vendredi, 26 février 2016
LA VIE MODE D'EMPLOI
Le logo de POL a été dessiné par Perec. L'actuel est tiré de La Vie mode d'emploi (p.566).
Il figure « la position que l'on appelle au go le "Ko" ou "Eternité"». Georges Perec était grand amateur du jeu de go.
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La lecture de la formidable biographie de Georges Perec par David Bellos m’a donné envie de rouvrir La Vie mode d’emploi, que j’avais lu il y a fort longtemps (Hachette-P.O.L., 1978). Je ne regrette pas. Le livre peut impressionner a priori par son gigantisme, avec ses 600 pages (il y a pire), mais aussi du fait de sa conception et de sa construction.
Mais La Vie mode d’emploi, en dehors du colossal défi formel (bi-carré latin orthogonal d'ordre 10 + polygraphie du cavalier), repose sur une énigme : la mort de Percival Bartlebooth a-t-elle été voulue, prévue, anticipée par Gaspard Winckler ? Bizarre, car quand on a retrouvé le corps du milliardaire devant le 439ème puzzle (voir note : quid des 61 restants ?) sur lequel il était penché, Winckler était déjà mort depuis deux ans. D’ailleurs, quelle obscure raison aurait eu l’artisan de se venger du milliardaire au service exclusif duquel il travaillait ? Mystère.
Bref, comment se fait-il qu’au moment de poser la dernière pièce du puzzle, Bartlebooth se soit retrouvé avec dans la main un W, alors que « le trou noir de la seule pièce non encore posée dessine la silhouette presque parfaite d’un X » (p.600) ? Winckler, le virtuose de la petite scie, le génie du découpage des images en 750 morceaux, a-t-il été assez diaboliquement habile pour que son riche client, à un moment donné, s’engage sur une fausse piste dans la reconstitution de l’image ?
Est-il logiquement possible, lesté d’une telle mauvaise intention, d’anticiper l’erreur que commettra le joueur au moment précis où il devrait poser le fatal W, qui lui reste sur les bras ? Et cet autre moment précis (le même ?) où il a posé sans réfléchir ce X tout aussi fatal, sans se rendre compte qu’il se fermait toute possibilité d’achever le puzzle ?
Est-il possible d’imaginer, pour un même puzzle, deux stratégies strictement parallèles, mais dont l’une conduirait au succès, et l’autre, issue d’un cerveau démoniaque, serait capable d’attendre l’ultime moment du jeu pour mettre avec brutalité le joueur en face de son échec ? Winckler fut-il une sorte de Satan, capable de prévoir que le cœur de Bartlebooth cesserait de battre à cet instant ? A-t-il, oui ou non, prévu que le joueur, à l’instant décisif, opterait pour la solution qui le conduisait infailliblement à l’impasse ? On ne le saura jamais.
On a compris, en tout cas, que Bartlebooth et Winckler sont les deux protagonistes de l’histoire. Tous les autres, très nombreux et divers (voir en fin de volume la liste de « quelques-unes [107] des histoires racontées dans cet ouvrage ») quel que soit le nombre de pages qui leur sont consacrées dans le roman, sont des personnages secondaires. Leur fonction est de faire diversion : n'en parlons pas, bien que la couverture porte "Romans", là où l'on attend le singulier, en temps ordinaire. La Vie mode d’emploi est un livre qui dissimule son vrai sujet sous la plus épaisse couche de fictions que j’aie jamais vue. Comme le dit Gil Jourdan : « Où cache-t-on mieux un livre que parmi d’autres livres ? » (Maurice Tillieux, Popaïne et vieux tableaux).
Perec dit : "Où cache-t-on mieux une histoire que parmi d'autres histoires ?". Jamais un romancier n’a engagé son lecteur sur autant de fausses pistes (on pense aux 1001 Nuits, ou à Manuscrit trouvé à Saragosse, bien qu’ici, le mode d’emboîtement des histoires soit différent). Le vrai sujet ? Mais voyons c'est tout simple : la vie et la mort. Qu'est-ce que c'est, la vie qu'on vit ? Qu'est-ce que c'est la mort qui nous attend ?
Jamais le lecteur n’a été bombardé d’autant d’aventures individuelles capables de le détourner de cette ligne directrice du récit. Jamais il n’a eu une telle impression d’éparpillement, vous savez, cette impression qui vous prend quand vous venez d'ouvrir la boîte et que vous vous trouvez face au tas formé par l’amoncellement des pièces du puzzle. Il n'est pas interdit de penser que Georges Perec a conçu La Vie mode d'emploi à la manière dont il voit son Winckler élaborer ses puzzles. Car il y a dans son dispositif narratif quelque chose d'aussi diabolique que dans les découpures de l'artisan. Et le lecteur, face au roman, se trouve un peu dans la même position que Bartlebooth face aux puzzles qu'il a commandés. Comme la souris guettée par le chat. Alors : Perec sadique ?
A cet égard, il faut s’arrêter sur le chapitre LXX : « Chaque puzzle de Winckler était pour Bartlebooth une aventure nouvelle, unique, irremplaçable. Chaque fois, il avait l’impression, après avoir brisé les sceaux qui fermaient la boîte noire de Madame Hourcade et étalé sur le drap de sa table, sous la lumière sans ombre du scialytique, les sept cent cinquante petits morceaux de bois qu’était devenue son aquarelle, que toute l’expérience qu’il accumulait depuis cinq, dix ou quinze ans ne lui servirait à rien, qu’il aurait, comme chaque fois, affaire à des difficultés qu’il ne pouvait même pas soupçonner » (p.413). A chaque fois, donc, tout reprendre à zéro.
Si l'on remonte au chapitre XXVI, on trouve l'exacte formulation du projet de Bartlebooth : « Imaginons un homme dont la fortune n'aurait d'égale que l'indifférence à ce que la fortune permet généralement, et dont le désir serait, beaucoup plus orgueilleusement, de saisir, de décrire, d'épuiser, non la totalité du monde - projet que son seul énoncé suffit à ruiner - mais un fragment constitué de celui-ci : face à l'inextricable incohérence du monde, il s'agira alors d'accomplir jusqu'au bout un programme, restreint sans doute, mais entier, intact, irréductible » (p.156).
Le plan tracé par le milliardaire Bartlebooth pour cadre de son existence est simple : attiré par rien de ce qui pousse ordinairement les hommes (« l’argent, le pouvoir, l’art, les femmes, n’intéressaient pas Bartlebooth. Ni la science, ni même le jeu », p.157), il a décidé de, au sens propre, ne rien faire. Mais pour passer le temps qu’il lui reste à vivre, de consacrer dix ans à (mal) acquérir la technique de l’aquarelle, puis de courir les mers pendant vingt ans, servi par son majordome Smautf, et de peindre 500 ports du monde sur papier Whatman (papier particulièrement grené).
Chaque « marine », une fois envoyée à Winckler, devient un puzzle après avoir été collée sur « une mince plaque de bois » et savamment découpée à la petite scie. Bartlebooth a projeté, une fois revenu à Paris, de consacrer les vingt années suivantes à reconstituer les puzzles. Le comble sera atteint lorsque, par un procédé chimique, les découpures de chaque aquarelle auront été colmatées, le papier reconstitué (« retexturé »), la feuille décollée de son support, puis lorsque l’aquarelle, retournée au lieu où elle fut peinte, aura été purement et simplement effacée et le papier rendu à la blancheur de sa virginité. Comment effacer jusqu'à la moindre des traces de son passage sur terre ? Voilà qui nous rapproche de La Disparition, non (lipogramme en "e") ?
Et voilà comment cinquante ans de vie auront été passés. Quel plan ! Ou plutôt : quel « mode d’emploi » ! Cinquante ans de vie qui se referment sur le vide. Ce n’est pas pour rien que le nom même de Bartlebooth est formé, en partie, de l’incroyable Bartleby, ce personnage d’Herman Melville qui finira par se laisser mourir, indéfectiblement fidèle à sa maxime : « I would prefer not to », "j'aimerais mieux pas", et qui a tant fasciné Georges Perec. L'autre partie étant formée sur le Barnabooth de Valery Larbaud, l'écrivain que Robert Mallet qualifie de « mystificateur passionné de vérité ». L'expression irait tout aussi bien à Perec.
Dire que le livre, après avoir été longuement mûri, a été écrit en dix-huit mois ! Comme s’il coulait de source. Quel tour de force !
Voilà ce que je dis, moi.
Note : je vois quand même un petit problème. De 1925 à 1935, Bartlebooth s'est initié à l'art de l'aquarelle ; de 1935 à 1955, il parcourt le monde et peint 500 "marines" ; de 1955 à 1975, il reconstitue les images "éparpillées par petits bouts façon puzzle" (Bernard Blier dans Les Tontons flingueurs). Alors je pose la question : étant donné qu'une "marine" tombe toutes les quinze jours (pendant 20 ans à raison de 25 - approx - par an) ; étant donné qu'un puzzle est reconstitué en quinze jours (pendant 20 ans à raison de 25 - approx - par an), comment se fait-il que, en ce « vingt-trois juin mille neuf cent soixante-quinze », Bartlebooth, au moment où il meurt, n'en soit arrivé qu'au quatre cent trente-neuvième puzzle, alors qu'il devrait s'être attaqué, en toute logique, au dernier ? Comment expliquer ce retard de Bartlebooth sur son propre programme ? Sauf erreur, David Bellos n'évoque pas la question dans son impeccable biographie.
Si je compte bien, il manque soixante et une fois quinze jours. Trente mois et demi. Cent vingt-deux semaines. Huit cent cinquante-quatre jours. Erreur de calendrier ? Facétie biscornue ? Ou c'est moi qui débloque ? Je n'arrive pas à me l'expliquer rationnellement. Et je me l'explique d'autant moins que l'auteur précise qu'en 1966, ce « fut une des rares fois où il n'eut pas assez de deux semaines pour achever un puzzle » (p.421). Je sais bien que "plus un corps tombe moins vite, moins sa vitesse est plus grande" (Fernand Raynaud), mais quand même ! Quelque chose m'a-t-il échappé ? Quelqu'un a-t-il l'explication ? Georges Perec nous a-t-il joué un tour de cochon ?
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, littérature française, georges perec, david bellos, georges perec une vie dans les mots, la vie mode d'emploi, bartlebooth, melville bartleby, i would prefer not to, puzzle, bande dessinée, maurice tillieux, gil jourdan, popaïne et vieux tableaux, contes de 1001 nuits, jean potocki, le manuscrit trouvé à saragosse, robert mallet, valery larbaud, poésies de a o barnabooth, bernard blier, les tontons flingueurs
lundi, 12 décembre 2011
"ULYSSE" EST LE PLUS FORT !
Résumé : après bien des méandres sinueux, voire tortueux, j'en arrive au livre de James Joyce.
Mon but, c’était donc la nouvelle traduction de l’Ulysse de James Joyce. James Joyce prévient, dans sa postface, s’être appuyé sur l’édition originale corrigée par l’auteur, mais aussi par les émendations proposées par des gens très savants. Parfaitement, vous avez bien lu : « émendations ». J’ai vérifié, ça existe. Ça veut dire que ça ne rigole pas. Mais c’est vrai que « amendement », qui veut aussi dire « amélioration », est souvent pris avec un autre sens.
La première traduction, celle à laquelle a participé Valéry Larbaud, je l’avais achetée en 1999, car je me disais que, quand même, tu devrais avoir honte, arrivé à ton âge (vous avez remarqué ? On est toujours arrivé à son âge), tu n’as toujours pas lu James Joyce ?
Si. J’avais effectivement mis mon nez dans Finnegan’s wake, la version abrégée, puis la version complète, quand elle a paru. J’ai vite laissé tomber. J’avais l’impression de me retrouver dans un livre de James Joyce, vous savez, les expériences d’écriture-limite de Eden, Eden, Eden, ou Tombeau pour cinq cent mille soldats. Le cauchemar de l’illisible. Trois livres qui restent pour moi de gros points d’interrogation. Ou alors, c’est pour des amateurs ne craignant pas le torrent verbal.
Quant à la deuxième traduction, le problème, c’est que les pages ne sont pas en nombre identique. Déjà qu’avec James Joyce, c’est difficile de se repérer … C’est vrai, le texte y est plus aéré, c’est normal qu’il y ait 200 pages de plus. Vous voyez, j’aime bien parler littérature avec vous. Et avec James Joyce, on est tout de suite vraiment dans les hauteurs. Il est donc normal que j’essaie de m’y hisser à mon tour.
Tout ça pour dire (attention, tu te répètes – oui, je sais) que j’ai lu Ulysse de James Joyce, mais, bien sûr, dans la première traduction. On applaudit bien fort. Tu nous as menés en bateau, blogueur impudent ! On te revaudra ça !
Non, là, j’en viens vraiment au bouquin. Je l’ai ouvert face aux pentes armées de téléskis de Puy-Saint-Vincent. Et je n’ai pas pu le refermer avant d’avoir atteint la page 710, c’est-à-dire la dernière. Ce n’est plus de la lecture : c’est une expérience, c’est un voyage, c’est une aventure, c’est tout ce que vous voudrez. Inouï, extravagant, énorme ! Ça boursoufle, ça déborde, ça dégouline. On en a plein les mains, plein la gueule.
Qu’est-ce que ça raconte, blogueur ? Tu lambines ! Bon, puisque je vous sens impatients, je vous propose d’aller directement page 653, où je crois avoir repéré une sorte de résumé de cette chose qu’on ne saurait résumer. Sous toute réserve, cependant. Cela pourrait tout aussi bien être une sorte de schéma de plan. Ou encore un récapitulatif avant la conclusion. Attention, c’est parti, ça décoiffe. Comme dit Lino Ventura dans la scène la plus célèbre du cinéma français : « C’est du brutal ! ».
« La préparation du déjeuner (sacrifice du rognon) ; congestion intestinale et défécation préméditée (Saint des Saints) ; le bain (rite de Jean) ; l’enterrement (rite de Samuel) ; l’annonce d’Alexandre Claeys (Urim et Tummim) ; le lunch sommaire (rite de Melchisédech) ; la visite au musée et à la Bibliothèque nationale (Saints lieux) ; la pêche aux bouquins dans Bedford Row, Merchant’s Arch, Wellington Quay (Simchath Torah) ; la musique à l’Ormond Hotel (Sira Shirim) ; l’altercation avec un truculent troglodyte dans le débit de Bernard Kiernan (Holocauste du bouc émissaire) ; un laps de temps indéterminé impliquant une course en voiture, une visite à la maison mortuaire, des adieux (le désert) ; l’excitation sexuelle engendrée par exhibitionnisme féminin (rite d’Onan) ; l’accouchement laborieux de Mme Mina Purefoy (Oblation) ; la séance dans la maison close de Mme Bella Cohen, 82 Tyron Street, Lower, et la dispute et la rixe fortuite qui s’en suivirent dans Castor Street (Armageddon) ; la déambulation nocturne pour aller à l’abri du Cocher, Pont Butt, et pour en revenir (Expiation). »
Voilà le travail. Vous étiez prévenus. Si c’était une fugue de Jean-Sébastien Bach, on appellerait ça une « strette ». Tout le monde connaît Onan, j’espère. Pour Sira Shirim, je crois savoir que ça signifie Cantique des cantiques. Pour le reste, je ne suis pas trop versé dans le judaïsme, non plus que dans d’autres religions d’ailleurs. Enlevez tout ce qui est mis entre parenthèses, et vous avez l’énumération, la succession des épisodes dans le livre. Ce n’est pas inutile, si l’on est à la recherche de points de repère.
Qu’est-ce que je pourrais dire, moi qui ne suis pas un universitaire, dieu merci ? Ah oui ! Ça me revient ! La devinette de la page 381. C’est rigolo. C’est quand il parle en vieil anglais (traduit en vieux français) : « Et y avait cuveau d’argent lequel ne se pouvait ouvrir fors que par sortilège et dedans quoi étaient gisants étranges poissons sans la tête cependant que gens de peu de foi disent la chose être impossible tant qu’ils ne l’ont vue et ainsi sont. Et gisent ces poissons en eau huileuse tirée du pays de Portugal à cause de la nature grasse qui est en elle comme jus aux pressoirs de l’olive ». J’avoue que cette description d’une boîte de sardine m’a bien diverti.
Je ne déteste pas la page 422, où James Joyce rend hommage à Rabelais : « Entrez sacs à vin, suçards, soiffards de naissance ! Ici, clochards, entripaillés, têtes plates, trompes de cochons, crânes de pistache, nez de fouine, pontes vernis, malabars et excédents de bagages ! Ici, pur jus d’infamie ! ». Je recommande d’ailleurs le gros délire qui dure de là jusqu’à 537. Je signale aussi qu’il faut se munir d’une bonne provision d’attention pour suivre la progression par questions et réponses (sur soixante-dix pages, quand même).
L’auteur ne se gêne pas pour qualifier son propre livre de « barguigneuse, encyclopédique et chaotique chronique ». C’est dans l’apostrophe à Théodore Purefoy, dont l’épouse va pondre ou a pondu son marmot. La diatribe ne manque d’ailleurs pas d’un jus bien énergique.
Voici pour finir une petite anthologie de phrases rencontrées : « Il fouge le sable ; un soleil homerule ; cette rougeur hectique, c'est bien la fin ; qu'est-ce qu'il pouvait bien manger ? Quelque chose de goulucieux, Saint Patrick l'avait converti au Christianisme ; puanteur du perlot ; un large tapabor acéphale ; trois gouttes d'usquebac ; lui chevétaine issu des chevétaines ; gachte de gachte, il en était ce qui s'appelle abalobé ; les règles compliquées de l'allitération et de l'isopsèphe de l'englyn gallois ; avec son air de barbacole ; le bruit de Bruin embête l'avette ; outre, ça m'en mastique une fissure ; c'est Bibilolo ».
Sur Bibilolo, je m'arrête, car c'est de la musique. Pour de la musique contemporaine, ce n'est pas mal. C'est Marc Monnet qui l'a composée. Avec l'explication de vote suivante : « Bibilolo est un jeu. Babillages, jeu de sons, jonglage, le plaisir domine. Des sons propres, animaliers ou totalement saturés ». Je suis assez d'accord. C'est un disque "Accord", avec les Percussions de Strasbourg. Ça n'a aucun rapport, je sais, mais j'avais fini.
Je ne m’éterniserai pas sur l’infernale recherche de vocabulaire, sur l’infernal travail sur la syntaxe, sur l’infernale érudition que veut condenser James Joyce (quand il s’attaque aux figures de style, en abordant l’éloquence journalistique, allez, c’est une rafale de 96 figures qu’il vous crache à la figure !). Ce livre est en soi-même son propre éloge et sa propre poubelle. C’est en soi un grand TOUT.
Voilà ce que je dis, moi.
dimanche, 11 décembre 2011
J'AI LU "ULYSSE" DE JAMES JOYCE
Ne vous étonnez pas si l’entrée en matière est tortueuse et sinusoïdale. C’est qu’il s’agit de bien situer les choses, n’est-ce pas. En entrant dans le salon, vous n’aimeriez pas non plus constater que la lampe ne trône pas au milieu de son napperon et que les tableaux au mur piquent du nez. Je n’irai pas jusqu’à réclamer que tout soit tenu comme le palier de la pension où loge Harry Haller, le personnage du Loup des steppes, de Hermann Hesse : la logeuse est vraiment trop maniaque.
Sinon, vous pouvez vous dire qu’Erroll Garner rendait quasiment fous son bassiste et son batteur (mettons Eddie Calhoun et Denzil Best, pour cette fois) en commençant chacun de ses morceaux par des introductions où il errait pendant des temps variables entre diverses tonalités, avant de tomber sur la bonne, comme s’il l’avait vraiment cherchée. Du côté des « sidemen », ça fumait ! Loin de moi la prétention de me comparer, évidemment.
Alors voilà, selon Thomas Mann, la littérature du XXème siècle repose sur un trépied : Marcel Proust, et La Recherche du temps perdu ; Louis-Ferdinand Céline et Voyage au bout de la nuit, avec tout ce qui suit ; James Joyce, et Ulysse. J'avais lu les deux premiers, pas le troisième, jusqu'à, somme toute, une époque assez récente. J'hésitais, parce que le livre était entouré d'une aura sulfureuse. Vous connaissez mon rigorisme moral et le puritanisme altier de ma pudeur cénobitique. Il paraît que c'est parce que c'est plein de saletés et d'obscénités que l'auteur a beaucoup couru après les éditeurs pour être publié.
Donc, par acquit de conscience, j’ai acheté la nouvelle traduction de Ulysse, de James Joyce, celle que Gallimard a publiée en 2004 sous la direction de JACQUES AUBERT, qui était, voire est encore professeur à l’Université Lyon II. J’avais croisé JACQUES AUBERT il y a bien longtemps au monastère de La Tourette, à Eveux, célèbre pour avoir été conçu et dessiné par CHARLES-EDOUARD JEANNERET-GRIS, dit LE CORBUSIER. C’était dans les murs du centre THOMAS MORE.
C’est un très beau monastère, la preuve, le parc est vaste et magnifique. C’était à l’occasion d’un séminaire de DENIS VASSE. Oui, je l’avoue, j’ai traîné la coque de mon rafiot dans ces eaux-là, qui n’avaient pas l’air d’être trop hostiles à des barcasses novices comme la mienne. Je précise que, pour ce qui est de la psychanalyse – car c’est bien de cela qu’il s’agit – je le suis resté, novice, indécrottablement, au point de me demander parfois ce que je suis allé faire par là.
Bon, sans entrer dans trop de détails, j’étais tombé sur l’annonce d’un sujet qui m’intéressait, parce qu’il concernait un travail que je me proposais à l’époque de mener à bien, et que j’en attendais des informations utiles. Je dis bien : à l’époque. Drôle d’ambiance, je vous jure. Le psychanalyste, qui formait le gros de l’infanterie, grouillait pire que vermine, l’université avait délégué un beau bataillon de savants, dont je connaissais quelques-uns, et l’hôpital n’était pas en reste, avec une très présentable escadrille de médecins et infirmières. Oui, qu’est-ce que je faisais là ?
Je n’ai pas regretté, néanmoins. Oui, les repas servis à la cantine étaient d’une qualité tout à fait honorable, et les conversations réellement décontractées. Je n’avais pas encore chanté en compagnie de Michel Cusin, futur président de Lyon II (décédé il y a un ou deux ans, hélas) et collègue de Jacques Aubert, aussi brillant que lui. C’était sous la direction de Bernard Tétu, dans les Choeurs de l'orchestre de Lyon.
Il y avait encore Claude Burgelin, homme subtil, agréable et modeste. Sa femme, psychanalyste, qui écrit sous le nom de Béatrice de Jurquet (je conseille La Traversée des lignes, et Le Jardin des batailles), était présente. Il y avait enfin Adolphe Haberer, lui aussi de Lyon II. Oui, je sais, ça va finir par faire beaucoup de majuscules, mais c’est qu’il y a beaucoup de noms de personnes.
Denis Vasse, il faut quand même dire que c’était lui le maître des cérémonies. Il est possible que certains diraient « gourou ». Ce qui est sûr, c’est qu’avec lui aux commandes, l’auditoire avait intérêt à s’accrocher. Ce n’est pas n’importe qui, cet homme-là. Bien qu’il soit jésuite (oui oui, S. J.), il a écrit un des livres les plus merveilleux qu’il m’ait été donné de lire.
C’est L’Ombilic et la voix. Sous-titre : « Deux enfants en analyse ». C’est du costaud. Beaucoup trop costaud pour moi sur le plan technique : quand ça part dans le dur du psychanalytique, je le dis honnêtement, je suis complètement dépassé. Mais ce livre, je ne l’ai pas lu comme un exposé aride, non, je l’ai lu comme un roman. C’est le récit de deux aventures, des enfants emmurés au départ dans quelque chose que je ne saisis pas.
L’art (je ne trouve pas d’autre mot) de l’auteur est de faire alterner l’aridité des exposés et l’intensité des dialogues tenus au cours des séances entre l’enfant et lui. Et l’on perçoit, au fil du temps, qu’un petit être humain voit se fendiller une carapace, et sent l’air commencer à circuler autour de lui et en lui. L’impression qui s’en dégage, quand tu fermes le livre, est très puissante. La force vient sans doute aussi du fait que le texte est accompagné des dessins des gamins, et là, plus de doute : entre les premiers et les derniers, quelque chose de vital s’est passé. Bref, je ne comprends pas tout, mais ça percute fort. Je pourrai une autre fois dire quelques petites choses des deux séminaires auxquels j’ai participé.
Bref, tout ça pour dire que Jacques Aubert fit une communication. Dont je ne me souviens pas du premier, et encore moins du dernier mot. Mais de grande classe. Car c’est un homme très discret, mais de toute première force, et d’une envergure majestueuse. Tout ce qu’il faut faire pour arriver au but, c’est incroyable. Mais vous voyez que je ne pouvais pas faire autrement.
Voilà ce que je dis, moi.
Promis, demain, on arrive au livre.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ulysse, james joyce, hermann hesse, le loup des steppes, erroll garner, thomas mann, marcel proust, louis-ferdinand céline, la recherche du temps perdu, voyage au bout de la nuit, jacques aubert, valéry larbaud, le corbusier, denis vasse, michel cusin, bernard tétu, claude burgelin, béatrice de jurquet, psychanalyse, l'ombilic et la voix