chefs d'œuvre. On a la littérature qu'on mérite.

* Une Confidence de Maigret (Noland, Vaud, mai 1959) 

On me dira que Le Père Goriot fut écrit en trois jours au château de Saché (dans la petite chambre, tout en haut), mais je rétorque que, et d’une, pour les trois jours, je demande à voir, et de deux, le bouquin de Balzac est d’une tout autre dimension romanesque et humaine : Rastignac, Vauquer, Vautrin, Goriot existent pleinement, alors que Maigret est un personnage « en creux », un personnage « en négatif ». 

* Maigret aux Assises (Noland, Vaud, novembre 1959) 

Il est vide. Il n’existe que comme une fonction. Une somme d'habitudes, si l'on veut. Le lecteur n’en a rien à faire de sa psychologie, de son histoire personnelle, de la façon dont son existence s’est construite. Comme Tintin, Maigret est un personnage « une fois pour toutes », monolithique, disons-le : un stéréotype. Dès son apparition, Maigret est un gros flic spongieux de toute éternité.

* Maigret et les vieillards (Noland, Vaud, juin 1960) 

On me dira : mais pourquoi le lire, s’il en est ainsi ? Eh bien c’est très simple : il m’a été donné d’hériter la collection complète publiée autrefois par les éditions Rencontre, et je n’ai qu’à donner un coup de pioche dans le gisement pour en voir surgir un, prêt à l’emploi. Vingt-huit tomes de Maigret, soit quatre-vingt-trois romans (j’ai à ce jour parcouru la petite moitié du trajet, quant à la seconde, on verra à la prochaine crise de flemme) auxquels s’ajoutent trois volumes de nouvelles. Je n’ai encore ouvert aucun des quarante-quatre volumes d’ « autres » romans. 

* Maigret s’amuse (Golden Gate, Cannes (Alpes-Maritimes, septembre 1956)

 Et puis, il y a une autre raison : j’ai fait dans les temps récents quelques lectures que je qualifierai volontiers d’exigeantes, voire austères (Piketty, Jorion, Günther Anders,...), et que la contention, fût-elle intellectuelle, est possible, à condition que l’esprit sorte de temps à autre en récréation, comme on descend taper dans un ballon dans la cour de l’école après la classe. 

* Maigret voyage (Noland Vaud, août 1957) 

Alors oui, un Simenon fait figure de passe-temps, comme une tranche de détente entre deux tranches de stress. Une récréation.

* Les Scrupules de Maigret (Noland, Vaud, décembre 1957) 

Un pis-aller. Un "faute-de-mieux". Et pourquoi pas, une solution de facilité.

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 04 septembre 2015

PIKETTY ET LE CAPITALISME 2

PIKETTY THOMAS LE CAPITAL.jpgMES LECTURES DE PLAGE 4

THOMAS PIKETTY : LE CAPITAL AU XXI° SIÈCLE

2/2 

J’avais commencé à évoquer Le Capital au 21ème siècle, très gros ouvrage de Thomas Piketty, en terminant sur la courbe exponentielle que suit depuis quarante ans le montant des plus grosses fortunes actuelles, à commencer par le centile supérieur du décile supérieur (le 1 % supérieur des 10 % supérieurs). 

Dans un système qui permet de telles aberrations, qui peut encore penser à la ridicule notion de « juste répartition des richesses » ? Piketty indique dans un joli tableau (p. 691) que le nombre de milliardaires dans le monde, entre 1987 et 2013, est passé de 140 à 1400 (10 fois plus). Dans le même temps, leur patrimoine total est passé de 300 milliards de dollars à 5400 (18 fois plus). Tout ça en à peine un quart de siècle. Vous avez dit « normal » ? 

L’énorme masse de données (masse de chiffres qu'il a regroupés en « séries ») qui a servi de base au travail de Thomas Piketty lui a permis de reconstituer historiquement l’évolution des écarts de richesse depuis 1800. L’enseignement principal qu’il en tire est l’incroyable basculement qui s’est produit au 20ème siècle, à partir de 1914 et jusqu’en 1950. L’auteur ne cesse de revenir sur le fait qu’au temps de la Belle Epoque (qui clôt le 19ème siècle, grosso modo 1890-1913), les écarts de fortune étaient astronomiques, tels qu’ils ne s’étaient jamais vus. Et que les crises violentes de toutes sortes qui ont déchiré le monde de 1914 à 1945 les ont ratatinés. 

Il explique qu’en période de croissance faible, ce sont les patrimoines qui bénéficient le plus. Tout le 19ème siècle a fonctionné ainsi, pour atteindre des sommets au tournant du 20ème. Les revenus du travail ne sauraient prétendre rivaliser. Il revient (de manière même un peu insistante) sur le discours par lequel Vautrin, dans Le Père Goriot, essaie de convaincre Rastignac d’épouser Victorine Taillefer : même en faisant de brillantes études de droit, sa situation n’arrivera jamais à la cheville de celle qu’il aurait alors, Victorine devant hériter de son père richissime (le salopard de L'Auberge rouge). Rien à faire : entre un gros héritage et une vie de travail, il n’y a pas photo. Mais Rastignac refuse.

Cette organisation se prolonge jusqu’à 1914. A partir de ce moment, le siècle va tomber dans d’incessantes et tragiques convulsions (je suis heureux de savoir que Piketty voit dans la Première Guerre le début du long « suicide » du continent européen) : entre les guerres, les crises économiques ou politiques et l’inflation, les patrimoines se font laminer : fini les héritiers, les rentiers. 

Après la deuxième guerre mondiale, après cette colossale remise à niveau des conditions économiques, un système plus redistributif se met en place, principalement grâce à la progressivité de l’impôt sur le revenu, à peu près partout sur le continent. Les Trente Glorieuses constituent la période historique la moins inégalitaire que celui-ci ait connu. C’est aussi la (brève) période au cours de laquelle les revenus du travail ont dépassé ceux du capital dans le revenu national. La période où la méritocratie a donc fonctionné à plein et où l’individu pouvait, à force de travail, faire la preuve de ses compétences et de ses aptitudes, améliorer sa situation à proportion, voire arriver à s'enrichir. 

Viennent les années 1970, Ronald Reagan, Margaret Thatcher, la dérégulation des mouvements de capitaux, la fin de la convertibilité du dollar, enfin tout un tas de circonstances nouvelles (libérales, néolibérales, ultralibérales …), qui inversent la tendance et font repartir à la hausse les écarts de situation. Disons-le : qui accroissent de nouveau les inégalités. Et parfois démesurément, en particulier au profit du centile supérieur (0,1 %) de la population [2 ans après je corrige : il faut lire le "millile" supérieur]. Quatre décennies et demie plus tard, constatons les dégâts. 

Piketty résume la cause principale de cette effarante montée des inégalités dans la formule r > g : « r » étant le rendement privé du capital, « g » figurant la croissance (production et salaires) : quand le rendement du capital (5%) est supérieur à la croissance (1%), « L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier » (p. 942). C’est évident : si l’on a une croissance de 1 % par an, pendant que le capital rapporte 5 % à son propriétaire, le capital augmente dans la mesure exacte où ce dernier est en mesure de ne pas en dépenser tout le revenu, pour réinvestir le surplus. Et plus le capital initial est important, plus l'enrichissement est spectaculaire.

On a tout compris : pour être riche, il vaut mieux être gosse de riche. Piketty voit dans la formule r > g la contradiction principale du capitalisme aujourd’hui, cause du creusement de plus en plus abyssal du fossé séparant les plus riches des plus pauvres, une source de divergences qui produiront un jour ou l’autre, inévitablement, des convulsions sociales et politiques. La formule r > g conduit à la guerre civile ou à la révolution.

Je me rappelle – c’était il y a longtemps, quand je lisais encore Le Monde diplomatique – que ce journal avait intitulé un de ses grands articles « Les riches n’ont plus besoin des pauvres ». Ce que je vois, dans la tendance actuelle qui guide le monde, c’est la grande confiscation des conditions du bonheur de tous au profit du tout petit nombre d’une nouvelle race des seigneurs, gourmande jusqu’à la folie, insatiable jusqu'à la fureur, gloutonne jusqu'à l'extravagance. 

Je me dis aussi que tout ce système fonctionne aux dépens de la planète : ne vient-on pas de nous informer au courant du mois d'août que l’humanité a épuisé les ressources renouvelables que la Terre peut fournir en un an, et qu'à partir de cette date, elle vit "à crédit", sachant que la date est plus précoce chaque année ? Bon je ne sais pas par quels calculs abscons on en arrive à fixer la date de l’année où l’humanité se met à « vivre à crédit ». Quoi qu’il en soit, une telle façon de fonctionner n’est évidemment pas viable à long terme. Il n'y a pas besoin d'être catastrophiste pour l'affirmer.

Il va de soi que je n’ai fait qu’à peine effleurer ici l’énorme livre de Thomas Piketty. Certes, ce n’est pas de la littérature, mais un livre d’histoire : la prose est du genre indigeste, et ce d’autant plus que l’auteur s’efforce davantage d’être clair et exact qu’élégant dans le style. La prose s’alourdit même parfois, comme à plaisir : abondance des incises, des parenthèses, des « nous y reviendrons » et des « ou tout du moins ». Par-dessus le marché, le lecteur doit affronter la Grande Armada des notes de bas de page. Mais bon, Piketty ne s’attend sans doute pas à obtenir le Goncourt avec son ouvrage. 

Le poids du livre (1.126 gr.) s’explique par la nécessité où se trouvait l’auteur de le mettre à l’abri des réfutations et des attaques, au moyen d’une argumentation fournie, aussi inattaquable que possible, et d’une vérification méticuleuse de l’exactitude de la masse des données auxquelles il se réfère. Il y avait aussi la nécessité d’être irréprochable sur le plan méthodologique. 

En plus, pour moi qui ne suis pas économiste, je remercie l'auteur de se refuser à jargonner, et de s'efforcer de mettre à la portée du lecteur lambda un ensemble de notions aussi complexe.

En plus, j'avoue que j'ai été bluffé par le nombre (et la clarté) des graphiques et tableaux : cela suppose en amont d'avoir brassé une quantité impressionnante de matière (données, documentation, archives, ...), pour établir les « séries » de chiffres que l'auteur en a tirées.

Thomas Piketty (comme sa maison d'édition) a sans doute été surpris par le succès de son bouquin. Vu l’emballement médiatique qu’il a suscité outre-Atlantique, il a dû pouvoir se dire : « Mission accomplie ». 

Thomas Piketty peut à bon droit être fier de la besogne abattue.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 18 janvier 2014

13 BALZAC : LA MAISON NUCINGEN

La Maison Nucingen (1838) consiste en un dialogue débridé de quatre amis, tenu dans un des « cabinets particuliers » d’un célèbre cabaret (non nommé) de Paris, et fidèlement reconstitué par le narrateur qui, dans le cabinet mitoyen séparé par une mince cloison, a entendu et mémorisé l’intégralité de la conversation.

Aux voix, il a reconnu les personnages, qui se nomment Blondet, Finot, Couture et Bixiou : « C’était quatre des plus hardis cormorans éclos dans l’écume qui couronne les flots incessamment renouvelés de la génération présente ». Il est utile de préciser que les langues vont bon train, du fait qu’on a fait venir un nombre respectable de bouteilles de champagne, au point qu’à la fin les compères sont un peu gris.

Bixiou raconte à ses amis comment Eugène de Rastignac, qui vivait si pauvrement à la pension Vauquer, vit aujourd’hui confortablement, à la tête d’une fortune de quarante mille livres de rentes, tout en ayant pu richement "doter" ses sœurs, restées au fond de leur province.

Accessoirement, il va dénouer l’écheveau qui rend incompréhensibles au bon peuple les calculs et manœuvres hautement raffinés qu’on voit à l’œuvre dans les milieux de la haute finance, incarnés ici par le richissime banquier alsacien Nucingen. Ah ! les interventions de Nucingen, plus alsaciennes que le vrai : « Hé pien ! ma ponne ami, dit Nucingen à du Tillet en tournant le boulevard, location est pelle bire ébiser Malfina : fous serez le brodecdir teu zette baufre vamile han plires, visse aurez eine vamile, ine indérière ; fous drouferez eine mison doute mondée, et Malfina cerdes esd eine frai dressor ».

Traduction : eh bien mon bon ami, l’occasion est belle pour épouser Malvina : vous serez le protecteur de cette pauvre famille en pleurs, vous aurez une famille, un intérieur ; vous trouverez une maison toute montée, et Malvina certes est un vrai trésor. On trouve dans le Nouveau dictionnaire des œuvres le commentaire suivant : « De plus, Balzac, par un souci exagéré de réalisme, s'obstine à reproduire le singulier jargon parlé par le baron, ce qui rend pénible la lecture des dialogues ».

Pas faux, mais ma parole, si le commentateur met un jour les pieds dans l'Alsace profonde pour dialoguer avec un vieux de la vieille, il verra ce que c'est. Je pense aussi à Victoire, la servante du colonel dans Le Sapeur Camember, et à son accent superlativement alsacien, qui provoque quelques malentendus. Ainsi : « Le colonel est-il visuel, mam'selle Victoire ? - Foui ! mossieu Gamempre, ché fiens te le foir ... tant son gabinet ... il ... é...grivé », dont le dernier mot fait croire au sapeur que le colonel est "crevé". Toute la caserne se précipite chez lui. Comme il est bien vivant, on convoque Victoire : « Oh ! mossieu Gamempre (...) c'est pas chentil te faire arrifer tes misères à une bôvre cheune fille innocente ... Ch'ai pas tit : "Le golonel il est grévé" ... Ch'ai tit : "Le golonel il égrivé ... avec une blume, quoi ! ».

Ailleurs, elle va faire les courses, et fait deviner à Camember ce qu'elle va acheter : « ... ça gommence par un C ». Le sapeur ne trouve pas : « Eh ! pien ! mossieu Gamempre, puisque fous ne tefinez pas : c'est tes cuernouilles et un chigot ! ».  Dans les Contes drolatiques, Balzac se laissera carrément aller à une débauche toute rabelaisienne dans ce genre, en imitant cette fois la langue du XVI° siècle. Revenons à nos moutons.

Je laisse de côté la complexité des tripatouillages boursiers décrits par Bixiou-Balzac, pour en venir à ce que Blondet dit des canuts de Lyon, qui se révoltèrent en 1831 et en 1834 contre le sort qui leur était fait, et dont l’étendard portait en ces journées la fière devise : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».

Voici ce que déclare Blondet : « Voici, reprit Blondet. On a beaucoup parlé des affaires de Lyon, de la République canonnée dans les rues, personne n’a dit la vérité. La République s’était emparée de l’émeute comme un insurgé s’empare d’un fusil. La vérité, je vous la donne pour drôle et profonde. Le commerce de Lyon est un commerce sans âme, qui ne fait pas fabriquer une aune de soie sans qu’elle soit commandée et que le paiement soit sûr. Quand la commande s’arrête, l’ouvrier meurt de faim, il gagne à peine de quoi vivre en travaillant, les forçats sont plus heureux que lui. Après la Révolution de Juillet, la misère est arrivée à ce point que les CANUTS [sic] ont arboré le drapeau : Du pain ou la mort ! une de ces proclamations que le gouvernement aurait dû étudier, elle était produite par la cherté de la vie à Lyon. Lyon veut bâtir des théâtres et devenir une capitale, de là des Octrois insensés. Les républicains ont flairé cette révolte à propos du pain, et ils ont organisé les Canuts qui se sont battus en partie double. Lyon a eu ses trois jours, mais tout est rentré dans l’ordre, et le Canut dans son taudis. Le Canut, probe jusque-là, rendant en étoffe la soie qu’on lui pesait en bottes, a mis la probité à la porte en songeant que les négociants le victimaient, et a mis de l’huile à ses doigts : il a rendu poids pour poids, mais il a vendu la soie représentée par l’huile, et le commerce des soieries françaises a été infesté d’étoffes graissées, ce qui aurait pu entraîner la perte de Lyon et celle d’une branche de commerce français. Les fabricants et le gouvernement, au lieu de supprimer la cause du mal, ont fait, comme certains médecins, rentrer le mal par un violent topique. Il fallait envoyer à Lyon un homme habile, un de ces gens qu’on appelle immoraux, un abbé Terray, mais l’on a vu le côté militaire ! Les troubles ont donc produit les gros de Naples à quarante sous l’aune. Ces gros de Naples sont aujourd’hui vendus, on peut le dire, et les fabricants ont sans doute inventé quelque moyen de contrôle. Ce système de fabrication sans prévoyance devait arriver dans un pays où Richard Lenoir, un des plus grands citoyens que la France ai eus, s’est ruiné pour avoir fait travailler six mille ouvriers sans commande, les avoir nourris, et avoir rencontré des ministres assez stupides pour le laisser succomber à la Révolution que 1814 a faite dans les prix des tissus. Voilà le seul cas où le négociant mérite une statue. Eh ! bien, cet homme est aujourd’hui l’objet d’une souscription sans souscripteurs, tandis que l’on a donné un million aux enfants du général Foy. Lyon est conséquent : il connaît la France, elle est sans aucun sentiment religieux. L’histoire de Richard Lenoir est une de ces fautes que Fouché trouvait pire qu’un crime ».

Bon d’accord, Blondet finit par laisser tomber les canuts et son propos dérive, mais tout le dialogue est pareillement décousu, mené « à sauts et à gambades » (Montaigne, III, 9). Balzac nous a d’ailleurs prévenus dès le début : « Ce pamphlet contre l’homme que Diderot n’osa pas publier, le Neveu de Rameau ; ce livre débraillé tout exprès pour montrer des plaies, est seul comparable à ce pamphlet dit sans aucune arrière-pensée, où le mot ne respecta même point ce que le penseur discute encore, où l’on ne construisit qu’avec des ruines, où l’on nia tout, où l’on n’admira que ce que le scepticisme adopte : l’omnipotence, l’omniscience, l’omniconvenance de l’argent ». Je confirme : La Maison Nucingen est bien un livre « débraillé ». Les quatre amis se lancent donc dans une longue "improvisation" (le mot est de B.), qui fait penser à la manière dont Béroalde de Verville conduit (ou fait semblant, ou ne conduit pas) son Moyen de parvenir. Et Balzac ajoute à propos de cette improvisation : « … et, quoique souvent interrompue, prise et reprise, elle fut sténographiée par ma mémoire ».

J’ai raconté ici même (31 janvier) l’événement que fut pour la ville de Lyon, ses habitants et ses autorités la venue de Franz Liszt. C’est bien connu : tout ce qui est important se passe à Paris. Ce n’est pas dans La Maison Nucingen que Balzac va nous dire le contraire, même s’il prouvera maintes fois par ailleurs que la vie de province n'a aucun secret pour lui (il faut voir avec quelle jubilation maligne Balzac assaisonne Alençon dans La Vieille fille, avec quelle poétique mélancolie il décrit les rives de l’Indre dans Le Lys dans la vallée, etc., etc.). S’il fait ici référence à Lyon, c’est presque par hasard, au détour d’une conversation entre amis, lancés dans une agréable beuverie.

Ce que dit des canuts le passage cité est trois fois rien. Ce n’est pas une raison pour le bouder.

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 23 octobre 2012

BALZAC 1

Pensée du jour : « Toutes les colombes sont des Robespierre à plumes blanches ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

Il signa HORACE DE SAINT-AUBIN ces livres qu’on appelle aujourd’hui « romans de jeunesse ». Il devait tenir à la particule, parce que, dans son vrai nom, il s’est tellement peu fait à son absence qu’il a voulu à toute force l’ajouter. Son vrai nom ? HONORÉ BALZAC. Qui, aujourd’hui, songerait à l’en priver, de sa particule imaginaire ? 

 

HONORÉ DE BALZAC, donc. Mon premier contact avec ce monument de la littérature, je ne dis pas « française », mais universelle, remonte à mon adolescence, lorsque mon père se mit à acheter pour moi, mois après mois, chacun des 37 volumes qui constituent l’édition du Cercle du Bibliophile. Cette édition ne vaut certes pas celle, beaucoup plus scientifique (et beaucoup plus chère !), donnée par le Club de l’Honnête Homme, à peu près à la même époque. Mais enfin, je m’en contentais. Il y avait l’essentiel : le texte. 

 

Ce qui a sauvé BALZAC à mes yeux, c’est de n’être jamais devenu un objet d’étude au lycée. Il a évité le grand tort qu’on fait subir aux grands auteurs de tenter de les expliquer en classe. Il a évité le total discrédit injustement tombé sur CORNEILLE, dont monsieur LAMBOLLET avait eu l’idée lumineuse de nous faire étudier la pièce Cinna. CORNEILLE ne s’en est pas remis. C’est un tort, je sais, mais que faire ? 

 

Quelle idée, aussi, de faire travailler des gamins de douze ans (c’était en cinquième) sur une œuvre éminemment politique (le sujet : la clémence d’Auguste envers un comploteur) ? 

 

On ne dira jamais assez combien, à quelques exceptions près, l’enseignement de la littérature tel qu’il était pratiqué, je veux dire : en vue d’obtenir une note au baccalauréat, est un des moyens de dégoûter les jeunes de la littérature. Comment leur donner le goût de la lecture ? Je le déclare solennellement : je n’en sais fichtre rien ! Quant à moi, je l'ai gardé, cultivé, développé. 

 

BALZAC fut donc sauvé. VICTOR HUGO aurait pu l’être aussi. C’est certain, il y a Notre-Dame de Paris, Les Misérables, Quatrevingt-treize. Oui, il y a le fleuve poétique (« Ce que dit la bouche d'ombre », c'est dans Les Contemplations : « Tout vit, tout est plein d'âme »). Mais il fait aussi exprès de se rendre insupportable. Car il y a aussi l’enflure, le déluge des images (« le pâtre promontoire au chapeau de nuée »), et puis il y a le culte, que dis-je, l’idolâtrie de l’antithèse (vous savez, dans Ruy Blas, le « ver de terre amoureux d’une étoile »). 

 

Bon, c’est vrai, HUGO emprunte ce goût du contraste violent au CHATEAUBRIAND des Mémoires d’outre-tombe. Mais ce qui reste mesuré chez celui-ci, HUGO en fait un Everest. Et puis CHATEAUBRIAND, toujours dans les Mémoires, consent à la simplicité du style quand il s’agit de décrire la nature et de raconter son passage du Saint-Gothard. HUGO n’est jamais modeste. J’exagère, je sais. Alors disons qu'il l'est rarement. 

 

C’est donc sans y être obligé que j’ai lu toute La Comédie humaine, ou presque. J’ai commencé à faiblir quand sont sortis les volumes contenant les Contes drolatiques, des pastiches bien corsés et bien verts de la langue baroque de RABELAIS et BEROALDE DE VERVILLE, dans la veine des Fabliaux du moyen âge (curés pécheurs jamais repentis, adultères joyeux, …). Quant au théâtre et aux romans de jeunesse, s’il me reste un jour du temps, pourquoi pas ? 

 

La Comédie humaine, c’est déjà un morceau respectable en soi. Je n’ai pas vu le temps passer. Les Illusions perdues ? C’est passé comme un rêve. Rubempré, « plus léger qu’un bouchon [qui dansait] sur les flots », ballotté au gré des D’Arthez et des Lousteau. 

 

Ah, du côté des femmes, Rubempré qui erre de la Bargeton à la Coralie, puis de La Torpille à la Maufrigneuse et à la Sérizy (mais ça, c’est dans Splendeurs et misères des courtisanes) ! On suit. Et on erre en sa compagnie, de la province profonde d’où il essaie de s’arracher jusqu’à son terrible suicide obscur (réussi, celui-là) à la Conciergerie, et des rêveries poétiques en compagnie de David Séchard aux sombres machination en compagnie de Carlos Herrera (alias Vautrin). 

 

Les deux grands BALZAC qui apparaissent dans La Comédie humaine, c’est bien sûr Rubempré et Rastignac. Je ne m’attarderai pas sur le fameux « A nous deux maintenant ! », que ce dernier lance au Paris illuminé qu’il voit du haut du Père Lachaise, où il vient d’être obligé d’emprunter pour payer les fossoyeurs qui ont enterré le père Goriot. Les filles de celui-ci ont eu l’obligeance d’envoyer leurs voitures (vides mais armoriées) à l’enterrement. 

 

On pressent la suite de la carrière d’Eugène dans la dernière phrase du livre (je parle du Père Goriot) : « Et pour premier acte de défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen ». Nuncingen, c’est le banquier dont BALZAC prend soin de rendre l’accent alsacien dans la graphie. Et dont la femme sera la maîtresse de Rastignac. Mais c’est vrai, Rastignac est moins sympathique et pitoyable que Rubempré. Ce dernier a trop besoin d’être aimé. Et Rastignac est trop cynique. 

 

Pourquoi je dis « les deux grands BALZAC » ? Est-ce que ce n’est pas évident ? Rastignac et Rubempré sont des émanations de BALZAC. Mais autant (non, bien davantage) que De Marsay, Maxime de Trailles, voire le dévoué et lucide avoué Derville. D’autres. 

 

N’y a-t-il pas encore de lui dans le banquier Nucingen, le calculateur et spéculateur sans scrupule ? Dans Birotteau, l’entrepreneur patient et honnête qui se fait plumer quand il veut changer d’échelle ? Ce qui hallucine, c’est la capacité de BALZAC à doter tous ses personnages de quelque part de lui-même, selon les aspirations ou les calculs qu’il a besoin de mettre en action.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.