xTaBhN

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

samedi, 17 novembre 2012

BANDE DESSINEE : L'ÂGE D'OR ?

Pensée du jour :

GRILLE 6.jpg

"GRILLE" N°6

 

« Le bonheur date de la plus haute antiquité. (Il est quand même tout neuf, car il a peu servi) ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

L’un de mes plus beaux souvenirs de bande dessinée n’est pas une image, c’est une phrase : « Ta médiocre beauté ne m’a déjà que trop gâché l’aube naissante ». Ça c’est du texte. CUVELIER 12.jpgEt du littéraire, s’il vous plaît. Pour l’éventuelle élite des amateurs authentiques, je le déclare : la phrase est tirée d’Epoxy, une Bande Dessinée de PAUL CUVELIER, où l’auteur s’en donne à cœur joie avec la mythologie grecque. Mais il s’en donne aussi à cœur joie avec le corps féminin, pour lequel il ne cache pas un penchant irrésistible qui mérite notre sympathie (purement esthétique, s’entend !).CUVELIER P.jpg

 

 

C’est Aphrodite en personne qui s’adresse à l’héroïne de PAUL CUVELIER, dans ce livre où l’action semble se dérouler sous les tropiques, vu la façon dont toutes les femmes sont habillées. Enfin, quand je dis « habillées », c’est une façon de parler. En réalité, c’est une belle œuvre qui offre au dessinateur le prétexte de déclarer son amour aux formes féminines, qu’il représentait, avec une tendresse visible, dans une sorte d’infini de variantes posturales, sans jamais donner prise à la plus légère once de vulgarité.

CUVELIER 3.jpg

EPOXY CHEZ LES AMAZONES, C'EST VIOLENT, MAIS PAS TOUT LE TEMPS 

 

Sans aller jusqu'aux coquineries d'un DANY, qui s'est fait une spécialité du dessin d'humour érotique, je citerai, dans le même genre d'amoureux du corps féminin, le dessinateur TAFFIN, en particulier un fascicule intitulé Fume...c'est du Taffin (Kesselring, 1976). Tout n'est pas très bon, c'est vrai, ça sent son côté gentillet des années 1970, flower power, peace and love (que GOTLIB, me semble-t-il, écrivait d'ailleurs "pisse and love", accompagné de "phoque and chite" dans un des premiers numéros de L'Echo des savanes).

photographie,littérature,alexandre vialatte,bande dessinée,paul cuvelier,époxy,mythologie grecque,corps féminin,nu,spirou,tintin,pilote,opéra de lyon,opérette,l'auberge du cheval blanc,bdm,bera denni mellot,trésors de la bande dessinée,catalogue,france,robinson crusoë,argus officiel,le guêpier,daniel ceppi,aventures de stéphane,édition originale,françois hollande,librairie expérience,rue du petitee david,adrienne krikorian,capitaine cormorant,hugo pratt,publicness,corto maltese 

J'en retire cependant deux images : l'une est un dessin (ci-dessus), l'autre est une photo (ci-dessous). Le dessin semble caresser les contours du personnage. Quant à la photo, elle représente CAROLE LAURE (photographiée par DUSAN MAKAVEJEF) en train de prendre un délicieux bain de chocolat.

photographie,littérature,alexandre vialatte,bande dessinée,paul cuvelier,époxy,mythologie grecque,corps féminin,nu,spirou,tintin,pilote,opéra de lyon,opérette,l'auberge du cheval blanc,bdm,bera denni mellot,trésors de la bande dessinée,catalogue,france,robinson crusoë,argus officiel,le guêpier,daniel ceppi,aventures de stéphane,édition originale,françois hollande,librairie expérience,rue du petitee david,adrienne krikorian,capitaine cormorant,hugo pratt,publicness,corto maltese 

Tout ça pour dire que j’ai été fan de Bande Dessinée. Cela m’a passé, mais pendant longtemps, je me suis shooté à l’hebdomadaire (Spirou, Tintin, plus tard Pilote, au temps de leur splendeur), et à l’album (quand il n’en paraissait pas plus de 150 par an, cela restait dans mes moyens). Tout ce qui sortait, ou à peu près. J’étais « accro », il me fallait ma piquouse sous peine de manque. Maintenant, il en paraît 1500 chaque année, comment voulez-vous ?

 

 

C’était quand la bande dessinée appartenait à la catégorie des « loisirs populaires » (expression à prononcer avec une nuance de mépris, si l’on veut être « à la page »). Le cas ressemble un peu à celui de l’opérette. Car il fut un temps où l’Opéra de Lyon était encore indemne du virus du snobisme culturel et de l’exaltation lyrique de « faire moderne ». 

 

photographie,littérature,alexandre vialatte,bande dessinée,paul cuvelier,époxy,mythologie grecque,corps féminin,nu,spirou,tintin,pilote,opéra de lyon,opérette,l'auberge du cheval blanc,bdm,bera denni mellot,trésors de la bande dessinée,catalogue,france,robinson crusoë,argus officiel,le guêpier,daniel ceppi,aventures de stéphane,édition originale,françois hollande,librairie expérience,rue du petitee david,adrienne krikorian,capitaine cormorant,hugo pratt,publicness,corto malteseC’était le temps où l’Opéra de Lyon ne rechignait pas devant les « loisirs populaires », et n’avait pas honte de produire L’Auberge du cheval blanc (ci-contre "avant"). C'était avant que les metteurs en scène d’ « avant-garde » et les compositeurs d’ « avant-garde » n’aient décidé que c’était ringard et juste bon pour la poubelle (ci-contre "après"). C'est dans quelle chanson yé-yé qu'on entend : « Du passé faisons table rase » ? photographie,littérature,alexandre vialatte,bande dessinée,paul cuvelier,époxy,mythologie grecque,corps féminin,nu,spirou,tintin,pilote,opéra de lyon,opérette,l'auberge du cheval blanc,bdm,bera denni mellot,trésors de la bande dessinée,catalogue,france,robinson crusoë,argus officiel,le guêpier,daniel ceppi,aventures de stéphane,édition originale,françois hollande,librairie expérience,rue du petitee david,adrienne krikorian,capitaine cormorant,hugo pratt,publicness,corto maltese

 

 

C’était avant que des « experts » et « spécialistes » de BD autoproclamés de tout poil ne posent leur patte sur ce qui était à leurs yeux un « marché prometteur » et un « créneau porteur » pour donner un petit air « moderne » à tout ça et « faire sortir la BD du ghetto enfantin ». C'était avant que la BD passe du plaisir du « loisir populaire » à la consommation du « loisir de masse ». Passage qu'on peut situer autour de 1980.

 

BDM 1983.jpgPour vous dire, c’était avant que, une fois que le « marché » eut tenu ses promesses, messieurs BERA, DENNI et MELLOT n’entreprennent (c’était en 1979) d’inventorier non seulement tout ce qui paraissait de BD année après année, mais aussi tout ce qui avait paru depuis les origines (1805, d’après eux, avec le Robinson Crusoëd’un certain DUMOULIN, mais je conteste – voir ma note d’hier).BDM 2009.jpg

 

Dans le milieu, tout le monde connaît désormais l’incontournable et indispensable BDM –  véritable bible baptisée « argus officiel » – qui paraît revu et corrigé tous les deux ans, et qui vous donne la « cote » d’absolument tout ce qui a été publié depuis 1805, c’est vous dire le sérieux de cette entreprise florissante.

 

 

Vous apprenez ainsi que si vous avez l’originale du Guêpier de DANIEL CEPPI (1977, Editions Sans Frontières), votre capital est de 30€. Mais il faut savoir que l'album a connu un curieux pic dans les années 1980, puisqu’il est bizarrement monté, pendant un temps, à 600 francs, avant non pas de s’abouser, mais de redevenir normal (voilà que je parle comme un vulgaire HOLLANDE, moi, il va falloir surveiller ça). C’est un exemple parmi des milliers d’autres.

 

 

Moi je m’en fiche, de toute façon : je ne suis pas collectionneur. Ainsi, pour vous dire combien je suis bête, j’avais acheté 150 francs, à la librairie Expérience, une petite échoppe de la rue du Petit David, tenue par ADRIENNE (l'adorable ADRIENNE KRIKORIAN), une édition en sérigraphie de Capitaine Cormorant, de l’immense HUGO PRATT, numérotée et tout, magnifiquement et grassement encrée. Dans le BDM ? Il cote 850€ ! 

PRATT CORMORANT.jpg 

Moi, je l’ai revendu (je ne vous dirai pas combien) pour acheter d’autres nouveautés. Pareil pour les deux Corto Maltese de chez Publicness (respectivement 3000 et 500€). J’étais trop curieux des nouveautés pour collectionner. Plutôt cigale que fourmi, si vous voyez. Le plaisir de découvrir plutôt que le souci de posséder pour accumuler.

 

 

Par-dessus le marché, pour être un bon collectionneur, il faut savoir ce qu’on veut, faire un choix, car il n’y a pas de cumul des mandats possible (vous voyez ce que je veux dire ?), et c’est un métier à plein temps (un « full time job », comme refusent de dire les hommes politiques français, si soucieux de rester pas trop nombreux pour se partager profitablement le gâteau des responsabilités).

 

 

Ce n’est donc jamais le « marché » qui m’a guidé. C’est pour dire combien je suis un être désintéressé. Pas un pur esprit, mais pour ainsi dire, quoi !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 16 novembre 2012

UNE BANDADE DESSINEE ?

Pensée du jour :

AFFICHES 2.jpg

"STRATIGRAPHIE" N°2

 

(16 août 1914) « Une carte du théâtre de la guerre que j'ai sous les yeux ne fait aucune mention de Vaucouleurs et de Domrémy, entre Bar-le-Duc et Nancy. Il eût été à propos et combien patriotique ! de marquer ces deux localités ».

 

LEON BLOY

 

 

TEMPLE 4.jpgBon, avec le capitaine Haddock (voir hier) en bonhomme boule de neige qui débaroule une pente, images qu’on trouve dans Le Temple du soleil (à la page 33, soyons précis), on a compris qu’HERGÉ a « puisé » (pour être gentil) l’idée dans Les Malices de Plick et Plock,PLICK 4.jpg de l’ancêtre CHRISTOPHE qui, sous son vrai nom de GEORGES COLOMB, enseigna sérieusement les sciences naturelles à Paris, après de brillantes études (Normale Sup). C'était au début du vingtième siècle.

 

 

Sous son pseudonyme - CHRISTOPHE -, il écrivit et dessina – moins sérieusement, mais d’un certain côté beaucoup plus sérieusement, puisqu’on en parle encore – quatre chefs d’œuvre de ce qu’on appelait encore « histoires dessinées », j’ai nommé L’Idée fixe du savant Cosinus, La Famille Fenouillard, Les Facéties du sapeur Camember, auxquels s’ajoute le volume déjà cité. Il importe de connaître tout ça par coeur, comme on pense !

COSINUS 2.jpg 

Cosinus était le sobriquet dont quelques malveillants affublèrent le brave Zéphyrin Brioché lorsque, après une enfance batailleuse et fouettée, il devint brillant professeur à l’Ecole des tabacs et télégraphes (aussi vrai que je le dis !!!), une fois sorti de Polytechnique. Sa caractéristique ? En un mot, plus distrait, tu meurs. Cosinus est le parangon du DISTRAIT absolu.

COSINUS 3.jpg 

Mais les gens sont méchants : en fait, disons plutôt que, quand il était absorbé, plus rien d’autre au monde n’existait, comme le montrent les première et dernière vignettes du petit récit ici rapporté. Mais il me vient l’idée que Cosinus mérite une note entière à lui tout seul, de même que Fenouillard. Quant à Camember, je l’ai naguère évoqué ici même (cf. « N’oubliez pas La Bougie du sapeur », 29 février 2012). Ce n'est donc que partie remise.

COSINUS 4.jpg 

Avec ses « histoires dessinées », CHRISTOPHE est resté fidèle au legs du Suisse RODOLPHE TÖPFFER, qui demeure l’inventeur de la forme, avec Histoire de monsieur Jabot ou Les Amours de monsieur Vieux Bois TÖPFFER VIEUX BOIS 1.jpg(et quelques autres), autour des années 1830. On a déniché depuis un Robinson Crusoë d’un certain DUMOULIN, publié en 1805, et que certains n’hésitent pas à qualifier de « première bande dessinée de l’histoire ». 

COSINUS 1.jpg

LE DEFI EST EVIDEMMENT D'APPRENDRE PAR COEUR LE MOT EN ITALIQUES

(je vous le récite quand vous voulez)

Ces 150 gravures formant une « suite narrative », sorties d’on ne sait quelles oubliettes, ne sauraient faire illusion. A ce compte-là, autant qualifier d’ancêtre au carré JEAN-CHARLES PELLERIN, fondateur en 1796 de la société qui portait son nom, et qui est resté dans l’histoire comme l’inventeur des très célèbres « images d’Epinal ». Le temps de la grotte CHAUVET, avec ses bisons et autres lions rupestres, qu’il faudrait considérer  comme les Adam et Eve de toute bande dessinée, n’est pas loin. Mais Néandertal (enfin, à la rigueur, Sapiens Sapiens) auteur de BD, pourquoi pas, après tout ?

EPINAL 1.jpg

PLANCHE SORTIE DES ATELIERS PELLERIN

(dites-moi si ce n'est pas de la bande dessinée, si vous osez!)

On a donc compris que tout emprunt n’est pas qualifiable de plagiat : l’histoire de la musique est pleine d’emprunts, dont un nombre infime méritent qu’on inflige la flétrissure du plagiaire à ce que son infirmité créatrice a eu l’audace de présenter comme nouveau et personnel. Tous les musiciens, tous les peintres, tous les poètes ont rendu hommage à tel ou tel de leurs devanciers.

 

 

La morale de l’histoire ? Dis-moi qui t’a plagié, et je te dirai si tu es un génie. Moi, si un jour MICHEL-ANGE me plagie, je vous assure que je ne dirai rien ! Et ceci n’a rien à voir avec le pur et simple vol d’idées, auquel ont pu se livrer impunément je ne sais quels "BHV" et autres hommes d’affaires, qui ont fait l’erreur de se prendre pour des penseurs, voire des hommes d’action.

 

 

Personnellement, je serais la personne en question, je traînerais en diffamation celui qui a osé me traiter de Bazar de l'Hôtel de Ville. Il y a jurisprudence : le type, sur son quai de gare, quelque part dans le sud, qui a crié face aux CRS : « SARKOZY, je te vois », il en avait quelque part, mais surtout, la correctionnelle l'a purement et simplement relaxé. SARKOZY n'étant (hélas) pas considéré comme une insulte. Reste que je n'aimerais pas du tout être traité de "HOLLANDE".

 

 

On a aussi compris que la Bande Dessinée constitue l’une des bases sur lesquelles se sont édifiés le bric et le broc (pour ne pas dire La Rubrique-à-Brac, merci GOTLIB) de la construction qui me sert de bicoque baroque, intellectuelle et culturelle.

 

 

 

Quelqu’un qui ne connaîtrait rien des "Histoires de l’Oncle Paul" serait dans l’incapacité de comprendre la valeur nutritive de simples « histoires dessinées », quand elles n’ont pas l’invraisemblable prétention d’inventer je ne sais quelle « littérature » innovante, quand elles ne consistent pas à enfermer le lecteur dans d'interminables fantasmes vaguement spatiaux, carrément fantastiques et bourrés d'armes terrifiantes, de véhicules miraculeux, de créatures improbables et de véritables bombes sexuelles en série tenant lieu de personnages féminins.

 

 

 

Je vous parle d'un temps où les raconteurs d' « histoires dessinées » se contentaient de raconter le mieux possible de bonnes « histoires dessinées ». Je vous parle d'un temps où la bande dessinée ne se poussait pas du col et ne se voulait pas plus que, finalement, elle est : une littérature de divertissement à l'usage des plus jeunes. Je vous parle d'un temps où la Bande Dessinée ne cherchait pas à BD plus haut que son QI.

 

 

 

Le triomphe de la BD comme « genre littéraire » a des parfums d'infantilisation rampante des esprits. Je range dans le même « genre » la promotion des jeux vidéo, dans le journal Libération, au rang de rubrique à part entière. Et d'une façon plus générale, je me dis que l'imprégnation des esprits par l'omniprésence obsessionnelle de l'image n'est pas étrangère à la régression de l'état d'adulte à des stades antérieurs. Et c'est un ancien bédéphile averti qui le dit !

 

 

 

Les guetteurs et les prédateurs de « parts de marché » sont devenus légion. Ils ne reculent devant rien pour promouvoir la "valeur culturelle ajoutée" et le caractère définitivement irremplaçable d'une "intellectualité" allant jusqu'à l'artisterie de "salon" (de la BD, cela va sans dire, où les gogos spéculateurs sont priés de faire la queue pour avoir leur petit dessin d'auteur en page de garde). 

 

 

L'imaginaire contemporain est décidément aussi régressif et insatiable que blasé.

 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 15 novembre 2012

PLICK ET PLOCK CHEZ TINTIN

 

On ne discute plus d’HERGÉ, de nos jours. Le monde entier connaît les aventures de Tintin, reporter au Petit Vingtième. Tout le monde le sait, Tintin et Milou sont des totems adulés dans les villages du Congo, des justiciers détestés dans les gangs de Chicago, d’indéfectibles amis de Tchang dans les solitudes altières du Tibet. Comme on a dit : « Verdun, on ne passe pas ! », on peut dire : « Tintin, on ne touche pas ! ». Et ce n’est pas moi qui vais commencer à débiner la marchandise. 

 

Il y a un culte de Tintin qui, ne le nions pas, s’est répandu à travers le monde. On peut ajouter que certains commerçants avisés ont su mettre à profit la mode des « produits dérivés » pour améliorer l’état de leur compte en banque. A cet égard, je pense qu’on pourrait dire à bon droit que Tintin est le premier « blockbuster » de l’histoire, puisque les premières fusées XFLR-6 vendues dans le commerce (vous savez, le damier rouge et blanc, ça, c’était de la « com ») doivent remonter aux années 1950. Enfin, je n’en sais rien. 

 

Je ne suis certes pas « tintinolâtre », mais je peux me dire à bon droit « tintinophile », ayant, dans le temps, lutté victorieusement contre des individus qui croyaient pouvoir m’en remontrer dans la connaissance des détails. Mais ces temps épiques appartiennent au passé, et j’avoue que le goût du bachotage tintinesque, alors pratiqué en vue de briller auprès de quatre ou cinq obscurs quidams, ne fait plus, depuis longtemps, partie de mes priorités. Je vois désormais les choses avec un certain recul philosophique, et les viscères durablement pacifiées.

 

Cela rend d’autant plus intéressantes certaines « trouvailles » opérées au gré du hasard de lectures diverses. C’est ainsi que, ayant rouvert le volume des Malices de Plick et Plock, de CHRISTOPHE, je suis tombé sur des images qui m’ont ramené aussitôt à HERGÉ. Le volume est beaucoup moins connu que Le Sapeur Camember ou Le Savant Cosinus.

 

Sauf que Plick et Plock, ça a été publié entre 1893 et 1904. Longtemps avant Le Temple du soleil (1949), 13ème épisode de la saga (si l’on fait abstraction de l’assez mauvais épisode soviétique, soi-disant le premier, mais pour moi, ça vaut autant que la 1ère dent de lait tombée de la gencive de la 1èresouris, même si ça n'empêche pas l'édition princeps d'être cotée 35.000 euros, ils sont fous ces Romains).

 

Alors bon, quelque adepte contemporain de l’Eglise de l’Ou.Li.Po. (« Ouvroir de Littérature Potentielle ») plaidera je ne sais quel « plagiat par anticipation » (ils auraient tout aussi bien pu dire « précurseur postérieur » pour désigner le plagiaire), et dira que c’est GEORGES COLOMB (alias CHRISTOPHE) le coupable, et qu’il a piqué l’idée à HERGÉ (né en 1907) en reniflant sa boule de cristal.

 

Je vous explique. Dans Le Temple du soleil, Tintin, Milou, Haddock et Zorrino gagnent le dit temple en traversant les Andes. Sur tout leur parcours, de méchants Indiens tentent de les empêcher d’arriver. Parvenus aux neiges éternelles, ils subissent une avalanche déclenchée par l’éternuement d’Haddock. Pour le ressusciter, Tintin ouvre la bouteille de whisky, qu’Haddock, aussitôt réveillé, avale cul-sec.

Et c’est en poursuivant les lamas (rappelez-vous : « Quand lama fâché, senor, lui toujours faire ainsi. ») qu’il tombe (littéralement) sur les méchants, en se transformant en énorme boule de neige, qui les précipite du haut d’une falaise, alors que sa boule à lui se fracasse sur un rocher. Il l’a échappée belle.

Or on trouve, dans Plick et Plock, la même idée, pas au millimètre près, mais pas loin. Là, c’est Plick qui joue le rôle de la boule de neige, et c’est un « arbre providentiel » qui joue le rôle du rocher, Plock se contentant de jouer le rôle du whisky, puisque c’est lui qui pousse Plick dans la pente neigeuse. Même accident, même pied qui dépasse. Il n’y a pas à s’y tromper : HERGÉ a lu CHRISTOPHE. Mieux : il s’en est souvenu.  

That’s all, folks ! Juste le temps d’ajouter qu’ANDRÉ FRANQUIN s’est lui aussi souvenu de CHRISTOPHE dans une histoire de son Gaston Lagaffe. Gaston, qui a inventé un moyen révolutionnaire de se débarrasser du sapin de Noël sans semer des aiguilles partout (grâce à je ne sais plus quelle colle miraculeuse), se retrouve entièrement couvert des dites aiguilles. Et que c’est au hasard d’une corde pincée de son inénarrable gaffophone qu’il s’en trouve en un instant nettoyé (« Pff ! Gaston s’en sort toujours », lance-t-il à Fantasio ou Lebrac, je ne sais plus).

 

 

Eh bien on trouve un peu la même idée dans Plick et Plock : nos deux gnomes qui n'arrêtent pas de faire des bêtises sont aux prises avec l'électricité statique. L'un reste collé au mur, l'autre se voit recouvert des poils d'un caniche qui vient d'être tondu. Mlles Zig et Zag (souvenir des Voyages en zig-zag du grand RODOLPHE TÖPFFER ?) ne sont pas tombées de la dernière pluie, et d'un bout d'aiguille débarrassent illico les deux garnements. 

 

Longue vie à Tintin (bien qu’il manque carrément d'humour), longue vie à Gaston (parce qu’il est le bienheureux désordre dans une machine trop bien huilée). 

 

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 14 novembre 2012

DES MONUMORTS HUMAINS

Pensée du jour :

RUPESTRE 20.jpg

"RUPESTRE" N°20

 

(lettre à ANDRÉ R., le lendemain de l'incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, où sont mortes plusieurs grosses pointures féminines de la toute haute société parisienne) : « J'espère, mon cher André, ne pas vous scandaliser en vous disant qu'à la lecture des premières nouvelles de cet événement épouvantable, j'ai eu la sensation nette et délicieuse d'un poids immense dont on aurait délivré mon coeur. Le petit nombre des victimes, il est vrai, limitait ma joie. Enfin, me disais-je tout de même, enfin ! ENFIN ! voilà donc un commencement de justice ».

 

LÉON BLOY

 

 

Résumé : je termine aujourd'hui, à l'occasion du 94ème anniversaire de la fin de la grande catastrophe de 14-18, dont l'Europe n'est pas près d'avoir fini de payer les intérêts, une petite évocation de ces constructions entreprises en 1920 dans les 36.000 communes de France, en l'honneur de leurs 1.700.000 morts.

 

 

Tout en persistant à penser que qualifier ces morts de « héros » est aussi absurde que la guerre qui les a engloutis. Il suffit, pour se rendre compte que c'est une Histoire sans héros (titre d'une BD de DANY), de lire DORGELÈS (Les Croix de bois), BARBUSSE (Le Feu), REMARQUE (A l'Ouest rien de nouveau), JÜNGER (Orages d'acier), augmentés de quelques Français et de quelques Allemands.

 

 

 

En tout cas, faire du 11 novembre une cérémonie militaire, c'est, de la part de la nation, un extraordinaire abandon de souveraineté : l'armée est au service de la nation, et non l'inverse. C'est faire preuve d'un aveuglement presque aussi coupable que, par exemple, le crime commis par le colonel DIDIER, le 8 octobre 1914, sur la personne de JEAN-JULIEN CHAPELANT, qu'il a fait fusiller ligoté à son brancard dressé debout contre un pommier, parce qu'il a eu la mauvaise idée d'échapper, grièvement blessé, aux Allemands.

photographie,littérature,léon bloy,bazar de la charité,europe,france,monument aux morts,première guerre mondiale,guerre 14-18,roland dorgelès,les croix de bois,henri barbusse,le feu,erich maria remarque,à l'ouest rien de nouveau,ernst jünger,orages d'acier,français,allemands,11 novembre,

LE CHEF MITRAILLEUR CHAPELANT 

 

Le colonel DIDIER l'a fait exécuter pour l'exemple, tenez-vous bien, pour « capitulation en rase campagne ». Il ne faudrait pas confondre la nation avec sa composante armée, surtout depuis qu'elle n'est plus faite de conscrits, mais de professionnels. Qui jugera le colonel DIDIER ? JEAN-JULIEN CHAPELANT s'est montré certainement plus "héroïque" que ce salopard galonné. Qui a intérêt à réduire la nation à l'armée chargée de la défendre ?

 

 

 

J'en reviens aux monuments. Je montre en couverture d’un des albums ci-contre la photo de celui de Pléhédel (22). Cette femme couverte d’un ample capuchon n’a peut-être l’air de rien, mais elle tend le poing d’une façon qui a quelque chose à voir avec le célèbre geste ganté de noir de TOMMIE SMITH et JOHN CARLOS sur le podium du 200 mètres aux Jeux Olympiques de 1968. photographie,littérature,léon bloy,bazar de la charité,europe,france,monument aux morts,première guerre mondiale,guerre 14-18,roland dorgelès,les croix de bois,henri barbusse,le feu,erich maria remarque,à l'ouest rien de nouveau,ernst jünger,orages d'acier,français,allemands,11 novembre,armée française,pléhédel,tommie smith,john carlos,jeux olympiques 1968,picarde maudissant la guerre,paul auban,rené quillivic,bretagne,plouhinec,plozévet,carhaix,fouesnant,pirre fresnay,la grande illusion,boïeldieu,éric von stroheim,aristide maillol,ernest gabard,bande dessinée,dany,histoire sans héros

 

 

 

 

PLEHEDEL 22290.jpg 

 

PLEHEDEL 22

 

En Bretagne, RENÉ QUILLIVIC, né à Plouhinec, privilégia dans les monuments qu’on lui commanda, la figuration du deuil, en montrant un père (Plozévet), une mère (Carhaix), la sienne propre (Plouhinec, ci-dessous), une sœur (Bannalec), tous inconsolables de la perte subie. On lui doit également Fouesnant, Plouyé, Pont-Croix, Saint Pol de Léon, Loudéac, …

Plouhinec 29.JPG

 

RENÉ QUILLIVIC POUR PLOUHINEC 29

(sa propre mère, la tête inclinée vers - regardez la plaque - combien de noms d'une ville qui comptera environ 4.400 habitants en 1990 ?)

 

J’ai plus de mal à comprendre le choix de certaines communes ou paroisses (rares, heureusement, j’en ai collecté 9 !), dont le choix s’est porté sur un modèle (dont je n’ai pas identifié les promoteurs) qui fait du poilu un jeune homme du beau monde, les jambes noblement croisées, élégamment accoudé à la plaque portant les noms des morts. C’est sûr que celui-ci, comme Boïeldieu (PIERRE FRESNAY) dans La Grande illusion, devait blanchir ses gants avant de se lancer à l’assaut hors de la tranchée (rappelez-vous ce que dit ERIC VON STROHEIM à PIERRE FRESNAY en gants blancs, qui fait semblant de s'évader pour permettre à GABIN de le faire vraiment : « Che fais tirer, Boeldieu ! »). Et ce n’est pas l’ange qui le couronne de lauriers qui est fait pour arranger les choses.

Beyries 40.JPG

 

BEYRIES 40

 

Pour finir sur ce sujet (avant la prochaine fois), il faut quand même parler des quelques grands artistes, comme ARISTIDE MAILLOL, qui eurent parfois l’élégance de travailler gratuitement. MAILLOL poussa cette élégance jusqu'au raffinement généreux, en réalisant gracieusement, dans et pour sa région de naissance, les monuments de Céret, Elne, Port-Vendres et Banyuls.

MONUMORT MAILLOL.png

OEUVRE D'ARISTIDE MAILLIOL POUR CÉRET 66

 

 Et j’ai rendu hommage, en un autre temps, à ERNEST GABARD, plus récemment à DINTRAT (Montfaucon, 43). Ceux-là ne travaillèrent pas à la chaîne, et ce que nous voyons de leur travail reste – qu’on me passe cette confidence, si c’en est une – émouvant.

Jurançon 64.jpg

OEUVRE D'ERNEST GABARD POUR JURANÇON 64

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 13 novembre 2012

L'INDUSTRIE DU MONUMENT AUX MORTS

Pensée du jour :

POURTRAIT 3.jpg 

"POURTRAIT" N°3

 

« Catastrophe inouïe de Messine [30 décembre 1908] entièrement détruite, il y a deux jours, fête des Saints Innocents, par un tremblement de terre, en même temps que Reggio et quelques autres villes ou villages. On évalue à deux cent mille le nombre des morts. Cela commence ».

 

LÉON BLOY

 

Résumé : après un petit tour, dans l’ « île du souvenir », au monument aux morts de Lyon, dans le parc de la Tête d’or, je commençais à évoquer le boom de l’industrie du monument aux morts au cours de la décennie 1920. Des sculpteurs conçurent et élaborèrent plusieurs modèles, que les industriels diffusèrent en plus ou moins grand nombre, en fonction de la demande.

fouilloy2 80.JPG 

FOUILLOY 80

 

Au palmarès des modèles les plus demandés, figure le « Poilu au repos» (que j’avais appelé « sentinelle »), qui a été sculpté par ETIENNE CAMUS (né en 1867, impossible de trouver la date de son décès, j'en ai conclu logiquement qu'il est toujours vivant), de Toulouse, et qui figure au sommet, paraît-il, de plusieurs centaines de monuments français.

courrieres 62.JPG 

COURRIERES 62

 

Au point que les fonderies ont dû s’y mettre à plusieurs pour satisfaire la demande : Tusey (Meuse), Guichard à Castelnaudary, Jacomet (Vaucluse), peut-être Val d’Osne à Paris. Mais on connaît d’autres « poilus » de la même veine, dont celui de CHARLES-HENRI POURQUET (1877-1943).

Saint Sauveur de Peyre 48.JPG

SAINT SAUVEUR DE PEYRE 48 

Un autre modèle eut beaucoup de succès : le poilu brandissant une couronne de lauriers, œuvre du sculpteur EUGÈNE BENET. Fondu chez Durenne à Sommevoire (Haute-Marne), il fut peut-être diffusé à 900 exemplaires (« peut-être », le chiffre étant extrapolé à partir d’un nombre non précisé de mairies interrogées).

Cordelle 42.JPG 

CORDELLE 42

 

Le « poilu » qui se dresse fièrement en travers du chemin de l’ennemi, le fusil tenu de façon à lui barrer le chemin de la Patrie, est du déjà cité CHARLES-HENRI POURQUET, sculpture qu’on trouve une peu partout en France (j’en ai 56 dans ma besace). Le « poilu » qui se cabre, à l’arrivée de l’ennemi, en serrant convulsivement son drapeau sur son cœur, a été sculpté par CHARLES BRETON (j’en ai collecté une vingtaine au total).

arvillers 80.JPG 

ARVILLERS 80

 

Des modèles, j’en citerai encore un autre : le « poilu » en personne, qui fait barrage de tout son corps, les bras en croix, que j’avais baptisé : « On ne passe pas !». C’est sûr que l’exaltation de l’héroïsme n’est pas vraiment ma tasse de thé, et la réflexion qui me vient, au sujet de ces trois modèles, c’est qu’il y eut dans la décennie 1920 une énorme opération de propagande patriotique.

Saint Jeures 2 43.JPG 

SAINT-JEURES 43

 

Dans ses travaux sur le monument aux morts de 14-18, ANTOINE PROST montre, entre bien d’autres choses, que le budget municipal fut loin d’être proportionnel à la dimension et à la beauté du monument, et que des communes relativement pauvres eurent à cœur d’ériger une œuvre qui fût à la hauteur de l’idée qu’elles se faisaient de l’hommage à rendre à leurs morts.

 

 

Ce véritable rouleau compresseur était sans doute destiné à faire taire les velléités révolutionnaires qui se faisaient jour dans le peuple en France et en Allemagne. Je rappelle que le mouvement Spartakus (avec les personnalités emblématiques de ROSA LUXEMBURG et KARL LIEBKNECHT) fut écrasé dans le sang en 1919.

 

 

Personnellement, je préfère les monuments aux morts qui mettent en scène (pour ceux qui portent une figure) ceux qui restent, ceux qui continuent à vivre avec la perte d’un ou plusieurs membres de la famille : les parents, les veuves, les enfants. Dans certaines communes, le monument affiche jusqu’à sept fois le même nom. Regardez Maniquerville (76) : trois cent quarante-huit habitants en 1990, douze noms, 2 DESPREZ, 3 LEMAITRE, 2 LEVARAY. Reste cinq.

Maniquerville 76.JPG

 

MANIQUERVILLE 76

 

La Vie et rien d'autre, on vous dit, avec BERTRAND TAVERNIER.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 12 novembre 2012

MONUMORTS A LA CHAÎNE

Pensée du jour :

MUR 11.jpg

"MUR" N°11

 

« Je méprise profondément ceux qui aiment marcher en rang sur une musique : ce ne peut être que par erreur qu'ils ont reçu un cerveau ; une moelle épinière leur suffirait amplement ».

 

ALBERT EINSTEIN

 

 

Voyez comme le hasard fait bien les choses (en fait le hasard n’y est pas pour grand-chose) : hier je célèbre à ma façon le 11 novembre, en publiant une note sur le monument aux morts de la ville de LyonMONUMORT LYON COULEUR.jpg, dans la petite île du parc de la Tête d’or, et voilà-t-il pas que Le Progrès daté du même 11 novembre donne en pages locales (6ème arrondissement) des nouvelles de sa restauration.

 

 

Tiens, soit dit par parenthèse, c’est très "tendance" de mettre tout dans le même sac : après l'imposture du « mariage pour tous », voici la forfaiture de la « commémoration pour tous », depuis la loi qui fait du 11 novembre la date de commémoration de tous les « morts pour la France ».

 

 

Pourtant, est-ce qu’il est « mort pour la France », le soldat de métier qui tombe en Afghanistan, qui a choisi de risquer de mourir ? Quoi de commun avec le grand massacre de la paysannerie française en 14-18 ? Demandez à un juif s'il peut renoncer à proclamer le caractère UNIQUE de l'holocauste, et vous verrez. C'est du même ordre : la partie massacrée de la population en 14-18 était composée de civils.

 

 

Revenons au Progrès. Non seulement on est tenu au courant de l’avancement des travaux, mais on apprend des choses. D’abord, que la pierre de 1920 était du calcaire, que l’acidité des pluies a vite fait de défigurer, comme l’acné qu’un adolescent perturbé ne cesse de labourer à coups d’ongles.

 

 

Ensuite, que les nouvelles plaques (toujours au nombre de 76) sont en pierre de Hauteville, assez dure pour que les Américains aient eu l’idée de s’en servir pour construire l’Empire State Building. Croisons les doigts. Lyon, à l'époque, a sans doute reculé devant la dépense d'une pierre résistante.

 

 

On apprend aussi que le « temple » – je ne vois pas d’autre mot pour désigner l’ensemble de la construction, soubassement, plaques portant les noms, bas-reliefs, « crypte » à ciel ouvert (!), monument proprement dit – est l’œuvre de TONY GARNIER, qui est aussi l’auteur de la Halle qui porte son nom à Gerland (les anciens abattoirs, où je faisais des livraisons dans d'autres temps) et des "Gratte-Ciel" de Villeurbanne.

MONUMORT LYON NOMS.jpg

ET MOI QUI DISAIS "QUASIMENT HAUTEUR D'HOMME" !

EN FAIT, C'EST LARGEMENT HAUTEUR D'HOMME

(état après restauration)

 

On apprend enfin que c’est DAVID PENALVA (MOF 1997) qui a été retenu pour graver les 10.600 noms (augmentés de ceux que les historiens ont rétablis dans leurs droits), à la micro-meuleuse, dans cette pierre très dure, à raison de 40 à 50 lettres romaines par jour, qu’il s’est attelé à la tâche pour une première tranche de 2004 à 2005, et que la seconde a débuté en 2007 (j’imagine que la municipalité n’a pas voulu tout engager d’un seul coup et voulait juger sur pièce), pour s’achever en 2014, juste à temps pour fêter le centenaire de la première grande boucherie industrielle de l’histoire.

 

 

Que l’on puisse de nouveau lire distinctement tous les noms des morts, voilà enfin, parmi plusieurs autres moins reluisants (quartier Grolée sinistré, Hôtel-Dieu bradé, …), monsieur le Maire GÉRARD COLLOMB (que j'ai croisé à la glorieuse époque de la "Salle 3"), un acte digne pour lequel les Lyonnais vous devront un minimum de reconnaissance.

 

 

J’en arrive à mon sujet du jour. Dans la décennie 1920, la France a érigé, dans ses moindres patelins, bleds paumés et trous perdus, 36.000 monuments aux morts. Enfin, pas tout à fait, car il faut retrancher les quelques communes qui, n’ayant envoyé au combat aucun de ses hommes ou nul n’y ayant perdu la vie, ont échappé à la règle générale.

photographie,littérature,albert einstein,monuments aux morts,lyon,ville de lyon,le progrès,parc tête d'or,france,mort pour la france,commémoration,cérémonie,juif,holocauste,shoah,tony garnier,architecte,gerland,gratte-ciel villeurbanne,gérard collomb,la vie et rien d'autre,quartier grolée,hôtel-dieu,lyonnais,palazinges,guerre,première guerre mondiale,bertrand tavernier,philippe noiret,sabine azéma

PALAZINGES, SA MAIRIE, SON EGLISE : POURQUOI MOURIR ? ON SE DEMANDE

 

Parmi elles, citons Palazinges (Corrèze, 115 habitants au recensement de 1990), et Les Plans (Hérault, 265 habitants en 1999). Cette dernière municipalité a la particularité de n’avoir eu aucun mort à déplorer, pas plus en 14-18 qu’en 1870 ou en 39-45. Il y en a sûrement d'autres, mais combien ?

 

 

Il a donc fallu que, dans 36.000 conseils municipaux, ait lieu une délibération au sujet du budget à consacrer à cette édification et de la façon dont on allait s’y prendre. Dans pas mal d’endroits bénéficiant de la présence d’un sculpteur (ou tailleur de pierre) local, les gens se sont arrangés pour que leur monument soit unique. La plupart du temps, ce fut vite vu, pour des raisons pécuniaires, et l’on se contenta d’un obélisque, souvent orné d’une palme, d’une croix de guerre ou d’un coq. C’est ce qu’on voit dans l’immense majorité des localités françaises.

 

 

Mais cette flambée d’érections sur la totalité du territoire suscita l’imagination et l’appétit d’un certain nombre d’entrepreneurs avisés, qui virent là un formidable marché potentiel. Se mettant au travail, ils furent rapidement en mesure de proposer un véritable catalogue aux 36.000 maires de la nation, au point qu’on peut vraiment parler d’une industrie du monument aux morts. 

 

 

Ce catalogue comportait différents modèles dus à des sculpteurs professionnels, et ils y étaient déclinés en plusieurs versions, de la fonte de fer ciselée et bronzée (« absolument inaltérable ») à la pierre reconstituée, que les communes choisissaient en fonction du budget alloué et du montant qu’avait rapporté la souscription municipale.

 

 

Et les affaires marchaient du tonnerre de Dieu : « L’âge d’or, mon cher ami, l’âge d’or. Jamais vu ça, depuis les Grecs, depuis les cathédrales.Même ceux qui ont une main de merde ont de la commande. Vous vous rendez compte ? Un monument par village. 35.000 communes pour 300 sculpteurs ! Tout le monde veut son poilu, sa veuve, sa pyramide, ses marbres. On ne fournit pas. La ronde-bosse, le bas-relief, la lettre, tout ça ronfle comme une usine. Mieux que la Renaissance, mon cher, la Résurrection. – Grâce à nos morts. – Ouais, grâce à nos morts, merci à eux ». C’est le sculpteur Mercadot qui dit ça à PHILIPPE NOIRET, dans le poignant La Vie et rien d’autre, de BERTRAND TAVERNIER (1989).

photographie,littérature,albert einstein,monuments aux morts,lyon,ville de lyon,le progrès,parc tête d'or,france,mort pour la france,commémoration,cérémonie,juif,holocauste,shoah,tony garnier,architecte,gerland,gratte-ciel villeurbanne,gérard collomb,la vie et rien d'autre,quartier grolée,hôtel-dieu,lyonnais,palazinges,guerre,première guerre mondiale,bertrand tavernier,philippe noiret,sabine azéma

 

Il faut avoir vu ce film, tout en lumières vaguement bleues ou grises, en clartés humides ou brumeuses, où NOIRET et SABINE AZEMA font merveille, et où TAVERNIER touche très juste.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

dimanche, 11 novembre 2012

UN TOUR DANS L'ÎLE DU SOUVENIR

Pensée du jour :

POURTRAIT 1.jpg

"POURTRAIT" N°1

 

« L'homme se prouve par le chapeau mou, qui le distingue des autres primates. Mais, même prouvé par le chapeau mou, l'homme a beau être réellement homme, l'Italien l'est encore plus que lui. D'abord parce qu'il ajoute des plumes au chapeau mou, des plumes vertes qui font lyrique. Rien n'est plus beau que de le voir se marier dans cette parure ornithologique. En chantant Sole mio. On dirait l'oiseau-lyre. J'ai eu ce bonheur en Italie. C'est un tableau qu'on n'oublie pas ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Je ne peux pas laisser passer un 11 novembre sans ajouter mon petit gravier à l'édifice national commémoratif, n'est-ce pas ? J'invite d'abord le lecteur à faire un détour par les albums ci-contre, ne serait-ce que pour marquer le coup, en faisant observer que je me suis arrêté aux communes françaises dont le nom commence par la première lettre de l'alphabet, et que je n'ai inséré qu'une faible partie (139 photos) des 942 images dont je dispose. Je me suis permis d'ajouter un album des photos que j'ai prises au cours de mes pérégrinations en France et autour de Lyon.

 

 

 

GEORGES BRASSENS chante : « Un 22 septembre, au diable vous partîtes, Et depuis chaque année, à la date susdite, Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous, Mais nous y revoilà, et je reste de pierre, Pas une seule larme à me mettre aux paupières. Le 22 septembre, aujourd’hui, je m’en fous ». J’espère que nul Européen ne cédera à cette tentation du désamour, s’agissant du premier suicide de sa terre natale.

 

 

Car il s’agit bien de la guerre de 1914-1918, et la chanson de BRASSENS n’était qu’un prétexte pour parler à nouveau de la « Grande Guerre », de la « Der des Der », bref, de la Première Guerre Mondiale. Et cette guerre n’a jamais été Un long dimanche de fiançailles (JEAN-PIERRE JEUNET, 2004, avec AUDREY TAUTOU), non, elle fut le premier « long suicide européen ».

MONUMORT BILAN.jpg

JE N'INVENTE RIEN : JE TIRE CE TABLEAU DE LA REVUE BT2

(n°53, novembre 1973, revue du réseau CELESTIN FREINET)

 

Un suicide intrépidement poursuivi en 1939-1945 (avec une tendance à l’exportation), et probablement en train de se consommer aujourd’hui. L’ironie de l’Histoire est féroce : c’est au moment où elle croit qu’elle va parachever son édification (la « construction européenne ») que l’Europe a sans doute signé son propre permis d’inhumer, et commencé à creuser son propre trou de ses propres mains.

 

 

Et c’est épouvantablement normal : cette Europe-là est un mensonge qui remonte au coït inaugural de ses premiers parents, quand ils l'ont conçue comme un piédestal pour la Grande Privatisation du bien commun (qui portait en France le nom devenu dramatiquement ringard de "Service Public"). Passons.

 

 

Pour revenir à 14-18, nous commémorons aujourd’hui la fin du premier massacre industriel de l’histoire, une énorme broyeuse des enfants mâles de grands pays. Un massacre que GEORGES BRASSENS a célébré à sa manière dans une chanson plus connue que celle ci-dessus. 

MONUMORT MONTCHAT 9 11 2012.jpg 

 

Le journal Le Progrès le fait – de façon assez digne, je dois dire – dans son numéro lyonnais du 9 novembre (dans les pages locales), en citant les noms de l’initiateur et du sculpteur auxquels le quartier de Montchat doit, selon lui, de posséder le premier monument aux morts (il porte 170 noms !). Vous avez dit « premier » ? Mais premier de quoi ? En France ? A Lyon ? Aucune idée. D’ailleurs, peu importe.

MONUMORT LYON PHOTO.jpg

PARC TÊTE D'OR : NOTRE "ÎLE DES MORTS" EST AU MILIEU DU LAC

 

L’important est d’y penser. Rien qu’un jour par an, ce n’est pas beaucoup. Et encore, un petit moment dans la journée. Le monument de Lyon a les dimensions d’un temple. Il fallait bien ça. Il a été élevé à partir de 1920. Il occupe l’intégralité de l’ « île du souvenir », au milieu du lac du Parc de la Tête d’or. Il est en forme de rectangle très allongé. On y accède par un tunnel qui passe sous le lac : il faut descendre des marches, remonter des marches (quand la grille n'est pas fermée, ou alors il y a la nage).

MONUMORT LYON ACCES.jpg

On commence par faire le tour du « temple », pour prendre conscience - on en est effaré ! - du trou que la guerre a creusé dans la population mâle de la ville : tous les prénoms et les noms ont été gravés méticuleusement, l'un derrière l'autre, sur des plaques qui ceinturent l’espace du monument proprement dit.

 

Pour vous faire une idée, dites-vous, en regardant la photo ci-dessous, que toutes les parties rectilignes extérieures du quadrilatère sont couvertes de noms, quasiment à hauteur d'homme.  De quoi peupler une ville mieux que moyenne.

 

Au total, ce sont 10.600 noms qui figurent ici, et 76 plaques ont été nécessaires. Il faut penser à ces milliers de noms comme à des hommes encore debout. Je vais vous dire : ça ferait du monde aujourd'hui. Et l'histoire du "regroupement familial" ne serait qu'une mauvaise blague, absolument incompréhensible (la remarque s'adresse à ceux qui pensent qu'on peut refaire l'histoire).

monumort lyon photo a.jpg

MERCI MALGRE TOUT A GOGOL

 

Je ne sais pas quelle est la pierre qui a servi à fabriquer les plaques, en tout cas, elle est assez friable pour avoir rendu nécessaire une restauration générale qui sera achevée (théoriquement) en 2013 : la plupart étaient devenus illisibles, au point que certains venaient compléter un nom ou un prénom au feutre noir, façon comme une autre, finalement, de rendre hommage à un mort. L'opération aura coûté 800.000 euros aux contribuables lyonnais, si le devis est respecté. La mémoire, ça se paie.

MONUMORT LYON NB.jpg 

 

Pour accéder au monument, il y a encore quelques marches à monter. L’esplanade est vaste. Le « saint des saints » (si l’on veut) du temple est situé dans la partie nord, et se compose de deux parties. Une sculpture représentant des hommes (six, je crois) portant sur leurs épaules un cercueil revêtu d’un long voile (un drapeau ?) qui semble flotter lourdement ; et puis une sorte de crypte : il faut descendre plusieurs marches pour se trouver face à un livre ouvert, protégé par des vitres. Je crois bien, sauf erreur (je ne le jure pas) que les pages portent elles aussi les noms des morts.

MONUMORT LYON ÎLE.jpg

 

A l’occasion du 11 novembre 2012, j’espère que vous ne m’en voulez pas trop d’avoir proposé cette petite visite dans « l’île du souvenir ».

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 10 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ? (fin)

Pensée du jour :

 

« Cette chronique ne cesse de se préoccuper de l'homme, de le poursuivre, de le piéger, de le traquer à travers l'apparence, de chercher à tracer son portrait éternel. Tout au moins son ombre chinoise ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : le style écrit de JACQUES LACAN, c’est bien connu, est une sorte d’Everest pour un lecteur ordinaire. C’était tout à fait concerté et volontaire de sa part. C’en était au point que même ses collègues psychanalystes le trouvaient illisible, et qu’il a dû, dans certaines circonstances que ROUDINESCO expose, faire un (petit) effort de lisibilité. 

 

L’autre aspect négatif de LACAN que je retiens du livre de ROUDINESCO, c’est le caractère très moyennement sympathique du personnage. L’une des principales raisons est l’obsession de l’argent. L’auteur écrit : « A sa mort, à la différence de Balthazar Claës [drôle de renvoi au personnage de La Recherche de l’absolu (BALZAC), mais la 8ème partie du livre porte précisément ce titre], Lacan était donc richissime : en or, en patrimoine, en argent liquide, en collections de livres, d’objets d’art et de tableaux » (p.514). Richissime ! 

 

Je me rappelle avoir lu dans le temps (dans la revue Actuel, 2ème mouture) un article insolent sur maître LACAN, illustré entre autres d’un dessin le représentant brassant plein de billets de banque dans un grand tiroir ouvert. Il y avait donc du vrai. 

 

Une de ses filles est d’ailleurs, si je me souviens bien, devenue conseil en immobilier, pendant qu’un fils opérait dans la finance. Sa fille préférée, JUDITH, à la suite de je ne sais plus quel micmac, n’a porté son nom que deux ans, intervalle entre la démarche administrative pour avaliser la filiation et son mariage avec le redoutable JACQUES-ALAIN MILLER, dont elle a adopté le patronyme. 

 

Cette richesse énorme, il la devait à son incomparable maîtrise dans la discipline psychanalytique et à l’incontestable (voire incroyable) succès rencontré par son enseignement auprès de différentes générations d’analystes. Les gens (y compris des célébrités parisiennes) se bousculaient à son séminaire. 

 

Mais cette richesse, il la devait aussi à l’une des raisons qui l’ont coupé des autorités de la profession : la durée de la séance. L’IPA (l’association internationale) tenait à des séances uniformément étendues sur trois quarts d’heure. LACAN inventa la « durée variable », autrement dit les séances réduites à quelques minutes à la fin, voire interrompues au bout de quelques instants.

 

On se pose forcément la question de l'escroquerie (ce n'est pas la même chose de recevoir 15 patients et d'en recevoir 60 ou 80 dans la journée ; on pense aux "gagneuses" de Barbès qui épongeaient  autrefois le micheton à la chaîne et à 100 balles). 

 

Une autre raison est à chercher du côté de la certitude absolue qu’il a de son propre génie, et de la confiance infinie qu’il a en lui-même. Plongé dans sa recherche, plus rien d’autre n’existe que celle-ci. On peut se dire que BALZAC ou CÉLINE non plus ne doutaient de rien. 

 

Mais cela peut rendre les relations délicates : LACAN n’hésite pas à réveiller ANDRÉ WEISS en pleine nuit pour le supplier de lui donner la solution de l’énigme que celui-ci lui a posée pendant la soirée (les « trois prisonniers », intéressant, mais je ne vais pas vous embêter avec ça, parce qu’il faudrait encore développer). C’est sûr que cela comporte un aspect fascinant. 

 

Qu’est-ce que je retiens d’autre, de la lecture d’un ouvrage consacré à un homme qui a, en son temps, défrayé la chronique ? J’ai connu un homme (que je suis très heureux d’avoir perdu de vue) qui a croisé LACAN. C’était à l’hôtel Pigonnet (catégorie *****, oui, 5 étoiles), à Aix-en-Provence. 

 

Je n’ai pas retenu toutes les circonstances, mais au moment où il était assis dans le salon de réception, il a vu un monsieur descendre l’escalier, se diriger vers l’Accueil pour je ne sais plus quoi. C’était JACQUES LACAN, et d'une, et il était à poil, et de deux. Ma foi, pourquoi pas ? Quand on est riche et célèbre, on peut se permettre l’excentricité, au motif que le riche est plus libre que le pauvre. 

 

Je retiens encore le fait que, si une foule de gens reconnaissent que LACAN a renouvelé en profondeur la lecture de l’œuvre de SIGMUND FREUD, c’est en bonne partie parce qu’il a énormément travaillé les philosophes (et avec eux) de son temps : HUSSERL, JASPERS, KOYRÉ, KOJÈVE, HEIDEGGER, et d’autres plus anciens, dont HEGEL. 

 

Ce sont ses lectures et échanges philosophiques qui ont nourri ce renouvellement. ROUDINESCO pointe d’ailleurs les trois sources de l’inspiration lacanienne : médicale (c’est un médecin), intellectuelle et artistique (copain de DALI et d’ANDRÉ MASSON, passés par le surréalisme). A cet égard, la biographie de LACAN par ROUDINESCO (je dis ça, moi qui n’ai guère de points communs avec la psychanalyse) est un excellent travail de reconstitution d’une démarche et d’une trajectoire, tant pour la vie que pour l’œuvre du personnage. 

 

J’ajouterai pour finir que ce n’est pas un livre sans faiblesses. Celle que je considère comme principale est dans la composition elle-même. Plus on descend le cours du temps, plus l’exposé perd en esprit de synthèse, et tombe un peu, disons-le, dans l’anecdotique, pour ne pas dire le « people ». Et plus on se perd dans des détails qui s’étalent indûment. 

 

Si je peux avancer une explication : l’auteur est entré dans le circuit parisien organisé autour de LACAN à une certaine époque. Et ce dont elle-même a été témoin direct (ou presque) prend une ampleur que n’ont pas des sources plus anciennes (écrits et entretiens divers). Le synthétique résulte d’un travail de reconstruction a posteriori, comme « en laboratoire », le dilué venant d’un relatif manque de recul, dû à la présence "in vivo". 

 

Et le moment où la biographie donne l’impression de s’effilocher et de tirer en longueur, je le situe quand l’auteur devient elle-même partie prenante. Qu’elle soit entrée dans le jeu n’a rien d’étonnant : elle est la fille de JENNY AUBRY (née WEISS, puis épouse ROUDINESCO, puis ...). Le monde est petit, comme on l’a vu avec DIDIER ANZIEU, le fils de MARGUERITE PANTAINE, qui a, sous le nom d’ « Aimée », servi de marchepied (de paillasson ?) à JACQUES LACAN. 

 

Dernière remarque, inspirée par le dernier chapitre, intitulé « France freudienne : état des lieux ». Impressionnant, franchement. Il y avait la SPP et l’APF (je ne détaille pas, le P est pour "psychanalyse", le F pour Freud), augmentées de l’OPLF et du Collège de psychanalystes. Ce sont des associations professionnelles. Ajoutons l’EFP fondée par LACAN. Je me contente d’énumérer la suite : ECF, AF, CFRP, Cercle freudien, CCAF, EF, FAP, CP, Coût freudien (sic !), GRP, Errata, ELP, Psychanalyse actuelle. 

 

Et moi qui croyais que le pompon de la scission et autres formes de scissiparité était détenu haut la main par les sectes trotskistes ! Quel désappointement ! Je vais être obligé désormais de changer de cible, et sans même avoir à caricaturer : la cible se caricature elle-même !!! Parce que la liste ci-dessus s’allonge dès la page suivante : entre 1985 et 1993, pas moins de « quatorze associations supplémentaires ont vu le jour. Six d’entre elles sont des créations nouvelles, deux sont le résultat de scissions, et six sont des lieux fédératifs » (p. 552). 

 

Vous voulez une image du sac de nœuds ? Une représentation du nœud de vipères ? Du merdier ? De la confusion générale ? De l’imbroglio ? De l’enchevêtrement ? Alors, mieux que les sectes trotskistes, ouvrez la caisse aux psychanalystes, regardez-les grouiller, ... et vous serez servis. 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

vendredi, 09 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ? (2)

Pensée du jour :

S7.jpg

"SILHOUETTE" N°7

 

« L'homme est un étrange animal. Ses activités sont charmantes. Les spécialistes voient en lui une espèce d'insecte sautillant. Il fonde des villes, il dans se jerk, il sonde les mers, il chante en choeur et il boit à la ronde, il se coiffe au caranaval de chapeaux en papier. De temps en temps, il détruit la Bastille pour construire des prisons moins belles mais plus nombreuses, il tue ses rois pour avoir un empereur et le remplacer par un monarque, il adore la Raison, il se repaît de chimères, il massacre ses prisonniers. En un mot, il est libre, égal et fraternel ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : on a compris, j’espère, qu’il y a une recette pour me faire monter la moutarde et pour que je prenne en grippe le coupable, c’est, comme on dit, de « ramener sa science ». Certains disent plus simplement : « Celui-là, il la ramène ». Ipso facto, on a compris que la prose de JACQUES LACAN n’est pas ma tasse de thé. C’est qu’avec le « vulgum pecus » auquel j’appartiens, le « maître »(que ROUDINESCO appelle parfois « Sa Majesté », du moins il me semble) sait faire preuve d’un dédain souverain.

 

 

Mais je crois, après lecture de la biographie d’ELISABETH ROUDINESCO, que LACAN a vite compris que ce dédain était un moyen de se poser en seigneur. En un mot, comme le dit l’auteur, LACAN est avant tout un SEDUCTEUR (de femmes, de disciples, …). Or le séducteur est celui qui a par-dessus tout besoin de s’ériger en objet de désir.

 

 

Il semble avoir adopté la maxime prêtée à CESAR : « Plutôt le premier dans mon village que le second à Rome », et la démarche induite par la logique du « tout seul », pourvu que ce soit « à la tête ». Ce qui l’a conduit à se couper de toutes les organisations et autorités professionnelles, pour fonder sa propre institution. Il est ainsi sûr de rester sans rival. Dans cet ordre d’idées, ajoutons sa hantise du plagiat : se considérant (sans doute à juste titre, bien qu’il ait « emprunté » quelques-unes de ses idées de départ) comme un inventeur, il redoutait d’être dépossédé de ce titre, au cas où des petits malins auraient eu l'idée d'un pillage en règle.

 

 

Toute sa virtuosité passe dans la tactique adoptée pour se faire désirer. Se faire désirer par qui ? LACAN, pour sa part, a réussi à mettre nombre de femmes dans son lit. Il n’est ni le premier, ni le dernier : un homme qui sait s’y prendre en fait autant, ou mieux. Et puis somme toute, ça le regarde, ainsi que les femmes qui ont bien voulu. Mais là où il a été très fort, et peut-être un génie, c’est qu’il a réussi à mettre nombre de disciples dans son séminaire. Et ça, c’est beaucoup plus impressionnant que les conquêtes féminines. Comment devient-on chef d'école ?

 

 

C’est aussi assez drôle, dans le livre, de suivre (de pas trop près) les trajectoires de frôlement, d’entrecroisement  et d’interaction de tous les poissons plus ou moins gros qui évoluent dans le bocal parisien de l’intelligentsia intellectuelle et artistique des années 1930. Sur la paranoïa, par exemple, il est probable que LACAN a reçu une part de ses idées de SALVADOR DALI.

 

 

Ce qui est sûr, c’est qu’il a fréquenté les surréalistes, et qu’il s’est lié d’amitié avec le peintre ANDRÉ MASSON, l’auteur (entre autres) de l’emblème de la revue Acéphale, de GEORGES BATAILLE, un antirationaliste passionné de pulsions et de passions primitives, dont la compagne (SYLVIA BATAILLE) devint celle de JACQUES LACAN.

 

 

Passons rapidement sur une coquille marrante qui figure à la page 271 de mon exemplaire : « … la toute-puissance de l’analyste, placé en position d’interprètre dans la relation transférentielle ». De là à la position dite « du missionnaire », il n’y a qu’un pas, que je me garderai de franchir, pour garder intacte la réputation de sérieux qui est celle de ce blog. Est-ce une facétie ? Un lapsus ?

 

 

Alors finalement, quel portrait de JACQUES LACAN trace l’ouvrage d’ELISABETH ROUDINESCO ? Elle ne fait à coup sûr pas partie des dévots de l’Eglise lacanienne (certains disent la secte), où certains sont tombés dans le culte de l'idole. Mais elle reconnaît tous les apports dont il a enrichi la doctrine freudienne, en n’hésitant pas à s’opposer frontalement à des institutions (on n’imagine pas le continent que ça représente) qui, à ses yeux, avaient tendance à figer, voire à momifier la pensée du fondateur de la psychanalyse.

 

 

Elle essaie de faire le départ entre les lumières et les ombres. Et le résultat est bon. Du côté de ces dernières, je compte évidemment le style, même si des gens très compétents en la matière m’ont affirmé que la pensée de LACAN repose avant tout sur un effort de précision et d’exactitude. Je veux bien.

 

 

Un style au vocabulaire, disons, courant (à part les concepts élaborés par lui), mais à la syntaxe inspirée du MALLARMÉ le plus alambiqué, voire le plus obscur. Pour ceux qui ne connaissent pas, ça donne des phrases qu’il faut relire plusieurs fois pour en discerner la construction grammaticale, les relations entre les parties, en un mot ce que ça peut bien vouloir dire. C’est un choix, évidemment.

 

 

L’obstacle de l’obscurité, devait-il se dire, est une condition de la naissance du désir de comprendre : à l’amateur de faire l’effort d’entrer dans son système de pensée (puisque système il y a, selon ROUDINESCO), pour comprendre le raffinement et la profondeur de l’agencement des concepts mis en place par le « maître ». On se dit qu’il y a du gourou chez cet homme. Eh bien, son obscurité pour initiés, qu'il la garde !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Tant pis, je comptais finir ici, mais ce sera pour demain.


 

jeudi, 08 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT LACAN ?

Pensée du jour :

 

RU3.jpg

"RUPESTRE" N°1

 

« L'indignation ne saurait en aucun cas être une attitude politique ».

 

TALLEYRAND

(à transmettre à STEPHANE HESSEL)photographie,vulgarisation,denis guedj,jostein gaarder,le théorème du perroquet,le monde de sophie,science,sciences humaines,littérature,balzac,la comédie humaine,psychanalyse,masud khan,passion solitude et folie,la main mauvaise,nouvelle revue de psychanalyse,nouvelles,maurice pons,douce-amère,les saisons,didier anzieu,jacques lacan,élisabeth roudinesco,l'auto-analyse de freud,sigmund freud,le cas aimée,paranoïa,psychose paranoïaque,jacques-alain miller,albert einstein

 

 

 

 

 

Résumé : j’ai beaucoup d’estime pour l’anthropologue, l’historien, le sociologue, bref, pour le spécialiste de « sciences humaines » quand, sans rien céder sur ce qu’il y a de « pointu » dans la doctrine, il parvient à créer une œuvre qui ait des qualités littéraires.

 

 

Je n’en ai guère pour ceux, tels DENIS GUEDJ ou JOSTEIN GAARDER, qui passent par le roman pour faire une sorte de propagande simplificatrice à la "petite semelle" (excusez-moi). Ils ne sont que des intermédiaires entre la discipline et le grand public, des « vulgarisateurs », qui peuvent bien sûr briller sur les plateaux de télévision. Ils vous disent : « Moi je sais. Je vais tout vous expliquer, voyez comme je suis bon ». Mais ils se révèlent à la fois des romanciers infirmes et de piètres professeurs. De plus, cette attitude a quelque chose de toute à fait déplaisant.

 

 

Le vrai savant qui consent à faire entrer son lecteur dans la Science par le biais de la littérature est donc un esprit supérieur. EINSTEIN disait : « Il faut s'efforcer de rendre les choses simples, mais pas plus simples ». Réciproquement, la Science contenue dans la littérature est infiniment supérieure à ces balbutiements de pédagogues empêtrés et de vulgarisateurs à succès, mais aussi supérieure aux plus arides traités austères de science pure.

 

 

S’il en est ainsi, c’est que la dite Science, dans les ouvrages que je privilégie, ceux dont je parle, n’apparaît que comme un élément parmi d’autres dans ce qu’on appelle communément LA VIE. C’est cette science-là que BALZAC a élaborée et transmise dans La Comédie humaine.

 

 

C’est pour ça que je tire mon chapeau à quelques psychanalystes. Tiens, je me rappelle une histoire de cas racontée par un monsieur MASUD KHAN (quelque suspecte que soit sa réputation par ailleurs) dans un numéro de la Nouvelle revue de psychanalyse (n° 24, « L’emprise »), repris dans Passion, solitude et folie (Gallimard, 1985), histoire intitulée La Main mauvaise.

 

 

Sans me rappeler le détail, je me souviens du drame épouvantable vécu par un artiste habité par un fantasme qu’il tâche de transformer en œuvre d’art (y a-t-il un vélo en bois ?), jusqu’au jour où le hasard d’une rencontre féminine le met face à des circonstances et un déroulement d’événements qui ressemblent trait pour trait (et de façon épouvantable) aux forces de son fantasme. J’ai oublié s’il devient fou à la fin, ou quoi.

 

 

Dans mon souvenir, ce récit ne présente guère (en dehors desphotographie,vulgarisation,denis guedj,jostein gaarder,le théorème du perroquet,le monde de sophie,science,sciences humaines,littérature,balzac,la comédie humaine,psychanalyse,masud khan,passion solitude et folie,la main mauvaise,nouvelle revue de psychanalyse,nouvelles,maurice pons,douce-amère,les saisons,didier anzieu,jacques lacan,élisabeth roudinesco,l'auto-analyse de freud,sigmund freud,le cas aimée,paranoïa,psychose paranoïaque,jacques-alain miller références proprement psychanalytiques) de différence avec les ambiances qu’on trouve dans les nouvelles, par exemple, de MAURICE PONS (Douce-amère, Denoël, 1985). MAURICE PONS, parmi les romanciers, est sûrement ce qu’on peut appeler un « petit maître ». Mais parmi les petits maîtres, c’est un bon.

 

 

Pour moi il reste le bel auteur de quelques livres qui ont tracé leur sillage indélébile (il faut le faire, non ?) dans mon imaginaire, au premier rang desquels le lent, lugubre et remarquable Les Saisons. Il y a aussi Rosa et le complètement foutraque La Passion de Sébastien N. (bêtement rebaptisé Le Festin de Sébastien pour sa réédition au Dilettante, une histoire de droits, j'imagine).

 

 

Le héros finit par dévorer une automobile, des sièges à la carrosserie, avant de s’élancer à toute allure sur les routes, carburateur refait à neuf. Mais ça finit mal. Pris en chasse par deux motards : « … il alla s’écraser, la tête en avant, contre un pylône de béton édifié au milieu de la chaussée en prévision de l’éventuel projet du futur tronçon de l’autoroute Moyenvic-Vézelise ». Alors, « une bouillie d’organes et d’ossements se répandit sur la chaussée, mêlée à des fragments d’acier et des débris de tôle ». « A l’aube, les fossoyeurs et les ferrailleurs de Verveine, accourus en hâte, se disputaient ses restes ». Comme foutraque (et comme fantasme), on ne fait pas mieux.

 

 

Je reviens à DIDIER ANZIEU, dont je vantais les mérites hier, pour la lisibilité de L’Auto-analyse de Freud. Il se trouve qu’ELISABETH ROUDINESCO parle de lui dans sa biographie de JACQUES LACAN. Et pour cause : le premier coup d’éclat de celui-ci est la thèse qu’il soutient et publie en 1932 : De la Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (Seuil, 1975, rééd.).

 

 

Je me fiche éperdument de ce qu’y raconte le père du « lacanisme ». Ce qui m’a interpellé, c’est que ce livre traite du cas de MARGUERITE PANTAINE. Car c’est un « cas », au sens psychiatrique. Il se trouve que cette femme, à 38 ans, est allée attendre l’actrice HUGUETTE DUFLOS à son arrivée au théâtre Saint-Georges, qu’elle a sorti de son sac un couteau de cuisine et qu’elle a tenté de l’assassiner. Après quoi elle fut solidement hospitalisée pour paranoïa.

 

 

Dans le livre de LACAN, elle est devenue « Aimée », ou « le cas Aimée ». Le peu que je retiens du livre, c’est que LACAN refuse de faire résulter la folie d’ « Aimée » d’un désordre organique. Pour lui, la folie est une composante « comme les autres » de l’existence, une donnée possible de la vie humaine (je simplifie). Et, dit-il, si tout le monde est potentiellement fou, tout le monde n’a pas la liberté de le devenir. Je trouve l’idée passionnante.

 

 

D’autant plus passionnante qu’il se trouve que MARGUERITE PANTAINE est la mère de DIDIER ANZIEU. C’est ce que la biographie de LACAN m’a appris. DIDIER ANZIEU qui est devenu ensuite un des plus importants psychanalystes français. Ces circonstances ont quelque chose d’éminemment romanesque, ne trouvez-vous pas ?

 

 

D’autant que, d’après ROUDINESCO, LACAN s’est assez mal conduit avec « Aimée », et qu’il s’est servi d’elle plus qu’il n’a eu le souci de sa santé mentale. Il s’en est servi, plus qu’il ne l’a servie, comme d’un tremplin professionnel inespéré. Aux yeux d’ « Aimée » : « … il lui avait volé son histoire pour construire une thèse. Quand il devint célèbre, elle en fut dépitée et sentit resurgir en elle un fort sentiment de persécution. Jamais elle ne lui pardonna de ne pas lui avoir restitué ses manuscrits » (p.257).

 

 

Et, après la mort du maître, ROUDINESCO eut beau intervenir auprès du tout-puissant exécuteur testamentaire de LACAN, son gendre JACQUES-ALAIN MILLER, pour faire rendre à DIDIER ANZIEU, le fils de MARGUERITE, les cahiers rédigés par celle-ci pendant son enfermement à l’asile, le gendre ne daigna même pas répondre. Ce dédain constitue une signature morale. Avec quelque chose d'une odeur infamante. Une odeur de faux-cul. Et de cynisme racinaire.

photographie,vulgarisation,denis guedj,jostein gaarder,le théorème du perroquet,le monde de sophie,science,sciences humaines,littérature,balzac,la comédie humaine,psychanalyse,masud khan,passion solitude et folie,la main mauvaise,nouvelle revue de psychanalyse,nouvelles,maurice pons,douce-amère,les saisons,didier anzieu,jacques lacan,élisabeth roudinesco,l'auto-analyse de freud,sigmund freud,le cas aimée,paranoïa,psychose paranoïaque,jacques-alain miller

VOUS AVEZ DIT JACQUES-ALAIN ?

 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 07 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT BIOGRAPHIE ? (3)

Pensée du jour :

alexandre vialatte,littérature,humour,psychanalyse,philosophie,sigmund freud,didier anzieu,maud mannoni,claude lévi-strauss,jean-pierre vernant,l'auto-analyse de freud,rêve,l'injection faire à irma,élisabeth roudinesco,jacques lacan,l'interprétation des rêves,cinq psychanalyses,la théorie comme fiction,imaginaire,imagination,denis guedj,le théorème du perroquet,jostein gaarder,le monde de sophie

"SOUPIRAIL" N°8

 

« Nous vivons une époque tragique. Et même sérieuse ».

 

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Résumé : je supporte de lire ce qu’écrivent des spécialistes en sciences humaines à condition qu’ils se donnent la peine de traduire leur haut savoir dans une langue lisible, et même de bonne ambition littéraire, voire qu’on puisse considérer comme de la littérature. Et c’est possible. FREUD (c’est traduit, mais …), pour la psychanalyse, le montre bien, et après lui des gens comme DIDIER ANZIEU, MAUD MANNONI, … Dans d’autres domaines, CLAUDE LEVI-STRAUSS est un véritable écrivain, JEAN-PIERRE VERNANT aussi, d’autres …

 

 

Un autre ouvrage m’a marqué de son empreinte : L’Auto-analyse de Freud, sous-titré et la découverte de la psychanalyse (Presses Universitaires de France, éditions de 1975, 752 pages à lire, mais la lecture est très facile, si l’on excepte la doctrine psychanalytique). L’auteur est DIDIER ANZIEU, cité ci-dessus.

 

 

Le livre constitue sa thèse de doctorat ès lettres soutenue à la Sorbonne. Je soutiens l’idée que ce livre constitue une base culturelle de l’Occident, parce qu’en racontant comment l’inconscient est devenu « incontournable », il établit au moins un tiers des points de repère de la « modernité ».

 

 

Et vous allez voir qu’avec ANZIEU, on se rapproche de JACQUES LACAN, quoi de façon étonnante, comme je l’ai appris dans la biographie qu’ELISABETH ROUDINESCO consacre à ce dernier. Vous voyez que je ne perds pas mon fil. Car je parlerai de JACQUES LACAN. Qu’on se le dise. « Un de plus », diront les connaisseurs. Mais c’est juste pour ajouter mon grain de sel de spectateur profane.

 

 

Ce bouquin d’ANZIEU, comme je l’ai lu il y a longtemps, je ne m’y attarderai guère. L’auteur y montre, de façon terriblement savante et détaillée, comment les concepts freudiens se mettent peu à peu en place, comment ils s’agencent, s’échafaudent et s’enchaînent jusqu’en 1900-1902, époque de publication de L’Interprétation des rêves, jusqu’à former un corps de doctrine à peu près cohérent, même s’il ne cessera d’évoluer au cours du temps, du vivant même de FREUD, donnant par là du grain à moudre à tous les disciples, à tous les renégats (qui furent souvent les mêmes), à tous les captateurs d’héritages et autres fondateurs de sectes.

 

 

Je me rappelle qu’ANZIEU insiste beaucoup sur l’analyse que FREUD élabore à partir d’un de ses propres rêves : « L’injection faite à Irma ». Le récit tient sur une page entière, et son analyse remplit un plein chapitre, alors je ne vais pas entrer dans les détails. Ce que je peux dire, c’est qu’ANZIEU parvient à rendre compte de ce qu’il appelle la « découverte » de la psychanalyse en mettant celle-ci à la portée, sans doute pas du grand public, disons au moins de la personne qui décide de s’y plonger, sans rien céder sur l’exactitude des notions et concepts.

 

 

J’avoue que j’ai été « bluffé » (comme on dit volontiers aujourd’hui) par la performance de monsieur DIDIER ANZIEU.

 

 

C’est cette même capacité du savant de s’adresser à un public, tout en restant rigoureux dans sa discipline, qui m’a fait plonger dans les Cinq psychanalyses de SIGMUND FREUD en personne. Comme ailleurs, ce que j’apprécie ici, c’est la capacité d’un maître à asseoir des bases théoriques sur un socle narratif. Le livre est trop connu pour que je me risque à ajouter ici un commentaire par avance nul et non avenu.

 

 

Je veux dire que, quand le psychanalyste condescend à se faire romancier, même si c’est pour du beurre et que tout ce qu’il raconte est scientifique et prouvé, le statut de ce qu’il écrit s’apparente au statut de la littérature et de la fiction romanesque.

 

 

Je signale en passant que MAUD MANNONI, citée ci-dessus, a écrit un livre dont le titre seul me ravit : La Théorie comme fiction. Bien qu’elle soit une lacanienne pur jus, je l’interprète pour mon compte comme un conseil à tous les théoriciens, d’avoir à montrer de la modestie quand ils élaborent leurs systèmes, et à considérer ceux-ci comme de simples détours narratifs n’excluant pas de faire appel à l’imaginaire.

 

 

Car on aura beau faire, il y a plus de vraie science de l’homme dans la littérature que dans tous les traités scientifiques de la Terre, du Ciel et des Planètes. Car la littérature, c’est de la Science destinée à l’Homme, et à personne d’autre, et ce n’est surtout pas une espèce de Statue en or massif que le public est prié d’admirer et d’adorer de loin, de derrière les barrières du langage que les spécialistes ont élevées. Il y a du Prométhée voleur de feu et bienfaiteur de l’humanité, chez le spécialiste qui accepte le détour littéraire de la fiction romanesque pour expliquer ce qu’il sait.

 

 

Je ne parle pas des petits clowns comme DENIS GUEDJ (Le Théorème du perroquet) ou JOSTEIN GAARDER (Le Monde de Sophie), tâcherons sans imaginaire ni imagination qui tissent à la diable un semblant de roman pour vulgariser, l’un l’histoire des mathématiques (GUEDJ), l’autre la philosophie (GAARDER), quel que soit à l’arrivée le succès de leur livre.

 

 

Dans les deux cas, l’intrigue, sorte de squelette laissé par l’être vivant après sa mort, est simplement posée sur le contenu, sorte de viande synthétique censée faire office de substance nourricière. Mais ce genre de livre ne tient pas debout.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

mardi, 06 novembre 2012

VOUS AVEZ DIT BIOGRAPHIE ? (2)

Pensée du jour : « La forme d'une ville change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

La dernière biographie que j’ai lue, vous ne devinerez jamais (j'ajouteROUDINESCO LACAN.jpg que je suis aussi surpris que vous), c’est celle de JACQUES LACAN par ELISABETH ROUDINESCO. Le sous-titre ? Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée. C’est paru aux éditions Fayard en 1993, ça fait 569 pages à lire. Ajoutez 150 pages de notes diverses, et vous avez à l’arrivée un livre de 1096 grammes. Pas un gramme de moins.

 

 

Parenthèse. Je préviens juste que j'y viendrai, au bouquin, mais pas tout de suite. Entre l'intention et la réalisation, quelques interpolations ont eu le goût, le talent et l'art de se glisser. Cela viendra donc, après quelques méandres, auxquels j'avoue que je me livre paresseusement et même voluptueusement.

 

 

Je reprends le paragraphe initial : un bon kilo de papier imprimé, c’est pour vous dire si ça vise haut. Et pour tout dire, il vaut mieux endosser une légère armure de concepts pour affronter les aspects théoriques du bouquin (« système de pensée »). Je l’avais acheté à parution. Je viens de le lire. Comme quoi, un livre oublié dans une bibliothèque ne doit jamais perdre l’espoir d’être lu un jour. Comme disait un certain NICOLAS S. : « Ensemble, tout devient possible ».

 

 

Autant vous dire que, vu ma formation rudimentaire en philosophie et en psychanalyse, je n’étais pas le mieux armé pour attaquer l’escalade. Enfin, disons que j’ai quelques notions. Acquises en autodidacte, ou « presque ». Et davantage à titre, disons, de curiosité intellectuelle que par adhésion à une grille de lecture propre à la psychanalyse ou à la philosophie.

 

 

J’avoue que mon bagage « technique » est mince, et j’ai toujours lu les ouvrages des psychanalystes et des philosophes comme des œuvres littéraires. C’est une méthode que je conseille à tout le monde, parce que très pratique pour éliminer d’entrée de jeu du champ de vision tout ce que je qualifierai d’ « illisible », c’est-à-dire les (nombreux) auteurs qui se soucient moins du lecteur et de la qualité de la langue française que d’exactitude technique.

 

 

Ceux-ci choisissent la pureté de la doctrine, au détriment du partage de leur savoir avec autrui. Je range dans cette catégorie l’Anthropologie philosophique, d’un nommé BERNARD GROETHUYSEN, sûrement un ponte vénéré chez les siens, mais véritable oursin inassimilable pour le gosier du « vulgum pecus » auquel j’appartiens.

 

 

Je ne parle pas des ouvrages de « sciences dures » (physique, chimie, etc.), mais de ces sciences qu'on appelle « humaines » : je suis, encore aujourd’hui, convaincu que le spécialiste, dans ces dernières, est en mesure, s’il y consent et s'il fait l'effort, d’exprimer son savoir en utilisant « les mots de la tribu ». Mais enfin, je peux dire que j’ai quant à moi fait l’effort de m’approcher de la chose d’un peu plus près que le premier abord.

 

 

Dans ceux (souvent d’un savantisme qui me dépasse de très loin) qui écrivent des sciences humaines, je fais un départ étanche entre ceux qui écrivent pour l’homme et ceux qui s’en servent. « Au service de » est pour moi le contraire de « se servir de ». L’humaniste est le contraire de l’arriviste.

 

 

Dans le « presque » ci-dessus, en effet, j’englobe les deux « séminaires » de DENIS VASSE auxquels j’ai participé, dans le cadre des activités du Centre Thomas More (couvent de la Tourette, à Eveux, vous savez, ce quadrilatère de béton élevé par l’athée LE CORBUSIER pour les Dominicains) : cela s’appelait « Violence et dérision » et « Le poids du réel, la souffrance ».

CORBUSIER.jpg

 

Je m’étais inscrit au premier « séminaire » sans rien connaître de monsieur VASSE, après l’avoir vu annoncé sur une porte vitrée, lors d’une promenade dans le vaste et remarquable parc qui entoure le couvent. Et mon travail de l’époque (sur ALFRED JARRY) avait quelque chose à voir avec la dérision.

 

 

Autant dire tout de suite qu’il y avait maldonne et que le séminaire de DENIS VASSE ne m’a jamais permis d’avancer dans mon travail.  Des moments forts, c’est certain, vécus avec une distance impossible à combler, faute d’une expérience vécue de la chose psychanalytique.

 

 

C’est d’ailleurs dans le même esprit que j’ai lu, du même DENIS VASSE, un livre tout à fait merveilleux, bien que je n’en aie compris qu’une partie bien modeste, si ce n’est pas infime : L’Ombilic et la voix(Le Seuil, 1974, 218 pages à lire). Un livre techniquement difficile, c’est sûr, mais un récit impressionnant de la cure effectuée par deux enfants psychotiques (en particulier le petit « Hector ») auprès du psychanalyste.

VASSE 3 HECTOR 1.jpg

"HECTOR", DESSIN N°1

LE CHAOS, QUOI 

 

On lit, en alternance, les dialogues entre « Hector » et le spécialiste, puis l’exposé des données techniques et théoriques auxquelles celui-ci se réfère. Ce à quoi j’ai été sensible et attentif, c’est – et je garantis que c’est vrai – qu’on voit le gamin changer, s’ouvrir et devenir humain, comme le montre la distance abyssale qui sépare le dessin n°1 du n°44 (et dernier) du gamin, reproduits en suppléments photo à la suite du texte.

VASSE 4 HECTOR 44.jpg

"HECTOR", DESSIN N°44

LA JOIE, VOUS AVEZ DIT ? 

 

Il y a, dans la succession de ces dessins, comme l’histoire de quelque chose qui se déplie difficilement, comme une porte qu’on voit progressivement s’ouvrir, poussée de l’intérieur. J’ai lu ce livre comme un roman, où il serait question d’une naissance, avec des péripéties, des rebondissements, des stases, des crises. Très beau et très fort. Ça va bien au-delà de l’aride technique de la psychanalyse. C’est pour ça que j’en conseille la lecture à tout le monde. Sans ça, vous pensez bien que je ne serais pas arrivé au bout. Mais moi, du moment que c’est de la littérature …

 

 

Voilà ce que je dis, moi.


 

lundi, 05 novembre 2012

BALZAC 4 PAR MAUROIS

Pensée du jour : « L'homme se sent petit devant l'animal. Le rhinocéros le rend timide, le loup craintif, le chien de garde rapide. L'homme a pour le chat et le basset des indulgences qu'il n'aurait pas pour le sous-préfet le plus distingué ».

ALEXANDRE VIALATTE

 

J’ai rarement lu des biographies. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que, pendant très longtemps, j’ai été hanté par le fantôme de Lagarde et Michard, augmenté du spectre de GUSTAVE LANSON, vous savez, « Untel, sa vie, son œuvre », les dates qu’il fallait enregistrer sans se poser de question, sans avoir besoin de comprendre. C’est vrai, ça, et c’est une vraie question : « Peut-on expliquer l’œuvre de CÉLINE par la vie de LOUIS DESTOUCHES [le vrai nom de CÉLINE] ? ». 

 

Peut-être aussi m’étais-je convaincu, en opposition avec le tandem imposé par cette grille de lecture « la vie et l’œuvre », que seule cette dernière méritait d’être cultivée pour elle-même, « œuvre » devant être comprise comme « œuvre d’art » ; et ce qui se passe pour les peintres devant se passer de la même manière pour tout artiste : ce qui reste accroché aux cimaises des musées, ce n’est pas la biographie de RAPHAËL ou de POUSSIN, ce sont leurs tableaux. 

 

Ce qui est sûr, c’est que nulle paroi étanche ne sépare le biographique du catalogue des œuvres : il faut bien que l’auteur, s’il est passé à la postérité, ait puisé la matière de ses livres ailleurs que dans l’imitation de ce qui s’est fait avant lui, sinon la postérité aurait préféré l’original à la copie, et il serait tombé dans l’oubli. 

 

C’est exactement ce qui s’est passé dans la peinture et dans la musique : dans les histoires qu’on en a rédigées, les historiens (parfois à tort) ne gardent que les principaux noms qui jalonnent la trajectoire de quelque chose qu’on appellera Histoire de la peinture et Histoire de la musique. Les épigones et les petits maîtres, ceux qui passent au second plan et que ne connaissent que les spécialistes, sont ceux qui, après coup, se révèlent n’avoir rien écrit, peint ou composé de vraiment neuf. 

 

Là, des biographies, j’en ai lu trois, coup sur coup. Je ne me reconnais pas. Comment se fait-ce ? Qu’est-ce qui m’a pris ? Mystère. J’ai commencé par celle de LOUIS-FERDINAND CÉLINE. J’en ai parlé il n’y a pas si longtemps. HENRI GODARD est sans doute celui qui connaît le mieux le bonhomme dans le monde contemporain. Il sait travailler. 

 

Son livre est horriblement documenté, et monstrueusement intéressant. Sans rien taire des côtés sombres de son personnage, de ses faiblesses, et pour tout dire, de sa folie furieuse et géniale, il livre les données d’une vie sans chercher à en dévoiler le mystère inentamable. Ma foi, je suis sorti de la lecture de ce pavé content de ma dépense (25,5 €, Gallimard, 2011, 530 pages à lire), pour ce qui est du rapport qualité / prix. 

 

La biographie de HONORÉ DE BALZAC par ANDRÉ MAUROIS (Hachette, 1965, 622 pages à lire, appendices compris, acheté 4 € au « Livre à Lili », rue Belfort, début octobre), m’a de nouveau projeté sur la planète BALZAC. Un continent, un océan, une planète, je ne sais pas au juste. En tout cas un bonhomme hors du commun, qui, curieusement, s’est très tôt considéré comme hors du commun, et surtout, n’a jamais, depuis l’adolescence, douté de son génie. 

 

Mais qui est devenu un génie à force de travail forcené, toujours poussé par l’urgence de payer ses dettes. Fascinant. C’est d’ailleurs un peu le reproche que je ferais à ANDRÉ MAUROIS, qui cède un peu, tout au long de son ouvrage, à la tentation de l’admiration pour une sorte de colosse d’énergie, et d’une fascination pour l’aspect « course de vitesse avec la mort » présentée par la vie de BALZAC. 

 

C’est en tout ca l’image qui s’en dégage. Sans que ce soit nuisible à l’exactitude, puisque, là encore, les faiblesses du personnage apparaissent en pleine lumière, sans rien ôter jamais à l’impression de puissance créatrice, qui en apparaît dès lors comme tant soit peu magique, pour ne pas dire extraterrestre. 

 

Ce que MAUROIS fait bien partager, et en cela, il faut lui savoir gré, c’est que La Comédie humaine n’est pas sortie de nulle part, et qu’en 1833 (BALZAC a 34 ans), c’est chez un écrivain expérimenté que l’idée prend naissance. Un projet gigantesque, démesuré à l’échelle d’un seul homme. L’esprit encyclopédique de la Renaissance s’appelait PIC DE LA MIRANDOLE. 

 

Eh bien, HONORÉ DE BALZAC est exactement le Pic de la Mirandole du roman mondial au 19ème siècle. L’époque actuelle est, à cet égard, dans un lamentable et désolant état de rabougrissement (« Il vaut mieux être un éléphant qu’un rat … Qu’un rat bougri surtout », dit Obélix à la page 33 du Combat des chefs) pour comprendre la dimension quelque part surhumaine de BALZAC. Ce en quoi on ne peut que suivre MAUROIS dans sa dévotion à Prométhée (titre de son bouquin sur l’auteur : Prométhée ou la vie de Balzac). 

 

J’avais commencé mon pèlerinage à BALZAC par la lecture d’un pavé horriblement savant d’un grand universitaire (mais très lisible, malgré l’épaisseur) : Le Monde de Balzac, par PIERRE BARBÉRIS, Arthaud, 1973, 575 pages à lire, 10 € au « Livre à Lili », rue Belfort. L’auteur, qui a publié sa grande thèse Balzac et le mal du siècle en 1970 chez Gallimard, se donne pour tâche d’organiser  la lecture du monument monumental qu’est La Comédie humaine. 

 

Il a tout lu, correspondance comprise, de ce qui concerne l’œuvre (alors que MAUROIS met en valeur les Lettres à l’étrangère et autres lettres intimes, à valeur exclusivement biographique, quoique …), et offre au lecteur curieux, même débutant, des points de repère d’une robustesse à même d’impressionner. Je ne suis malheureusement pas sûr que ce genre d’ouvrage se prête à la diffusion en supermarché et au tirage de masse. 

 

Et pourtant, je remercie l’universitaire sérieux, car il me rend familiers les personnages de La Comédie humaine, qui sont autant d’avatars, finalement, de leur inventeur. Et pour dire combien certains ont acquis une existence plus vraie que la réalité, une anecdote suffira : à quelques jours de sa mort, BALZAC aurait déclaré à un proche : « Il n’y a que Bianchon qui pourrait me tirer de là ». Il faut savoir que Bianchon, c’est LE médecin de La Comédie humaine, qui fait des apparitions (fugitives ou marquées) dans un nombre incroyable des romans du cycle. Elle n’est pas belle, l’histoire ? 

 

Comme quoi, en définitive, ce n’est pas nul, de s’intéresser à la vie des grands auteurs. Oui, amende honorable, ça s’appelle. Vaut mieux tard que jamais, non ?

 

Voilà ce que je dis, moi. 

dimanche, 04 novembre 2012

LE DROIT DE MENTIR DANS LA DIGNITE ?

Pensée du jour : « Si tout le monde était de mon avis, tout serait plus commode ».

 

PROVERBE BANTOU

 

 

Franchement, je ne sais pas quel est au juste le degré de parenté de madame SYLVIE KERVIEL avec un certain JERÔME du même nom, et dont le patronyme et le petit nom ont couru les gazettes dans tous les sens pour une bête histoire de porte-monnaie de vieille dame évaporé dans la nature. Enfin, un porte-monnaie de cinq milliards quand même. Mais on ne choisit pas sa famille, n’est-ce pas ?

 

 

On ne choisit pas son nom de famille, c’est certain. Tenez, il existe sûrement quelque part quelqu’un qui s’appelle HITLER. Peut-être même son prénom est-il ADOLF. On appelle ça de l’homonymie. Je me dis que ça doit être assez lourd à porter. Je parlais il n’y a pas longtemps de MOHAMED MERAH. Eh bien j’ai lu quelque part qu’un autre malheureux MERAH, lui aussi prénommé MOHAMED, ne cessait de rencontrer, au quotidien, dans son travail, dans son quartier, des tracasseries diverses. J’espère pour lui qu’il y a mis fin.

 

 

La revue Lire avait publié dans le temps un dossier recensant quelques individus qui portaient le nom et le prénom d’écrivains célèbres. Je me souviens d’un garagiste francilien qui s’appelait JEAN-JACQUES ROUSSEAU. Dans la liste, il devait y avoir un MARCEL PROUST, quelques autres, parmi lesquels un poinçonneur du métro parisien. Le dossier, je dois dire, était assez drôle.

 

 

Sans même parler d’homonymie, j’admets que certains noms soient plus difficiles que d’autres à porter. Il y avait autrefois dans mon quartier une madame COURTECUISSE. J’ai croisé un PEUDEPIECE, un PIEDEVACHE. Rien à voir pourtant avec monsieur BORDEL, qui est parvenu à modifier son nom, moyennant une procédure, je crois, assez longue et tortueuse.

 

 

Car la loi française prévoit les cas où la vie de la personne est rendue invivable, du seul fait de son patronyme, jugé vexatoire, humiliant, et tout simplement impossible à porter. Je ne vous dirai pas à quelles sauces de plus ou moins mauvais goût mon propre nom a été mis tout le temps de la primaire et du lycée.

 

 

Mais enfin, venons-en à madame SYLVIE KERVIEL, journaliste au Monde. Comme tous les journalistes, elle écrit des articles. Etonnant, non (un coucou à La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, du regretté PIERRE DESPROGES) ? Le cas de madame SYLVIE KERVIEL, il faut que je l’avoue, m’a interpellé (non, vous ne me ferez pas ajouter « quelque part au niveau du vrai cul »).

 

 

Je n’ai rien à dire du sous-titre de son article : « Les mensonges des petits les aident à grandir ». C’est percutant de vérité massive. Je n’en dirai pas autant – mais alors pas du tout – du titre lui-même. Pensez, l’article figure en page 19, mais est « appelé » en Une par son titre et un court texte de présentation. Tenez-vous bien, madame KERVIEL intitule son laïus : « Accorder aux enfants le droit de mentir ».

UNE MONDE.jpg 

 

Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve ça extraordinaire. Ce titre me semble en effet très révélateur d’une grande tendance de l’époque qui ne cesse de « faire bouger les lignes », en un mot, ne cesse de bouleverser les points de repère dans nos esprits livrés à la confusion des mots et des notions.  

 

 

Donc, il faut ACCORDER AUX ENFANTS LE DROIT DE MENTIR (je signale que le « il faut » est sous-entendu par le verbe à l’infinitif). Qu’est-ce qui est aberrant dans la proposition ? Mais le simple fait de transformer une réalité en droit. Tout bêtement. Tiens, par exemple : qui n’a jamais volé ? Je veux dire volé quelque chose à quelqu’un ? Le vol est une REALITÉ. Un fait qui se produit tous les jours. Connaissez-vous pour autant une loi qui fasse du vol un DROIT ? Evidemment non.

 

 

Et voici, dans la très longue liste des « droits » nouvellement éclos (c'est nouveau, ça vient de sortir), un nouveau « droit » : celui de mentir. Et pas n’importe comment : le mensonge entre en effet dans l’arsenal des moyens éducatifs. Je reste un peu baba d’étonnement devant cette proposition audacieuse. Car jusqu’à nouvel ordre, mentir reste une infraction. Pas à la loi, non. Je ne crois pas qu’un tel délit figure au Code Pénal. Mais enfin une infraction aux règles morales de la vie en société.

 

 

Je sais bien que nous autres, gens ordinaires, passons notre temps à dissimuler, à omettre, à jouer double-jeu. Et que les hommes politiques ont fait du mensonge un métier (voir FRANÇOIS MITTERRAND face à JACQUES CHIRAC en 1988 : « Dans les yeux, je le conteste »). Mais cela fait-il du mensonge un « DROIT » ? Evidemment non.

 

 

Les enfants mentent, comme tout le monde. C’est un fait. Faut-il, à l’exemple de SYLVIE KERVIEL, se pencher vers eux avec un sourire bienveillant et leur dire : « Oui, c’est bien, continue » ? D’ailleurs, si les enfants mentent, ils ont de qui tenir : c’est du simple mimétisme. Toto voit sa mère décrocher le téléphone et dire : « Ah, ma chère amie, tu ne fais que me précéder, j’allais t’appeler, tu ne peux pas savoir le plaisir que tu me fais ! ». Ce disant, la maman regarde monsieur en se passant le revers des doigts sur la joue, aller et retour. Le gamin n’oubliera pas, soyez-en sûrs.

 

 

Il existe des réalités, dans la société : il y a des prostituées, des voleurs, des meurtriers, des menteurs, des escrocs, et bien d’autres tout aussi blâmables. Beaucoup de ces réalités sont réprimées par la loi, mais même sans cela, rien n’autorise à faire d’une réalité un droit, qu’il s’agisse de faire ou d’adopter des enfants, de se marier, de recourir à la procréation médicalement assistée (PMA).

 

 

On n’a pas DROIT à l’enfant, même si l’envie d’en avoir ne manque pas. Et cela vaut pour la mort (cf. l’ADMD), le mariage, etc. Que deviendrait le statut de la vérité si l’enfant se voyait autorisé à mentir ? S’il ne sentait pas que c’est « mal » ? S’il n’avait pas, quelque part, le sentiment (et le plaisir) d’enfreindre ? La vérité ne serait plus une sorte d'idéal à atteindre dans « le meilleur des mondes possibles » (quand il sera advenu), mais une option parmi d’autres sur les rayons du supermarché des notions morales.

 

 

Madame KERVIEL a perdu une bonne occasion de la fermer. Mais il paraît qu'on est en démocratie : tout le monde a-t-il pour autant le droit de proférer des âneries ? C'est pourtant, dans la réalité, ce  à quoi s'autorisent des légions d'individus à longueur de journées et de journaux. Après tout, c'est peut-être quand même ça, la démocratie : la possibilité de dire n'importe quoi. Mais non, personne ne pourra me convaincre qu’une réalité (ou un désir) ouvre, du seul fait qu’elle existe, sur un DROIT. Il ne faut pas confondre un FAIT avec un BUT.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 03 novembre 2012

POURQUOI MOHAMED MERAH EST-IL MORT ?

Pensée du jour : « Voici de nouveau la misère : nous n'avons plus de vin ».

 

LEON BLOY

 

 

Les questions qui me viennent à propos de la façon dont les flics de la DCRI ont « géré » le cas MERAH sont de plusieurs ordres. Il faut d’abord un petit retour en arrière, et rappeler que la DCRI résulte d’une fusion : celle de la DST et des RG. DST pour Direction de la Surveillance du Territoire, RG pour Renseignements Généraux. Autrement dit, d’un côté la chasse aux espions, de l’autre la chasse à l’ « ennemi intérieur ». Le contre-espionnage et la surveillance de la population.

 

 

Il fut un temps, nous eûmes un voisin qui travaillait à la DST. Je me rappelle quelques petites choses qu’il nous racontait. Par exemple, la tâche de son service était de collecter des renseignements sur les membres de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra. La raison de cette idée a priori bizarre ? Leur origine souvent étrangère. Il fallait s’assurer que leur présence en France était exclusivement motivée par des raisons professionnelles et musicales. Un certain nombre venaient des « pays de l’est », il y avait peut-être des espions, allez savoir. C’était la guerre froide.

 

 

La tâche des RG, ce n’était pas du tout la même chose. Pour résumer, quand il y avait une manifestation dans la rue (syndicats, partis, casseurs, …), c’était eux qui, montés sur des bornes, photographiaient méthodiquement tous les porteurs de banderoles et ceux qui marchaient derrière. On ne sait jamais, il pouvait se cacher parmi eux quelques dangereux subversif, agitateur, lanceur de cocktail molotov. Il faut bien renseigner les autorités de l’Etat sur ceux qui risquent de les jeter à  bas.

 

 

Deux services voués à des tâches radicalement hétérogènes donc. Enfin, peut-être pas si hétérogènes que ça dans le fond, je ne suis pas spécialiste. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que c’étaient deux « maisons » différentes, gérées différemment, où les personnels avaient, comme on dit, des « cultures » différentes, ce qui veut sans doute dire que les façons de travailler se distinguaient nettement, et que les automatismes professionnels des uns et des autres n’avaient pas grand-chose à voir.

 

 

Malheureusement, en 2002, arrive au Ministère de l’Intérieur un homme qui, en matière de maintien de l’ordre et de sécurité publique, a des convictions fortes, certains disent des lubies. Il s’appelle, tout le monde le connaît, NICOLAS SARKOZY.

 

 

La première mesure « emblématique » prise par le guignol de vogue (autant dire ses premiers dégâts), pour renforcer la sécurité, fut d’en finir avec la « police de proximité », mise au point par la gauche de JOSPIN pour modifier l’image de la police auprès des populations des « quartiers ». Ce en quoi le concept jospinien a montré son efficacité. Mais l’idée avait le tort d’être « de gauche ». Et de bafouer en apparence la sacralité de l'uniforme et de l'autorité.

 

 

SARKO est arrivé avec ses muscles : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! », et a proclamé : « Les flics ne sont pas payés pour jouer au football avec de jeunes voyous ». Il leur a dit, à ses flics, de faire péter l’autorité de l’uniforme et de restaurer la majesté des défenseurs de l’ordre public. En leur ordonnant d’être efficaces, je veux dire de « faire du chiffre » et d’obtenir des « résultats ».

 

 

Si j’ai le temps, je dirai comment c’est tellement facile de « faire du chiffre », qu’on se demande pourquoi certains policiers qui ont encore le sens du métier se donnent du mal pour lutter contre la vraie délinquance.

 

 

Cela a donné la garde à vue à tout bout de champ (800.000 par an), le prélèvement généralisé de salive pour l’ADN (vous passez au tribunal si vous refusez), l’explosion du délit d’ « outrage et rébellion », le tutoiement institutionnalisé. On voit ce qu’il en est résulté à Marseille, où la ville vient d’arroser au champagne son 23ème mort par arme à feu de l’année, et où le mot « kalachnikov » ne s’est jamais si bien porté.

 

 

La deuxième mesure, dont le ratage policier dans l’affaire MERAH est sans doute une conséquence, ce fut donc la fusion RG-DST dans un machin appelé DCRI. Sans doute sur la base du culte de l’idée « un seul chef pour une plus grande efficacité ». L’idée, certes, n’est pas mauvaise en soi. Mais ce fut une décision purement administrative tombée de tout en haut, sans laisser aux choses et aux gens le temps de s’accoutumer.

 

 

D’après ce que je peux en savoir (la presse), la partie DST fut préservée, au détriment du maillage du territoire, naturel à la partie RG. Cela veut dire qu’on privilégie la centralisation du pouvoir, et qu’on considère les « locaux » comme de simples exécutants, lampistes et lampions. Cela veut dire une chose : le culte du chef. On reconnaît bien là la « patte » de SARKOZY.

 

 

Qu’on se le dise : il y a quelqu’un aux commandes. En plaidant l’éthique de la « responsabilité » ! S’il se sentait vraiment « responsable », il serait déjà en chemise et la corde au cou, devant ses juges, NICOLAS SARKOZY. Ce triste individu a simplement accéléré la dévaluation de l'image du policier dans l’esprit des populations. Et exacerbé l’hostilité de celles-ci à leur égard. Il faut faire péter l’autorité de l’uniforme, on vous dit !

 

 

Alors finalement, qu’est-ce qui pose question, dans l’affaire MOHAMED MERAH ? Que la « tête » parisienne ait méprisé les alertes de l’ « antenne » toulousaine n’est sans doute pas niable. Deux détails de l’affaire attirent l’attention : 1 – Le lendemain des meurtres de Montauban (des militaires français), la direction parisienne ordonne à l’antenne de diriger son attention vers l’extrême droite (syndrome BREIVIK ?) et d'abandonner la piste islamiste ; 2 – Un peu avant, elle a été jusqu'à envisager de recruter MERAH comme indicateur.

 

 

Les apparences plaident pour l’incompétence du haut commandement de la DCRI. Mais il y a une autre piste : la dérive idéologique. Toujours l’histoire de la mécanique des idées plaquée à toute force sur une réalité. Mésestimation, sous-estimation, aveuglement, erreur de jugement : n’en jetez plus. L’incompétence reste possible, voire plausible.

 

 

Mais il me vient une question bête. C’est sûr, MERAH n’avait aucune chance d’échapper aux policiers. Combien étaient-ils, autour de son logement ? On s’en fout. Moi, je m’interroge : pourquoi a-t-il été tué ? Comme ça, directement, d’une balle bien placée ? MOHAMED MERAH a-t-il été tué par un tireur d’élite sur un ordre spécifique ? Quelqu’un a-t-il ordonné que MOHAMED MERAH soit abattu ?

 

 

Je n’ai évidemment aucun élément pour faire de cette question autre chose qu’une simple hypothèse. Parce qu’il faut savoir qu’un « sniper » (en anglais, « tireur isolé »), s’il est vraiment un tireur d’élite, est capable de loger une balle de 5,56 (le calibre OTAN) dans une pièce d’1 euro à 500 mètres (vitesse initiale : 1300 mètres / seconde).

 

 

Le tireur qui a abattu MOHAMED MERAH pouvait l’atteindre dans des parties non vitales du corps (épaule, jambe, pied …). Je me dis que, si MOHAMED MERAH est mort, c’est qu’il devait mourir. Je me dis que seuls les morts ne parlent pas. A-t-il fallu l’empêcher de parler devant des juges ?

 

 

Et j’échafaude, et j’élucubre : nous sommes à proximité de l’élection présidentielle. NICOLAS SARKOZY lit les sondages. Il se dit, peut-être comme JACQUES CHIRAC en 1988 face à FRANÇOIS MITTERRAND, qu’une opération spectaculaire a des chances de redorer son blason. CHIRAC avait ordonné l’opération de la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie (plus de vingt morts dans l'assaut).

 

 

Pour SARKOZY, si mon hypothèse est bonne, la grotte d'Ouvéa s’appelle MOHAMED MERAH : « Les mecs, je veux du spectaculaire, fait pour les caméras du JT de 20 heures, me loupez pas mon affaire ». J’invente, bien sûr. C’est peu vraisemblable. Mais moi je garde une question en travers : « Pourquoi MOHAMED MERAH est-il mort, alors que sa vie pouvait techniquement être épargnée ? ».

 

 

Parce qu’on ne m’enlèvera pas de l’esprit que sa mort, d’un point de vue strictement policier, n’était pas indispensable. Il ne pouvait pas s’échapper. Aucune chance. Il voulait « mourir les armes à la main » ? Et alors ? Il était tombé du « côté obscur de la force » ? C’est une vaste blague pour magazine people.

 

 

Alors, en conclusion, que le renseignement français ait été déstabilisé par ce trublion capricieux que fut NICOLAS SARKOZY, je veux bien. Il y a dans la très récente DCRI une incompétence manifeste, induite par la frénésie pathologique d’un Ministre de l’Intérieur devenu Président de la République. Mais il y a peut-être autre chose, davantage de l’ordre du calcul politique de circonstance. Je dis ça à tout hasard.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

vendredi, 02 novembre 2012

LA MALADIE DE LA CURIOSITE (fin)

Pensée du jour : « L'amour-propre ne le reste jamais longtemps ».

 

MARTIN VEYRON 

 

 

 

 

Le dernier point qui me semble important, et peut-être celui que je trouve le plus grave pour l’idée que nous nous faisions (j’insiste sur l’imparfait) de la démocratie, c’est que, parmi les sciences humaines, il y en a deux qui se sont retournées contre l’homme comme des boomerangs. Ce sont la psychologie et la sociologie.

 

 

 

Dit autrement : l’étude du secret des motivations humaines (« psychologie ») et les statistiques (« sociologie quantitative ») destinées à quantifier les comportements des masses, qu'elles traduisent sous forme de moyennes. Or, dès qu'on vous parle de moyenne, dites-vous qu'on ne parle plus de vous comme individu, mais comme une simple quantité prise dans une quantité plus grande. 

 

 

Les statistiques ne veulent pas des individus : elles veulent des nombres, des taux, des moyennes, des virgules, des pourcentages. Ce sont des outils de GESTION. C'est de la comptabilité appliquée à la vie collective (sociale, politique, économique, sexuelle). C'est sûr : l'individu est ENCADRÉ. Quel moyen pour lui, dans un tel monde, de ne pas être comptabilisé dans une case du questionnaire ? D'échapper à la statistique ? De ne pas être jaugé par rapport à une moyenne ?

 

 

 

Aujourd'hui, les mouvements de la société sont réglés, gérés et gouvernés par la quantité. Sans l'action bien coordonnée d'une multiplicité d'acteurs, pas de réorientation du corps social : pas de loi punissant le négationnisme de l'extermination des juifs et des tsiganes (les tsiganes, dont on oublie trop souvent les 500.000 morts sous le règne des nazis, mais c'est que les tsiganes ne forment pas un groupe de pression crédible) ; pas de mariage homosexuel ; pas de délit d'incitation à la haine raciale. Pas de punissoir légal généralisé contre la liberté d'expression.

 

 

 

D’un côté, par la psychologie, on extrait ce qu’il y a dans l'âme de l’individu (enquête d’opinion, sondage, enquête de motivation, que pensez-vous de … ?). De l’autre, par la statistique et la toute-puissante moyenne, on étudie ce qu’on peut tirer des foules (vous êtes 35 % à apporter votre soutien de FRANÇOIS HOLLANDE, vous êtes pris dans 600 kilomètres de bouchons, vous êtes 63 % à être favorables au mariage homosexuel, …, sous-entendu, c'est normal, soyez sans inquiétude, on s'occupe de tout, l'ordre statistique règne).

 

 

D’une part, vous avez l’individu réduit à une infime parcelle de lui-même (une seule motivation). D’autre part, vous avez l’individu perdu dans la foule, c’est-à-dire réduit au millionième qu’il représente en quantité dans la masse des gens. Quel tableau ! De l’infiniment petit de soi-même pris dans la foule, à l’infiniment petit de soi-même ratatiné dans une de ses parcelles infimes, l’époque actuelle fait comme les Jivaros : elle réduit les têtes. Que vous preniez la sexualité, les yaourts, les opinions politiques, vous aboutissez à cela : l’individu quantitatif réduit à un « combien » virgule « quelque chose ». Noyé dans la masse.

JIVAROS 3.jpg

 

En dehors de venir en aide aux victimes d’accident, de catastrophe ou d’attentat (vous savez : « Une cellule psychologique d'urgence a été mise en place »), à quoi sert en effet la psychologie, de nos jours ? Je vais vous le dire : à sans cesse améliorer le fonctionnement de la machine sociale. Le psychologue veille à apaiser les dissonances qu’entraîne forcément la brutalité des conditions faites à la vie des individus par le système qui est le nôtre (résumé dans l'usage tous azimuts du mot à tout faire mis à toutes les sauces : « Stress ; stressant ; stressé ; se déstresser »).

 

A fournir aux individus plus ou moins écrasés des arguments de satisfaction pour compenser les frustrations constantes que le système leur fait subir, pour éviter qu'ils n'explosent. En somme, à les réinsérer dans les circuits sociaux (travail, sentiments, amour, famille : regardez dans les librairies la taille du rayon "développement personnel"). A essayer de les convaincre que, oui, ce qu'ils vivent, ce qu'ils font, tout ça a décidément un sens. Et qu'ils ont raison de continuer. Exaltant et pathétique. Le mot d'ordre du psychologue, c'est, une fois pour toute : « Désamorcer la révolte. Prévenir tout risque de subversion ou de révolution ». Une armée au service de l'ordre. Une armée de service d'ordre.

 

La « science » psychologique n'est plus seulement un instrument de connaissance. Elle est devenue un indispensable lubrifiant pour que les rouages sociaux tournent sans se « gripper ». La psychologie est désormais une excellente MACHINE A ADAPTER. Autrement dit un instrument de contrôle social.

 

 

Et cette société, qui ne cesse de se subvertir elle-même, est une machine à fabriquer du psychologue comme on fait de la saucisse. De même que l’obsolescence programmée des voitures sert à faire vivre les garagistes, le « mal-être » des individus sert de garde-manger et de vouloir-vivre aux psychologues (il m'arrive de m'étonner de certaines de mes propres phrases ; c'est d'ailleurs un peu pour ça que j'écris).

 

 

 

Accessoirement, on pourrait ajouter que la psychologie s’est révélée un redoutable instrument pour débusquer les motivations secrètes des gens pour les retourner en autant d’arguments de vente de marchandises. On appelle ça la publicité. La propagande, si vous voulez. Le bourrage de crâne. La manipulation mentale. Enfin, pas mal de choses.

 

 

Mais pendant que la psychologie remet l’individu dans le circuit normal, la sociologie ne reste pas inactive. Sans exagérer outre-mesure (je ne voudrais pas « exagérer d'exagérer »), il me semble qu’on peut considérer la sociologie comme un excellent instrument de gouvernement.

 

 

C’est bien la fondation « Terra Nova », que je sache, affiliée au Parti « Socialiste », qui a suggéré à ce dernier de s’appuyer, non plus sur la classe ouvrière, mais sur les « classes moyennes » (autrement dit les petits bourgeois). Pour arriver à cette suggestion, sur quoi s'est-elle appuyée, sinon sur un corpus d’analyses sociologiques, qui a permis au Parti « Socialiste » de prendre en douceur un joli virage idéologique ?

 

 

Partant de là, on peut affirmer que la sociologie est devenue une MACHINE A GOUVERNER. Car qu’est-ce qu’un politologue ? Un sondage ? Un sondage établi bien sûr selon la méthode des « quotas », sur un « échantillon représentatif » de la société française ? Des outils. Entre les mains d'un pouvoir.

 

 

Quand on lit, écoute ou regarde les informations, on finit par être frappé du nombre de données concernant la moindre vaguelette qui se dessine à la surface de la société. C'est fou, ce dont la société dispose pour enregistrer une foule d'informations sur elle-même, au moment même où chaque chose se passe. 

 

 

 

Pendant qu’une armée de psys en tous genres scrute les mouvements qui se produisent dans les profondeurs de l’âme des individus, une armée de sociologues dissèque en permanence le corps social pour en extraire les éléments signifiants dont les pouvoirs se serviront pour coller à l’évolution, voire pour l’anticiper, en vue de se pérenniser, principalement par le moyen de la propagande et des élections.

 

 

 

Oui, elles sont belles, les « sciences humaines » ! Plus leurs méthodes et leurs résultats se perfectionnent, plus le couvercle des pouvoirs se referme sur l'autonomie des individus (j'ai failli écrire "l'automnomie"). Et plus le système dans son ensemble devient aveugle. Plus les « sciences humaines » gagnent en raffinement et en subtilité dans les détails, plus l'humanité perd de l'acuité visuelle sur elle-même. Voilà où elle nous a menés, la belle curiosité ! Vous avez dit "paradoxal" ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 01 novembre 2012

LA MALEDICTION DE LA CURIOSITE

Pensée du jour :

 

« L'intellectuel est si souvent un imbécile que nous devrions toujours le tenir pour tel, jusqu'à ce qu'il nous ait prouvé le contraire ».

 

GEORGES BERNANOS

 

 

Résumé : le champ des sciences humaines, fruits abondants de la curiosité de l'homme pour l'homme, est aussi vaste que l'humanité elle-même, mais encore plus morcelé, tronçonné, parcellisé et cloisonné (si c'est possible). Personne n'y comprend plus rien. Personne n'y voit plus goutte. Il fait plus noir que dans l'anus d'un nègre.

 

 

 

On se demande un peu ce qui explique cette prolifération de disciplines et de "sciences". Je me dis quant à moi qu'il ne faut pas chercher des poires sous un pommier et la main de ma soeur dans la culotte du zouave. Nous vivons dans un système industriel et technique voué au changement permanent. Quand ça bouge sans arrêt, impossible de fixer une quelconque définition. 

 

 

Ce changement incessant fait que le système est totalement incapable de se connaître lui-même, et qu'il est constamment obligé de réajuster sa connaissance de soi, s'il veut garder une chance de se gouverner. Est-ce qu'on ne peut pas dire que les sciences humaines découlent de cet effort ? Et que leur prolifération cancéreuse va avec l'accroissement et le creusement de l'ignorance à laquelle notre système est condamné ?

 

 

 

Le résultat, rétrospectivement prévisible, c’est que les disciplines intellectuelles qui consistent à décortiquer le fonctionnement et l’évolution des sociétés humaines et de l’esprit des individus n’ont jamais autant foisonné, et que quand il s’agit de faire appel à un spécialiste, quelle que soit la question soulevée, le journaliste ne sait plus où donner de la tête, tellement son carnet d’adresses ressemble à un bottin pour le nombre de pages.

 

 

Jamais autant qu’aujourd’hui, les sociétés n’ont rémunéré autant d’experts en toutes sortes de spécialités pour qu’ils auscultent les groupes humains d’une multitude de points de vue. Impossible d'allumer la radio ou la télé sans tomber sur de l'expert ou du spécialiste. Parce qu’en fait, chaque discipline, dès le moment qu’elle dispose d’un enseignement à l’université, n’a de cesse que de faire comme n’importe quel groupuscule trotskiste : se subdiviser en deux. Quel disciple n’aspire pas à devenir un maître ? Avec son école et ses adeptes bien à lui ?

 

 

Tenez, tapez « liste branches "sociologie" » sur Gogol, pour voir, allez sur wiki, et vous serez content du voyage. Rien que pour les méthodologies, vous avez l’embarras du choix : vous pouvez opter pour la « sociologie clinique, économique, historique, juridique, mathématique, politique, rurale, urbaine », et j’en oublie. Quant aux domaines d’étude, c’est la rafale de kalachnikov : « sociologie de l’art, des catastrophes, de la communication, de la connaissance, de l’éducation, de la famille, de l’imaginaire », et j’arrête, parce que trop c’est trop et qu’on a compris.

 

 

Et je n’ai pas parlé des « écoles », dont chaque maître à penser (DURKHEIM, WEBER, GURVITCH, BOURDIEU, ...) élève entre ses adeptes et le reste de la profession des cloisons étanches, et gare à eux s’ils vont voir ailleurs, comme on l’a beaucoup vu dans la psychanalyse : c’est l’excommunication. On ne dit plus "bondieuserie", on dit "bourdieusien" ("champ", "habitus", ...) : génuflexion conseillée, sous peine de ...

 

 

Prenez ce que vous voulez, histoire, « sciences [sic !!!] de l’éducation » (excusez-moi, je pouffe, c'est nerveux), économie, psychologie, prenez n’importe quelle « science humaine », vous tombez sur un champ d’étude si vaste et si « éparpillé par petits bouts façon puzzle » (BERNARD BLIER dans Les Tontons flingueurs), qu’il faudrait un cartographe de l’IGN pour que la poule retrouve chacun de ses poussins bien à sa place. Soit dit en passant, quelle prétention ne faut-il pas à des gens qui se prétendent sérieux pour s’intituler « chercheurs en sciences de l’éducation » ?

 

 

Conclusion ? Je m’en tiendrai à l’essentiel : déjà que dans les « sciences dures », un spécialiste en biologie moléculaire est incompétent en microbiologie ou en biochimie (malgré le "bio" commun aux trois), imaginez ce que ça donne, la parcellisation des tâches (cf. GEORGES FRIEDMANN) dans les « sciences molles » ! Sans parler de l’incroyable prétention à toutes ces dernières à se voir conférer le statut de « sciences » !

 

 

Je veux dire que, sans même parler de la « scientificité » (disons le mot) de ces disciplines, quel imposteur oserait prétendre qu’il est capable de faire la SYNTHÈSE de ce magma ? De proposer une explication globale ? Certainement aucun des « experts » ou « spécialistes » issus de l’une quelconque des spécialités.

 

 

L’explication de notre monde, qu’on se le dise, ne saurait en aucun cas venir d’un tenant de quelque discipline précise que ce soit. Il faudrait, pour avoir le sens de la chose, un PHILIPPE MURAY, un JACQUES ELLUL, une HANNAH ARENDT. Autrement dit un philosophe moraliste. Cela signifie à mes yeux que plus personne, parmi les médiocres et les bandits qui nous gouvernent, n’a de cap pour diriger le navire. Que plus personne n’est en mesure de dire où nous allons, ni même où il faudrait aller. A commencer par les "experts" et les "spécialistes". Plus ça va, moins nous y voyons clair.

 

 

 

La dernière preuve m'en a été fournie hier ou avant-hier chez MARC VOINCHET, sur France Culture, qui avait invité deux économistes (experts en « science économique », excusez-moi, je pouffe, c'est nerveux) pour parler de la crise. Ils n'étaient pas de la même "école". Chacun a pu parler en paix environ trois minutes vingt-deux secondes. Après, comme c'était sans doute trop, il a fallu que l'animateur s'interpose entre les ennemis pour éviter qu'il y ait du sang sur la moquette du studio. J'en conclus qu'on n'est pas sortis de la crise.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Allez, promis cette fois, à demain la dernière louche. Je vous assure que je n'y peux rien. Et surtout, je ne veux pas faire trop long. Enfin, j'essaie. Là, ce sera vraiment le dernier feu.

 

 

 

mercredi, 31 octobre 2012

EUROPE ET CURIOSITE

Pensée du jour : « Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté ».

 

GEORGES BERNANOS

 

 

 

Promis, je vais arrêter de laïusser sur la CURIOSITÉ, avant que tout le monde en ait marre, moi le premier. En fait, ce qui m’intéresse là, c’est encore deux choses. D’abord et d’une, que c’est en Europe que la curiosité a pris son essor définitif. Et dans deux directions : à l’égard des choses (physique, chimie, mathématiques, bref, les sciences « dures », on va laisser ça de côté, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien qu'il y ait à dire) et à l’égard des hommes.

 

 

Ensuite et de deux, que cette deuxième branche part elle-même dans deux directions : l’une est toujours scientifique, l’autre est morale. C’est cette double branche qui a motivé le laïus depuis le début. Vous me direz que j’aurais pu prévenir. Je rétorquerai que j’aurais prévenu si j’avais su la tournure que ça prendrait.

 

 

Commençons par la morale. Car si l’Europe en général, et la France en particulier, voient leur tomber dessus à bras raccourcis les descendants des « indigènes » et des esclaves exploités dans les anciens pays colonisés, il ne faut pas oublier le reste. Il ne faut pas oublier que chez nous, les premiers à s’alarmer aujourd’hui du sort des immigrés, sans papiers, clandestins sont très souvent des Français à la peau blanche (voir le travail de la Cimade dans les centres de rétention, et les efforts des membres de RESF pour empêcher l’expulsion d’enfants scolarisés).

 

 

L’Europe est allée puiser les moyens de sa richesse et de sa domination dans tous les pays du monde. Elle a exploité tant qu’elle a pu les minerais et les populations. C’est ce qu’on appelle l’époque coloniale. Mais en même temps, elle a inventé la tolérance, fille de la curiosité. Docteur Jekyll et Mister Hyde, si vous voulez. Ou alors l'Europe schizophrène, pourquoi pas ?

 

 

Je pense ne rien apprendre à personne en rappelant la « Controverse de Valladolid », de 1550-1551, entre BARTOLOME DE LAS CASAS et JUAN GINES DE SEPULVEDA, au sujet de la façon dont devaient être conduites les colonisations pour que la conscience n’ait pas à en souffrir. Et l’impeccable comportement de LAS CASAS dans ses domaines de Cuba à l’égard des Indiens. On rappelle toujours aimablement l’avers de la médaille (les cruautés commises par les conquistadors), on oublie trop facilement son revers, reflet de préoccupations morales indéniables.

georges bernanos,littérature,sciences,sciences exactes,sciences humaines,humanisme,humanitaire,immigration,tolérance,intolérance,racisme,antiracisme,cimade,resf,politique,société,dr jekyll mr hyde,bartolomé de las casas,controverse de valladolid,vacher de lapouge,arthur de gobineau,ernest renan,paul broca,ernst haeckel,droits de l'homme,amnesty international,guantanamo,mrap,licra,cran,xénophobie,claude lévi-strauss

LAS CASAS 

 

Ce n’est sûrement pas l’Europe qui a inventé l’intolérance, en revanche, c’est là et pas ailleurs que sont nées l’idée et l’exigence de tolérance. De même pour le racisme : c’est en Europe que sont élaborées les premières théories essayant d’établir (« scientifiquement ») l’inégalité des races (VACHER DE LAPOUGE, ARTHUR DE GOBINEAU, ERNEST RENAN, PAUL BROCA, oui, celui de la « circonvolution »), qui connaîtront le succès qu’on sait en Allemagne.

ANTHROPOGENIE 1 1874.jpg

PLANCHE TIREE DE "ANTHROPOGENIE" D'ERNST HAECKEL, 1874

(le même qui disait : "L'ontogénèse est une courte récapitulation de la phylogénèse")

(voir en bas à droite)

 

Mais c’est aussi en Europe qu’est né l’antiracisme. Et c’est l’Occident qui a inventé les « Droits de l’homme » et les associations de « défense des droits ». Et ce n’est pas en Occident, si l’on excepte les cris d’orfraie d’Amnesty International et autres dénonciateurs professionnels des infractions commises chez lui (Guantanamo, centres de rétention français, …), que ces mêmes « droits de l’homme » sont foulés au pied.

 

 

Je signale en passant que la peur ou la haine de l’étranger n’est pas l’apanage des Européens, comme le voudraient des militants à jamais insatisfaits (MRAP, LICRA, CRAN, « Indigènes de la République », …), mais que ce sont des réflexes, sinon universels, du moins tellement partagés et immémoriaux que ce n’en est pas loin.

 

 

L’intolérance et la xénophobie (le « repli identitaire », selon l’expression affectionnée des médias et des journalistes) sont la réaction immédiate de l’homme au surgissement de l’inconnu. Pour être tolérant et antiraciste, en un mot pour être CURIEUX, il faut FAIRE UN EFFORT. Et ce n’est jamais évident. Ce qui est évident, c’est le rejet de prime abord.

 

 

Et j’ajoute que tolérance et antiracisme sont des idées valables à la seule condition que ce soit RECIPROQUE. Je veux bien qu’on exige de moi du respect si l’on fait preuve du même à mon égard. Le problème vient quand la relation est dissymétrique, et que l’un des deux se prétend la victime de l’irrespect de l’autre. A qui est-ce, de commencer ?

 

 

L’autre branche de la double branche dont je parlais, ce sont les sciences humaines. Et alors là, je voudrais insister sur un paradoxe qui m’apparaît faramineux. Car toutes les disciplines qu’on appelle « sciences humaines » ont connu un drôle de retournement. Les sciences humaines, c’est l’ethnologie, la sociologie, la psychologie, l’économie, l’histoire, quelques autres « logies » en perspective, autrement dit, ce que le Collège de ’pataphysique appelle les « sciences inexactes ».

 

 

Dites-moi s'il ne faut pas une curiosité incroyable pour aller vivre durablement chez les Bororos ou chez les Nambikwaras, comme l'a fait CLAUDE LEVI-STRAUSS. Et les ethnographes qui ont fait pareil ne se comptent pas sur les doigts d'une seule main. On peut même dire que ça a été très à la mode, l'immersion. Faut-il que les Occidentaux aient été CURIEUX de la vie de toutes les peuplades "exotiques" pour avoir ainsi payé de leur personne.

georges bernanos,littérature,sciences,sciences exactes,sciences humaines,humanisme,humanitaire,immigration,tolérance,intolérance,racisme,antiracisme,cimade,resf,politique,société,dr jekyll mr hyde,bartolomé de las casas,controverse de valladolid,vacher de lapouge,arthur de gobineau,ernest renan,paul broca,ernst haeckel,droits de l'homme,amnesty international,guantanamo,mrap,licra,cran,xénophobie,claude lévi-strauss

FEMME NAMBIKWARA 

 

C’est pour dire ceci (on va essayer d'éviter le grandiloquent) : jamais, dans l’histoire de l’humanité, une société n’a autant développé les moyens de se connaître elle-même que la société actuelle. Jamais on n’avait aussi bien découpé et segmenté les activités humaines en autant de paramètres (forcément pertinents, bien sûr). Chaque paramètre donnant lieu à une spécialité, il était logique que chacun débouchât sur une discipline autonome.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A finir demain, juré.

mardi, 30 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE (4)

Pensée du jour : « La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

Longtemps considéré comme un gouffre obscur où la déesse Raison serait tombée après l’antiquité, et comme une parenthèse refermée à la « Renaissance », c’est précisément le méprisé moyen âge (6ème au 15ème siècle) qui a rendu possible cette dernière, à travers un énorme travail de brassage des connaissances, et leur constante et patiente mise à jour.

 

 

C’est probablement autour de l’an 1000 (j’ai oublié la date et l’heure exactes, pardonnez-moi) que fut fabriquée la première horloge mécanique. Et l’horloge de l’humanité ne s’est jamais arrêtée dans un hypothétique « moyen âge » saisi dans une hypothétique glaciation, dont la Renaissance aurait constitué le dégel.

 

 

Au contraire, même, pourrait-on dire. C’est le moyen âge qui a établi, en Europe, les bases du monde moderne, celui que nous connaissons. Et parmi ces bases, au premier rang, la CURIOSITÉ. C’est même la principale condition : l’envie de savoir (en vérité) est passée devant le devoir de croire (en foi). Les psys ont une variante de la chose avec la « pulsion scopique ». Vous voyez que, finalement et malgré les détours, je n’ai pas lâché mon fil de départ. Mais il fallait bien tout ça.

 

 

Il se trouve que la curiosité est une spécificité EUROPÉENNE.  Je parle de la curiosité comme point structurant d’une culture collective, pas comme aventure individuelle. Aucun continent ne s’est intéressé aux autres continents autant que l’Europe.

 

 

Bon, c’est sûr, on va me sortir l’Arabe IBN BATTUTA (1304-1377), surnommé le « voyageur de l’Islam » (environ 120.000 kilomètres parcourus en trois décennies dans les quatre points cardinaux), ZHANG QIAN ou ZHENG HE pour les Chinois, quelques autres. Mais cela reste des exceptions, et surtout, ils n’ont pas fondé des dynasties, une industrie, un commerce, des colonies. Disons-le : une nouvelle civilisation. Qui allait englober, dominer et faire disparaître toutes les autres.

 

 

L’Europe est le continent de la CURIOSITÉ. De la découverte, de l’exploration. Disons-le : de la découverte et de l’appropriation du monde sous toutes ses formes. L’appropriation la plus égoïste, la plus intolérante et la plus prédatrice. Et en même temps, la plus enthousiasmante pour l’esprit et la plus invraisemblablement créatrice.

 

 

Ce n’est pas ailleurs qu’en Europe, en effet, qu’ont été inventés, mis au point et perfectionnés les outils dont l’humanité tout entière se sert encore aujourd’hui dans la connaissance qu’elle a acquise du monde. Ce n’est pas ailleurs qu’en Europe que sont nées toutes les sciences, sciences exactes comme sciences humaines. Or les sciences, telles qu’elles existent, sont le fruit de la curiosité.

 

 

Le scientifique ne se demande pas : « A quoi ça sert ? », mais : « Comment ça marche ? ». C’est le philosophe qui se demande à quoi ça sert. Et de toute façon, il arrive toujours après coup, quand les choses sont faites. Quand les carottes sont cuites.

 

 

Il y a deux philosophes : celui qui explique ce qui est (ça veut dire traduire l’évidence actuelle en langage incompréhensible, pour qu’on croie qu’il découvre et que c’est trop compliqué pour le pékin moyen), et celui qui décrit ce qui pourrait être (l’utopiste qui veut améliorer l’humanité, dût-elle disparaître, genre LENINE ou POL POT). Je schématise.

 

 

Du scientifique, en revanche, il en est venu comme si ça pleuvait. Remarquez, on pourrait en dire autant des philosophes : des « abstracteurs de quinte essence » (RABELAIS) ont fait crouler des flots d’obscurité pour expliquer le monde à leur manière. Pendant que les penseurs pensaient, les scientifiques, bien aidés en cela par les ingénieurs, modifiaient en profondeur les conditions de l’existence humaine, changeaient en permanence les données des philosophes, qui dans la course, ont toujours été loin derrière.

 

 

Certains se demandent même aujourd’hui s’il est encore possible de penser le monde. Et l’Europe, dès le 17ème siècle, s’est mise à faire tourner la machine scientifique à plein régime. Et quand je dis « machine », c’est au sens propre.

 

 

Car avec la machine, l’Europe a rompu avec une histoire humaine vieille de quatre-vingts siècles : l’homme est allé plus vite que lui-même, plus haut que lui-même, plus fort que lui-même. On a appelé ça, dans un élan d’enthousiasme juvénile, les « Jeux Olympiques ». Vous savez, le désormais sacro-saint « citius, altius, fortius ». Moi j’appelle ça le DOPAGE.

 

 

Prenez-le comme vous voulez, mais aller plus vite, plus haut et plus fort que soi, c’est impossible sans une machine. Le dopage est cette machine. Voyez la « Course des dix mille milles » du Surmâle, d’ALFRED JARRY, avec la « perpetual motion food », ou « potion magique ». Monsieur LANCE ARMSTRONG a appliqué à la lettre les règles de la civilisation de la machine : la triche avec la nature. L’homme a commencé à tricher avec lui-même quand il a inventé les machines. BAUDELAIRE aurait-il pu imaginer le règne des machines ? Ses conséquences ?

 

 

Voilà que je me dis que j’étais parti pour faire l’éloge de la CURIOSITÉ, et que je retombe sur la malédiction technique. Comment se fait-ce ?

 

 

Voilà ce que je me demande, moi.

 

 

A suivre.

 

 

lundi, 29 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE (3)

Pensée du jour : « Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l'expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-à-dire qu'elle contraint l'homme à dormir, à boire à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l'atmosphère. C'est elle aussi qui pousse l'homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car sitôt que nous sortons de l'ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

Résumé : l’homme a renoncé au rôle confortable et sûr de caniche de Dieu nourri-logé-blanchi comme un coq-en-pâte dans son paradis terrestre, à l'oeil et aux frais de la princesse, pour affronter l’angoisse et les incertitudes procurées par la liberté. Bien lui en a pris : sans perdre tout de son animalité primordiale, il a été promu créateur de son propre monde.

 

 

L’homme actuel ? Les anthropologues, au carbone 14, le datent d’environ 100.000 ans avant nous (marge d’erreur de quelques milliers d’années quand même). C’est en effet de là que date la première TOMBE. La première fois que l’homme, au décès de son semblable, l’enfouit sous un peu de terre. La première fois que l’homme, aux yeux de son semblable, apparaît comme une personne.

 

 

Ce qui rend possible la première tombe, appelons ça la conscience de soi (et conscience de l’autre). Comment c’est venu ? Personne n’en sait rien. Sans doute un ensemble : le pouce opposable aux autres doigts (habileté manuelle), la descente du larynx (langage articulé), l’accroissement du cerveau vers l’arrière (accès à la pensée abstraite), la station debout (alias bipédie), une histoire d’angle occipital, etc.

 

 

Notons en passant que la station debout propulse l’appareil génital du mâle sur le devant du corps, et qu’au contraire, elle fait disparaître au regard celui de la femelle, qui change dès lors de statut. Et que, dans l’un et l’autre cas, elle situe le sexe dans la partie basse du corps, la tête constituant le sommet de celui-ci. Toujours est-il que l’évolution a donné à l’homme l’autorisation de façonner le monde dans lequel il vit. Je veux dire : les moyens de l’inventer.

 

 

Bon, on ne va pas rabâcher l’accélération du mouvement, depuis le feu (autour de – 400.000, mais c’est controversé) jusqu’aux Romains ; le passage du nomadisme à la sédentarité ; d’une économie de prédation (chasse, cueillette) à une économie de subsistance (agriculture, élevage = réserves de nourriture). Mais ce qui est étonnant, c’est que l’invention humaine semble s’être arrêtée : au 18ème siècle, les gens ne vivaient pas très différemment de l’antiquité romaine. En particulier, la vitesse est restée celle de l’homme (à pied ou à cheval). Impossible d’aller plus vite. Impossible de faire plus que la simple force humaine

 

 

Certes, il y eut des inventions : l’éolipyle d’HERON D’ALEXANDRIE (sans lendemain pendant deux millénaires), la poudre à canon, quelques autres. Mais en gros, l’humanité a vécu au même rythme, du néolithique jusqu’au 18ème siècle. Il y a eu la constante amélioration des techniques existantes, le raffinement des manières, le progrès de la civilisation, l’adoucissement des conditions de vie (il ne faut pas exagérer : famines, pestes, …). Ce qui n'est déjà pas mal, certes, mais c'est tout.

 

 

La première guerre eut lieu au néolithique (– 10.000 jusqu’à l’invention de l’écriture = – 4.000). C’est-à-dire quand il y eut des greniers, du bétail, les premières cités, c’est-à-dire des objets, des denrées et des lieux suscitant la convoitise. Bref : des richesses accumulées. Et la possibilité de se procurer le vital sans trop se fatiguer, en le prenant chez le voisin, quitte à tuer celui-ci. L’esclavage remonte sans doute à la même époque : la guerre procurait cette main d’œuvre bon marché, alors pourquoi se priver ?

 

 

Et si la condition faite à l’homme par la nature n’a guère évolué, depuis les origines jusqu’au siècle des Lumières, on le doit très probablement aux religions, aux prêtres, ainsi qu’aux rois qu’ils servaient. Il faut les comprendre : rien n’est plus désagréable que le provisoire, quand on détient le pouvoir, car ça le précarise. En le sacralisant, on le rend immuable, intangible. L’idée de Dieu est fort utile à qui gouverne, car elle lui confère la légitimité. Elle est une garantie, sinon d’éternité, du moins de durée. Quelle belle trouvaille, la « royauté de droit divin » !

 

 

C’est ainsi que la religion, adossée à la hiérarchie sociale et politique (« hiérarchie », en grec, signifie « ordre sacré »), a empêché toute innovation autre que celles qui ne faisaient courir aucun risque au principe d’autorité. Le progrès technique a donc été entravé, parce qu’il représentait pour elles un danger potentiel. C’est la religion qui a décrété que : « La curiosité est un vilain défaut » (j'y reviens). Il faut se soumettre. Il faut admettre l’état existant des choses, c’est-à-dire l’ordre social tel qu’il se présente, en même temps que tous les discours qui le présentent comme tel.

 

 

Le cas le plus célèbre de curiosité dangereuse, celui que tout le monde connaît bien chez nous, est évidemment celui de GALILEO GALILEI, qui attaquait simultanément tout ce que l’Europe comptait d’aristotéliciens et de chrétiens. Cela faisait beaucoup pour un seul homme, et il a bien failli y laisser la peau. Son crime ? Nier le géocentrisme et prôner l’héliocentrisme.

 

 

On les comprend, les faillis bourreaux : ça faisait brutalement tomber l’humanité de son piédestal. Pensez, elle n’était plus le centre du monde ! Du coup, l’ordre du monde tel que défini par les prêtres et les rois passait illico à la trappe ! Un véritable attentat contre tout principe d’autorité. Tous les discours servis au bon peuple depuis toujours ? Balayés.

 

 

Qu’est-ce qui reste d’une autorité, quand elle est mise en doute ? Rien. Et en France, il a fallu moins de deux siècles, après l’épisode GALILÉE (les années 1610), pour foutre par terre l’autorité de l’Eglise et la tête du Roi. Les curés avaient raison d'avoir peur de la science. Alors c’est vrai que la curiosité n’a pas attendu GALILÉE pour se manifester, et qu’il est lui-même un point d’aboutissement (en même temps qu’il révolutionne la vision traditionnelle du monde).

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

 

dimanche, 28 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE (2)

Pensée du jour : « La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une sorte de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

Résumé : il y a dans toute curiosité une insoumission à l’ordre du monde et à une autorité suprême (Jéhovah, Dieu, Allah, le Cosmos, ...), et le curieux est un contrevenant, immanquablement chassé du paradis de l’obéissance. Dès lors, il est obligé de se battre dans l’espoir de reconstituer le bonheur perdu. C’est ce qu’on appelle la liberté (voir l’extraordinaire chapitre des Frères Karamazov consacré au « Grand Inquisiteur »). 

 

Mais si l’on fait abstraction de la circonstance somme toute extérieure que constitue le serpent de la Genèse (le principe du Mal qui s’oppose à celui du Bien), comment expliquer la naissance de la curiosité ? Satan est une trouvaille trop commode pour expliquer quoi que ce soit, je trouve. Pourquoi Adam et Eve abandonneraient-ils le confort absolu où Dieu les a placés dans un endroit où le temps ne passe pas ? Je me dis qu’il faut au moins un début de raison, non ? 

 

Cela dit, l’image que je me fais d’un tel paradis a quelque chose à voir avec le règne animal. Ne faut-il pas être un complet abruti (je parle d’aujourd’hui) pour considérer le jardin d’Eden comme un paradis perdu ? Si Adam et Eve avaient été de bons chiens (domestiques, n’exagérons pas), ils auraient léché le nez de leur seigneur et maître quand celui-ci posait un sucre sur leur truffe pour qu’ils le chopent au commandement. Dieu ne voulait que des chiens domestiqués.

 

Il s’est donc passé quelque chose. Mais quoi ? L’animalité, c’est sûr que l’homme s’en est un peu extrait, et qu’il a tenté, tant que faire se peut, de couper les ponts. D’ailleurs, ceux qui suivent un peu l’actualité peuvent se rendre compte que les débats sur le « genre » (il faut savoir que le « genre » a remplacé définitivement le « sexe », notion reconnue par tous les savantasses un peu vieillotte et même carrément dépassée), tellement à la mode aujourd’hui, tournent finalement autour de ce qu’il reste d’animalité dans l’humanité.  

 

Dit autrement : autour de ce qu’il reste de « nature » dans la « culture ». Le « sexe » est naturel, exclusivement naturel. Alors que le « genre » est culturel, exclusivement culturel. Il est universitairement et médiatiquement dangereux aujourd’hui de risquer d’être considéré comme un visqueux « essentialiste » : vous êtes impitoyablement classé sur le rayon marqué « has been ».

 

 

Cette « vérité », c’est SIMONE DE BEAUVOIR qui l’a instaurée : dans sa doctrine, en effet, « on ne naît pas femme, on le devient ». Phrase devenue le chef d’œuvre indéboulonnable des trouvailles du féminisme actuel. Le dogme par excellence. Et l’escroquerie du siècle : l’être humain, qu’est-ce qu’il fait d’autre, femme ou homme, que devenir humain ?  

 

Je suis désolé pour la fondatrice du désastreux féminisme moderne, mais il faudrait dire : « On ne naît pas HUMAIN, on le devient ». Et qu'on ne me baratine pas sur le "moment historique". Ce n’est pas pour rien qu’il faut 18 ans pour devenir majeur. La phrase de BEAUVOIR est ce qu’on appelle, en rhétorique, un « truisme ». Et c’est là-dessus que pétaradent les « Chiennes de garde » et autres « Collectif la barbe ». 

 

 

C’est sûrement une jolie formule, « on ne naît pas femme, on le devient », mais c’est quand même une magnifique imposture, en même temps qu’une belle saloperie. Qui sert à renvoyer le bon sens dans l’archéologie, voire la paléontologie du savoir, comme un morceau de la mâchoire de Lucy. C’est vrai, une femme ne naît pas femme : elle naît juste avec un sexe fendu, au lieu de la tige qui pousse aux garçons. 

 

« Essentialiste », c’est l’équivalent moderne de la « vipère lubrique » des procès staliniens, le mot étant à prendre pour une accusation, « essence » étant synonyme de « nature ». Les « genristes » voudraient bien que l’homme soit le seul être vivant qui se fabrique entièrement lui-même. Ils ont une foi inébranlable dans un invraisemblable idéal de la liberté humaine. On peut voir exposé ce genre de problématique dans Les Particules élémentaires, de MICHEL HOUELLEBECQ.

 

 

Pour le « genriste », qu’on se le dise, le désir donne un droit. Phrase à méditer : le désir donne le droit. Quel droit ? « Tout est possible, tout est réalisable », disait une publicité pour une compagnie d'assurances. Droit à l'enfant, au mariage « pour tous » (délicieuse trouvaille pour faire avaler du n'importe quoi), à mourir dans la dignité, etc. On n'imagine pas l'énormité du gisement des « droits » qui attendent juste d'être mis au jour et correctement exploités.

 

Je me suis laissé embarquer dans ma digression. Je reviens au paradis. Pour qu’Adam et Eve aient tous deux l’ardent désir de croquer dans le fruit de l’arbre de la connaissance, il a quand même fallu autre chose que ce fantasme de serpent. Et moi, je finis par me demander si ce désir n’est pas venu du fait que le premier homme et la première femme n’avaient en fin de compte qu’une confiance limitée dans leur Créateur. On les comprend un peu, à la réflexion. Car je me dis que l’absolu de l’intégrité de la pureté de la divinité de Dieu, quand on observe le monde terrestre, il ne saute pas aux yeux.  

 

Je veux dire que, dans l’esprit des premiers homme et femme, il s’est glissé comme un léger doute. Peut-être une sourde inquiétude. Quelque chose comme une question. Bon, je crois que maintenant, on peut laisser tomber Dieu, Adam, Eve et le paradis terrestre. C’était juste un détour pour introduire ce point d’interrogation. On peut maintenant s’en passer.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

samedi, 27 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE

Pensée du jour : « Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d'un art ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

Qui se souvient de la publicité : « La curiosité est un vilain défaut, mais pas les pruneaux » ? Ça passait à la télé dans les autrefois. Je ne sais pas si ça a décuplé les ventes de pruneaux d’Agen, mais je sais qu’on voyait un paysan libidineux du sud-ouest courir après une jolie fille en blouse légère qui le fuyait, en espérant vivement qu’il la rattraperait pour la renverser dans un tas de foin. Mais arrivé au tas de foin, je crois que le type n’en voulait qu’à son bocal de pruneaux. Oui, je sais, l’imagination travaille, mais le foin, je peux vous dire, ça pique. Moins que la paille, c’est sûr. Disons que le foin picote.

 

 

La curiosité, donc, est un vilain défaut, c’est entendu. La preuve ? Elle tombe sous le sens : si Adam et Eve n’avaient pas désobéi à Celui qui avait malaxé et pétri leur glaise (passons sur une sombre histoire de côtelette, tout ça n’est pas clair), le paradis terrestre, ils y seraient encore, et l’humanité n’aurait pas eu toutes ces histoires. Elle n’aurait pas eu d’Histoire, tout simplement, et je ne serais pas là pour vous en parler.

 

 

Retenons que pour satisfaire une curiosité, il faut enfreindre un ordre. Et un ordre qui vient de tout en haut. Retenons aussi que, pour qu’il y ait une curiosité, il faut qu’il y ait une tentation. Pour que la tentation ait lieu, il faut une interdiction « en bonnet difforme » (comme l’a écrit un candidat à un examen). Et que la tentation soit favorisée par, disons, les « circonstances » : ici, la circonstance s’appelle « serpent », ou quoi que ce soit d’autre (car le serpent, il a bon dos).

 

 

Retenons encore qu’en l’occurrence, ce qui attise la curiosité, c’est quelque chose qui s’appelle « connaissance ». Connaissance de quoi ? On s’en fout. La connaissance, en soi et en principe. Retenons enfin qu’enfreindre l’ordre venu d’en haut, cela n’amène que des ennuis, voire du malheur, à commencer par la porte du paradis, qui se referme dans le dos de l’humanité.

 

 

Pour résumer, la curiosité consiste en une infraction à un ordre supérieur, infraction induite pas une tentation, elle-même directement produite par une interdiction (du genre : « Vous êtes totalement libres, SAUF … »), une interdiction qui désigne quelque chose d’éminemment désirable. Car c’est quoi, franchement, une liberté assortie d’un « sauf » ? Faut pas prendre Adam et Eve pour des cons. Ils ont bien compris, qu’ils ne l’étaient pas, libres. Et que d’être chassés du paradis les condamnait ipso facto à tout faire pour se donner les moyens de le devenir.

 

 

On ne m’ôtera pas de l’esprit que l’absence de paradis est le seul facteur qui pousse l’homme à essayer de s’en fabriquer un. A méditer. Je veux dire que c’est la seule raison pour laquelle il agit. Agir pour quoi faire ? Mais pour ne pas mourir. C’est aussi simple que ça. Il y a les bêtes sauvages. Il faut se nourrir. Il faut pouvoir se reposer en paix. Se réveiller le lendemain.

 

 

Il est donc évident qu’il n’y a jamais eu de paradis. Je ne suis pas théologien, mais s’il y avait eu un paradis, l’homme se serait forcément souvenu qu’il est aussi (et peut-être davantage) important de contempler et de jouir que d’agir pour modifier et améliorer ses conditions de vie. Dieu, en chassant l’homme du paradis, l’a condamné à se défendre. Donc à INVENTER.

 

 

J’en suis convaincu : inventer a d’abord servi à se défendre. Vouloir créer, c’est forcément venu après. Tout ça est évidemment un peu court, mais Dieu, en obligeant l’homme à inventer, l’a obligé par là à s’inventer lui-même. Si l’on suit la leçon infligée par la Genèse, Dieu a contraint l’homme à devenir son propre CREATEUR.

 

 

Derrière l’interdiction, qu’est-ce qu’il y a, en fait ? Rien de moins qu’un ordre du monde. Un cosmos, auraient dit les Grecs. Vous savez, c’est là que les dieux habitaient, avant GALILÉE. Oui, celui qui a décidé que le cosmos, c’était tout inventé, que la Terre n’était pas le centre du monde, et tout ça. Avant GALILÉE, le cosmos, c’était ce qu’on appelait aussi, d’une certaine manière, le SACRÉ.

 

 

Le sacré dit principalement à l’homme : « Il y a des choses qui ne te regardent pas ». D’autres peuples nomment le sacré « tabou », mais ça revient au même : pas touche ! Pas touche à la femme pendant ses règles ! Dans le temple, pas touche au saint des saints. Le prêtre, le sorcier, le chamane, oui, eux ils peuvent entrer dans le cœur du temple, et affronter le danger qu’il y a à entrer en contact avec le dieu en personne. Ils sont immunisés.

 

 

Le sacré dit à l’homme que le monde est ainsi fait qu’il n’y a qu’à se plier à l’ordre du monde, que la hiérarchie qui classe les hommes est de toute éternité, qu’elle est absolument immuable. De toute façon, c’est comme ça, et pas autrement. Et les hommes ont fait des lois pour punir les hommes dont le prêtre, le sorcier ou le chamane ont décidé qu’ils avaient commis un « sacrilège ».

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

 

vendredi, 26 octobre 2012

BOBY LAPOINTE EST VIVANT

Pensée du jour : « Un homme qui ne boit que de l'eau a quelque chose à cacher à ses semblables ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

Tout le monde connaît BOBY LAPOINTE. Ne serait-ce que pour l’avoir entendu à la radio. Le malheur, c’est que les deux chansons qui reviennent immanquablement sur les ondes hertziennes sont toujours les mêmes : Aragon et Castille et Framboise. Ajoutons La Peinture à l’huile. Vous en voyez d’autres ? Moi pas. Ou alors, à la rigueur, dans des émissions exclusivement consacrées à la « bonne chanson » ou à l’ami LAPOINTE en personne. JACQUES ERWAN, HELENE HAZERA ou PHILIPPE MEYER lui ont fait une place, c’est sûr, mais en dehors ? Franchement ? Si peu que rien.

charles baudelaire, poésie, littérature,boby lapointe,aragon et castille,framboise, la peinture à l'huile,jacques erwan,hélène hazéra,philippe meyer,aubade à lydie en do,discorama,saucisson de cheval,buster keaton,marcelle, comprend qui peut,la maman des poissons,tube de toilette,ta katie t'a quittée,l'hélicon, 

 

Vous savez pourquoi ? Parce que BOBY LAPOINTE est l’auteur de chansons « difficiles ». Un auteur « à texte » de chansons « à texte ». Qui ne s’écoutent pas comme les rengaines sentimentales du tout-venant commercial, sempiternel et sans cesse du pareil au même. C’est vrai qu’il faut suivre. Car chez LAPOINTE, ce sont les acrobaties verbales qui font la joie de l’élite des connaisseurs.

 

 

Une élite dont les membres se reconnaissent au surgissement, au détour d’une conversation, de formules du genre : « Ô ma Lydie, tu hantes Mes rudes rêves au lit » (Aubade à Lydie en do). C’est vrai qu’accéder au mystère (allez, je vous le livre : « Ô ma Lydie tu hantes  Mes rues de Rivoli ») suppose d’avoir été initié et, pour le moins, d’avoir suivi l’apprentissage.

 

 

Le mien, d’apprentissage, a commencé assez tôt. J’habitais chez mes parents, rendez-vous compte. Sans ça, je n’aurais jamais pu voir apparaître à la télévision, faute d’avoir jamais eu en ma possession un tel appareil,  cet hurluberlu à tête d’ahuri jouisseur qui venait chanter dans je ne sais plus quelle émission (le « Discorama » de DENISE GLASER ?), un de ses meilleurs textes (à mon sens) : Saucisson de cheval.

 

 

J’atterrissais sur une planète inconnue. Disons que ça a fait « tilt » (comme on disait du temps du « flipper » et autres « babasses »). Un tilt aidé par les "uuuuuuuu" que BOBY LAPOINTE poussait entre deux strophes, censés figurer un hennissement.

 

 

Imaginez un type impassible, un genre de BUSTER KEATON, mais dans la chanson, avec le même genre de jeu de scène et de mimiques : autrement dit, néant. BOBY LAPOINTE est un bloc, qui articule les paroles, mais qui ne fait rigoureusement aucun effort de séduction. C’est trop lui demander. Il est filmé debout, immobile. Et quand arrive la dernière strophe, il s’assied sur le tabouret placé là, toujours impassible : « Je désirais m’achoir (de ch’val), et tu m’amenas au (de ch’val) canapé en rotin (de ch’val) » (ne comptez pas sur moi pour traduire, je l’ai dit, il faut suivre).

charles baudelaire, poésie, littérature,boby lapointe,aragon et castille,framboise, la peinture à l'huile,jacques erwan,hélène hazéra,philippe meyer,aubade à lydie en do,discorama,saucisson de cheval,buster keaton,marcelle, comprend qui peut,la maman des poissons,tube de toilette,ta katie t'a quittée,l'hélicon,

 

L’Aubade à Lydie en do (voir ci-dessus) est un petit chef d’œuvre grivois : « Au p’tit matin après une escapade, Elle se dévêt en dansant avec grâce Sans remarquer qu’un vieux voyeur en face Fait "glot-glot" avec sa glotte Qui tressaute Lorsque saute la culotte Que Lydie ôte ». C’est sûr que, si on n’est pas sensible au jeu avec les mots, tout ça tombe à plat. Personnellement, je trouve que « Lydie ôte » (prononcer vite en ôtant l’accent sur le o) reste une référence, de même que le « Lydie aussi » terminal.

 

 

La pauvre Lydie a des tantes qui la poussent à épouser son soupirant, mais « c’est vrai que c’est faux de croire que les tantes acculent leur nièce à cette union ridicule ». Je ne déteste pas « tantes acculent ». Ajoutons, pour faire bonne mesure « la fleur d’amour qui le mettait en transes, Napolitaine aux yeux de firmament … ». Et puis « j’aime mieux les yeux rares de Lydia que le curare de Lucrèce Borgia ». Un « curare » comme celui-là, décrypté comme il faut, j’en reprendrais bien une louche.

 

 

Le début de Marcelle est tonitruant : « Elle a l’œil vif, la fesse fraîche et le sein arrogant, L’autre sein, l’autre œil et l’autre fesse itou également ». Je n’y peux rien, je ris. Les ambiguïtés de Comprend qui peut sont savoureuses : « Il sait de quoi j’ai envie Il n’est pas si bête, Il sait que c’est de son vi-Goureux corps d’athlète », « C’est comme s’il avait devi-Né ce dont j’ai envie. Je dirais même qu’il a si vi-Goureux appétit Que je jurerais parfois qu’il a divi-Nement Fait tout ce qu’il faut faire pour mon con-Tentement ». Là je vous aide.

 

 

J’espère que c’est clair. Tiens, en prime : « J’aime son heu-reux caractère ». Et là, pas besoin de triturer l’orthographe, la liaison suffit. J’admets qu’il faut avoir l’esprit mal tourné. Mais c’est pareil dans la contrepèterie : il faut avoir un minimum de vocabulaire, disons, « convivial ». Ça vous va ?

 

 

Une personne prénommée J. aimait particulièrement : « Mon père est marinier dans cette péniche. Ma mère dit : "La paix niche dans ce mari niais". Ma mère est habile, Mais ma bile est amère, Car mon père et ses verres Ont les pieds fragiles ». Je l’approuve « de deux ouïes », pour m’exprimer comme La Maman des poissons. Je l’approuve aussi pour From two to two to two two, et sans hésitation : « De deux heures moins deux à deux heures deux ». Soit dit sans parti pris outrancier, le monsieur est inimitable.

 

 

Tiens, prenez le Tube de toilette : « J’apprécie quand de toi l’aide Me soutient cela va beau-Coup plus vite c’est bien la vé-Rité, ça nous le savons ». Devinette : dans le dessin, petit ami, retrouve un « gant de toilette », un « lavabo », un « lavé », un « savon ». Toute la chanson est comme ça. Appelons ça des « à-peu-près ». La fontaine à jeu de mots se met à couler après la phrase : « Le dernier mot qui t’a servi était "ponds-je" ». « Serviette éponge » est le premier.

 

 

Andréa c’est toi (« entre et assieds-toi ») mérite un détour. L’Ami Zantrop vaut un voyage : « C’est notre ami Zantrop ». Un arrêt respectueux avec inclinaison du haut du corps devant le Saucisson de cheval n° 2 : « Dans notre petit home (de ch’val) J’ai vu c’est infâme (de ch’val) Ma belle-mère de Grasse (près de Nice) Et vot’père de Houilles (en banlieue) ». Il y aurait encore à dire de T’as pas t’as pas tout dit, de Ta Katie t’a quitté, du Papa du papa (qui s’achève sur : « Yvan-Sévère-Aimé Bossac de Noyau Depêche ».

 

 

Il faudrait s’arrêter un instant sur L’Hélicon : « Eh bien y a ton amie Elie, Qui n’est pas très intelligent, Si tu veux, va jouer avec lui. – Non maman c’est pas ça le vrai instrument, Moi je veux jouer de l’hélicon ». Deux instants pour assimiler et goûter les innombrables (et inextricables) allitérations et assonances de Méli-mélodie.

charles baudelaire, poésie, littérature,boby lapointe,aragon et castille,framboise, la peinture à l'huile,jacques erwan,hélène hazéra,philippe meyer,aubade à lydie en do,discorama,saucisson de cheval,buster keaton,marcelle, comprend qui peut,la maman des poissons,tube de toilette,ta katie t'a quittée,l'hélicon, 

 

Il est évident qu’il faudrait faire plus long pour faire le tour (et encore !). Mais je ne voudrais pas finir cet hommage au grand BOBY LAPOINTE (« Est-ce plus loin de Pézenas, je ne sais pas »), sans citer un de mes refrains préférés, celui de Je suis Né au Chili :

 

« Et je veux rendre à ma façon grâce à votre graisse à masser.

Votre saindoux pour le corps c’est ce que mes vers pour l’âme sont.

De tout ce qu’à ma peau me fîtes, combien fus-je épaté de fois !

Combien à vous qui m’épatâtes mon bon petit cœur confit doit ! ».

 

Il y a ici de quoi se régaler, pour qui sait lire entre les mots.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

jeudi, 25 octobre 2012

BALZAC 3

Pensée du jour : « Pascal a dit : "Douter de Dieu, c'est y croire". De même, une femme ne se débat que quand elle est prise ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

BALZAC a donc "pissé de la copie" pour payer ce qu’il devait à ses créanciers. Mais il faut être juste : EUGENE SUE, à la même époque, eut plus de succès, tout en pissant comme lui l’épisode quotidien de son feuilleton pour le journal. Mais franchement, est-ce que vous avez mis le nez dans Les Mystères de Paris ? Si je voulais comparer, je dirais que c’est la dispute des poissonnières des Halles en face des plaidoiries de PERICLÈS devant les juges d’Athènes. Dit autrement : le nez dans la bouse du géotrupe stercoraire comparé au vol plané du grand oiseau d’altitude.

 

Pisser de la copie comme BALZAC ? Qui aujourd’hui serait assez fou pour ne pas signer le contrat ? C’est sûr que Le Père Goriot, considéré par beaucoup comme le chef d’œuvre, à cause du concentré qu’il représente, ne fut pas écrit en trois nuits, mais il fut achevé au château de Saché, chez monsieur DE MARGONNE, par un BALZAC vissé à la table éclairée par une fenêtre donnant sur une belle allée d’arbres centenaires. Le nombre de litres de café très fort absorbés pour la circonstance n'a jamais été précisé.

 

Il faut visiter Saché, un gros manoir plutôt qu’un vrai château. Enfin si, quand même un château, quand je revois la photo prise en 1983. Un beau jardin, un drôle de mur aveugle en plein sud. L’intérieur, j’ai oublié, sauf deux détails : la chambre qu’occupait BALZAC quand il y séjournait, petite, soigneusement reconstituée, y compris la cafetière sur la table, avec vue sur les arbres centenaires ; et la bibliothèque amoureusement et méthodiquement rassemblée par PAUL METADIER, avec tout ce qui a paru sur HONORÉ depuis sa mort en 1850. Et je peux vous dire qu'il en faut, des mètres de rayon. Un seul mot : impressionnant !

 

C’est vrai que, quand vous avez vu la chambre de Saché, vous vous demandez de quelle source secrète un homme ordinaire peut faire émerger un tel torrent d’inspiration. Et surtout, peindre le tableau (forcément incomplet, mais essayez de faire le dixième de ça, vous) d’une société entière, dans sa diversité et sa multiplicité. Son baroque et ses difformités, si vous voulez. Et vous vous dites qu’il était tout, sauf un homme ordinaire.

 

Finalement, le problème de BALZAC, je me demande s’il n’est pas de ne pas avoir, vu l’époque et les mœurs du temps, trouvé un mécène. Et je me demande même, au cas où il l’aurait trouvé, le mécène, si son œuvre aurait été ce Niagara qui emporte tout. Et si BALZAC n’a pas été obligé d’être un génie, simplement parce qu’il devait payer ses fins de mois. 

 

L’idée est assez idiote, parce que si ça se passait comme ça, il y aurait pléthore de génies sur la Terre. Aux obsèques (je pense au nom de Gobseck, l’usurier), au ministre qui lui disait : « C’était un homme distingué », VICTOR HUGO eut la dignité de répondre : « C’était un génie ». Rien n’autorise à penser qu’il en fût jaloux, pensez : nul n’aurait eu l’idée saugrenue de lui disputer la couronne de « géant des Lettres » qui ornait son front à l'époque. Le « géant » pouvait bien reconnaître, à présent qu’il était mort, l’existence d’un « Hercule des Lettres ». HUGO, de trois ans plus jeune, a encore trente-cinq ans devant lui. La vie est injuste.

 

Reste que la vie de BALZAC a consisté à courir. Avec un optimisme rétrospectivement pathétique : dans son esprit, demain devait lui apporter fortune, gloire et prospérité. Et stabilité. Ce n'est pas le moins étrange. Il n'a jamais eu ni la première, ni la troisième, ni la dernière. Quant à la gloire, il en a eu maint témoignage en se déplaçant en Europe : il était rarement incognito. Il a couru pendant cinquante et un ans. Il n'avait pas fini sa cathédrale romanesque, mais il n'aurait pas pu faire un pas de plus. Le récit de sa fin serre le coeur. 

 

Comme ma mémoire ressemble à un noyau de cerise, comparée à l'énorme citrouille qui a servi de réservoir à BALZAC, je n’ai pas tout retenu de La Comédie humaine. Loin de là. Le premier récit qui me revient, est une nouvelle de 1830, El Verdugo (en espagnol : le bourreau). Je la conseille aux parents qui aimeraient bien amener leur jeune babouin, réfractaire à la lecture, à s’y mettre. C'est par elle que le virus balzacien m'a contaminé et ne m'a plus lâché. Maladie heureusement incurable. 

 

Ça se passe pendant la guerre d’Espagne. Le commandant Victor Marchand occupe avec ses hommes le château du marquis de Léganès. Grand seigneur, "Grand" d’Espagne, Léganès a accueilli le détachement français courtoisement, ce qui ne l’empêche pas de jeter contre les soldats une bande armée qui les extermine. Tous, sauf Victor Marchand, que la fille du marquis, qui l'a regardé toute la soirée, prévient pour qu’il s’enfuie. 

 

Le général G…t…r une fois prévenu, la vengeance se prépare. Le débarquement anglais ayant échoué par précipitation, les Français occupent le pays, fusillent deux cents Espagnols, s’installent au château. Le général fait dresser sur la terrasse autant de potences qu’il y a de prisonniers dans la salle où, la veille, se tenait un bal joyeux. Marchand transmet à son chef le vœu formulé par Léganès d’avoir l’honneur traditionnel de voir la famille décapitée plutôt que pendue. 

 

« Soit, dit le général ». Après quoi, il ajoute : « Je laisse sa fortune et la vie à celui de ses fils qui remplira l’office de bourreau. Allez, et ne m’en parlez plus ». Bien sûr, le clou de cette nouvelle tragique et spectaculaire est la décapitation, par Juanito, l’aîné de la famille, de ses propres parents et de ses frères et sœurs, y compris la belle Clara, pour laquelle Victor Marchand en pinçait.

 

Et BALZAC le comprend, le pauvre, car elle a une chevelure noire et la taille souple : « C’était une véritable Espagnole : elle avait le teint espagnol, les yeux espagnols, de longs cils recourbés, et une prunelle plus noire que ne l’est l’aile d’un corbeau ». Oui, je sais, ça fait cliché. Mais à l'époque ? Pour un peu, BALZAC se verrait bien à la place de son personnage. Et je crois bien qu'il y a là un des grands secrets de ce que les savants analystes qualifient d' « effet de réel » : l'auteur est capable de s'identifier à tous ses personnages. Successivement. Quelle prouesse mentale et stylistique ! 

 

La scène proprement dite de l’exécution est expédiée en une page absolument magistrale d'intensité, de sobriété et de sombre grandeur : pour BALZAC, voilà comment doit se comporter un véritable aristocrate. Le nom ne doit pas s’éteindre. Et le père s’adresse à son fils horrifié par la tâche inhumaine : « Juanito, je te l’ordonne ». 

 

Et devant cent notables de la ville, qui ont été amenés sous les potences auxquelles les domestiques ont été pendus, Juanito coupe la tête de sa sœur (« Allons, Juanito, dit-elle d’un son de voix profond. »), puis celles du petit Manuel, de Mariquita, de son père (« Maintenant, marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche », c'est presque une phrase destinée à "faire formule").

 

Quand sa mère s’approche : « Elle m’a nourri ! s’écria-t-il », elle comprend qu’il ne pourra jamais. Alors elle se précipite du haut de la terrasse, « et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui ». Le roi d’Espagne décerne à ce dernier « le titre d’El Verdugo, comme titre de noblesse ». Dévoré par le chagrin, Juanito, marquis de Léganès, attend « que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent incessamment ».

Alors c’est sûr, cette veine héroïque, dramatique, intense et cruelle fait figure d'exception, dans la production de BALZAC. Mais vous comprenez que, ayant commencé (entre autres) par cette histoire, l’ado que je fus ait eu envie de plonger le nez dans cet océan que constitue La Comédie humaine. Je n'ai pas eu à le regretter. Je lui dois bien des choses. Respect à vous, monsieur DE BALZAC.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 24 octobre 2012

BALZAC 2

Pensée du jour : « Quand Mannekenpis, Karachi ».

 

PROVERBE UZVARECHE

 

Variante uzvaro-bachkir : « Quand Saint-Sulpice, Mammamouchi ».

 

 

Ce qui hallucine aussi, dans la biographie de BALZAC (par exemple celle d’ANDRÉ MAUROIS, Prométhée ou la vie de Balzac, Hachette, 1965), c’est son énorme capacité à graver dans son disque dur, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un décor des rives du Cher (Le Lys dans la vallée), les coulisses de la vie bourgeoise dans la ville d’Issoudun (La Rabouilleuse), les aléas industriels d’une imprimerie à Angoulême (David Séchard dans les Illusions), bref : une multitude de décors, de situations et de personnages qui lui farcissent la tête, comme autant de tiroirs qu'il n'aura qu'à ouvrir pour les en tirer pour rendre les mouvements de la vie dans ses livres.

 

Il porte en lui toute une société, dans sa diversité et sa multiplicité. C'est lui qui le dit. Et il faut le croire : les preuves sont là. Même si l'universitaire PIERRE BARBÉRIS (Le Monde de Balzac, Arthaud, 1973) relativise l'expression "toute une société". Il montre (démontre) que BALZAC s'intéresse tout particulièrement à l'aristocratie et à la bourgeoisie, ce qui fait déjà pas mal de monde. Il montre aussi que le peuple (le petit) est à peu près absent de La Comédie humaine. Moi, si je dis qu'il fallait bien laisser des sujets à EMILE ZOLA, vous serez d'accord avec moi, non ? 

 

Ce qui fascine par ailleurs, c’est que, mort à l’âge de 51 ans, il a eu moins de 20 ans pour écrire toute son œuvre : il a trente ans quand il publie Les Chouans, son premier « grand livre ». Il en a 48 quand il publie les derniers, La Cousine Bette, Le Cousin Pons, Le Député d’Arcis (inachevé). Ne parlons pas des innombrables lettres écrites quotidiennement. 

 

Mais c’est un travailleur prodigieux. Il épuise rapidement ceux qui se hasardent à lui servir de secrétaires. Aucun de ceux qu’il aura embauchés (dont JULES SANDEAU, un temps compagnon d’AURORE DUDEVANT, dite GEORGE SAND) ne résista longtemps au rythme inhumain que lui faisait subir BALZAC, qui se faisait réveiller à minuit pour travailler les 18 heures que la veille lui laissait. Pas tous les jours, j’imagine. Ce qui explique sans doute quelque peu sa fin précoce, compte non tenu des quantités astronomiques de café qu’il eu le temps d’absorber. 

 

Mais quand on regarde la vie de BALZAC, tout, absolument tout est étonnant. Lui qui n’est pas beau, à proprement parler, avec son corps rond et son nez bizarre, a eu toute sa vie l’art de mettre dans sa poche, puis dans son lit, les femmes qui lui plaisaient. 

 

A commencer par LAURE DE BERNY, respectable mère de famille de vingt-deux ans son aînée, et qui finit par céder à ses ardeurs. Bien lui en a pris : elle se révèlera une conseillère hors-pair dans le travail et la maturation de l’écrivain. Pas la peine de compter ses conquêtes féminines. Bon, c’est vrai qu’avec la duchesse de CASTRIES, il est tombé sur un bec : il ne faut pas exagérer. 

 

Après BALZAC et les femmes, BALZAC et l’argent. Ce qu’il désirait le plus âprement, c’était de faire fortune. Malheureusement, il n’avait pas la bosse des affaires, c’est le moins qu’on puisse dire. S’agit-il d’investir dans une imprimerie ? Banco. Mais comme il n’a jamais un sou devant lui, il emprunte. Quand l’entreprise se casse la figure, il a deux fois des dettes. S’agit-il d’investir dans des mines d’argent en Sardaigne ? Quand il s’avise de donner suite, c’est trop tard. Des actions dans les chemins de fer du Nord ? Elles baissent inexorablement. 

 

C’est sûr qu’en imagination, il a bâti des fortunes pharaoniques. A l’arrivée, les dettes s’accumulent. Il a les créanciers aux trousses. Il loue même (je crois que c’est à Passy) une maison qui s’ouvre sur deux rues différentes, au cas où. Et il n’est pas impossible que, s’il a écrit pour le théâtre (six pièces au total), c’est dans la perspective de se refaire un compte en banque présentable (il paraît que ce n’était pas faux). 

 

Ce qui est sûr, c’est que BALZAC a gagné des fortunes. Mais un vrai paquet de fric, tel qu’on n’en a pas idée. Ce qui est sûr, c’est qu’il aurait pu devenir riche, au sens où on l’entendait dans la classe à laquelle il appartenait, et plus encore dans celle à laquelle il voulait accéder. Et le pathétique, dans la vie de BALZAC, il se situe, à mon sentiment, exactement là. 

 

Parce que son problème, c’est quand même qu’il a laissé à son épouse polonaise des ardoises à foison, qu’elle semble avoir réglées (sur sa fortune personnelle) jusqu’au dernier centime. Mais le raisonnement de l’auteur se tenait. Il se disait : j’ai besoin des capitaux d’untel et untel. Je vais les convier à un repas pour en discuter. Si je veux leur donner envie d’investir, je ne peux pas faire le pingre. Soyons royal ! Et BALZAC, en cette matière, fut toujours royal. Mais jamais sur fonds propres. Toujours à crédit. 

 

Parce que l’un des mystères les plus hermétiques de la vie de BALZAC est là : plus le temps a passé, plus la vitesse s’est accélérée, et plus les dettes se sont accumulées. Quelle énigme, quand même ! C’est sûr que, s’agissant du luxe, il n’a jamais lésiné. Et il en connaissait un rayon, le bougre. Il se faisait faire des cannes à pommeau incrusté de pierreries, au point qu’il était connu pour ça dans les gazettes. 

 

Et le luxe, il voulait vivre dedans. Meubles, tableaux, tentures, tapis, vases précieux, rien n’avait de secret pour lui. Et tout ce qui coûtait le plus cher était bon. Il acheta même chez un antiquaire une commode ayant appartenu à MARIE DE MEDICIS. Peut-être l’a-t-il cru. Il achetait donc, à tout va, avant d’avoir l’argent pour payer. Ce qui renvoyait après tout à un chapitre de RABELAIS, auteur qu’il affectionnait particulièrement : « Eloge des debteurs et emprunteurs ». 

 

Et comment payait-il ses dettes ? En PISSANT DE LA COPIE. Aussi net et aussi brutal que ça. Je n’y peux rien. La Comédie humaine ? C’est tombé de la plume d’un tâcheron qui était obligé de pisser de la copie pour payer ses dettes. Surtout que plusieurs de ses bouquins, selon les mœurs du temps, lui furent achetés avant qu’ils fussent écrits. BALZAC, qu’on se le dise, est un homme du projet. Un homme qui se projette sans cesse dans le futur. Un futur forcément radieux et reposé. Mais HONORÉ DE BALZAC, qu’on se le dise, ne s’est jamais reposé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

A suivre.