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mardi, 13 mars 2012

HERMANN BROCH : LES SOMNAMBULES (fin)

Troisième livre : Huguenau ou le réalisme. L’action se passe en 1918. Wilhelm Huguenau, enfin, en plus d'être Alsacien, est un « commerçant entreprenant, avisé et sérieux ». Obligé de faire la guerre en 1917, il commence par déserter. Il arrive dans une petite ville de l’Eifel. Il ne perd pas de temps : il passe une annonce pour acheter des lots de vin de Moselle à prix modéré, et fait donc la connaissance du même Esch que l’on connaît, rédacteur du Messager de l’Electorat de Trèves, une feuille locale.

Huguenau, l’homme plein de projets fumeux, passe son temps à mentir et à échafauder alors qu’il ne possède pas la première pierre de l’édifice qu’il projette. Son « truc » est de faire entrer les autres dans ses combines : le mouvement se prouve en marchant, n’est-il pas vrai ? On pourrait ajouter : et en faisant marcher. 

 

On découvre Hanna Wendling, femme d’un avocat, qui vit dans un certain luxe et qui aime se dorloter en pensant à son mari qui se bat quelque part en Bessarabie. On rencontre Von Pasenow, devenu un vieux monsieur, mais toujours militaire, avec le grade de Commandant. Huguenau se fait passer pour envoyé par le service de presse pour contrôler les agissements du responsable du journal local, qui a pu paraître louche. Il manigance, il a des idées, il manipule, tenant aux uns et aux autres des discours différents. On trouve un assez drôle portrait de la quintessence du comptable (p. 407).

 

HERMANN BROCH s’inspire de JAMES JOYCE et de son Ulysse pour écrire ce livre, souvent interrompu par des épisodes qui finissent par former des récits autonomes. Il y a par exemple l’histoire de la jeune salutiste de Berlin, dont les 16 épisodes viennent régulièrement ponctuer le récit concernant Huguenau.

 

Autres épisodes réguliers : « Dégradation des valeurs » (10) : « On dirait que la monstrueuse réalité de la guerre a supprimé la réalité du monde. » Chacune de nos vies se déroule, « pour ainsi dire conformément à une logique en sous-vêtements ». Merveilleuse expression : « Un logique en sous-vêtements ». Pour ne pas dire « à poil », sans doute.  

 

La guerre induit une schizophrénie, une « dissociation de la totalité de la vie et des expériences, qui va beaucoup plus au fond qu’une séparation en individus isolés, c’est une dissociation qui descend jusque dans les profondeurs de l’individu isolé et de l’unité même de sa réalité. » Il y a la petite Marguerite, qui réclame de l’argent à Huguenau. Huguenau signe un contrat avec Esch pour l’achat de son journal. 

 

Il y a Ludwig Gödicke qui a été si gravement blessé qu’on ne sait pas comment il a fait pour être encore en vie : son corps et son âme sont en fragments, mais qui tendent à se recoller lentement. Il y a le sous-lieutenant Jaretzki, qu’on ampute au-dessus du coude gauche, car il a été gazé, ce qui a produit une gangrène. Il y a une réflexion sur le style (« pour une époque, il n’y a rien de plus important que son style »), où l’auteur dévoile un dégoût incommensurable pour son époque.

 

La volonté de style a été, dit-il, dépassée par la technique. « Le style c’est quelque chose qui traverse de la même manière toutes les expressions d’une époque. » « Car, quoi que l’homme fasse, il le fait pour anéantir le temps, pour le supprimer, et cette suppression s’appelle l’espace. »  

 

Le livre oscille entre fragments de récits et dissertations sur l’art, les valeurs, le crime, etc. Il passe parfois par des poèmes. HERMANN BROCH attribue tout le Mal de l’époque au rejet de Dieu. Ce sera encore plus net dans Le Tentateur. Il craint par-dessus tout le retour de l’humanité – retour qu’il pressent avec effroi – au grand « Léviathan » de HOBBES, « l’universel combat de tous contre tous ». 

 

C’est aussi un philosophe qui se sert du roman pour exposer ses idées : c’est tout à fait net dans un autre livre extraordinaire La Mort de Virgile. Il parle des spécialistes, des experts, des spécialités, affirmant qu’il y a autant d’absolus que de disciplines, et autant d’absolus qui s’ignorent entre eux, ayant chacun leur logique propre. 

 

Il se permet même (p. 625) de faire un « cours de théorie de la connaissance ». Il déplore l’héroïsation de la machine dans cette civilisation. « Mais quand on en a vraiment tué quelques-uns pour de vrai, on n’a sans doute plus besoin, pour toute sa vie, de prendre un livre en main. » 

 

« Car le Moyen Age possédait le centre idéal des valeurs qui importent, possédait une valeur suprême à laquelle toutes les autres valeurs étaient assujetties : la croyance dans le Dieu chrétien. » Avec les machines, l’être se dissout en une pure fonction. Autant dire que la civilisation européenne, et peut-être la civilisation humaine, meurt du triomphe de la technique.  

 

Le Commandant publie un article dans le journal où il appelle les lecteurs à croire en Dieu. Ce sera au tour de Esch de se mettre à la Bible. Huguenau essaie de perdre Esch dans l’esprit du Commandant en lui envoyant des « rapports secrets » où il expose les « faits » supposés l’accabler. Mais Esch et le Commandant se retrouvent sur le terrain de la foi. 

 

L’auteur fait une longue analyse du Protestantisme, non une religion, dit-il, mais la première secte. Huguenau finira par planter une baïonnette dans le dos de Esch, dans une ville en train de brûler. Huguenau est « affranchi des valeurs ». Il reprendra très bourgeoisement, pour la perpétuer, l’affaire paternelle à Colmar.

 

Voilà ce que je dis, moi.

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