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dimanche, 27 avril 2014

BONJOUR MONSIEUR MAIGRET

MAIGRET ET LA JEUNE MORTE

 

Je viens de lire Maigret et la Jeune Morte. Pas de quoi se relever la nuit pour l’apprendre par cœur. Le positif de la chose, c’est que c’est vite lu. Je veux imaginer que Simenon avait la modestie de ne pas se prendre pour un grand écrivain, et qu’il ne prétendait à rien d’autre qu’à gagner beaucoup d’argent en publiant ses histoires. Je crois qu’il le disait lui-même : l’écriture d’un roman lui prenait environ trois semaines. Quand ce n'était pas trois jours.

 

J’avais lu je ne sais plus où qu’il avait adopté, pour écrire, un rituel immuable. Il s’installait le matin à son bureau, devant sa pile de feuilles blanches avec, à portée de sa main droite la pile des dizaines de crayons qu’il avait taillés la veille, avant d’aller déjeuner, dans le taille-crayons mécanique fixé au bord, sur un côté, parce qu’il ne supportait pas de s’interrompre pour le faire en cours d’écriture. Et qu'il ne supportait pas d'écrire quand la pointe du crayon était trop émoussée.

 

Maigret, dans cette histoire terne, ressemble à Maigret : vieux. A-t-il un jour été jeune ? C’est douteux. Le personnage est forcément un vieux de la vieille, un renard expérimenté à qui on ne la fait pas. Faut pas le prendre pour un canard sauvage ou un perdreau de l’année. La preuve qu’il est célèbre, c’est que son nom est connu des autres personnages du roman.

 

Il suffit qu’il leur dise son nom pour qu’ils déballent ce qu’ils savent. Ils se mettent alors en quatre. A se demander si les acheteurs des « Maigret » n’ont pas fait leur succès en s'imaginant témoins interrogés par le célèbre commissaire. Il a suffi pour cela, en somme, que l’auteur atteste la renommée incontestable de son policier pour qu’elle devienne effective dans la société réelle. Le nom du personnage sur le même piédestal que celui de son inventeur ! Bel exemple d’une campagne d’autopromotion réussie.

 

L’histoire ? On s’en fiche. Une fille est retrouvée morte, une nuit, sur une place déserte, le crâne défoncé. Simenon ici fait de Maigret un psychologue : c’est en s’efforçant de cerner la personnalité de la fille et de se pénétrer de l’essence de son caractère qu’il découvrira le meurtrier, un malfrat bien connu de lui.

 

En attendant, il nous balade dans Paris, à la rencontre d’une ribambelle de personnages minables, de meublés crades en chambres sordides, avec les détours obligés par le « Quai » (des Orfèvres) et le Boulevard Richard-Lenoir (où le commissaire habite et où l’attend l’éternelle Germaine armée de son éternel ragoût). Il agrémente ici le tableau en doublant la silhouette compacte de Maigret de celle, fantomatique, de l’inspecteur Lognon, dit « le Malgracieux », sorte de « loser » indécrottable, tenace et malchanceux.

 

La première chose que le lecteur cherche quand il ouvre un « Maigret », ce sont des pantoufles. Façon de parler, bien sûr. Ce que je veux dire, c’est que les livres de Simenon, y compris la foule innombrable des romans privés du commissaire, forment une littérature confortable, une littérature de coin du feu et de fauteuil profond. Une littérature d’intérieur douillet et de décor familier.

 

Je sais que j’exagère, parce que, ayant refermé Maigret et la Jeune Morte, j’ai enchaîné sur Pietr-le-Letton, qui est le premier (publié en 1929) épisode qui met en scène le « commissaire Maigret » en tant que protagoniste. Et Simenon sait dès ce moment qu’il sera un personnage hautement récurrent. Or, dans Pietr-le-Letton, il lui en arrive, des choses, au commissaire : il prend une balle de revolver dans les côtes, il marche dans la boue jusqu’aux genoux, bref, il paie de sa personne, je veux dire physiquement.

 

Il faut donc nuancer. Disons que Maigret, au fur et à mesure que son inventeur avance en âge, a tendance, comme lui, à s’embourgeoiser. C’est un peu ce que Simenon sous-entend dans La Naissance de Maigret : « J’ai maintenant soixante-trois ans, Maigret environ cinquante-deux. Lorsque je l’ai créé, à vingt-cinq ans, il en avait quarante-cinq. Ainsi a-t-il eu la chance de vieillir beaucoup moins rapidement que moi et sans doute lui garderai-je encore longtemps son âge actuel ».

 

En clair, en trente-huit ans, Maigret en a juste pris sept. Après tout, en presque un demi-siècle (des Soviets aux Picaros, je ne compte pas le posthume Alph-art), Tintin aussi a gardé l’éternel même âge indéterminé. Même sa houppe n’a pas pris une seule ride. Simplement, dans les « Maigret », au fil du temps, le ragoût de Germaine et les pantoufles prennent davantage d’importance.

 

Inversement, j’imagine que Simenon a de moins en moins éprouvé le besoin de décrire son commissaire. Dans Pietr-le-Letton, il en précise la silhouette : « Lui restait là, énorme, avec ses épaules impressionnantes qui dessinaient une grande ombre. On le bousculait et il n’oscillait pas plus qu’un mur ». Voilà qui est dit.

 

Ce qui ne change pas en revanche, de ce premier Maigret à Maigret et la Jeune Morte (1954), c’est la façon dont l’intrigue avance, la façon dont l’auteur opère le dévoilement progressif de ce qui fait le nœud et le nerf de l’intrigue : posément, méthodiquement, implacablement. On pardonnera à Simenon d’avoir tué dans Pietr-le-Letton son inspecteur Torrence, qui reviendra dans un des rôles d’indispensables bras droits du commissaire. Après tout, même chez Balzac, il y a parfois des problèmes de « raccords ».

 

Je laisserai de côté les considérations sur l’art de Simenon de peindre des « ambiances », des « climats », des « atmosphères ». Je garderai seulement la nette impression qu’aux yeux du romancier, les individus ont plus souvent l’air crapoteux que l'apparence de belles âmes. L'image la plus constante qui se forme à la lecture des « Maigret » (mais aussi des autres romans), est celle d'une population faite de petitesse, de crasse et de médiocrité. Maigret se meut dans un univers gris et bas. Parfois gluant.

 

L’impression aussi qu’il observe l’humanité souffrante et grouillante comme s’il était assis en spectateur de l’autre côté de la vitre de l’aquarium où elle évolue, le plus souvent péniblement et laborieusement, mais aussi, à l'occasion, avec la cruauté de qui n'a aucune gratitude envers les parents qui l'ont fait naître. Ses congénères de marigot n'ont aucun geste secourable à attendre de lui. L'empathie n'est pas son fort.

 

L'œil de Georges Simenon est un organe froid. En même temps qu'une curiosité (toujours clinique, parfois étonnée) d'entomologiste chevronné, sa littérature respire l'indifférence.

 

Mais comment dire, une indifférence fascinée.

 

Une indifférence passionnée. Qui rappellerait presque, de loin, le Louis-Ferdinand Céline de Mort à crédit. Ou alors La Vie des insectes de l'entomologiste Jean-Henri Fabre.

 

Voilà ce que je dis, moi.