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dimanche, 13 décembre 2015

LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

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LE VINGTIÈME SIÈCLE ET LES ARTS

ESSAI DE RECONSTITUTION D’UN ITINÉRAIRE PERSONNEL

(récapitulation songeuse et un peu raisonnée)

8/9 

De la science et de la dérision dans les arts.

En musique, il ne s’est plus agi d’offrir à l’auditeur une nourriture capable de combler son appétit d’élévation ou de plaisir esthétique, mais de lui assener le résultat aride de cogitations savantes. Il s’est agi de le ramener sur le banc de l’école pour qu’il subisse les coups de la férule magistrale d’un maître supérieurement intelligent, qui le considère en priorité comme un être inachevé, qui reste à former, à éduquer, à dresser selon les nouvelles normes, elles-mêmes constamment changeantes (nécessité pour tout maître qui tient à rester le maître). 

L'artiste s'est voulu penseur. Il s'est fait intellectuel. Il se servait de son intelligence pour procurer un plaisir : il faut désormais qu'il montre, d'abord et avant tout, son QI. Le plaisir suivra, mais comme une simple éventualité. L'artiste, aujourd'hui, a déserté le sensoriel : c'est un cérébral, doué pour l'abstraction. Dans l'œuvre musicale ou plastique, s'il reste quelque chose pour les sens de la perception, c'est accessoire, ou alors c'est involontaire, ou alors c'est accidentel. Eventuellement une provocation.

Musique et arts plastiques ont abandonné la perspective de la réception sensorielle des œuvres et sont devenus des produits 100% jus de crâne. De même qu'on a pu art contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyceparler d' "art abstrait" à propos de peinture, on devrait pouvoirart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyce désigner le monde sonore ainsi créé par l'expression "musique abstraite" (quelle que soit la validité du terme "abstrait"). J'aimais beaucoup entendre André Boucourechliev parler de Beethoven, qu'il mettait résolument "über alles", mais sa musique (Les Archipels, Quatuor à cordes, même joué par les Ysaÿe) refuse toujours obstinément de franchir les paupières de mes oreilles.

La meilleure preuve, c’est que, en musique tout comme dans les arts plastiques, la production des œuvres a dû s’accompagner de commentaires filandreux, d’éclaircissements opaques, de conférences à bourrer le crâne, parfois copieux comme des livres, pour expliquer aux ignorants les intentions de l’artiste. L'artiste est devenu, en même temps qu'il élaborait des formes esthétiques, le théoricien de sa propre démarche. Il s'est mis en devoir de construire toute la théorie préalable à son œuvre. Et il ne s'est pas privé d'en assener les coups sur la tête de son futur public, l'obscurité du propos étant sans doute un gage de sa hauteur de vue. Je laisse bien volontiers, quant à moi, comme Libellule dans Popaïne et vieux tableaux (Maurice Tillieux), sans honte, sans regret et sans me laisser intimider, toutes les "hauteurs de vue" me passer loin au-dessus de la comprenette. Je n'ai pas vérifié l'exactitude de la citation.POPAÏNE 9.jpg

De l’aveu même de l'artiste, donc, son œuvre ne se suffit plus à elle-même, puisqu’il s’agit, en même temps qu’elle est fabriquée, d’en élaborer l’exégèse complexe et complète. L'artiste devient son propre herméneute : on n'est jamais trop prudent. Il faut que le public, en même temps qu'il accueille l'œuvre, ait en main la seule interprétation / justification juste qu'il convient d'en faire. Alfred Jarry était à la fois infiniment plus modeste et, à juste titre, infiniment plus fier : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots » ; et plus loin : « ... il n'y a qu'à regarder, et c'est écrit dessus ». Conception certes un peu théologique de l'écrivain et de l'acte d'écrire, mais somme toute préférable. Cela n'en fait pas pour autant un écrivain populaire, un écrivain "à succès", capable de pondre les "best sellers" à la chaîne.

Voilà : les arts, au 20ème siècle, sont des arts sans sujet et sans destinataire. Un art de grands savants hautains fait pour de pauvres ignares. Une nouvelle – et étrange – mouture, en quelque sorte, de « L’Art-pour-l’art », liée exclusivement au "bon plaisir" de l'auteur (le "choix du roi"). Peinture et musique sont devenues intransitives. Peinture et musique ont pris acte du fait que ce ne sont plus les hommes qu’il convient de servir, mais les choses. Voilà : peut-être le cœur du réacteur de la question se situe-t-il dans cette direction : il faut servir les choses, non les hommes. Tant pis pour ces derniers : laissons la bride sur le cou aux lois de la nature, elles se chargeront de la besogne d'élimination. C’est l’univers des choses qui commande. Les hommes n'ont plus voix au chapitre.

Les artistes sont devenus de modernes "abstracteurs de quintessence", des expérimentateurs de matière seulement matérielle sans plus aucune perspective humaine, de quelque densité de sens virtuels "a posteriori" qu'ils voudraient la charger. Ils se sont livrés à des expériences cérébrales, après avoir échafaudé des hypothèses, dont les œuvres ainsi produites avaient pour mission de confirmer la validité. Rien de plus efficace pour évincer la notion de goût esthétique, cet archaïsme auquel il faut être au moins réactionnaire pour se référer. Non mais, vous avez dit « subjectivité », « goût esthétique », « émotion musicale » ? A-t-on idée d’ainsi aller fouiller les « Poubelles de l’Histoire », fussent-elles celles de l'art ? Soyons sérieux, c'est-à-dire définitivement « Modernes » ! Du passé faisons table rase.

Comme la nature pour les sciences exactes, peinture et musique (je veux dire les couleurs et les sons) sont devenues des proies pour la connaissance objective : de même que l’astrophysicien cherche de quoi sont faits l’univers, les astres, les comètes, peintre et compositeur partent en explorateurs dans les univers des arts visuels et sonores, explorations dont ils espèrent rapporter quelque pépite, de même que les spationautes d’Apollo XI avec leurs échantillons de la matière lunaire. 

Pour qu’il y ait « science exacte », il faut supprimer l’intervention de l’homme. Pour avoir une vision claire du déroulement des mécanismes, il faut exclure l'homme, sous peine d’artefacts qui fausseraient l’expérience. Semblable révocation de l’humanité vivante, au 20ème siècle, dans le laboratoire des « artistes plasticiens » etart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry, linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art, des compositeurs : on fait des assemblages improbables, des précipités jamais tentés, on fait voisiner des substances incompatibles, juste pour voir ce que ça va donner. Ah, faire de la musique une science exacte, une pure mathématique abstraite, entièrement intelligente, entièrement artificielle, et surtout coupée de ce maudit monde des sens de la perception : le rêve de Pierre Boulez. 

Le lecteur se dira que j'exagère d'exagérer, que j’abuse d'abuser, que je généralise de généraliser, que je mets tout le monde dans le même sac. Je l’admets bien volontiers. Je sais bien qu’il ne faut pas les mettre tous dans le même panier, qu’il y a des « Justes », heureusement, comme il y a eu des « Justes » en Europe pendant la terreur nazie. Les Justes dont je parle ici ont eu le mérite, sans pour autant se retirer hors de leur temps, de résister à l’entreprise généralisée de déshumanisation des œuvres humaines. Je ne vais pas faire la liste : pour l'heure, je me la garde. J'imagine que chacun a la sienne.

Qu’est-ce qu’ils ont fait, ces héros, pour figurer dans cette sorte de panthéon que je me suis constitué ? Ou plutôt, de quoi se sont-ils abstenus ? A quoi ont-ils résisté ? Dit autrement : qu’est-ce que je leur reproche, à la fin, à tous les foutriquets de l’art contemporain, de la musique contemporaine ? J’ai tourné et retourné la question dans tous les sens. J’ai fini par arriver à synthétiser tous mes reproches dans un seul vocable : la DÉRISION. La même dérision, quoique dans le symbolique, que ces "marmites" tout à fait concrètes et sanglantes faisaient pleuvoir sur l’humanité blottie dans les piètres abris des tranchées à partir de 1914. 

Je n’aime pas les grands mots, pleins de vent, pleins de vide et d’inconsistance. Je n’aime pas les grands mots, parce que, trop souvent, ils servent de nez rouges et de masques à des mensonges peinturlurés en vérités. Je crois cependant, en profondeur, que ce qui a tué l’humanité de l’homme au 20ème siècle s’appelle la dérision. La dérision concrète, la dérision symbolique, la dérision métaphorique, la dérision que vous voulez, mais … la dérision, quoi. Après tout, ce n'est même pas un "grand mot".

Mais c'est peut-être la raison, tout bien considéré, de la distance que j'ai prise avec toute la mayonnaise qui s'est accumulée autour de cette "Pataphysique" qui m'avait si longtemps attiré : il y a en effet une grande dérision à soutenir le principe de « l'identité des contraires ». Je considère que l'identité des contraires est, tout bien considéré, l'idéologie dominante qui chapeaute tout le 20ème siècle. Il faut être singulièrement dans le déni de l'humanisme pour penser que "tout se vaut". J'ai fini par choisir. Or, choisir, c'est éliminer. Moi, je choisis l'humanisme et les Lumières. Il n'y a pas de mythe de rechange pour sauver l'humanité.

Je pense ici à Denis Vasse, un jésuite qui peut se vanter d'avoir marqué, fût-ceart contemporain,musique contemporaine,peinture,musique,art abstrait,bande dessinée,maurice tillieux,gil jourdan,popaïne et vieux tableaux,alfred jarry,linteau minutes de sable mémorial,l'art pour l'art,pierre boulez,karlheinz stockhausen,denis vasse,violence et dérision,psychanalyse,l'ombilic et la voix,james joyce,ulysse joyce très temporairement, mon parcours (lire L'Ombilic et la voix, ce « roman » (c'est faux, bien sûr, mais) extraordinaire, qui raconte la "naissance" d' "Hector", enfant autiste), qui avait intitulé son séminaire de 1978 au Centre Thomas More, au couvent de La Tourette (oui, celui du Corbusier), « VIOLENCE ET DERISION ». Il y parlait de psychanalyse, mais de façon vaste et percutante. Et à voir l'ensemble du siècle, il me semble qu'on peut généraliser. Le 20ème siècle, qu'on se tourne vers l'économie, vers la politique ou vers les arts, est le grand siècle de la DÉRISION à l'encontre de l'homme (je vois finalement beaucoup de dérision dans cette oeuvre de James Joyce devenue intouchable à force de sacralité moderniste : Ulysse).

Pas étonnant que le 20ème siècle soit en même temps, le grand siècle de la VIOLENCE. Et en ce début de nouveau siècle, ça ne semble pas près de s'arranger.

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 11 décembre 2013

UNE MUSIQUE POUR SPECIALISTES

 

 

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MUSIQUE POUR LABORATOIRE

 

Malgré un siècle de diffusion, la musique sérielle rebute toujours le public ordinaire. Comment se fait-ce ? Que se proposent Jean-Pierre Derrien et Florent Boffard sur l’antenne de France Musique le vendredi matin ? Ni plus ni moins que d’éduquer le peuple jusqu’à ce qu’il n'en puisse plus de résister à tant d'insistance et de sollicitude, et qu'enfin, il consente à aimer le système dodécaphonique inventé au début du 20ème siècle par Arnold Schönberg.

 

Mais je me dis que, si en un siècle on n’y est pas arrivé, c’est qu’il y a quelque chose de plus que la surdité ou le conservatisme du public qui est en cause. Peut-être y a-t-il quelque chose de rédhibitoire dans la musique inventée elle-même. Une limite infranchissable aux oreilles ordinaires et normales. Un noyau dur inassimilable. J'y reviendrai un de ces jours.

 

« Musique contemporaine » donc ? Je me demande si cette étiquette ne sert pas à marquer une frontière : celle du rapport entretenu par chacun à la modernité. A la droite de Jean-Pierre Derrien (voir plus haut) siégeront tous les justes, tous les promis au salut accordé aux héros qui « vivent avec leur temps ». A l’oreille de ceux-là, je me permettrai juste de susurrer ce mot de Cromwell : « Ceux qui épousent leur époque prennent le risque d’être souvent veufs ».

 

A la gauche de Florent Boffard, tous les racornis cramponnés à de vieilles lunes comme sont la mélodie, la consonance ou la sensation de plaisir et d’émotion auditifs, promis aux poubelles de l’Histoire qu’il a adroitement placées sous leurs pas. Ceux-là, je me promets de les encourager à rester sourds aux sirènes de la « modernité », et de ne pas sectionner les quelques racines que le 20ème siècle n’a pas réussi à couper avec les temps anciens.

 

Ces attardés de la préhistoire égarés dans la modernité ressemblent à l’antique caricature des cancres, ceux qui se blottissent au fond de la classe, tout contre le radiateur. Comme le disait un comique des années 1950 – Jacques Bodoin (on peut le voir sur Youtube) – : « C’est là qu’ils s’épanouissent ».

 

Ceux-là ont garni leurs oreilles du même épais bouchon de cire que les marins d’Ulysse avaient mis à l’approche du rocher des Sirènes. Ceux-là, je le dis aux dévoués Derrien et Boffard, sont définitivement perdus pour la science, hermétiques à toute musique expérimentale, à toute innovation en art. Soyons net, voire péremptoire : hostiles à tout progrès.

 

Bon, peut-être. Mais pas complètement sûr. Peut-être douteux. Pour vous dire combien je me suis endurci dans mon épaisseur de bouseux béotien resté les pieds enfoncés dans sa glèbe natale, il m’arrive même d’imaginer que l’hypothèse est complètement fausse, même si ça doit contrarier Jean-Pierre Derrien et Florent Boffard.

 

Et si, après tout, c’étaient les réticents qui avaient raison ? Et si, au contraire des décrets de la « doxa », il était complètement stupide de parler de « Progrès » en musique ? Et s'il y avait quelque imposture à vouer un culte à la déesse « Innovation », quand il s'agit des arts, et de faire d'elle l'arbitre départageant l' « obsolète » et le « vivant » ? Qu’est-ce qui pousse Jean-Pierre Derrien à se prosterner aux pieds de la statue « révolutionnaire » d’Arnold Schönberg ? Je demande qu’au moins on examine ces questions.

 

Je me demande en effet s’il ne s’est pas passé dans la musique la même chose que dans la peinture et la littérature. Finalement, qu’est-ce que c’est, l’abstraction en peinture ? J’y vois pour ma part deux aspects. D’abord – j’en ai parlé –, c’est la disparition du visage de l’homme et du monde des représentations picturales, l’effacement de la figure humaine, et son remplacement par l’exploitation de toutes les possibilités expressives des moyens techniques à la disposition des peintres.

 

Ensuite, c’est l’irruption dans le domaine des arts de l’esprit de système, des grandes théories et doctrines. N’est-il pas révélateur qu’un livre considéré comme l’un des trois chefs d’œuvres littéraires du 20ème siècle soit Ulysse, cet ouvrage improbable où le romancier s’est lancé le défi de placer, outre une foule de contraintes langagières, successivement TOUTES les figures de style. Les spécialistes en ont dénombré une petite centaine. L'Ou.Li.Po. de Queneau et Le Lionnais n'est pas loin.

 

J’ai lu Ulysse en 2009, moi qui ne suis pas spécialiste, et non seulement je n’ai pas cherché à faire cet inventaire, mais je n’ai pas honte d’avouer que ce livre m’a intéressé, sans toutefois me subjuguer. Le côté « performance sportive » attaché aux œuvres proclamées « chefs d’œuvre de la Modernité » me laisse froid. Mais peut-être l'ai-je lu trop tard. J'aurais dû le faire quand la Modernité me laissait encore pantois d'enthousiasme, et ne m'avait pas encore laissé voir son cœur desséché et momifié.

 

L’expérience de laboratoire, en littérature comme en musique, c’est d'abord fatigant.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 21 mai 2013

AU-DESSOUS DU VOLCAN 3

 

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MALCOLM LOWRY EN PERSONNE. - AVEC DE QUOI TENIR COMBIEN DE TEMPS ?

Au-dessous du volcan raconte quelque chose d’extrêmement simple, on peut même dire pauvre, si l'on s'en tient à ce que le lecteur moderne attend du best-seller (je veux dire l'action, le suspense) dont il vient de glisser subrepticement dans son sac un exemplaire pris sur la pile à la FNAC, en espérant qu'aucun dispositif discret glissé dans le volume ne déclenchera l'alarme quand il passera le portique sous l'oeil vigilant d'un grand noir portant le blazer sombre siglé "Sécuritas" et armé d'un téléphone.

 

L'action tiendrait sur un timbre-poste, mais il faut bien les 400 pages bien denses pour faire tenir tout ce que Lowry nous balance tout au long des douze chapitres. C'est bourré à craquer (sans jeu de mots sur "bourré").  L'action s'étend sur douze heures. Au-dessous du volcan est d'abord un livre qui compte le temps qui reste. Autant Ulysse propose des indices presque invisibles pour suivre l'écoulement des minutes, autant Lowry souligne le tic-tac inexorable de l'horloge au moyen de balises voyantes. 

 

Après une absence d’un an, Yvonne revient à Quauhnahuac, chez le Consul qu’elle avait quitté, et dont le frère Hugh est de passage au même moment. Tous décident d’aller à Tomalin assister à un spectacle taurin. Au retour, Geoffrey les laisse pour aller boire au Farolito. C’est là qu’il se fait trucider. Point à la ligne.

 

Pardon, entre-temps Yvonne et Hugh ont fait une promenade à cheval et un tour à la foire de la ville. Entre-temps, Geoffrey a eu une petite conversation avec son sévère voisin Quincey, il a dormi, s’est réveillé. Entre-temps, Hugh a même pu le raser (les mains du Consul tremblent trop pour le faire elles-mêmes), pendant qu’Yvonne était à la salle de bains. Entre-temps, ils sont aussi allés tous les trois boire un « apéro » chez Jacques Laruelle, avant de partir pour Tomalin.

 

Ajoutons l'épisode crapoteux de l'Indien qui agonise sur la route de Tomalin, avec une grave plaie à la tempe. C'est lui qui montait le matin même ce cheval marqué du chiffre 7. Sans surveillance, celui-ci maintenant croque dans la végétation d'un buisson, mais les sacoches pleines de tout à l'heure ont disparu. L'épisode se termine lorsque trois policiers louches repoussent Hugh dans l'intérieur du car, où Geoffrey remarque qu'un passager manie sans se cacher les pesos couverts de sang qu'il vient de prendre à l'Indien.

 

Enfin vous voyez qu’il s’en passe, des choses, dans ce roman : les péripéties, rebondissements et coups de théâtre se succèdent à un rythme effréné, haletant, tenant le lecteur constamment en haleine … Ah non, faites excuse, je confonds avec le dernier SAS de Gérard de Villiers. Non, je voulais en fait citer un passage d’un livre totalement étranger (quoique ...) à notre Volcan. Le voici.

 

« L’homme a toujours le désir de quelque monstrueux objet. Et sa vie n’a de valeur que s’il la soumet entièrement à cette poursuite. Souvent, il n’a besoin ni d’apparat ni d’appareil ; il semble sagement être enfermé dans le travail de son jardin, mais depuis longtemps il a intérieurement appareillé pour la dangereuse croisière de ses rêves. Nul ne sait qu’il est parti ; il semble d’ailleurs être là ; mais il est loin, il hante des mers interdites. »

 

Je considère que ces quelques lignes magistrales dessinent un portrait exact de Geoffrey Firmin, alias le Consul. Jean Giono a écrit ça dans Pour Saluer Melville, après avoir traduit Moby Dick. Il parle évidemment du capitaine Achab, obnubilé par la poursuite de son cachalot. Avouez qu’il y a de ces rencontres …

 

Jean Giono qui, avec le capitaine Langlois, a lui-même donné vie à un drôle de lascar (Les Récits de la demi-brigade, et surtout Un Roi sans divertissement), qui finit par aller fumer dans la nuit une cartouche de dynamite après avoir allumé la mèche (« Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait enfin les dimensions de l'univers »). Toujours est-il que ces phrases tombent pile sur le grandiose et dérisoire personnage de Lowry : le Consul.

 

Bon, c’est vrai qu’avec Geoffrey Firmin, le voyage intérieur effectué sur les vagues brumeuses de l’alcool doit être repérable de l’extérieur, mais à part ce détail, tout concorde. D’autant plus que Geoff a réellement navigué, dans le passé.

 

Je n’ai aucune envie de parler d’Au-dessous du volcan selon une méthode construite et logique, bien qu’il soit lui-même charpenté comme la cage thoracique (si l’on peut dire) du cachalot surnaturel amoureusement et génialement détaillé dans ses moindres recoins (20 chapitres) par Herman Melville dans Moby Dick.

 

J’ai juste envie d’émettre, en direction de la surface du marigot au fond duquel je me tiens, quelques bulles imprévisibles d’un méthane spécialement distillé au cours de ma lecture, qui remontent des profondeurs dans le désordre de leur gré.

 

Un peu, finalement, à la manière des pensées de Geoffrey Firmin, le Consul, et, à l'occasion, d'Yvonne et d'Hugh, quand elles amènent à la surface du texte l'écheveau des méandres de leur passé personnel et de leur passé commun, comme des témoins plus ou moins titubants venus bredouiller leur vérité à la barre. Des témoins éprouvants, mais encore agissants. Le présent des personnages n'a rien oublié de leur passé. C'est tout ça qui remplit ce roman inclassable, et jusqu'à la gueule.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 19 mai 2013

AU-DESSOUS DU VOLCAN 1

 

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Je viens de relire le livre de Malcolm Lowry. Quand je l’avais lu – ça remonte à lure de lurette –, ç’avait été une commotion. Une véritable épreuve à traverser à la nage sans avoir appris à nager. A vrai dire, l’idée de commotion était ce que j’avais gardé de ce livre incroyable. Le titre a été retraduit en Sous le Volcan, mais je trouve que ça fait trop forge de Vulcain sous l'Etna, en train de forger le (si si, je vous jure) foudre de Jupiter.

 

A la réflexion, si je compare avec Ulysse de James Joyce, qui est unanimement célébré par tout ce qui compte dans le monde en matière d'autorité littéraire comme le nec plus ultra de la création littéraire au vingtième siècle, à égalité avec La Recherche et Le Voyage, j'ai bien envie de placer le Volcan de Lowry au-dessus du roman de Joyce, tant celui-ci m'apparaît comme un artefact intellectuel.

 

Extraordinaire si l'on veut, mais quand même un produit extrêmement cérébral, alors que le Volcan consiste en un plongeon héroïque et poétique jusque dans les tréfonds de l'existence et de la souffrance humaines. Pourquoi cérébral, me demandera-t-on ? A cause du parti-pris d'expérience formelle, qui révèle presque toujours un goût pour les joutes virtuoses et les défis intellectuels, avec sous-entendu : « Essaie d'en faire autant, tiens, t'es même pas cap ! ». Il y a là-dedans de la performance, de l'exploit sportif. C'est donc un peu gratuit, donc un peu vain.

 

Ce qui pourrait constituer la parenté des deux livres, ce serait peut-être d'illustrer deux voies de recherche possibles, qui sont aussi deux impasses littéraires, sauf qu'à mon avis, Lowry sait parfaitement qu'il se trouve dans une impasse, ce dont, pour Joyce, plus orgueilleux et sûr de sa supériorité, je ne suis pas sûr.

 

Une personne qui m’est proche, quand elle a reçu du livre Au-dessous du volcan l’autorisation de le lire enfin, après plusieurs tentatives infructueuses où il lui avait interdit de poursuivre au-delà de la page 12, m’a dit que pour sa part, c’était une plainte d’une immense tristesse qui lui parvenait de ses profondeurs.

 

Pour moi, la tristesse est un mot bien vague. Est-ce le sentiment éprouvé par le lecteur au spectacle de ce qui arrive au Consul Geoffrey Firmin ? Ou une tristesse qui émanerait de la narration elle-même, comme un effet esthétique voulu et élaboré par l’auteur ? Quoi qu’il en soit, curieusement, ce n’est pas cet aspect qui m’a procuré, quand j’ai refermé le livre, cette sorte d’enthousiasme et de jubilation qu’il ne m’a été donné qu’exceptionnellement d’éprouver (Le Temps retrouvé et Moby Dick font partie des derniers en date). Etrange, n’est-ce pas ?

 

Je parle bien sûr d’une émotion spécifiquement littéraire, du genre de ce qu’on ressent après avoir lu ce qu’on appelle un chef d’œuvre, un de ces Everest de la littérature qui donnent au lecteur – je ne trouve pas d’autre mot – un sentiment de gratitude. Je veux dire un de ces livres après lesquels on peut à bon droit se féliciter d’avoir vécu jusque-là, ne serait-ce que parce qu’il existe et qu’il parvient à ce miracle : procurer de la joie. Je pèse mes mots.

 

C’est vrai qu’a priori, Au-dessous du volcan n’est pas de ces livres qui prédisposent à l’optimisme. Mais je ne suis pas sûr que la littérature ait à jouer le rôle d’antidépresseur, non plus que de pousse-au-crime, ni d’encouragement au suicide. La littérature telle que je l’entends a pour objet de créer de la beauté, en s’efforçant de fabriquer un cadre et de donner un sens à l’existence humaine. Une œuvre d’art chargée à ras bord d’un poids de « vraie vie ». Et pas ailleurs, mais bien ici. De ce point de vue, la lecture du livre de Malcolm Lowry comble le lecteur que je suis.

 

Comme dans Les Passantes de Georges Brassens ou La Vierge à l’enfant et deux anges de Fra Filippo Lippi (visible aux Offices), l’adéquation miraculeuse (inexplicable) de la chose et du moyen par lequel elle est exprimée. Bon, j’arrête avec les comparaisons vaseuses, c’est juste pour dire le principe : quelque chose de rigoureusement unique se passe quand ce que veut dire un bonhomme entre en résonance parfaite avec sa façon de le dire. Quand l'unicité du fond qu'il y a mis épouse idéalement la forme qu'il a façonnée.

 

Ne serait-ce que pour ça, Au-dessous du volcan est un livre unique.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 02 avril 2013

DE L'EXPANSION DE L'UNIVERS (ARTISTIQUE)

 

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LE REVOLVER "1892", CALIBRE 8 mm

(après le Mauser C96, le Luger P08, et même le Webley 455 britannique, sans parler du Colt 1911, les performances balistiques de la munition furent considérées, avec raison, comme des plus médiocres, même si l'arme reste classée en 1ère catégorie)

***

On a vu que l’artiste actuel essaie de se faire passer pour un scientifique, dont il imite l’activité de recherche, sans pouvoir prétendre au même degré de scientificité que lui. Il ne parle plus de ses « œuvres », ni même de ses « ouvrages », mais du terme très neutre de « travail ». Il la joue modeste. Il a compris que c'est son intérêt, même si cette modestie cache un immense orgueil.

 

Il va de soi qu’une telle évolution ouvre la voie à une foule de gamins qui auraient reculé devant l’effort et l’abnégation que suppose le métier. Et comme il faut donner du boulot à toute la surpopulation, il n’y a pas trente-six moyens.

 

Tiens, prenez la grande question : « Qu’est-ce qui est beau ? Qu’est-ce qui est laid ? ». Ajoutez-y : « Qu’est-ce qui est de l’art ? Qu’est-ce qui n’est pas de l’art ? ». Question subsidiaire : « Qu’est-ce qu’un artiste ? Qu’est-ce qui n’est pas un artiste ? ». Là, on est au cœur du sujet. La réponse à cette rafale de questions simples est d’une simplicité raphaélique du fait de la pléthore d'artistes potentiels :

 

TOUT EST BEAU

TOUT EST DE L’ART

TOUT LE MONDE EST ARTISTE

TOUT LE MONDE IL EST BEAU IL EST GENTIL.

 

Ça ouvre plein de possibilités, même aux élèves les plus nuls. C'est ça, la démocratisation. Ou plutôt l'extrémisme démocratique. Et cela repose sur ce principe à marteler fortement : « On a tous le droit ! ».

 

En musique, c’est tellement évident qu’il n’y a pas trop lieu d’insister. Depuis les recherches du petit Pierre Schaeffer, la question est résolue sans ambiguïté : tous les bruits produits dans la nature et hors de la nature sont désormais de la musique. A égalité. Ah mais !

 

Seuls quelques vieux ronchons s'attachent encore aux beaux instruments de bois ou de cuivre. Seuls quelques orfèvres de la lutherie façonnent amoureusement de tels objets, qui ne doivent de ne pas avoir été guillotinés qu'au fait qu'ils sont dépourvus d'un cou formant transition entre un tronc et une tête.

 

Les ci-devant « instruments de musique » (notez la particule nobiliaire), c'est donc bien clair, ne produisent que des bruits parmi des myriades d’autres : le monopole qu’ils ont exercé depuis l’aube de l’humanité est un scandale auquel il a heureusement été mis fin, après des millénaires de dictature élitiste et arrogante.

 

Et le public ne s’est progressivement accoutumé (et encore !) à la « musique contemporaine » que parce qu’on lui a fait ingurgiter de force, au gavoir à canards, pendant trente ans, une foule de concerts sandwiches, où les organisateurs, dépensant des trésors d’ingéniosité dans la  programmation, introduisaient une tranche de jambon contemporain entre deux tranches de pain classiques, plus ou moins beurrées pour aider à avaler.

 

Notez que la stratégie s'est révélée d'une grande habileté. D'abord on y va mollo : quelques espagnolades, un peu de flamenco et de gamelan balinais. Il faut à ce stade s'appeler Varèse pour marier de vieux sons dans des partouzes tout à fait neuves, bien faites pour émoustiller les sens de quelques vieux blasés avides d'érections nouvelles, et pour horrifier dans le même temps l'âme intègre de tous les autres, restés des auditeurs candides.

 

Ensuite le système des douze sons égaux. Ensuite on pousse les vieux instruments dans leurs derniers retranchements, jusqu'à ce qu'ils rendent l'âme (du violon), en leur tapant dessus, en les engueulant comme du poisson pourri, en leur faisant dire des horreurs dont ils ont honte (je me rappelle un concert dirigé par Ivo Malec en personne, quelle triste expérience pour un jeune musicien plein d'espoir !). Quel triste spectacle que de voir un violoncelliste fouetter son instrument de son archet, pendant que ses voisins de quatuor passent un doigt mouillé sur le bord d'un verre a pied en cristal à moitié rempli) !

 

Ensuite viennent tous les instruments du monde, appelés à la rescousse. Ensuite viennent les moyens offerts par l'électricité, l'électronique et l'informatique : rendez-vous compte, tous ces sons potentiels, on ne pouvait pas les laisser au chômage, il fallait leur trouver un emploi. Pour couronner le tout débarquent en trombe tous les bruits du monde (Pierre Schaeffer et suiveurs), j'en ai déjà parlé.

 

Moralité : la musique occidentale explore à tout-va et dans l'enthousiasme des contrées sonores inconnues, pose le pied sur des planètes improbables, découvre des continents sur lesquels se jettent des armées d'oreilles saturées de sons du passé. En musique, comme en bien d'autres matières, l'Occident est un collectionneur monomaniaque effréné, un dangereux psychopathe atteint de kleptomanie compulsive aiguë, à l'instar d'un certain Aristide Filoselle (Le Secret de la Licorne, p. 59).

FILOSELLE 1.jpg

En littérature, si c’est moins évident, c’est juste parce que – du moins en France – les tendances expérimentales n’attirent que des groupuscules faméliques de militants de la nouveauté, portant des visages émaciés, graves et fiévreux : eux seuls ont assez de foi fervente et fidèle pour crier au génie quand Pierre Guyotat publie Eden Eden Eden ou Tombeau pour cinq cent mille soldats.

 

C’est sûr qu’après Ulysse de James Joyce, Mort à crédit de Céline, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry et quelques autres, l’idée d’imposer la sacro-sainte, obligatoire et quasi-statutaire « rupture », dans une surenchère du meilleur aloi dans le travail sur les moyens d’expression romanesque, est devenue pour le moins difficile à mettre en œuvre.

 

Le minuscule Philippe Sollers a sans doute voulu faire rigoler ses copains de la cour de récréation, quand il a écrit, sans majuscules ni ponctuation (juste parce que Céline s'était proclamé le cinglé en chef des points d'exclamation et de suspension), son livre sobrement intitulé H. Quoi, illisible ? Expérience, on vous dit ! La barre étant placée excessivement haut, quels éditeurs, quels lecteurs auraient assez d'entraînement et de détente des reins pour ne pas la faire tomber en tentant de franchir l’obstacle ?

 

Quant à la poésie, ce n’est même pas la peine d’en parler : est-ce qu’un poète existe, quand il est rare qu'ils touche 300 lecteurs ? D’autant que la cuisine des poètes actifs après la guerre s’est muée en une infinité de laboratoires secrets, où des alchimistes vaguement barbus se sont mis à extraire de leurs cornues la quintessence de liqueurs mystérieuses, dont l’amateur éventuel ne saurait imaginer l’effet qu’elles produiront une fois ingurgitées.

 

Je dirai même que le jus qu’on recueillait parfois à la sortie du serpentin de cet alambic forcené était carrément imbuvable. Je me souviens d’un « poème » d’un nommé Jean-Marc, qui commençait par cet inoubliable groupe nominal péremptoire, voire comminatoire : « Les cafards noirs de la lampe à souder ». L'expression, je ne sais pourquoi, s'est gravée. Jean-Marc, si tu me reconnais dans la rue, merci de ne pas me voir.

 

Remarque, j’ai bien dû pondre quelques horreurs comparables. Quand on est dans l’expérimental, c’est quasiment forcé. Quand on explore des voies nouvelles, on tombe fatalement sur bien des impasses et autres voies sans issue (via sin salida) : il y a donc beaucoup de déchet. La gangue autour de la pépite, quoi. Mais il y a des jours où l'on se dit que non, vraiment, ça fait un peu épais de gangue avant d'arriver à la pépite. C'est vrai, quoi, la vie est courte.

 

Le gros morceau de l’expérimental reste cependant, détachés loin devant le peloton étiré des principaux moyens d’expression, les « arts plastiques ». Normal, les arts plastiques, ça saute aux yeux, ça envahit votre espace visuel sans vous demander.

 

Le problème, avec les arts plastiques, c'est qu'ils sont devenus affreusement tributaires du langage (voire de la linguistique), de la pensée, de la formulation, de la capacité de l'artiste à transposer dans l'univers des mots l'esprit de ce qu'il veut donner à voir. Et le cortex cérébral de la théorie esthétique (ou sociale, ou morale, ou politique, ...) alourdit à tel point le crâne de l'art vers l'arrière que celui-ci en tombe sur le cul.

 

Je ne veux pas trop insister : j’ai déjà donné. Allez juste un aperçu du talent du petit Jan Berdyszak, « only for fun».

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AVEC TOUTES NOS SINCERES FELICITATIONS AU PETIT JAN BERDYSZAK !

Je veux juste marquer deux particularités qui découlent de ce qui précède, concernant la création artistique : l’extrémisme démocratique et l’extrémisme totalitaire. Contrairement aux apparences, ce sont deux frères jumeaux, et de la pire espèce : l’espèce monozygote.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 30 mars 2013

L'ENFANCE DE L'ART AU POUVOIR

 

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CECI EST UN MAUSER C96, CALIBRE 7,63, LAME-CHARGEUR ENGAGEE

(mais, si je peux me permettre, le magasin ne peut accueillir que 6 cartouches, pas 10)

***

La littérature ne voulut pas être en reste, et tous les expérimentateurs en culottes courtes s’y sont mis pour arriver « prem’s » (comme on ne dit plus dans les bacs à sable). Le premier à dégainer a été un gamin qui faisait « proust ! » dans sa culotte, sorte de dégagement gazeux produit par le pot d'échappement d’un préadolescent, censé évoquer la phrase, sous sa forme la plus étirée, la plus diffuse, la plus abstruse.

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PREMIERE PAGE DES FRAGMENTS DE FINNEGAN'S WAKE DU PETIT JAMES JOYCE PARUS EN 1962 CHEZ GALLIMARD

 

Le petit James Joyce s’est senti « interpellé quelque part au niveau du vrai cul », et n’eut de cesse que d’avoir rivé son clou au chétif « musicien de la langue française », grâce à un Ulysse qui mettait à la torture la logique chronologique et spatiale du récit romanesque. Hermann Broch, encore enfant à l’époque des faits, usa de cette arme imparable dans Les Somnambules, où le récit éclate, quoique différemment. Tous les gamins qui écrivaient n'avaient qu'une idée en tête : régler son compte à la logique, exterminer la syntaxe, en finir avec la pensée en tirant à bout portant, au gros calibre, sur son expression.

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EXPERIENCE DADAÏSTE DU PETIT HUGO BALL : UN GRAND BRAVO A SES PARENTS !

 

Les poètes ? Même tabac. C’est parti dans tous les sens. Passons rapidement sur les Dada (ci-dessus). Vous avez le Saint John Perse, ample, rythmé à l’antique, noble, presque pompeux. Vous avez le Guillevic, le faussement simple, qui se veut tout proche des gens simples, autrement dit prolétariens. Vous avez le Char, renouvelant la mission du Victor Hugo, vous savez, au-dessus des passions, au-dessus des partis, quasiment un poète présidentiable.

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CECI EST UN CHARMANT BARBOUILLAGE DU PETIT JEAN-MICHEL BASQUIAT (7 ANS)

Mais chez les poètes, vous avez aussi le Ponge qui parle de l’éponge comme personne avant lui. Vous avez les pages très "aérées" d'André du Bouchet. Vous avez le Bonnefoy qui pose le labyrinthe de ses énigmes ampoulées. Vous avez le Cadou du lyrisme qui coule et qui souffre. Vous avez le détestable Prévert qui dégouline le dégueulis de son altruisme humanitaire. Pardon, je rectifie, il fallait lire "l'abominable Prévert". Bref, en poésie, vous avez tout et n’importe quoi.

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CECI EST UNE DELICIEUSE COMPRESSION DE DRAPEAUX FRANÇAIS, DU PETIT CESAR BALDICCINI, DIT, TRES MODESTEMENT, CESAR (5 ANS)

Les arts plastiques ? Je ne vais pas trop développer, parce que je me suis déjà assez pesamment appesanti. Il y a les adeptes du trait, les affidés du sale, les fanatiques de la couleur seule, les thuriféraires des objets bruts, pauvres, corrigés, refaits, lacérés, égratignés. Il y a les défenseurs du sable, les avocats des cailloux et du bois, les sympathisants des taches, les zélateurs des vastes nappes colorées, les partisans du geste pictural, les militants de l’épaisseur de la matière, les prophètes de l’expansion ou de la compression, les soldats des effets d’optiques, les fidèles de la boursouflure, les inconditionnels de la géométrie, etc. Bref, dans les arts visuels, vous avez tout et n’importe quoi.

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CECI EST L'OEUVRE DU PETIT MARTIN BARRÉ (8 ANS), QUI PORTE SI BIEN ET SI "COMPLÈTEMENT" SON NOM !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

NB : Ceux qui discerneraient une intention dans la photo inaugurale de ce billet montreraient qu'ils ont l'esprit mal tourné, mais qu'ils possèdent un bon discernement.

 

 

 

samedi, 02 mars 2013

VOLUME TROIS : CANETTI ET LE MONDE

 

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JOHN DOOGS, DIT "L'INDESCRIPTIBLE"

 

***

Dans les trois volumes d’Histoire d’une vie, d’Elias Canetti, apparaît en de multiples occasions un trait de caractère que je trouve central. Quand commencent les premiers heurts avec sa mère, qui tempête contre ses goûts littéraires et artistiques, qu’elle juge trop peu virils, on le voit poindre, ce trait de caractère : un rocher qui reçoit, les unes après les autres, les déferlantes de la mer déchaînée. Du moins est-ce l’impression que ça m’a donnée. 

 

La mère est évidemment un personnage trop particulier pour servir de preuve. On dirait qu’il attend que ça passe, mais sans jamais rien concéder de ce qui lui importe. En une seule occasion, il se laisse aller à lui raconter des bobards. Elle vit à Paris avec ses deux autres fils, Georg et Nissim, devenu Jacques, celui-là même qui, plus tard allait faire la pluie et le beau temps dans la chanson parisienne. Canetti vit à Vienne. La femme de sa vie est Veza. Sa mère le sait, et ça lui ronge les sangs de jalousie : elle ne supporte pas l’idée que son fils puisse être sous l’emprise d’une autre femme qu’elle-même. 

 

Alors Elias, pour avoir la paix à cet égard au moins, invente non pas une mais deux femmes, entre lesquelles son cœur balance. Il brode à l’infini des circonstances et des anecdotes qui sont autant de rideaux de fumée dressés entre sa mère et son amour. Car il redoute par-dessus tout que sa mère, en cas de rencontre avec Veza, ne lui détruise beaucoup de choses qui lui sont essentielles, voire vitales. Son frère Georg, dont il est le plus proche par l’âge, y croit tellement qu’il reproche à Elias d’avoir indignement laissé tomber Veza. Elias ne le détrompe pas. 

 

Ce qui caractérise Elias Canetti, c’est la connaissance aiguë de ce qu’il est, doublée de la volonté indomptable de faire ce qu’il a décidé de faire. Certes, il les a bien achevées, ses études de chimie, elles donnent même lieu à quelques scènes croustillantes, quand il travaille au laboratoire. Donner quatre ans de sa vie pour donner le change, il faut quand même le faire. Mais ce fils avait le sens de l’obéissance à l’autorité : quand sa mère lui avait, tout jeune, interdit de lire Strindberg, dont les livres jaunes étaient empilés sur la table, l’idée d’en ouvrir un ne lui serait pas venue à l’esprit. 

 

Ce que je voulais dire, avec l’image du rocher, c’est que même face à des gens qu’il respecte, admire ou aime, il ne cède rien de ce qu’il est ou croit. Il a de longues confrontations verbales avec Veza, la bien aimée qui sait lui résister, et même faire jeu égal avec lui dans des conversations de haute tenue. Ce sont deux existences solides qui se font face. Il ne lui cache rien de l’écriture de son roman. Elle le critique. Il n’en a cure et va son chemin. Mais elle aussi est solide comme un roc. 

 

Mais si Veza deviendra sa femme, il croise bien d’autres grandes personnalités du Vienne des années 1930, à commencer par Hermann Broch, qui a écrit un premier chef d’œuvre avec Les Somnambules, et qui est en train de mijoter La Mort de Virgile, autre chef d’œuvre, dont la lecture laisse confondu de respect. Robert Musil, l’auteur de l’énorme (à tous les points de vue) L’Homme sans qualités, est une autre de ces personnalités marquantes.

 

 

Il se trouve que j’ai la chance d’avoir lu ces œuvres avant celle de Canetti, et qu’en lisant ce dernier, ces divers univers littéraires sont entrés dans une singulière résonance.MUSIL 2.jpgMusil est un homme étrange, très sobre dans l’expression de ses sentiments à l’égard des personnes. Il marque une sympathie à Canetti après avoir assisté à une lecture (par les soins de l’auteur) de son manuscrit dans un salon viennois.  

 

Malheureusement, le jour où cette sympathie doit se renforcer, Elias commet l’impair impardonnable de citer à Musil la longue lettre que vient de lui envoyer Thomas Mann (que celui-ci déteste sans doute, comme il déteste James Joyce), à qui il a envoyé son livre enfin publié. Musil lui donne à peine la main, pour s’éloigner de lui à tout jamais. 

 

BROCH 1 HERMANN.jpgHermann Broch n’est pas n’importe qui non plus, et Canetti a lu Les Somnambules, qui vient de paraître (1931). Lui n’a rien publié. Il respecte le livre, mais il respecte encore plus la démarche qu’un tel ouvrage suppose de la part de l’homme qui l’a écrit, en particulier la dernière partie (1918. Huguenau ou le réalisme), assez directement inspirée des techniques d’écriture de James Joyce dans Ulysse (que j’ai lu en 2009). 

 

Plusieurs choses importantes séparent Broch et Canetti sur le plan intellectuel, à commencer par la psychanalyse, dont Broch est un adepte, alors que Canetti la rejette formellement (il a été très déçu par la lecture de Psychologie des masses de Sigmund Freud qui, selon lui, n’explique pas grand-chose).  

 

Ces différences ne les empêchent pas de se tenir en haute estime mutuelle et d’avoir des conversations de haute altitude, dont il livre un exemple fascinant en cours de route. Ici revient la même image du rocher, encore que celui-ci soit double : deux rocs d’égale compacité échangent leurs vues au sujet de quelques petites choses : l’humanité, l’art, la littérature, … On a l’impression qu’ils ont non seulement tout lu, mais qu’ils ont tiré de leurs lectures une façon de penser le monde, une morale, une esthétique. Imaginez deux rochers en conversation. 

 

Je ne voudrais pas que ces notes s’allongent démesurément. Je n'ai pas parlé d'autres rencontres, qui donnent lieu à des portraits très forts : le sculpteur Wotruba, le terrible chef d'orchestre Hermann Scherchen, le compositeur Alban Berg, le peintre Merkel (avec au front le troisième oeil de sa blessure de guerre).

 

 

Je n'ai rien dit du bain de vitriol dans lequel il plonge Alma, la veuve de Gustav Mahler, qui prétend faire la pluie et le beau temps dans le bocal culturel viennois. Ni de sa fille Anna, sculpteur élève de Wotruba, avec qui il a une très brève histoire d'amour mais qui lui gardera de l'amitié. Ni de sa fille Manon Gropius à la vie et à l'enterrement déchirants. Ni de l'insupportable Werfel, l'écrivain arrogant parce qu'il est le protégé (l'amant?) d'Alma.

 

Je n'ai rien dit de tant de choses. Tiens, quand il est à Zurich, le vieux qui promène son saint-bernard : « Dchoddo ! Viens chez papa ! ». Eh bien, le chien s'appelle Giotto, et le monsieur Ferruccio Busoni en personne.

 

 

Je me suis restreint à quelques points, peut-être même pas tous ceux qui ont le plus retenu mon attention en lisant : la sélection présente est d’une lamentable pauvreté, et ne saurait rendre compte du foisonnement bourgeonnant qu’on découvre dans cette œuvre importante. J’envie ceux qui ont encore à la découvrir.

 

 

Monsieur Canetti, merci pour tout. Humble respect.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 13 mars 2012

HERMANN BROCH : LES SOMNAMBULES (fin)

Troisième livre : Huguenau ou le réalisme. L’action se passe en 1918. Wilhelm Huguenau, enfin, en plus d'être Alsacien, est un « commerçant entreprenant, avisé et sérieux ». Obligé de faire la guerre en 1917, il commence par déserter. Il arrive dans une petite ville de l’Eifel. Il ne perd pas de temps : il passe une annonce pour acheter des lots de vin de Moselle à prix modéré, et fait donc la connaissance du même Esch que l’on connaît, rédacteur du Messager de l’Electorat de Trèves, une feuille locale.

Huguenau, l’homme plein de projets fumeux, passe son temps à mentir et à échafauder alors qu’il ne possède pas la première pierre de l’édifice qu’il projette. Son « truc » est de faire entrer les autres dans ses combines : le mouvement se prouve en marchant, n’est-il pas vrai ? On pourrait ajouter : et en faisant marcher. 

 

On découvre Hanna Wendling, femme d’un avocat, qui vit dans un certain luxe et qui aime se dorloter en pensant à son mari qui se bat quelque part en Bessarabie. On rencontre Von Pasenow, devenu un vieux monsieur, mais toujours militaire, avec le grade de Commandant. Huguenau se fait passer pour envoyé par le service de presse pour contrôler les agissements du responsable du journal local, qui a pu paraître louche. Il manigance, il a des idées, il manipule, tenant aux uns et aux autres des discours différents. On trouve un assez drôle portrait de la quintessence du comptable (p. 407).

 

HERMANN BROCH s’inspire de JAMES JOYCE et de son Ulysse pour écrire ce livre, souvent interrompu par des épisodes qui finissent par former des récits autonomes. Il y a par exemple l’histoire de la jeune salutiste de Berlin, dont les 16 épisodes viennent régulièrement ponctuer le récit concernant Huguenau.

 

Autres épisodes réguliers : « Dégradation des valeurs » (10) : « On dirait que la monstrueuse réalité de la guerre a supprimé la réalité du monde. » Chacune de nos vies se déroule, « pour ainsi dire conformément à une logique en sous-vêtements ». Merveilleuse expression : « Un logique en sous-vêtements ». Pour ne pas dire « à poil », sans doute.  

 

La guerre induit une schizophrénie, une « dissociation de la totalité de la vie et des expériences, qui va beaucoup plus au fond qu’une séparation en individus isolés, c’est une dissociation qui descend jusque dans les profondeurs de l’individu isolé et de l’unité même de sa réalité. » Il y a la petite Marguerite, qui réclame de l’argent à Huguenau. Huguenau signe un contrat avec Esch pour l’achat de son journal. 

 

Il y a Ludwig Gödicke qui a été si gravement blessé qu’on ne sait pas comment il a fait pour être encore en vie : son corps et son âme sont en fragments, mais qui tendent à se recoller lentement. Il y a le sous-lieutenant Jaretzki, qu’on ampute au-dessus du coude gauche, car il a été gazé, ce qui a produit une gangrène. Il y a une réflexion sur le style (« pour une époque, il n’y a rien de plus important que son style »), où l’auteur dévoile un dégoût incommensurable pour son époque.

 

La volonté de style a été, dit-il, dépassée par la technique. « Le style c’est quelque chose qui traverse de la même manière toutes les expressions d’une époque. » « Car, quoi que l’homme fasse, il le fait pour anéantir le temps, pour le supprimer, et cette suppression s’appelle l’espace. »  

 

Le livre oscille entre fragments de récits et dissertations sur l’art, les valeurs, le crime, etc. Il passe parfois par des poèmes. HERMANN BROCH attribue tout le Mal de l’époque au rejet de Dieu. Ce sera encore plus net dans Le Tentateur. Il craint par-dessus tout le retour de l’humanité – retour qu’il pressent avec effroi – au grand « Léviathan » de HOBBES, « l’universel combat de tous contre tous ». 

 

C’est aussi un philosophe qui se sert du roman pour exposer ses idées : c’est tout à fait net dans un autre livre extraordinaire La Mort de Virgile. Il parle des spécialistes, des experts, des spécialités, affirmant qu’il y a autant d’absolus que de disciplines, et autant d’absolus qui s’ignorent entre eux, ayant chacun leur logique propre. 

 

Il se permet même (p. 625) de faire un « cours de théorie de la connaissance ». Il déplore l’héroïsation de la machine dans cette civilisation. « Mais quand on en a vraiment tué quelques-uns pour de vrai, on n’a sans doute plus besoin, pour toute sa vie, de prendre un livre en main. » 

 

« Car le Moyen Age possédait le centre idéal des valeurs qui importent, possédait une valeur suprême à laquelle toutes les autres valeurs étaient assujetties : la croyance dans le Dieu chrétien. » Avec les machines, l’être se dissout en une pure fonction. Autant dire que la civilisation européenne, et peut-être la civilisation humaine, meurt du triomphe de la technique.  

 

Le Commandant publie un article dans le journal où il appelle les lecteurs à croire en Dieu. Ce sera au tour de Esch de se mettre à la Bible. Huguenau essaie de perdre Esch dans l’esprit du Commandant en lui envoyant des « rapports secrets » où il expose les « faits » supposés l’accabler. Mais Esch et le Commandant se retrouvent sur le terrain de la foi. 

 

L’auteur fait une longue analyse du Protestantisme, non une religion, dit-il, mais la première secte. Huguenau finira par planter une baïonnette dans le dos de Esch, dans une ville en train de brûler. Huguenau est « affranchi des valeurs ». Il reprendra très bourgeoisement, pour la perpétuer, l’affaire paternelle à Colmar.

 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 12 décembre 2011

"ULYSSE" EST LE PLUS FORT !

Résumé : après bien des méandres sinueux, voire tortueux, j'en arrive au livre de James Joyce.

 

Mon but, c’était donc la nouvelle traduction de l’Ulysse de James Joyce. James Joyce prévient, dans sa postface, s’être appuyé sur l’édition originale corrigée par l’auteur, mais aussi par les émendations proposées par des gens très savants. Parfaitement, vous avez bien lu : « émendations ». J’ai vérifié, ça existe. Ça veut dire que ça ne rigole pas. Mais c’est vrai que « amendement », qui veut aussi dire « amélioration », est souvent pris avec un autre sens.  

 

La première traduction, celle à laquelle a participé Valéry Larbaud,  je l’avais achetée en 1999, car je me disais que, quand même, tu devrais avoir honte, arrivé à ton âge (vous avez remarqué ? On est toujours arrivé à son âge), tu n’as toujours pas lu James Joyce ? 

 

Si. J’avais effectivement  mis mon nez dans Finnegan’s wake, la version abrégée, puis la version complète, quand elle a paru. J’ai vite laissé tomber. J’avais l’impression de me retrouver dans un livre de James Joyce, vous savez, les expériences d’écriture-limite de Eden, Eden, Eden, ou Tombeau pour cinq cent mille soldats. Le cauchemar de l’illisible. Trois livres qui restent pour moi de gros points d’interrogation. Ou alors, c’est pour des amateurs ne craignant pas le torrent verbal. 

 

Quant à la deuxième traduction, le problème, c’est que les pages ne sont pas en nombre identique. Déjà qu’avec James Joyce, c’est difficile de se repérer … C’est vrai, le texte y est plus aéré, c’est normal qu’il y ait 200 pages de plus. Vous voyez, j’aime bien parler littérature avec vous. Et avec James Joyce, on est tout de suite vraiment dans les hauteurs. Il est donc normal que j’essaie de m’y hisser à mon tour. 

 

Tout ça pour dire (attention, tu te répètes – oui, je sais) que j’ai lu Ulysse de James Joyce, mais, bien sûr, dans la première traduction. On applaudit bien fort. Tu nous as menés en bateau, blogueur impudent ! On te revaudra ça ! 

 

Non, là, j’en viens vraiment au bouquin. Je l’ai ouvert face aux pentes armées de téléskis de Puy-Saint-Vincent. Et je n’ai pas pu le refermer avant d’avoir atteint la page 710, c’est-à-dire la dernière. Ce n’est plus de la lecture : c’est une expérience, c’est un voyage, c’est une aventure, c’est tout ce que vous voudrez. Inouï, extravagant, énorme ! Ça boursoufle, ça déborde, ça dégouline. On en a plein les mains, plein la gueule. 

 

Qu’est-ce que ça raconte, blogueur ? Tu lambines ! Bon, puisque je vous sens impatients, je vous propose  d’aller directement page 653, où je crois avoir repéré une sorte de résumé de cette chose qu’on ne saurait résumer. Sous toute réserve, cependant. Cela pourrait tout aussi bien être une sorte de schéma de plan. Ou encore un récapitulatif avant la conclusion. Attention, c’est parti, ça décoiffe. Comme dit Lino Ventura dans la scène la plus célèbre du cinéma français : « C’est du brutal ! ». 

 

« La préparation du déjeuner (sacrifice du rognon) ; congestion intestinale et défécation préméditée (Saint des Saints) ; le bain (rite de Jean) ; l’enterrement (rite de Samuel) ; l’annonce d’Alexandre Claeys (Urim et Tummim) ; le lunch sommaire (rite de Melchisédech) ; la visite au musée et à la Bibliothèque nationale (Saints lieux) ; la pêche aux bouquins dans Bedford Row, Merchant’s Arch, Wellington Quay (Simchath Torah) ; la musique à l’Ormond Hotel (Sira Shirim) ; l’altercation avec un truculent troglodyte dans le débit de Bernard Kiernan (Holocauste du bouc émissaire) ; un laps de temps indéterminé impliquant une course en voiture, une visite à la maison mortuaire, des adieux (le désert) ; l’excitation sexuelle engendrée par exhibitionnisme féminin (rite d’Onan) ; l’accouchement laborieux de Mme Mina Purefoy (Oblation) ; la séance dans la maison close de Mme Bella Cohen, 82 Tyron Street, Lower, et la dispute et la rixe fortuite qui s’en suivirent dans Castor Street (Armageddon) ; la déambulation nocturne pour aller à l’abri du Cocher, Pont Butt, et pour en revenir (Expiation). » 

 

Voilà le travail. Vous étiez prévenus. Si c’était une fugue de Jean-Sébastien Bach, on appellerait ça une « strette ». Tout le monde connaît Onan, j’espère. Pour Sira Shirim, je crois savoir que ça signifie Cantique des cantiques. Pour le reste, je ne suis pas trop versé dans le judaïsme, non plus que dans d’autres religions d’ailleurs. Enlevez tout ce qui est mis entre parenthèses, et vous avez l’énumération, la succession des épisodes dans le livre. Ce n’est pas inutile, si l’on est à la recherche de points de repère. 

 

Qu’est-ce que je pourrais dire, moi qui ne suis pas un universitaire, dieu merci ? Ah oui ! Ça me revient ! La devinette de la page 381. C’est rigolo. C’est quand il parle en vieil anglais (traduit en vieux français) : « Et y avait cuveau d’argent lequel ne se pouvait ouvrir fors que par sortilège et dedans quoi étaient gisants étranges poissons sans la tête cependant que gens de peu de foi disent la chose être impossible tant qu’ils ne l’ont vue et ainsi sont. Et gisent ces poissons en eau huileuse tirée du pays de Portugal à cause de la nature grasse qui est en elle comme jus aux pressoirs de l’olive ». J’avoue que cette description  d’une boîte de sardine m’a bien diverti. 

 

Je ne déteste pas la page 422, où James Joyce rend hommage à Rabelais : « Entrez sacs à vin, suçards, soiffards de naissance ! Ici, clochards, entripaillés, têtes plates, trompes de cochons, crânes de pistache, nez de fouine, pontes vernis, malabars et excédents de bagages ! Ici, pur jus d’infamie ! ». Je recommande d’ailleurs le gros délire qui dure de là jusqu’à 537. Je signale aussi qu’il faut se munir d’une bonne provision d’attention pour suivre la progression par questions et réponses (sur soixante-dix pages, quand même). 

 

L’auteur ne se gêne pas pour qualifier son propre livre de « barguigneuse, encyclopédique et chaotique chronique ». C’est dans l’apostrophe à Théodore Purefoy, dont l’épouse va pondre ou a pondu son marmot. La diatribe ne manque d’ailleurs pas d’un jus bien énergique.

 

Voici pour finir une petite anthologie de phrases rencontrées : « Il fouge le sable ; un soleil homerule ; cette rougeur hectique, c'est bien la fin ; qu'est-ce qu'il pouvait bien manger ? Quelque chose de goulucieux, Saint Patrick l'avait converti au Christianisme ; puanteur du perlot ; un large tapabor acéphale ; trois gouttes d'usquebac ; lui chevétaine issu des chevétaines ; gachte de gachte, il en était ce qui s'appelle abalobé ; les règles compliquées de l'allitération et de l'isopsèphe de l'englyn gallois ; avec son air de barbacole ; le bruit de Bruin embête l'avette ; outre, ça m'en mastique une fissure ; c'est Bibilolo ».

 

Sur Bibilolo, je m'arrête, car c'est de la musique. Pour de la musique contemporaine, ce n'est pas mal. C'est Marc Monnet qui l'a composée. Avec l'explication de vote suivante : « Bibilolo est un jeu. Babillages, jeu de sons, jonglage, le plaisir domine. Des sons propres, animaliers ou totalement saturés ». Je suis assez d'accord. C'est un disque "Accord", avec les Percussions de Strasbourg. Ça n'a aucun rapport, je sais, mais j'avais fini. 

 

Je ne m’éterniserai pas sur l’infernale recherche de vocabulaire, sur l’infernal travail sur la syntaxe, sur l’infernale érudition que veut condenser James Joyce (quand il s’attaque aux figures de style, en abordant l’éloquence journalistique, allez, c’est une rafale de 96 figures qu’il vous crache à la figure !). Ce livre est en soi-même son propre éloge et sa propre poubelle. C’est en soi un grand TOUT. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 11 décembre 2011

J'AI LU "ULYSSE" DE JAMES JOYCE

Ne vous étonnez pas si l’entrée en matière est tortueuse et sinusoïdale. C’est qu’il s’agit de bien situer les choses, n’est-ce pas. En entrant dans le salon, vous n’aimeriez pas non plus constater que la lampe ne trône pas au milieu de son napperon et que les tableaux au mur piquent du nez. Je n’irai pas jusqu’à réclamer que tout soit tenu comme le palier de la pension où loge Harry Haller, le personnage du Loup des steppes, de Hermann Hesse : la logeuse est vraiment trop maniaque. 

 

Sinon, vous pouvez vous dire qu’Erroll Garner rendait quasiment fous son bassiste et son batteur (mettons Eddie Calhoun et Denzil Best, pour cette fois) en commençant chacun de ses morceaux par des introductions où il errait pendant des temps variables entre diverses tonalités, avant de tomber sur la bonne, comme s’il l’avait vraiment cherchée. Du côté des « sidemen », ça fumait ! Loin de moi la prétention de me comparer, évidemment.

 

 

Alors voilà, selon Thomas Mann, la littérature du XXème siècle repose sur un trépied : Marcel Proust, et La Recherche du temps perdu ; Louis-Ferdinand Céline et Voyage au bout de la nuit, avec tout ce qui suit ; James Joyce, et Ulysse. J'avais lu les deux premiers, pas le troisième, jusqu'à, somme toute, une époque assez récente. J'hésitais, parce que le livre était entouré d'une aura sulfureuse. Vous connaissez mon rigorisme moral et le puritanisme altier de ma pudeur cénobitique. Il paraît que c'est parce que c'est plein de saletés et d'obscénités que l'auteur a beaucoup couru après les éditeurs pour être publié. 

 

Donc, par acquit de conscience, j’ai acheté la nouvelle traduction de Ulysse, de James Joyce, celle que Gallimard a publiée en 2004 sous la direction de JACQUES AUBERT, qui était, voire est encore professeur à l’Université Lyon II. J’avais croisé JACQUES AUBERT il y a bien longtemps au monastère de La Tourette, à Eveux, célèbre pour avoir été conçu et dessiné par CHARLES-EDOUARD JEANNERET-GRIS, dit LE CORBUSIER. C’était dans les murs du centre THOMAS MORE. 

 

C’est un très beau monastère, la preuve, le parc est vaste et magnifique. C’était à l’occasion d’un séminaire de DENIS VASSE. Oui, je l’avoue, j’ai traîné la coque de mon rafiot dans ces eaux-là, qui n’avaient pas l’air d’être trop hostiles à des barcasses novices comme la mienne. Je précise que, pour ce qui est de la psychanalyse – car c’est bien de cela qu’il s’agit – je le suis resté, novice, indécrottablement, au point de me demander parfois ce que je suis allé faire par là. 

 

Bon, sans entrer dans trop de détails, j’étais tombé sur l’annonce d’un sujet qui m’intéressait, parce qu’il concernait un travail que je me proposais à l’époque de mener à bien, et que j’en attendais des informations utiles. Je dis bien : à l’époque. Drôle d’ambiance, je vous jure. Le psychanalyste, qui formait le gros de l’infanterie, grouillait pire que vermine, l’université avait délégué un beau bataillon de savants, dont je connaissais quelques-uns, et l’hôpital n’était pas en reste, avec une très présentable escadrille de médecins et infirmières. Oui, qu’est-ce que je faisais là ? 

 

Je n’ai pas regretté, néanmoins. Oui, les repas servis à la cantine étaient d’une qualité tout à fait honorable, et les conversations réellement décontractées. Je n’avais pas encore chanté en compagnie de Michel Cusin, futur président de Lyon II (décédé il y a un ou deux ans, hélas) et collègue de Jacques Aubert, aussi brillant que lui. C’était sous la direction de Bernard Tétu, dans les Choeurs de l'orchestre de Lyon. 

 

Il y avait encore Claude Burgelin, homme subtil, agréable et modeste. Sa femme, psychanalyste, qui écrit sous le nom de Béatrice de Jurquet (je conseille La Traversée des lignes, et Le Jardin des batailles), était présente. Il y avait enfin Adolphe Haberer, lui aussi de Lyon II. Oui, je sais, ça va finir par faire beaucoup de majuscules, mais c’est qu’il y a beaucoup de noms de personnes. 

 

Denis Vasse, il faut quand même dire que c’était lui le maître des cérémonies. Il est possible que certains diraient « gourou ». Ce qui est sûr, c’est qu’avec lui aux commandes, l’auditoire avait intérêt à s’accrocher. Ce n’est pas n’importe qui, cet homme-là. Bien qu’il soit jésuite (oui oui, S. J.), il a écrit un des livres les plus merveilleux qu’il m’ait été donné de lire. 

 

C’est L’Ombilic et la voix. Sous-titre : « Deux enfants en analyse ». C’est du costaud. Beaucoup trop costaud pour moi sur le plan technique : quand ça part dans le dur du psychanalytique, je le dis honnêtement, je suis complètement dépassé. Mais ce livre, je ne l’ai pas lu comme un exposé aride, non, je l’ai lu comme un roman. C’est le récit de deux aventures, des enfants emmurés au départ dans quelque chose que je ne saisis pas. 

 

L’art (je ne trouve pas d’autre mot) de l’auteur est de faire alterner l’aridité des exposés et l’intensité des dialogues tenus au cours des séances entre l’enfant et lui. Et l’on perçoit, au fil du temps, qu’un petit être humain voit se fendiller une carapace, et sent l’air commencer à circuler autour de lui et en lui. L’impression qui s’en dégage, quand tu fermes le livre, est très puissante. La force vient sans doute aussi du fait que le texte est accompagné des dessins des gamins, et là, plus de doute : entre les premiers et les derniers, quelque chose de vital  s’est passé. Bref, je ne comprends pas tout, mais ça percute fort. Je pourrai une autre fois dire quelques petites choses des deux séminaires auxquels j’ai participé. 

 

Bref, tout ça pour dire que Jacques Aubert fit une communication. Dont je ne me souviens pas du premier, et encore moins du dernier mot. Mais de grande classe. Car c’est un homme très discret, mais de toute première force, et d’une envergure majestueuse. Tout ce qu’il faut faire pour arriver au but, c’est incroyable. Mais vous voyez que je ne pouvais pas faire autrement. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Promis, demain, on arrive au livre.