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mardi, 03 mai 2016

LE RYTHME, LE COLLECTIF ET LE PUBLIC

004.jpgAvec John Mayall et son groupe (Blue Mitchell, Clifford Solomon, Larry Taylor, Ron Selico, Freddy Robinson), l’événement rythmique collectif se produit dans « Good times boogie », et dure environ une minute, à partir de 5’15". C'est là que les gars cessent de jouer une musique qu'ils ont apprise : ils se sont trouvés ! A ce moment, ils sont devenus la musique en personne. En nom collectif. Mais ce qui se passe sur scène vient aussi de ce qui se passe avec la salle. 


Cela ne s'explique pas. Et ça ne dure pas, les instants à saisir par les oreilles. J'ai eu le même sentiment en entendant « What is this thing called love ? » par le trio Jarrett, Peacock, DeJohnette (c'est dans Whisper not, Paris, 1999, à partir de 8'33", quand Jarrett réduit son piano à un "Salt Peanuts" répétitif et discret, pour accompagner la fin du solo de Peacock, mais surtout l'effervescent solo de DeJohnette à la batterie, on ne peut pas s'y tromper : c'est à la reprise du thème que le public, n'en pouvant plus, éclate).

Ce qui m’intéresse dans « Mile 0 », dans le disque Uzeb live in Europe, c’est, en même temps que003.jpg l’événement collectif, la guitare basse d'Alain Caron qui, pendant presque tout le morceau (elle se tait parfois) et de sa technique assez particulière, fouette l’oreille de son timbre ultramétallique, comme un plectre impitoyable. La composition du morceau dans son ensemble, le thème principal en particulier, n’enlève rien à cette impression d’entraînement irrésistible.

Là encore, l’enthousiasme du public fait une bonne part du travail. C'est comme le professeur, quand il est face à une classe d'excellence. De deux choses l'une : soit il s'écrase comme une bouse de vache. Soit il se transcende et devient plus grand que lui-même, gravant quelques moments inoubliables dans quelques mémoires, à commencer par la sienne.


Il n’y a pas à tortiller du croupion, la présence active du public lors de l’enregistrement donne corps et consistance à la croyance, comme une confirmation éclatante, que j'ai raison de vibrer à ce que je suis en train d’écouter. 

001.jpgIl se produit quelque chose d'analogue quand j'écoute, de l'immense Oum Khalsoum (Om Kalsoum, Om Khaltoum, Oum Khoultoum ou comment que son nom s'écrive), l'enregistrement public de "Ana Fe Entezarak" (46'35"), de "Ahl El Hawa" (45'35") ou de "Keset El Ams" (mon préféré, 58'30") : l'enthousiasme des hommes qui sont là m'explique quelque chose de ce qu'il faut entendre et retenir du chant de "la perle de l'Orient". C'est précisément pourquoi je n'ai d'elle que des enregistrements publics.

Ou quand j'écoute "Sweet and lovely" (Erroll Garner, Eddie Calhoun, Kelly Martin,002.jpg 5'35"), qu'on trouve dans One world concert, en entier, mais attention à partir de 3'47" : à un moment donné, il se passe quelque chose du côté de la pulsation et de la syncope. Là encore, c'est à saisir, parce que ça ne dure pas.

Sans public, un artiste n'est rien qu'une sale manie. C'est Brassens qui le dit, dans "Le mauvais sujet repenti" (la chanson qui finit par le délicieux : "Comme je n'étais qu'un salaud, J'me fis honnête"). C'est le même Brassens qui chante « Si le public en veut, je les sors dare-dare. S'il n'en veut pas, je les remets dans ma guitare, Refusant d'acquitter la rançon de la gloire, Sur mon brin de laurier, je m'endors comme un loir » (on a reconnu les "Trompettes de la renommée").


Il a raison. Brassens a toujours raison. Même quand il a tort. Il a un vrai public. C'est même pour ça que Brassens a pu devenir Tonton Georges.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 01 février 2016

APRÈS LA FERMETURE

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Je ne suis pas photographe, mais … je fais des photos. Et ça, c'est de la faute de la chère Madeleine D., au charmant visage ridé comme une vieille pomme, qui m'avait étourdiment offert un Ultra-Fex (pellicule 6x9 petit trou) avant même que j'aie passé mon permis. Je ne l'ai jamais passé, mais je roule quand même. Entendons-nous : je n’ai jamais eu l’intention d’en faire un métier, pour une raison très générale, qui pourra sembler étrange, et même inadmissible : je n’ai jamais voulu exercer un métier, quel qu’il soit.

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Les hasards et les nécessités de l’existence m’ont porté là où il m’a fallu tenter d’exister, bien obligé. Je me suis toujours efforcé de faire face aux circonstances. Mais parvenu là où il m’a fallu être et demeurer, je n’ai jamais fait le moindre effort pour acquérir la technicité ou le professionnalisme que ma fonction supposait. Pareil pour la photo. Les éventuels savoir-faire sont venus "sur-le-tas". J'ai toujours improvisé. Selon les situations. J'ai avancé en oubliant, donc en inventant un présent à mon usage. 

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C'est peut-être de là que me vient le goût prononcé pour le jazz en petite formation : la vie réelle se fabrique par les interactions entre vivants. Piano, basse, batterie (Jarrett-Peacock-DeJohnette ; Jamal-Crosby-Fournier ; Garner-Calhoun-Best ; Mehldau-Grenadier-Rossy ; ...) : on ne sait pas où on va, mais on y va joyeusement, on verra bien. C'est comme la vie, avec ses hauts et ses bas. Ses creux et ses intensités jouissives. Ses calmes plats et ses orages. Ses paix et ses guerres.

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Le grand orchestre, c'est un chef qui se fait obéir, c'est une partition (presque) toute écrite, c'est des musiciens payés pour exécuter, pas pour inventer. Moi je me dis : il vaut mieux chercher qu'avoir trouvé. L'acquis est un poids pour l'âme. Il vaut mieux improviser. Une forme d'autodidactisme, si je ne me trompe.

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Les professionnels de la profession m’ont toujours un peu ennuyé, toujours prêts qu'ils sont à vous faire porter le fardeau de leur « compétence ». C'est presque toujours leur fonction qui parle, presque jamais leur personne : après tout, on se fiche bien de connaître la manière dont Montaigne administra la ville de Bordeaux. La compétence, ça donne des certitudes et une sécurité, malheureusement je ne possède que quelques convictions. Une pente naturelle me porte vers une paresse existentielle. Résultat : doué pour rien, bon à tout, spécialiste de pas grand-chose, résolument "culturgénéraliste", guidé par les possibles encore possibles. Une spécialité, c'est des œillères. J'ai toujours préféré collectionner, tous les sens aux aguets.

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Par suite, j'aimerais que les images qu’il m’arrive de montrer ici, avec leurs défauts techniques et leurs maladresses, soient considérées davantage comme des comptes rendus de rêveries et d'errances curieuses, comme des ébauches de poèmes visuels, que comme des photographies habilitées à recevoir l’estampille officielle. 

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Les visiteurs de ce blog connaissent sans doute mes séries « Le Monde dans la vitre » (reflets plus ou moins complexes, voire confusants pour le regard) et « Le Monde derrière la vitre » (ombres chinoises de diverses natures, portées, à la nuit tombée, sur des fenêtres au verre dépoli, par une source lumineuse domestique, avant clôture des stores ou extinction des feux).

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Depuis peu, j’ai inauguré une nouvelle série. Pour le titre, j’hésite encore. Je me suis dit que « Après la fermeture » ne serait pas mal. C’est encore une histoire de vitres, et encore mieux : de vitrines. 

Voilà ce que je dis, moi.

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mardi, 15 juillet 2014

ERROLL GARNER, BIENFAITEUR

Bien des « critiques » (je pouffe) de jazz font la fine bouche en entendant le nom d’Erroll Garner : « C’est du jazz, ça ? » (je brais). Boris Vian, qui n’est pas connu pour être un grand trompettiste (malgré une réputation flatteuse, avec sa « trompinette » dans les caves germanopratines), mais enfin qui était un vrai connaisseur du jazz, l’appréciait beaucoup. Il avait raison. C’est d’ailleurs un des disques d’Erroll Garner (Concert by the sea, avec Eddie Calhoun (b) et Denzil Best (dm)) qui, de toute l’histoire du jazz, s'est le mieux vendu dans le monde.

 

C’est sûr qu’Erroll Garner, c’est assez spécial pour qu’on l’identifie au bout de la deuxième seconde d’écoute. Et d’abord cette main gauche incroyable, qui plaque ses accords (on appelle ça « block chords ») sur les quatre temps, avec de curieuses notes intermédiaires et certains accords singulièrement martelés, donnant l’impression de sautiller (on voit bien faire le pianiste sur son tabouret). Et puis cet incroyable léger décalage de la main droite, qui donne envie de bondir.

 

La musique d’Erroll Garner donne une idée exacte de ce qu’est le bonheur d’être vivant à faire de la musique : sur les photos, on le voit jubiler d’être là. Et ça s’entend à ses grognements de satisfaction. Voilà : c’est une musique de la jubilation. Il adorait jouer en public et détestait répéter avant les concerts. Ou alors il ne tenait aucun compte de ce qu’il avait fait en répétition. Il était dans l’improvisation permanente.

 

C’est sûr que c’était difficile pour le bassiste et le batteur (respectivement Eddie Calhoun et Denzil Best sur Concert by the sea), jamais capables de prévoir, à l’écoute, dans son introduction du morceau suivant, dans quelle tonalité et sur quel titre ses pieds allaient retomber. Tiens, par exemple, écoutez l'introduction de « I’ll remember april » (Concert by the sea), pour voir : même que le public met plusieurs secondes à identifier le titre et à applaudir quand il en attaque le thème ! Le moins qu’on puisse dire, c’est que les « sidemen » devaient faire preuve de vigilance et de réactivité. Paresseux et fonctionnaires s’abstenir !


 

Si on me demandait quel titre en particulier il faut écouter, je serais bien embarrassé. Si on me poussait dans mes retranchements, j’avouerais avoir un faible pour « Sweet and lovely » (One world concert). Et je conseillerais à ceux qui se demandent encore ce que c’est que le « swing » d’être particulièrement attentifs à ce que les trois comparses font dans la séquence qui commence aux alentours de la quatrième minute. Moi, chaque fois que je l'écoute, ça me laisse sur le cul : rien de spectaculaire, mais de l'énorme à l'arrivée. Cela s'appelle l'art du swing.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

dimanche, 11 décembre 2011

J'AI LU "ULYSSE" DE JAMES JOYCE

Ne vous étonnez pas si l’entrée en matière est tortueuse et sinusoïdale. C’est qu’il s’agit de bien situer les choses, n’est-ce pas. En entrant dans le salon, vous n’aimeriez pas non plus constater que la lampe ne trône pas au milieu de son napperon et que les tableaux au mur piquent du nez. Je n’irai pas jusqu’à réclamer que tout soit tenu comme le palier de la pension où loge Harry Haller, le personnage du Loup des steppes, de Hermann Hesse : la logeuse est vraiment trop maniaque. 

 

Sinon, vous pouvez vous dire qu’Erroll Garner rendait quasiment fous son bassiste et son batteur (mettons Eddie Calhoun et Denzil Best, pour cette fois) en commençant chacun de ses morceaux par des introductions où il errait pendant des temps variables entre diverses tonalités, avant de tomber sur la bonne, comme s’il l’avait vraiment cherchée. Du côté des « sidemen », ça fumait ! Loin de moi la prétention de me comparer, évidemment.

 

 

Alors voilà, selon Thomas Mann, la littérature du XXème siècle repose sur un trépied : Marcel Proust, et La Recherche du temps perdu ; Louis-Ferdinand Céline et Voyage au bout de la nuit, avec tout ce qui suit ; James Joyce, et Ulysse. J'avais lu les deux premiers, pas le troisième, jusqu'à, somme toute, une époque assez récente. J'hésitais, parce que le livre était entouré d'une aura sulfureuse. Vous connaissez mon rigorisme moral et le puritanisme altier de ma pudeur cénobitique. Il paraît que c'est parce que c'est plein de saletés et d'obscénités que l'auteur a beaucoup couru après les éditeurs pour être publié. 

 

Donc, par acquit de conscience, j’ai acheté la nouvelle traduction de Ulysse, de James Joyce, celle que Gallimard a publiée en 2004 sous la direction de JACQUES AUBERT, qui était, voire est encore professeur à l’Université Lyon II. J’avais croisé JACQUES AUBERT il y a bien longtemps au monastère de La Tourette, à Eveux, célèbre pour avoir été conçu et dessiné par CHARLES-EDOUARD JEANNERET-GRIS, dit LE CORBUSIER. C’était dans les murs du centre THOMAS MORE. 

 

C’est un très beau monastère, la preuve, le parc est vaste et magnifique. C’était à l’occasion d’un séminaire de DENIS VASSE. Oui, je l’avoue, j’ai traîné la coque de mon rafiot dans ces eaux-là, qui n’avaient pas l’air d’être trop hostiles à des barcasses novices comme la mienne. Je précise que, pour ce qui est de la psychanalyse – car c’est bien de cela qu’il s’agit – je le suis resté, novice, indécrottablement, au point de me demander parfois ce que je suis allé faire par là. 

 

Bon, sans entrer dans trop de détails, j’étais tombé sur l’annonce d’un sujet qui m’intéressait, parce qu’il concernait un travail que je me proposais à l’époque de mener à bien, et que j’en attendais des informations utiles. Je dis bien : à l’époque. Drôle d’ambiance, je vous jure. Le psychanalyste, qui formait le gros de l’infanterie, grouillait pire que vermine, l’université avait délégué un beau bataillon de savants, dont je connaissais quelques-uns, et l’hôpital n’était pas en reste, avec une très présentable escadrille de médecins et infirmières. Oui, qu’est-ce que je faisais là ? 

 

Je n’ai pas regretté, néanmoins. Oui, les repas servis à la cantine étaient d’une qualité tout à fait honorable, et les conversations réellement décontractées. Je n’avais pas encore chanté en compagnie de Michel Cusin, futur président de Lyon II (décédé il y a un ou deux ans, hélas) et collègue de Jacques Aubert, aussi brillant que lui. C’était sous la direction de Bernard Tétu, dans les Choeurs de l'orchestre de Lyon. 

 

Il y avait encore Claude Burgelin, homme subtil, agréable et modeste. Sa femme, psychanalyste, qui écrit sous le nom de Béatrice de Jurquet (je conseille La Traversée des lignes, et Le Jardin des batailles), était présente. Il y avait enfin Adolphe Haberer, lui aussi de Lyon II. Oui, je sais, ça va finir par faire beaucoup de majuscules, mais c’est qu’il y a beaucoup de noms de personnes. 

 

Denis Vasse, il faut quand même dire que c’était lui le maître des cérémonies. Il est possible que certains diraient « gourou ». Ce qui est sûr, c’est qu’avec lui aux commandes, l’auditoire avait intérêt à s’accrocher. Ce n’est pas n’importe qui, cet homme-là. Bien qu’il soit jésuite (oui oui, S. J.), il a écrit un des livres les plus merveilleux qu’il m’ait été donné de lire. 

 

C’est L’Ombilic et la voix. Sous-titre : « Deux enfants en analyse ». C’est du costaud. Beaucoup trop costaud pour moi sur le plan technique : quand ça part dans le dur du psychanalytique, je le dis honnêtement, je suis complètement dépassé. Mais ce livre, je ne l’ai pas lu comme un exposé aride, non, je l’ai lu comme un roman. C’est le récit de deux aventures, des enfants emmurés au départ dans quelque chose que je ne saisis pas. 

 

L’art (je ne trouve pas d’autre mot) de l’auteur est de faire alterner l’aridité des exposés et l’intensité des dialogues tenus au cours des séances entre l’enfant et lui. Et l’on perçoit, au fil du temps, qu’un petit être humain voit se fendiller une carapace, et sent l’air commencer à circuler autour de lui et en lui. L’impression qui s’en dégage, quand tu fermes le livre, est très puissante. La force vient sans doute aussi du fait que le texte est accompagné des dessins des gamins, et là, plus de doute : entre les premiers et les derniers, quelque chose de vital  s’est passé. Bref, je ne comprends pas tout, mais ça percute fort. Je pourrai une autre fois dire quelques petites choses des deux séminaires auxquels j’ai participé. 

 

Bref, tout ça pour dire que Jacques Aubert fit une communication. Dont je ne me souviens pas du premier, et encore moins du dernier mot. Mais de grande classe. Car c’est un homme très discret, mais de toute première force, et d’une envergure majestueuse. Tout ce qu’il faut faire pour arriver au but, c’est incroyable. Mais vous voyez que je ne pouvais pas faire autrement. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Promis, demain, on arrive au livre.