dimanche, 27 avril 2014
BONJOUR MONSIEUR MAIGRET
MAIGRET ET LA JEUNE MORTE
Je viens de lire Maigret et la Jeune Morte. Pas de quoi se relever la nuit pour l’apprendre par cœur. Le positif de la chose, c’est que c’est vite lu. Je veux imaginer que Simenon avait la modestie de ne pas se prendre pour un grand écrivain, et qu’il ne prétendait à rien d’autre qu’à gagner beaucoup d’argent en publiant ses histoires. Je crois qu’il le disait lui-même : l’écriture d’un roman lui prenait environ trois semaines. Quand ce n'était pas trois jours.
J’avais lu je ne sais plus où qu’il avait adopté, pour écrire, un rituel immuable. Il s’installait le matin à son bureau, devant sa pile de feuilles blanches avec, à portée de sa main droite la pile des dizaines de crayons qu’il avait taillés la veille, avant d’aller déjeuner, dans le taille-crayons mécanique fixé au bord, sur un côté, parce qu’il ne supportait pas de s’interrompre pour le faire en cours d’écriture. Et qu'il ne supportait pas d'écrire quand la pointe du crayon était trop émoussée.
Maigret, dans cette histoire terne, ressemble à Maigret : vieux. A-t-il un jour été jeune ? C’est douteux. Le personnage est forcément un vieux de la vieille, un renard expérimenté à qui on ne la fait pas. Faut pas le prendre pour un canard sauvage ou un perdreau de l’année. La preuve qu’il est célèbre, c’est que son nom est connu des autres personnages du roman.
Il suffit qu’il leur dise son nom pour qu’ils déballent ce qu’ils savent. Ils se mettent alors en quatre. A se demander si les acheteurs des « Maigret » n’ont pas fait leur succès en s'imaginant témoins interrogés par le célèbre commissaire. Il a suffi pour cela, en somme, que l’auteur atteste la renommée incontestable de son policier pour qu’elle devienne effective dans la société réelle. Le nom du personnage sur le même piédestal que celui de son inventeur ! Bel exemple d’une campagne d’autopromotion réussie.
L’histoire ? On s’en fiche. Une fille est retrouvée morte, une nuit, sur une place déserte, le crâne défoncé. Simenon ici fait de Maigret un psychologue : c’est en s’efforçant de cerner la personnalité de la fille et de se pénétrer de l’essence de son caractère qu’il découvrira le meurtrier, un malfrat bien connu de lui.
En attendant, il nous balade dans Paris, à la rencontre d’une ribambelle de personnages minables, de meublés crades en chambres sordides, avec les détours obligés par le « Quai » (des Orfèvres) et le Boulevard Richard-Lenoir (où le commissaire habite et où l’attend l’éternelle Germaine armée de son éternel ragoût). Il agrémente ici le tableau en doublant la silhouette compacte de Maigret de celle, fantomatique, de l’inspecteur Lognon, dit « le Malgracieux », sorte de « loser » indécrottable, tenace et malchanceux.
La première chose que le lecteur cherche quand il ouvre un « Maigret », ce sont des pantoufles. Façon de parler, bien sûr. Ce que je veux dire, c’est que les livres de Simenon, y compris la foule innombrable des romans privés du commissaire, forment une littérature confortable, une littérature de coin du feu et de fauteuil profond. Une littérature d’intérieur douillet et de décor familier.
Je sais que j’exagère, parce que, ayant refermé Maigret et la Jeune Morte, j’ai enchaîné sur Pietr-le-Letton, qui est le premier (publié en 1929) épisode qui met en scène le « commissaire Maigret » en tant que protagoniste. Et Simenon sait dès ce moment qu’il sera un personnage hautement récurrent. Or, dans Pietr-le-Letton, il lui en arrive, des choses, au commissaire : il prend une balle de revolver dans les côtes, il marche dans la boue jusqu’aux genoux, bref, il paie de sa personne, je veux dire physiquement.
Il faut donc nuancer. Disons que Maigret, au fur et à mesure que son inventeur avance en âge, a tendance, comme lui, à s’embourgeoiser. C’est un peu ce que Simenon sous-entend dans La Naissance de Maigret : « J’ai maintenant soixante-trois ans, Maigret environ cinquante-deux. Lorsque je l’ai créé, à vingt-cinq ans, il en avait quarante-cinq. Ainsi a-t-il eu la chance de vieillir beaucoup moins rapidement que moi et sans doute lui garderai-je encore longtemps son âge actuel ».
En clair, en trente-huit ans, Maigret en a juste pris sept. Après tout, en presque un demi-siècle (des Soviets aux Picaros, je ne compte pas le posthume Alph-art), Tintin aussi a gardé l’éternel même âge indéterminé. Même sa houppe n’a pas pris une seule ride. Simplement, dans les « Maigret », au fil du temps, le ragoût de Germaine et les pantoufles prennent davantage d’importance.
Inversement, j’imagine que Simenon a de moins en moins éprouvé le besoin de décrire son commissaire. Dans Pietr-le-Letton, il en précise la silhouette : « Lui restait là, énorme, avec ses épaules impressionnantes qui dessinaient une grande ombre. On le bousculait et il n’oscillait pas plus qu’un mur ». Voilà qui est dit.
Ce qui ne change pas en revanche, de ce premier Maigret à Maigret et la Jeune Morte (1954), c’est la façon dont l’intrigue avance, la façon dont l’auteur opère le dévoilement progressif de ce qui fait le nœud et le nerf de l’intrigue : posément, méthodiquement, implacablement. On pardonnera à Simenon d’avoir tué dans Pietr-le-Letton son inspecteur Torrence, qui reviendra dans un des rôles d’indispensables bras droits du commissaire. Après tout, même chez Balzac, il y a parfois des problèmes de « raccords ».
Je laisserai de côté les considérations sur l’art de Simenon de peindre des « ambiances », des « climats », des « atmosphères ». Je garderai seulement la nette impression qu’aux yeux du romancier, les individus ont plus souvent l’air crapoteux que l'apparence de belles âmes. L'image la plus constante qui se forme à la lecture des « Maigret » (mais aussi des autres romans), est celle d'une population faite de petitesse, de crasse et de médiocrité. Maigret se meut dans un univers gris et bas. Parfois gluant.
L’impression aussi qu’il observe l’humanité souffrante et grouillante comme s’il était assis en spectateur de l’autre côté de la vitre de l’aquarium où elle évolue, le plus souvent péniblement et laborieusement, mais aussi, à l'occasion, avec la cruauté de qui n'a aucune gratitude envers les parents qui l'ont fait naître. Ses congénères de marigot n'ont aucun geste secourable à attendre de lui. L'empathie n'est pas son fort.
L'œil de Georges Simenon est un organe froid. En même temps qu'une curiosité (toujours clinique, parfois étonnée) d'entomologiste chevronné, sa littérature respire l'indifférence.
Mais comment dire, une indifférence fascinée.
Une indifférence passionnée. Qui rappellerait presque, de loin, le Louis-Ferdinand Céline de Mort à crédit. Ou alors La Vie des insectes de l'entomologiste Jean-Henri Fabre.
Voilà ce que je dis, moi.
09:02 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : polar, littérature, littérature policière, georges simenon, maigret, commissaire maigret, quai des orfèvres, loui-ferdinand céline, mort à crédit, pietr-le-letton, maigret et la jeune morte, tintin
mardi, 02 avril 2013
DE L'EXPANSION DE L'UNIVERS (ARTISTIQUE)
LE REVOLVER "1892", CALIBRE 8 mm
(après le Mauser C96, le Luger P08, et même le Webley 455 britannique, sans parler du Colt 1911, les performances balistiques de la munition furent considérées, avec raison, comme des plus médiocres, même si l'arme reste classée en 1ère catégorie)
***
On a vu que l’artiste actuel essaie de se faire passer pour un scientifique, dont il imite l’activité de recherche, sans pouvoir prétendre au même degré de scientificité que lui. Il ne parle plus de ses « œuvres », ni même de ses « ouvrages », mais du terme très neutre de « travail ». Il la joue modeste. Il a compris que c'est son intérêt, même si cette modestie cache un immense orgueil.
Il va de soi qu’une telle évolution ouvre la voie à une foule de gamins qui auraient reculé devant l’effort et l’abnégation que suppose le métier. Et comme il faut donner du boulot à toute la surpopulation, il n’y a pas trente-six moyens.
Tiens, prenez la grande question : « Qu’est-ce qui est beau ? Qu’est-ce qui est laid ? ». Ajoutez-y : « Qu’est-ce qui est de l’art ? Qu’est-ce qui n’est pas de l’art ? ». Question subsidiaire : « Qu’est-ce qu’un artiste ? Qu’est-ce qui n’est pas un artiste ? ». Là, on est au cœur du sujet. La réponse à cette rafale de questions simples est d’une simplicité raphaélique du fait de la pléthore d'artistes potentiels :
TOUT EST BEAU
TOUT EST DE L’ART
TOUT LE MONDE EST ARTISTE
TOUT LE MONDE IL EST BEAU IL EST GENTIL.
Ça ouvre plein de possibilités, même aux élèves les plus nuls. C'est ça, la démocratisation. Ou plutôt l'extrémisme démocratique. Et cela repose sur ce principe à marteler fortement : « On a tous le droit ! ».
En musique, c’est tellement évident qu’il n’y a pas trop lieu d’insister. Depuis les recherches du petit Pierre Schaeffer, la question est résolue sans ambiguïté : tous les bruits produits dans la nature et hors de la nature sont désormais de la musique. A égalité. Ah mais !
Seuls quelques vieux ronchons s'attachent encore aux beaux instruments de bois ou de cuivre. Seuls quelques orfèvres de la lutherie façonnent amoureusement de tels objets, qui ne doivent de ne pas avoir été guillotinés qu'au fait qu'ils sont dépourvus d'un cou formant transition entre un tronc et une tête.
Les ci-devant « instruments de musique » (notez la particule nobiliaire), c'est donc bien clair, ne produisent que des bruits parmi des myriades d’autres : le monopole qu’ils ont exercé depuis l’aube de l’humanité est un scandale auquel il a heureusement été mis fin, après des millénaires de dictature élitiste et arrogante.
Et le public ne s’est progressivement accoutumé (et encore !) à la « musique contemporaine » que parce qu’on lui a fait ingurgiter de force, au gavoir à canards, pendant trente ans, une foule de concerts sandwiches, où les organisateurs, dépensant des trésors d’ingéniosité dans la programmation, introduisaient une tranche de jambon contemporain entre deux tranches de pain classiques, plus ou moins beurrées pour aider à avaler.
Notez que la stratégie s'est révélée d'une grande habileté. D'abord on y va mollo : quelques espagnolades, un peu de flamenco et de gamelan balinais. Il faut à ce stade s'appeler Varèse pour marier de vieux sons dans des partouzes tout à fait neuves, bien faites pour émoustiller les sens de quelques vieux blasés avides d'érections nouvelles, et pour horrifier dans le même temps l'âme intègre de tous les autres, restés des auditeurs candides.
Ensuite le système des douze sons égaux. Ensuite on pousse les vieux instruments dans leurs derniers retranchements, jusqu'à ce qu'ils rendent l'âme (du violon), en leur tapant dessus, en les engueulant comme du poisson pourri, en leur faisant dire des horreurs dont ils ont honte (je me rappelle un concert dirigé par Ivo Malec en personne, quelle triste expérience pour un jeune musicien plein d'espoir !). Quel triste spectacle que de voir un violoncelliste fouetter son instrument de son archet, pendant que ses voisins de quatuor passent un doigt mouillé sur le bord d'un verre a pied en cristal à moitié rempli) !
Ensuite viennent tous les instruments du monde, appelés à la rescousse. Ensuite viennent les moyens offerts par l'électricité, l'électronique et l'informatique : rendez-vous compte, tous ces sons potentiels, on ne pouvait pas les laisser au chômage, il fallait leur trouver un emploi. Pour couronner le tout débarquent en trombe tous les bruits du monde (Pierre Schaeffer et suiveurs), j'en ai déjà parlé.
Moralité : la musique occidentale explore à tout-va et dans l'enthousiasme des contrées sonores inconnues, pose le pied sur des planètes improbables, découvre des continents sur lesquels se jettent des armées d'oreilles saturées de sons du passé. En musique, comme en bien d'autres matières, l'Occident est un collectionneur monomaniaque effréné, un dangereux psychopathe atteint de kleptomanie compulsive aiguë, à l'instar d'un certain Aristide Filoselle (Le Secret de la Licorne, p. 59).
En littérature, si c’est moins évident, c’est juste parce que – du moins en France – les tendances expérimentales n’attirent que des groupuscules faméliques de militants de la nouveauté, portant des visages émaciés, graves et fiévreux : eux seuls ont assez de foi fervente et fidèle pour crier au génie quand Pierre Guyotat publie Eden Eden Eden ou Tombeau pour cinq cent mille soldats.
C’est sûr qu’après Ulysse de James Joyce, Mort à crédit de Céline, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry et quelques autres, l’idée d’imposer la sacro-sainte, obligatoire et quasi-statutaire « rupture », dans une surenchère du meilleur aloi dans le travail sur les moyens d’expression romanesque, est devenue pour le moins difficile à mettre en œuvre.
Le minuscule Philippe Sollers a sans doute voulu faire rigoler ses copains de la cour de récréation, quand il a écrit, sans majuscules ni ponctuation (juste parce que Céline s'était proclamé le cinglé en chef des points d'exclamation et de suspension), son livre sobrement intitulé H. Quoi, illisible ? Expérience, on vous dit ! La barre étant placée excessivement haut, quels éditeurs, quels lecteurs auraient assez d'entraînement et de détente des reins pour ne pas la faire tomber en tentant de franchir l’obstacle ?
Quant à la poésie, ce n’est même pas la peine d’en parler : est-ce qu’un poète existe, quand il est rare qu'ils touche 300 lecteurs ? D’autant que la cuisine des poètes actifs après la guerre s’est muée en une infinité de laboratoires secrets, où des alchimistes vaguement barbus se sont mis à extraire de leurs cornues la quintessence de liqueurs mystérieuses, dont l’amateur éventuel ne saurait imaginer l’effet qu’elles produiront une fois ingurgitées.
Je dirai même que le jus qu’on recueillait parfois à la sortie du serpentin de cet alambic forcené était carrément imbuvable. Je me souviens d’un « poème » d’un nommé Jean-Marc, qui commençait par cet inoubliable groupe nominal péremptoire, voire comminatoire : « Les cafards noirs de la lampe à souder ». L'expression, je ne sais pourquoi, s'est gravée. Jean-Marc, si tu me reconnais dans la rue, merci de ne pas me voir.
Remarque, j’ai bien dû pondre quelques horreurs comparables. Quand on est dans l’expérimental, c’est quasiment forcé. Quand on explore des voies nouvelles, on tombe fatalement sur bien des impasses et autres voies sans issue (via sin salida) : il y a donc beaucoup de déchet. La gangue autour de la pépite, quoi. Mais il y a des jours où l'on se dit que non, vraiment, ça fait un peu épais de gangue avant d'arriver à la pépite. C'est vrai, quoi, la vie est courte.
Le gros morceau de l’expérimental reste cependant, détachés loin devant le peloton étiré des principaux moyens d’expression, les « arts plastiques ». Normal, les arts plastiques, ça saute aux yeux, ça envahit votre espace visuel sans vous demander.
Le problème, avec les arts plastiques, c'est qu'ils sont devenus affreusement tributaires du langage (voire de la linguistique), de la pensée, de la formulation, de la capacité de l'artiste à transposer dans l'univers des mots l'esprit de ce qu'il veut donner à voir. Et le cortex cérébral de la théorie esthétique (ou sociale, ou morale, ou politique, ...) alourdit à tel point le crâne de l'art vers l'arrière que celui-ci en tombe sur le cul.
Je ne veux pas trop insister : j’ai déjà donné. Allez juste un aperçu du talent du petit Jan Berdyszak, « only for fun».
AVEC TOUTES NOS SINCERES FELICITATIONS AU PETIT JAN BERDYSZAK !
Je veux juste marquer deux particularités qui découlent de ce qui précède, concernant la création artistique : l’extrémisme démocratique et l’extrémisme totalitaire. Contrairement aux apparences, ce sont deux frères jumeaux, et de la pire espèce : l’espèce monozygote.
Voilà ce que je dis, moi.
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dimanche, 02 septembre 2012
CELINE ET LE STYLE
Pensée du jour : « Que fait l'homme du XX° siècle ? Il détache la vignette. Au rasoir, aux ciseaux, parfois avec ses ongles. Il laisse pousser ses ongles exprès. Il passe une lame sous la vignette et fait levier. C'est pour essayer de l'arracher. Mais elle tient bon. On ne la cueille pas à si peu de frais. Elle est fixée par deux prolongements latéraux, gommés, au paquet de pharmacie. On a gagné si on la détache et si on réussit à la coller ensuite presque complète sur une ordonnance de médecin. Ce n'est pas facile : où serait le plaisir ? Mais si on réussit, les Assurances Sociales, impressionnées, remboursent à l'homme du XX° siècle un prix écrit sur la vignette en caractères lilliputiens. C'est pourquoi l'homme du XX° siècle s'acharne et s'y prend de cent façons ».
ALEXANDRE VIALATTE
Nous parlions bien de LOUIS-FERDINAND CÉLINE, n'est-ce pas ?
Vous voulez que je vous dise mon sentiment ? Si CÉLINE n’avait pas été habité par la FOLIE DU STYLE, il n’aurait jamais été antisémite. Ça vous coupe la chique, hein ? Mais j'ajoute aussitôt qu'il n’aurait jamais été écrivain non plus. Vous me direz : "Avec des si ...". Certes. Je n'explique rien : je réfléchis. Enfin, j'essaie. Et il n'aurait jamais érigé le monument littéraire qui a révolutionné (je pèse mes mots) la façon de lire comme celle d'écrire.
Et je dis bien la « folie du style » : Voyage au bout de la nuit, c’est finalement un bouquin à part. Un galop d'essai "raisonnable". Très beau galop, cela va sans dire, mais aussi une base de départ. Il date de 1932. Les phrases se tiennent encore bien. Elles ne méritent pas encore l'asile d'aliénés. Ci-contre, ARLETTY, une bonne copine.
Il découvre tout le potentiel de son style dans Mort à crédit (que je trouve, personnellement, beaucoup plus puissant que Voyage), qui date de 1936. C'est là qu'il commence à la hacher menu, frénétiquement, la phrase française. CÉLINE a inventé le charcutage en littérature.
Sans l'antisémitisme, CÉLINE n'aurait jamais été un écrivain de génie. Voilà ma conviction. Parce que la littérature de CÉLINE est une littérature de la haine. Et qu'il a inventé le style littéraire de la haine. Son style, comme sa haine des juifs, il les jette à la face du monde. La haine du monde tel qu'il est. Qui le met en fureur. La haine du monde et des gens, c'est le fondement des livres de LOUIS-FERDINAND CÉLINE. D'où lui vient cette furie ? Mystère. Elle se constate plus qu'elle ne s'explique.
Il ne s'est jamais remis du fait que le monde est mal fait. Cette haine vient d'une terrible déception ? Pure hypothèse. Une empathie mortellement déçue ? Un amour de l'humanité, irrémédiablement rebuté ? Pures hypothèses. Tenez, j'irai jusqu'à me demander si CÉLINE n'est pas une sorte de JEAN-JACQUES ROUSSEAU modifié par la guerre de 14-18 : "J'avais les meilleures et plus pures intentions du monde, et le monde me les a fracassées" (on entend "l'homme est né bon, et la société l'a perverti").
Je me demande si ce n'est pas l'histoire de la brutalité d'un passage d'une enfance heureuse à un âge adulte brutalement désillusionné. Attention, il a vingt ans quand il monte au front et à la mitraille. « C'est du brutal ! », à la différence qu'on n'est pas dans la cuisine des Tontons flingueurs. Il a vu la guerre de près, et il en porte les traces définitives (névrites et invalidité partielle du bras droit ; vertiges dits "de Ménière" et acouphènes permanents, et pour payer cette note, la médaille militaire et les honneurs).
Tout ça dégrise à tout jamais le plus aviné des hommes. Et il semblerait (d'après HENRI GODARD) qu'il n'a jamais bu une goutte d'alcool, alors vous pensez. Mais c'est le biographe qui émet l'hypothèse que CÉLINE, à partir de ce moment, nourrit l'idée que le monde a une DETTE envers lui. Qu'il est, en quelque sorte, créancier. Alors, de la créance virtuelle à la haine réelle ?
Il se pense en victime du genre humain. Pas moins. Car sa haine, il ne la reconnaîtra jamais comme telle. Il la retourne en haine du monde (ingrat et mauvais payeur ?) contre lui. C'est assez tôt, étonnamment, qu'il s'attend à être assassiné d'un jour à l'autre. HENRI GODARD aborde bien le sujet, à travers la correspondance. Et tout se passe comme s'il faisait tout pour que la menace se concrétise.
Pour tout dire : comme s'il faisait tout pour donner des bases bien réelles et concrètes à sa paranoïa. Pour que les faits confirment sa folie. Il a, certes, un réflexe de survie, pour assurer le quotidien : il ne manque pas de réalisme. Mais j'ai l'impression qu'il ne demande qu'une chose : qu'on le haïsse. Et qu'il n'a qu'une envie : que quelqu'un manifeste l'intention de l'éliminer. Pour justifier sa propre haine. La haine de CÉLINE, je la vois comme ça : retournée en folie du style.
La haine aussi du style classique, de la belle phrase, de la « période » qui coule équilibrée en rythmes larges, protase, apodose et tout le toutim. HENRI GODARD en parle très bien : quand le bonhomme estime que son manuscrit est au point, un autre travail commence. Celui qui consiste à pulvériser méticuleusement les phrases à coups de "poings" d'exclamation et de "poings" de suspension.
C'est à l'estomac qu'il veut percuter le lecteur. Il fait tout pour que le lecteur ait envie d'aller au bout du livre MALGRÉ LE STYLE. Que dis-je : en surmontant le repoussoir du style. Il dresse le plus d'obstacles possible pour que le lecteur se donne du mal. Le pari, quoi qu'on dise et quoi qu'on pense, est peut-être tordu, mais absolument fascinant. En tout cas, ça m'épastrouille, et ça me laisse le cul par terre. Ci-dessus, MICHEL SIMON et ARLETTY avec l'écrivain.
« le dimanche, je vous ai dit, vous aviez une petite chance de pas être vu ... de passer à travers vous rendre compte ... mais la semaine vous étiez cueilli, certain ! avant même le deuxième platane !... ficelé !... guéri !... par les Fritz, Helvètes, ou maquis !... vous demandiez pas !... ruisseau, pas ruisseau !... somnambule, voilà, somnambule en domaine magique ... à vous amuser idéal !... cueillir ! bouquets d'azalées, myrtilles, mille-pertuis, fleurs des fées !... et cyclamens !... Marion y avait été cueillir !... ci !... là !... et reconnaître ! ... et il en était revenu !... merveille !... c'était un dimanche ... et indemne ! » D'un Château l'autre (1957).
Et c’est en 1937, donc après avoir fini Mort à crédit, après une immersion sans précédent dans le « délire » de l’écriture – sur le délire (le terme est de lui), il ne variera jamais d’un accent aigu ou d'un point sur un i – et dont la réception par le public et la critique l’a amèrement déçu, qu’il bâcle Bagatelles pour un massacre, sa première énorme furie antijuive. Une vengeance ? Pour non-paiement de la dette ?
Je dis « bâcle », parce qu’écrit en six mois. Et HENRI GODARD le dit bien, et de façon plus savante que moi. Mort à crédit, c’est quatre ans. Bagatelles, dit le biographe, est écrit à la diable, au fil des jours et de la plume. En six mois. Franchement, je peux le dire : à part quelques pages à sauver à cause du style, ce n’est pas un livre. Enfin, moi je ne peux pas. Un livre, c’est autre chose. Mais il faut savoir le vif succès qui l'a accueilli à parution.
L’énigme de l’antisémitisme célinien n’en est finalement pas une. La clé, c’est l’obsession du style. C’est mon hypothèse. Revendiquée par lui-même au demeurant. L’antisémitisme, il n’est ni cause ni conséquence : il est CONCOMITANT. Inséparable. L'oeuvre de CÉLINE plonge ses racines dans le même sous-sol que son antisémitisme. J’ai l’impression que c’est aussi l'hypothèse d’HENRI GODARD, même s’il marche sur des œufs pour aborder le sujet. Et on le comprend. Le bon grain et l'ivraie tirent leur sève du même sol. Et si je me souviens bien de la parabole, Jésus Christ recommande d'attendre que tout ait poussé pour faire le tri. Rien n'empêche personne de faire le tri.
Et le style de CÉLINE, je dirai, pour résumer, que c’est un style furibond. Furibard. Fulminant. Tonitruant. Haineux. Si la rage avait un style, elle aurait pris la plume de LOUIS-FERDINAND. Première fois, depuis la plus haute antiquité, qu’un auteur éprouve de la haine pour les nombreux lecteurs qu'il a envie de conquérir. Bille en tête.
« Ce sont les lapins qui ont été étonnés ». Les Lettres de mon moulin commencent comme ça. C’est du ALPHONSE DAUDET. On appelait ça la « captatio benevolentiae ». Traduit en français normal, cela veut dire « caresser l’auditoire dans le sens du poil ». C’est du traditionnel.
Ce n’est pas du CÉLINE. Lui, il prend son lecteur à rebrousse. A rebours. C'est comme caresser un hérisson à rebrousse-piquants. Lui, son truc, c'est de bouleverser la rhétorique. De lui faire dire ce qu'elle refusait d'avouer. Et de faire chier le lecteur qui, fasciné en refermant le bouquin, dira : « Ah le salaud ! Il m'a bien possédé ! ». Parce que le lecteur n'a pas pu le lâcher avant la fin.
HENRI GODARD, Céline, éditions Gallimard.
Grand merci, monsieur GODARD. Votre livre ne dit pas tout. Quel livre le peut ? Même la Bible. Mais, à quelqu'un qui veut savoir à quoi s'en tenir sans fioritures, sans baratin idéologique de quelque bord que ce soit, il est indispensable. Et je le crois d'une rigueur impeccable, en même temps que d'une science méticuleuse. J'ai, quant à moi, pris un plaisir immense et non dissimulé à la lecture du roman qu'est cette biographie remarquable de LOUIS-FERDINAND CÉLINE.
Si j'ai un regret à formuler, monsieur GODARD, c'est que, après avoir montré le poids dont ont pesé les parents, le père en particulier, qui se débrouille en toutes circonstances pour avoir des informations sur son fils, vous les abandonniez brutalement, ces parents, en rase campagne. Je trouve cela un peu injuste.
Il faut attendre en effet je ne sais plus quelle page pour apprendre que le papa est mort en 1932. Ce qui me manque, dans votre livre, monsieur GODARD ? Que s'est-il passé entre les parents et leur fils, pendant et après l'Angleterre, après 1918 ? Qu'est-ce qu'ils deviennent, eux ? Leurs relations avec LOUIS ? Comment s'est opéré l'éloignement ? Comment ont-ils suivi son parcours médical ?
Les questions se posent d'autant plus que LOUIS, auparavant, s'est efforcé d'apparaître en toute occasion, en fils obéissant, comme le montrent vos citations de lettres. Il me semble qu'il y a là une solution de continuité qui demande à être effacée, tout comme les traces des travaux secrets de l'abbé Faria dans les profondeurs du château d'If.
Si vous pouviez me répondre, je vous assure que j'en serais fort aise. Merci d'avance.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, poésie, style, alexandre vialatte, louis-ferdinand céline, voyage au bout de la nuit, mort à crédit, haine, henri godard, bagatelles pour un massacre, antisémitisme, création, artiste
vendredi, 31 août 2012
CELINE LE MAUDIT
Pensée du jour : « On a tout essayé pour trouver du nouveau : le roman sans histoire, le roman sans personnages, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. La bonne volonté a fait rage. Peine perdue, on n'est parvenu qu'à créer le roman sans lecteur ».
ALEXANDRE VIALATTE
Je viens de finir le dernier roman d’HENRI GODARD, intitulé Céline. Eh bien je crache le morceau : le héros meurt à la fin. J’espère qu’on ne m’en voudra pas. Un 1er juillet 1961. La « Céline » du titre n’a rien à voir avec celle d’HUGUES AUFRAY (« Dis-moi, Céline, qu’est-il donc devenu, ce joli fiancé qu’on n’a jamais revu ? »). La Céline dont je parle, c’est la grand-mère de DESTOUCHES. Car ce « Céline » s’appelle DESTOUCHES, prénom LOUIS-FERDINAND. Né un 27 mai 1894. Nom de plume : CÉLINE. Monsieur a écrit des livres. Et quels livres, nom de Dieu !
Oui, ce « roman » est une biographie. Même si ça mériterait l’appellation « roman », à cause du bonhomme. Mais HENRI GODARD est un savant, pas un romancier. Pour preuve que c’est un savant, il lui faut quarante pages en tout petits caractères à la fin pour loger les notes, vous savez, ce qui prouve qu’il n’a rien inventé. Attention, 1449 notes, pas une de plus, pas une de moins. J’ai compté. Pour indiquer que rien de ce qu’il avance n’a échappé à la vérification. Tout est sourcé, qu’on se le dise. On se dit qu'il connaît son bonhomme jusqu'au fond des poches.
PROFITEZ-EN, C'EST PAS TOUS LES JOURS QUE QUELQU'UN LE FAIT RIGOLER
Quand Gallimard a pris la décision de publier CÉLINE dans la Pléiade (le © du premier volume date de 1962), ses éditeurs claquaient des miches et faisaient dans leur froc (en chœur, si ça se trouve, imaginez la scène des miches qui claquent des mains en cadence) à propos de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit : le Parti Communiste était à 22 %.
C’était encore le printemps de la « guerre froide ». Et le PCF, qui était alors à son zénith, n’aimait pas CÉLINE, mais alors, on peut dire, pas du tout. Même que ROGER VAILLAND raconte qu’il avait empêché ses camarades de cellule, en 43 ou 44, de l’assassiner purement et simplement. Et qu'il regrettait (plusieurs années après) de les avoir empêchés. Le groupe se réunissait dans l’appartement juste en dessous de chez lui. Et CÉLINE se targuera du fait qu’il aurait facilement pu les dénoncer. Ce qu’il n’a pas fait. C’est sans doute vrai.
Il faut dire que CÉLINE n’a jamais fait grand-chose pour se faire aimer, que ce soit des communistes, des gens en général, et même de ses lecteurs : adopter l’exclamation et la suspension comme style est un bon répulsif pour des lecteurs, même bienveillants. Se faire haïr du lecteur qu’on espère avoir, avouez quand même qu’il faut oser. Même aujourd’hui, pour lire CÉLINE, il faut au moins l’avoir décidé. GODARD se penche sur le paradoxe.
C’est sûr, CÉLINE n’est pas le premier client venu. Auteur sulfureux. Au point qu'on n’a pas oublié l’action sournoise qui l'a fait désinscrire, en 2011, de la liste des célébrations nationales celle de LOUIS-FERDINAND CÉLINE, à la satisfaction de CLAUDE LANZMANN, ARNO KLARSFELD et quelques autres, mais au grand dam de son promoteur, HENRI GODARD. Que l’on avait sollicité officiellement. Mais ce savant n’est pas un homme politique. Et puis ça lui servira de leçon. Il n’avait qu’à s’occuper de Sainte THERESE DE LISIEUX, ou alors, à la rigueur, de PIERRE DE BERULLE.
Car choisir CÉLINE, c’est au moins prendre des risques. Pensez : un auteur antisémite. Aujourd’hui, regardez les faits divers. MOHAMED MERAH tue trois militaires français d’origine maghrébine ou exotique, on en parle et l’événement fait sensation, c’est certain. Mais qu’il tue, quelques jours après, quatre juifs devant une école confessionnelle, alors là, vous pouvez être sûr que la machine médiatique s’emballe et que, dans le vacarme, on n’entend plus hurler qu’à l’antisémitisme. Alors pensez, un auteur qui a écrit des pamphlets antisémites !
Remarquez, le cas d’HENRI BÉRAUD n’est pas très éloigné de celui de CÉLINE. Demandez à ROLAND THÉVENET, qui a fouillé l’animal jusqu'à la racine du poil, depuis le temps qu’il le fréquente. Il a même publié Béraud de Lyon. Que lui ont reproché les épurateurs, à la Libération ? De ne pas avoir été membre du « parti des fusillés », le parti communiste qui, jusqu'au 22 juin 1941 (rupture par HITLER du pacte germano-soviétique, et entrée en guerre contre l'URSS), prêchait l’entente cordiale avec les Allemands, avant de virer de bord à 180° le 23 juin ? De quoi se méfier des cocos, non ? A la place de BÉRAUD, j'en aurais fait autant.
Il ne les aimait certes pas, les cocos. Mais a-t-il pour autant aimé les nazis ? Franchement ? Bon, c'est vrai, il écrit dans Gringoire, le 23 janvier 1941 : « Il faut être antisémite ». Bien des comptes (beaucoup de mauvais : 8775 exécutions sommaires, selon une source plausible) se sont réglés lors de l’ « épuration ». BÉRAUD a payé une facture beaucoup trop salée pour lui. On s'est hâté de lui tailler un costar beaucoup trop large pour ses épaules. Victime de la mythologie gaulliste de « la France résistante ». Il faut se méfier des justiciers en général, et en particulier des justiciers de circonstance (ceux qui sont d'autant plus féroces qu'ils ont quelque chose à se reprocher). Les improvisés « résistants » du dernier moment.
Alors, c'est certain, HENRI BÉRAUD n'a pas la dimension littéraire de CÉLINE. Il a dû gagner sa vie comme journaliste, et sa prose s'en ressent. Mais franchement, quoique moins spectaculaire, il n'en est pas moins un écrivain très estimable. C'est même mieux que « mérite un détour » : c'est « vaut le voyage ». Mais chut ! Cela ne doit pas être dit. Alors ne le répétez pas. Il n'est pas encore sorti du purgatoire.
Voilà ce que je dis, moi.
A suivre.
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