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mercredi, 16 mars 2022

LA SERVITUDE ÉLECTRIQUE

GRAS ALAIN & DUBEY GERARD SERVITURE ELECTRIQUE.jpg

Impressions de lecture.

Je viens de refermer (7 mars) La Servitude électrique, de Gérard Dubey et Alain Gras (Seuil, 2021). Le premier est sociologue, le second est socio-anthropologue — je passe sur les détails additionnels. Ceux qui suivent un peu ce blog doivent se demander ce qui m'a pris, sachant la couleur souvent désobligeante des propos que je tiens sur les "sciences" humaines en général, et en particulier sur les "spécialistes" et autres "experts" patentés qui pondent à tour de bras ouvrages savants ou articles de revues "scientifiques", interventions décisives dans les pages "débats" ou "idées" du journal Le Monde, qui en est friand, voire gourmand.

Certains sont même invités plus souvent qu'à leur tour à venir postillonner doctement les microbes de leurs "sciences" dans les micros de la radio ou de la télévision, dans le but éminemment vertueux (défense de rire) de nous aider à comprendre ce qui se passe de par le vaste monde et jusqu'aux tréfonds intimes de nos chaumières. Autant le déclarer d'entrée de jeu, ce n'est pas le livre de Dubey et Gras qui me fera changer d'avis. 

C'est le titre du livre (La Servitude électrique) qui a déclenché mon geste d'achat, en ce qu'il laisse entrevoir tous les malheurs qui s'abattent sur les pauvres humains quand ils sont privés d'électricité. Il me suffit de penser aux Ukrainiens de Marioupol ou d'Irpin qui, sous les bombardements de leurs cousins russes, sont coupés de toute ressource en eau, gaz et électricité depuis x semaines. On peut aussi avoir une pensée pour les habitants de Sarajevo, qui furent privés de presque tout lorsque Slobodan Milosevic a lâché ses chiens de guerre sur la Croatie et la Bosnie pour réaliser son rêve de "Grande Serbie".

La question est : « Que deviendrions-nous, si toute ressource électrique nous était un jour coupée ? » (il faudra peut-être mettre le verbe au futur). La réponse à cette question est évidente : « Nous retournerions deux siècles en arrière, mais démunis de tous les savoir-faire, gestes, habitudes qui semblaient naturels à nos ancêtres ! Et surtout les savoir-faire qui constituaient l'essentiel des apprentissages concrets (= ni scolaires, ni intellectuels, ni culturels, etc.) qui permettaient à chacun de se débrouiller dans son environnement et dans sa réalité ». Vu d'ici, ça voudrait dire retour à la préhistoire, chaos, catastrophe, désastre, etc. Et sans doute barbarie.

Car l'usage constant d'appareils mus par des moteurs et/ou par l'électricité nous a désappris les savoirs fondamentaux qui ont fabriqué toutes les cultures humaines depuis des dizaines de siècles. C'est la raison pour laquelle j'avais trouvé le titre de Dubey et Gras particulièrement bien venu, tant il est vrai que l'électricité figure au premier plan parmi les piliers de ce qu'on appelle le "Développement" ou la "Modernité".

C'est ce qu'avait bien vu le camarade Lénine qui, dans son discours au huitième Congrès des Soviets en 1919, a lancé le slogan : « Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électricité », qui n'est pas pour rien dans le dévoiement de l'idéal communiste en capitalisme d'Etat, avec l'aristocratie d'une Nomenklatura de privilégiés qui n'ont eu aucun mal à se reconvertir en "oligarques" quand on a vu se démembrer l'empire soviétique. 

Chez nous, aujourd'hui, c'est un constat d'une telle banalité que je ne m'y attarde pas : la force de l'électricité est partout présente, dans la vie quotidienne de tout le monde, mais aussi à la base de toute la machine économique comme aux origines de nos moyens actuels de communication. Imagine-t-on même un meeting politique sans micros ni haut-parleurs ?

Bon, pas besoin d'un long prêche : tout le monde est convaincu du désastre absolu qui s'abattrait sur la civilisation entière si la source électrique venait à se tarir, une civilisation dont la puissance n'a pas d'égale historique, une civilisation fertile en inventions de toutes sortes, une civilisation qui s'est rendue capable de rendre la vie humaine plus facile, plus agréable, plus longue, plus confortable, plus ..., plus ....

Mais une civilisation qui a déposé toute son existence physique, voire toute son âme, entre les mains de cette "fée". Mais une civilisation d'une fragilité extrême, toujours à la merci d'une panne, d'un accident, d'une tempête, que sais-je encore.  Mais une civilisation qui s'est en quelque sorte elle-même réduite en esclavage, puisqu'en tout et pour tout elle s'est mise dans la dépendance la plus étroite d'une puissance qui lui échappe en partie, puisque l'on n'a pas encore trouvé le moyen de bâtir des greniers où l'on stockerait l'électricité de la même manière que le foin, le blé, etc. 

J'ai donc acheté La Servitude électrique, me fiant à la clarté séduisante du titre, et m'attendant à découvrir des développements d'idées profondes sur le sujet. J'ai déchanté. Pour faire simple, je dirai, pour donner au lecteur éventuel une idée de l'impression générale que m'a laissée le bouquin : « Pourquoi faire simple quand on veut faire compliqué ? ». Je ne doute pas de la compétence des deux auteurs dans leur spécialité et dans leur démarche, et peut-être ont-ils voulu donner à leur travail le cachet de sérieux universitaire qui fait estimer des égaux et collègues.  

En lisant des ouvrages de spécialistes de telle ou telle "science humaine", j’ai trop souvent l’impression que les auteurs se paient de mots. Je veux dire que trop souvent le discours des sciences humaines ressemble au nom de famille de l’O.S.S.117 de Jean Bruce (qui reste l'inventeur du personnage) : « Bonisseur de la Bath », autrement dit, en bon argot de l'époque, « doué pour le bagou infatigable du camelot bavard ». Et je dois l’avouer : je ne supporte plus.

Mais pourquoi diable leur manière d'aborder et de traiter le sujet m'a-t-elle souvent horripilé ? J'avoue que je ne suis pas encore parvenu à répondre à cette question de façon satisfaisante. Il faudra que je relise leur bouquin quand j'aurai assez de courage. D'accord, je ne suis pas spécialiste de la question, mais il ne me semble pas que les éditions du Seuil, en créant leur collection "Anthropocène", aient eu l'intention de s'adresser aux seuls savants.

Et si je ne nie pas que le sujet du livre réclame l'exposé de considérations techniques, je n'en démords pas : rien n'oblige l'économiste, le philosophe, le psychanalyste, le sociologue, bref, le science-humaniste, qu'il soit de base ou d'élite, à user d'un langage amphigourique, voire inintelligible, pour diffuser le fruit de ses réflexions. Il est vrai que les auteurs ne jargonnent pas constamment. Comment dire ? Peut-être compliquent-ils les choses dans leur façon de disposer les idées et de recourir à des concepts, car à plusieurs reprises, je me suis demandé pourquoi ils se mettaient à parler de ceci, de cela.

Et pourtant, ça ne commence pas trop mal : « Nous vivons de l'électricité comme de l'air qu'on respire, sans nous poser de questions, ni mesurer les conditions et le prix de ce confort. D'où l'incompréhension, puis l'impatience lorsque la panne interrompt brusquement le cours normal des choses mais aussi l'angoisse qui saisit les penseurs du capitalisme, autant que les simples citoyens, d'un risque dont on ne connaît pas la taille » (p.8). Tout le monde est d'accord, n'est-ce pas, bien que je me demande ce que viennent faire ici les "penseurs du capitalisme" : s'agissant de panne, j'attendrais plutôt les "entrepreneurs" (les penseurs ne sont jamais en panne, qu'on se le dise). Mais passons.

Passons aussi sur "le célèbre William Jevons" dont la "célébrité", en dehors d'un cercle d'initiés, m'a bien fait rire (comment ? vous ne connaissez pas William Jevons ?). Je suis d'accord avec « le qualificatif de thermo-industrielle » (p.12) pour désigner notre civilisation, avec le « macro-système technique » (p.12 ; quoique, franchement, M.S.T. !......), avec le fait que « La course aux énergies renouvelables confie à l'électricité le soin de sauver le monde » (p.15) et avec le caractère illusoire et fragile du sentiment de confort et de sécurité que procure la possibilité d'appuyer sur des boutons pour obliger mille esclaves mécaniques à exécuter des tâches qui nous répugnent, ou pire : dont nous avons perdu le savoir-faire antique.

D'accord encore pour admettre que cette puissance n'est pas sans contreparties et conséquences désagréables. Je les appellerais "externalités négatives", si messieurs les économistes m'y autorisent : avec cette précision que l'énergie qui allume nos lampes et anime nos lave-linge est produite très loin de son lieu d'utilisation. Elle est donc invisible aux yeux de l'usager. Et même quand on regarde les tours de refroidissement de la centrale du Bugey depuis l'esplanade du Gros-Caillou, on ne fait pas le lien avec le four électrique où mijotent le gratin dauphinois et le rosbif qui nous attendent pour le repas de midi. Pareil pour la centrale au charbon ou au pétrole.

Allez, d'accord aussi sur la pile de Volta (inventée autour des années 1800). C'est tout à fait étonnant, mais, depuis Volta, aucune invention décisive n'est venue modifier les données de base du problème que pose le stockage de l'électricité. Certes on a amélioré la conception, on a trouvé des composants de plus en plus performants, mais comme je l'ai dit plus haut, on n'a pas trouvé le grenier capable de tenir à notre libre disposition le flux électrique. Comme le disent les auteurs de La Servitude électrique : « Ce sont seulement des aménagements sur les substances en jeu, métaux et électrolytes, qui marquent le développement de l'objet technique. La philosophie des sciences constaterait tout simplement une invariance du paradigme [c’est moi qui souligne] » (p.100). "Invariance du paradigme", bon dieu, mais c'est bien sûr ! J'ai trouvé où le fleuve Jargon prend sa source !

Soyons juste : certains passages du livre apportent de véritables informations cruciales, tout au moins aux yeux du lecteur moyennement informé que je suis. On trouve ça page 164, où l'on parle d'éoliennes de 200 m. de haut (en mer). C'est d'abord une citation : « Les terres rares interviennent dans la composition des générateurs dits "synchrones" dans lesquels le rotor est un aimant permanent. Ainsi, pour une puissance de 1 MW fournie par le générateur, il faut environ 600 kg d'aimants contenant près de 200 kg de terres rares. Une éolienne offshore pouvant atteindre 10 MW de puissance nécessite donc à elle seule plus d'une tonne de terres rares » (p.164). C'est dans un rapport officiel. Je ne sais pas vous, mais je trouve que ça jette un sacré froid sur les éoliennes, non ?

D'autant que les auteurs ajoutent : « L'adjectif "rare" indique leur infime présence au milieu d'autres minerais, par exemple "seulement" 16 tonnes de roche pour un kilo de césium, mais 1200 tonnes pour un kilo de lutécium, tout cela pour nos écrans LCD, lampes LED, batteries, etc., et intermédiaires électroniques en général » (p.164-165). Ben voilà, c'est pas difficile, elle est là, messieurs Dubey et Gras, la substance qu'il me faut : ça au moins c'est du solide, qui m'autorise à penser qu'on n'est pas près de voir la fin de l'extractivisme. Avis aux amateurs d'Iphones, de smartphones et autre 5G. Qu’attendent les jeunes qui s’empressent aux manifs "climat" pour piétiner sauvagement leurs propres Iphones ?

Dommage que, quelques pages plus loin, on trouve cette salade : « L'éolien et le solaire, en effet, mettent en pleine lumière le dilemme du choix à faire librement entre beauté et utilité. La première est certes construite mais habitée philosophiquement par la controverse, elle n'est pas mesurable, alors que la seconde est socialement définie à un moment donné par la parole dominante » (p.180). Faut-y vous l'envelopper, Madame Michu ? Vous comprenez mieux ma réticence ? 

J'ai ensuite un peu de mal à suivre les considérations et les chaînes de raisonnement qui accompagnent l' « encapsulage » dû au numérique, si ce n'est l'idée que le dit numérique achève de nous couper de la réalité réelle des choses et des gens, ainsi que quelques émergences : « Le pouvoir introuvable de la cybernétique est surtout le symptôme d'un pouvoir qui se rend invisible à mesure qu'il se privatise et se sépare de la société » (p.247). Ce que je comprends ici, c'est que les pouvoirs, que ce soient les autorités publiques ou des instances privées, s'ils ne comprennent pas mieux que vous et moi l'énormité du pouvoir de la cybernétique, du moins en ont-ils l'usage, et en font-ils usage.

Tiens, encore une info que j'ignorais: « La dalle de verre des smartphones est recouverte d'une substance qui accumule les charges électriques (à base d'indium, un métal rare). Le contact du doigt sur la dalle suffit à provoquer un transfert de charge, le doigt absorbant "le courant de fuite". Le déficit de charge est quantifié avec précision par les capteurs situés aux quatre coins de la plaque » (p.280). Suit malheureusement une salade sur « l'appétence du corps à faire signe vers autrui, à être en relation », puis sur « cette ouverture primordiale du corps, jusqu'à en faire l'un des plus puissants instruments de contrôle jamais imaginés » (p.281). La peste soit des psycho-sociologues et de leur bla-bla !

Bon, on s'achemine vers la fin de l'ouvrage de Gérard Dubey et Alain Gras, oscillant entre les truismes (« Cette délocalisation du travail fait directement obstacle à la formation de collectifs. » (p.298), sans doute pour parler de la dislocation des "corps intermédiaires", partis ou syndicats) et quelques épiphanies goûteuses à souhait, du genre de : « Au temps intermittent d'une électricité "terrestre" répond ainsi une "histoire désorientée", qui réinvestit la multiplicité des temps sociaux » (p.319), où il nous est proposé, par exemple, de « désencapsuler le temps » [pourquoi pas juste "décapsuler" ?] (p.320), et où l'on nous annonce l'ère d'une « ontophanie numérique » (p.324). Je l'ai dit au début de ce billet : pourquoi faire simple quand il est plus rigolo de faire compliqué ?

Alors qu'est-ce que je retiens de la lecture de ce curieux bouquin ? C'est que, au-delà de l'obstacle langagier et conceptuel et si j'ai bien compris ce que j'ai cru comprendre, les auteurs se rangent du côté d'un écologisme critique, mais finalement optimiste. Ils se présentent en effet, pour conclure « en sismologues plutôt qu'en collapsologues » (p.335).

Je regrette seulement que, pour un sujet passionnant porté par ce titre génial (La Servitude électrique), on ne fasse pas un effort de lisibilité pour se rendre accessible au plus grand nombre, et pour cela qu'on fasse emprunter au lecteur bien des déviations, dont pour ma part je me serais volontiers passé du détour. Je regrette aussi qu’un sujet aussi brûlant ne soit pas défendu de façon plus percutante.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Je garantis l'authenticité de la subjectivité de tout ce qui est écrit ci-dessus, exception faite des citations, parfaitement objectives quant à elles, quoique sélectionnées par mes soins.

samedi, 02 février 2019

NUIT DES IDÉES ...

... A QUOI ÇA SERT ?

Il n'y a pas que le "Grand Débat National" dans la vie. En France, quand il n'y a plus de débat, il y a encore du débat. La "Nuit des idées", on ne le sait pas assez, est une invention française. C'est une marmite où l'on met à bouillir les plus belles cervelles du pays pour « débattre des grands défis de notre temps » (Le Monde). Sûr que ça va aider l'humanité à les relever, les grands défis ! J'entendais récemment un journaliste s'exclamer : « Mais où sont les intellectuels ? ». Il parlait de la "crise des gilets jaunes" (autre invention bien française). Je réponds : ils sont partout, les intellectuels. Impossible d'ouvrir un bulletin d'information sans tomber sur un "échantillon représentatif" de chapelles universitaires (sociologue, historien, philosophe, économiste, ...). Si ce ne sont pas des intellectuels, qu'est-ce qu'il lui faut, au journaliste ? Si l'on n'y prend pas garde, c'est la noyade ! Surtout qu'à partir d'un certain stade, c'est tout le monde qui devient intellectuel.

C'est sûr, il y a pléthore. Des intellos comme s'il en pleuvait. N'en jetez plus, la cour est pleine. C'en est au point que tous ces discours plus savants les uns que les autres, qui jettent sur le monde actuel les filets à mailles serrées de leurs concepts et de leurs grilles de lecture pour en rapporter des "significations", s'ajoutent, se juxtaposent, se contredisent ou s'annulent. Résultat des courses ? Un BROUILLARD épais, opaque où le pauvre monde n'a aucune chance de s'y retrouver, et où les "chercheurs" eux-mêmes errent sans boussole, ne sachant plus au bout de quel chemin se trouve Rome, à force de panneaux directionnels contradictoires. Le monde actuel, quand on écoute les discours des intellos, je vais vous dire : il est paumé de chez paumé.

Tenez, si on lit Le Monde daté 31 janvier, on trouve, pour amorcer la pompe de la "Nuit des idées", un quatuor d'interventions qui donne une petite idée du monstre qui sortira de la manifestation officielle. Faisons une exception pour Hannah Arendt, appelée à la rescousse alors qu'elle ne nous parle plus que par livres interposés (elle est morte en 1975), aussi pertinent que soit le rappel. Mais le reste est gratiné. On trouve un article de François Hartog, historien, doctement intitulé « Le présent n'est pas le même pour tous ». Tu l'as dit, bouffi ! Il dissèque en effet le mot "présent", il le découpe en ses plus petits éléments, et il conclut de tout ça qu'il y a un « présent présentiste ». Fallait y penser, non ?  Sûr que le concept va aider l'humanité à survivre. Bon, j'admets que j'exagère.

Je passe à Philippe Descola, anthropologue. Il dit, quant à lui, au moins une chose amusante (pas besoin de savoir à propos de quoi) : « C'est un problème de temporalité. C'est comme les trains qui circulent à des vitesses différentes. Comme on croise des trains qui roulent plus lentement, on a l'impression qu'ils sont à l'arrêt, mais c'est une illusion ». Ce qui est rigolo ici, c'est "on croise" : en réalité, dès que votre train est à vitesse de croisière, vous savez que quand il croise un autre train, celui-ci disparaît du paysage en un clin d’œil, avant même que vous ayez pris conscience du choc. Je n'en veux pour preuve (attention : a contrario) que ce qui arrive aux Dupondt à la fin de Tintin au pays de l'or noir (p.55), quand Tintin, lancé à toute vitesse au volant de la voiture de l'émir à la poursuite de Müller, laisse sur place la Jeep qui roule pépère, au point que le passager moustachu croit être à l'arrêt. Et voilà ce que ça donne.

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Il est évident que les deux véhicules ne se croisent pas, mais vont dans le même sens. Mettons cela sur le compte de l'étourderie : ça arrive à tout le monde. 

Cela dit, Descola montre que pour ce qui est du diagnostic et de l'analyse des causes, beaucoup d'intellectuels disposent d'outils impeccables, et que c'est la catégorie "solutions" qui fait le maillon le plus chétif de la chaîne du raisonnement. Car il pose par ailleurs un regard assez lucide sur le temps présent et la catastrophe qui nous guette : « Je ne sais pas si on pourra l'éviter », répond-il à Nicolas Truong. Bien dit. Qui peut supporter l'absence d'espoir ? Même si la formule de Descola ne ferme pas la porte, ça ne l'empêche pas de proposer plus loin une "solution", mais de l'ordre du miraculeux : « Ce phénomène de privatisation s'est mis en place avec le mouvement des enclosures à la fin du Moyen Age et n'a cessé de croître. Pour le stopper, il faut une révolution mentale ». Ah, "Il faut", la clé qui ouvre toutes les serrures, même celles qui n'existent pas, a donc encore frappé ! La solution au problème ? "Une révolution mentale" : voyons, monsieur Descola, est-ce bien sérieux ? On mesure ici l'infinitésimale probabilité que l'espoir de Descola soit exaucé. Y croit-il lui-même ?

Après une telle entrée en matière, la "Nuit des idées" est bien partie pour participer puissamment à l'inflation de blabla qui nous submerge, et que le "Grand Débat National" cher à Emmanuel Macron a déjà commencé à alimenter en abondance. Le brouillard n'est pas près de se dissiper. Je dirai même que plus on produit du débat (du discours) sur les choses, plus le brouillard s'épaissit. Ce n'est certainement pas débattre qu'il faut, si l'humanité veut sortir de la nasse où le capitalisme ultralibéral l'a ligotée, c'est agir : ce n'est pas le "débat démocratique" qui peut quoi que ce soit contre les forces actuellement agissantes. C'est une très hypothétique "force" capable de faire reculer ces dernières. La question est : « Qui, dans les sphères de décision, est en état d'agir ? ». Je pense avoir la réponse.

Promis, demain je vous donne à renifler de près l'odoriférante, la somptueuse, la plantureuse bouse qui clôt le dossier.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 05 novembre 2015

NE PAS DERANGER

 

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Hommage à René Girard, qui vient de rendre son tablier, qui a fini par se résoudre à plier ses cannes. Je n'oublierai pas le choc tectonique que fut pour moi la lecture de La Violence et le sacré, d'une érudition ébouriffante. C'était dans les années 1970. Même si on peut être agacé par la prétention de l'auteur à donner à sa théorie du désir mimétique, et sur un ton de certitude péremptoire, une dimension tellement englobante que Freud, avec toute sa psychanalyse, pouvait aller se rhabiller.

mardi, 29 septembre 2015

KEYNES LU PAR PAUL JORION

JORION PAUL KEYNES.jpg2/2 

Le deuxième point (chapitre 15 et préc.) concerne la fixation des prix. L’auteur analyse jusque dans le détail les diverses hypothèses formulées par divers théoriciens de l’économie, soulignant que le problème est plus complexe qu’on ne le présente généralement, et qu’il n’y a pas qu’un seul mécanisme qui entre en ligne de compte. Je retiens un point essentiel (je crois) de cette analyse : le prix d’un bien ou d’un service ne dépend pas seulement de la « loi de l’offre et de la demande » (qui est tout sauf une loi), car un autre facteur intervient : le « rapport de force » (chapitre 14). 

Il analyse longuement le statut et les implications du CDS (Credit-Default Swap) : il s’agit pour le prêteur d’une manière de s’assurer contre les « événements de crédit » et contre les éventuels « non-versements d’intérêts ». C’est un « instrument de dette », qui peut être échangé et qui dès lors, j’imagine, suit une cote. Interviennent alors, comme dans les assurances, les statistiques et le calcul des probabilités dans la fixation du taux d’intérêt et de la prime de crédit. 

Il y a des choses, dans ce chapitre, qui m’échappent carrément, du genre : « Je n’ai encore évoqué jusqu’ici que la fonctionnalité a priori légitime du credit-default swap de constituer un marché de la prime de crédit implicite au taux d’intérêt d’un instrument de dette considérée comme un produit financier autonome » (p.231). Débrouillez-vous. Une carence lexicale doublée d’une carence syntaxique, je suppose. Je retiens seulement que plus le risque augmente, plus diminue la perception de ce risque par les acteurs du marché. J’imagine que cette infirmité est liée à la perspective de se gaver bientôt. Je verrais bien comme une table de jeu avec ses parieurs fiévreux autour. 

A ce sujet, j’aime assez l’humour de Paul Jorion : quand il se met à expliquer ce qu’il considère comme l’ « usine à gaz » que Keynes a nichée au cœur de son maître-livre (Théorie générale …), il lance : « Le lecteur s’en sera déjà convaincu s’il est parvenu jusqu’ici dans sa lecture » (p.251, je souligne). 

Tout ça pour dire que ce qu’on appelle complaisamment le « keynésianisme » ne constitue, aux yeux de l’auteur, que « la partie morte » de l’œuvre de Keynes, qui n’a, au demeurant, pas été écrite par lui mais par un nommé Hicks, dans un souci de simplification avalisé par le maître, qui voyait là l’occasion d’élargir son public. 

Keynes était farouchement opposé à l’adossement de quelque monnaie que ce soit à quelque métal précieux que ce soit (étalon-or), et favorable à la « commodity money », que Jorion traduit par « monnaie marchandise ». Il appelait à la fondation d’une « Union monétaire internationale » (qui a inspiré la position britannique lors des négociations de Bretton Woods). L’auteur cite le biographe de Keynes, Skidelski : « Si les propositions de Keynes en 1919 avaient été appliquées, il est improbable que Hitler serait devenu chancelier allemand » (p.272). On dira : "avec des si ...". Certes, mais.

Keynes, adepte de longue date du plein emploi (facteur de cohésion sociale) avertissait par ailleurs de la menace représentée par le chômage structurel, provoqué par les innovations technologiques. N’ai-je pas entendu récemment un économiste (Daniel Cohen) s’alarmer de la numérisation tous azimuts des tâches dans l’entreprise, au motif qu'elle « détruit les organisations ». Il résumait la pensée d’un de ces fanatiques de la numérisation à outrance en lui faisant dire que, si par hasard il faisait la même chose deux jours de suite, il fallait impérativement qu’il invente le logiciel qui supprimerait son propre poste de travail. On n’a pas fini d’inventorier les dégâts et merveilles d’une telle façon de concevoir le travail humain. 

Pour conclure, je suis incapable de dire si ce livre permettra de refonder une « science économique » authentiquement digne du nom de « science », c’est-à-dire débarrassée de tous les oripeaux dogmatiques dont l’ont farcie les idéologues de l’ultralibéralisme « décomplexé ». Visiblement, ce n’est pas gagné. J’entendais encore ce matin (27/09) un certain Bujon de l’Estang s’efforcer, sur un ton pontifiant, docte et péremptoire, de ridiculiser les illuminés qui persistent à voir dans l’économie une « science molle », ce qu’elle est pourtant, très précisément, puisqu'elle n'a aucune capacité prédictive. 

Paul Jorion n’est certainement pas un prophète. Tout au plus y a-t-il de l’utopie dans sa démarche : ce que remettent en question ses observations, ce n’est rien d’autre qu’un système, autrement dit un énorme ensemble infiniment complexe d'acteurs et de facteurs organisés par des relations de solidarité  : on ne fait pas bouger un tel ensemble avec le dos de la cuiller. Le rapport des forces en présence est incommensurable. Paul Jorion est un petit Poucet. Rien que la façon dont est enseignée l’économie dans les écoles et universités aurait de quoi rendre pessimiste : Jorion ne vient-il pas de se faire jeter, pour des motifs obscurs, de la chaire qu’il occupait à la « Vrije Universiteit Brussel » ? 

Je signale que la plupart des « prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel », décerné pour la première fois en 1969 (appellation faite pour susciter l’imposture du raccourci « prix Nobel d’économie ») ont été attribués, pour la plupart, à des idéologues de l’économie ultralibérale, dont les théories encombrent tous les manuels scolaires. C’est David contre Goliath. 

Cela me fait penser à ces journalistes égarés qui parlent des « lobbies écologistes » qui agissent en sous-main à Bruxelles, et qui font semblant d’oublier que les quelques actions vertes en direction des institutions européennes pèsent d’un ridicule poids financier, idéologique et communicationnel face aux vrais poids lourds de toutes les influences stratégiques des grands groupes transnationaux, qui financent massivement des « think tanks » pour qu’ils produisent ad nauseam des argumentaires calibrés au quart de poil pour impressionner et enfumer les "staffs" qui entourent ceux qui signent les décisions (pardon pour la longueur de phrase). 

Paul Jorion a sans doute raison. Certes, je ne suis pas en mesure de juger, mais quand je vois la mafia des économistes « officiels » se liguer contre « le premier qui dit la vérité » (Guy Béart), je n’hésite pas à lui accorder crédit. Là où il se trompe peut-être, c'est quand il pense qu'on pourrait sauver la situation. Je pose la question : peut-on croire que du travail reviendra en France ? Franchement, j'en doute.

Je n'ai pas tout compris à son livre. J'en ai pris ce que j'ai pu ou cru comprendre. Bien que je sois assez pessimiste sur ce que l'avenir nous réserve, je lance à Paul Jorion cet appel : « Tenez bon ! ». 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 28 septembre 2015

KEYNES LU PAR PAUL JORION

Paul Jorion s'est appuyé les trente volumes des œuvres de John Maynard Keynes pour en avoir le cœur net sur les théories de cet économiste célébrissime. Cela a donné ce livre.

JORION PAUL KEYNES.jpg1/2 

Penser tout haut l’économie avec Keynes (Odile Jacob, septembre 2015). 

Paul Jorion est aujourd’hui connu pour être l’un des très rares spécialistes de la pensée économique à avoir prédit, dès 2004, la désormais célèbre « crise des subprimes ». Je viens de lire son dernier bouquin : Penser tout haut l’économie avec Keynes. 

Il paraît que le titre (compliqué : je ne comprends pas « penser tout haut ») prévu par l’auteur a été modifié par l’éditeur. Quoi qu’il en soit, c’est un livre passionnant, mais difficile pour qui n’a pas fait des études d’économie et, en l’espèce, d’économie financière. C’est mon cas. Et je redis que je déteste, dans n’importe quelle discipline du savoir, le spécialiste qui jargonne dans le seul but d’intimider le public ou le lecteur. 

Ce n’est pas le cas de Paul Jorion, qui sait s’exprimer en français vulgaire (au sens latin), et dont j’apprécie le blog, en particulier, tous les vendredis, la vidéo astucieusement intitulée « Le temps qu’il fait ». C’est sur sa recommandation que j’ai lu récemment La Gouvernance par les nombres, d’Alain Supiot (voir ici même, 9 et 10 septembre), lecture importante que je me félicite d’avoir faite et que je le remercie d'avoir suggérée. 

L’avantage décisif de Paul Jorion sur les économistes, c’est qu’il n’est pas économiste. Au départ, il est « anthropologue de l’économie », et c’est en tant que tel qu’il examine l’économie. Il est probable que s’il avait été élevé dans le sérail, il ne serait pas devenu le trublion de cette pseudo-science, le poil à gratter, ou le caillou dans la chaussure des tenants officiels de la « science » économique (systématiquement orthographiée entre guillemets, pour bien marquer ce qu’il en pense). 

L’objectif de l’auteur, dans son livre sur Keynes, est double : 1) aller fouiller dans les œuvres du célèbre économiste (et dans diverses autres sources), pour exposer exactement dans ses détails et ses fondements la théorie qu’il a élaborée, et que thuriféraires et adversaires actuels font semblant de bien connaître ; 2) poser les bases d’une théorie enfin débarrassée des doctrines scientistes qui constituent aujourd’hui l’essentiel de l’économie qu’on enseigne dans les écoles et universités, et qui n’est rien d’autre qu’une idéologie dogmatique au service des puissants. 

Pour résumer : qu’on en finisse avec un mythe « keynésien » que tout le monde brandit à tort et à travers comme étendard ou comme épouvantail (suivant qu’on est « de gauche » ou « de droite »), et puis qu’on arrive à entrevoir la possibilité de refonder la « science » économique sur le socle dont elle n’aurait jamais dû descendre : la politique.

Toute l'imposture de la prétendue « science » économique est dans l'escamotage de toute considération politique dans ses corps de doctrine, et dans son auto-promotion au même rang que les "sciences exactes" : du fond des éprouvettes de son laboratoire, elle prétend se contenter de décrire des phénomènes d'ordre mécanique. Plus le mensonge est gros, plus ça passe.

Jorion le dit bien dans une petite vidéo : pour Keynes, il n’y a pas de solution économique à un problème économique : affirmation magnifique ! Il ne cesse de dénoncer le passage prestidigitalesque de l' « Economie Politique » à la « science » économique, aux alentours de 1870, une « science » qui, fondée sur les mathématiques et le calcul différentiel, emmène le monde à sa perte tout en promettant le paradis. C’est la grande qualité de Keynes, qu’il souligne a contrario, de n’avoir jamais perdu de vue que ce n’est pas la société qui est faite pour l’économie, mais l’inverse. 

Son objectif, dans ses recherches théoriques, a toujours consisté (Jorion ne cesse de le rappeler) à viser, sinon le consensus total, du moins le plus petit « dissensus » possible. L’idée semble tout à fait raisonnable et équilibrée : que l’on s’entende sur une façon de vivre ensemble (ah, « le vivrensemble » !) en limitant au maximum les occasions des inévitables oppositions et divisions. La philosophie économique de Keynes est d’inspiration humaniste, et l’auteur la fait visiblement sienne. 

Paul Jorion n’est pas fasciné par le personnage, dont il analyse froidement aussi bien les traits de génie que les bourdes. Il analyse dans l'ordre les ouvrages de Keynes, soulignant les trouvailles les plus marquantes, retraçant les grandes étapes de son parcours intellectuel (et social : quand il est mort, il avait accumulé une fortune considérable), depuis ses études à Eton puis Cambridge et le groupe « Bloomsbury » où il évoluait, jusqu’à son grand œuvre : la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936). A noter que Keynes avait dénoncé dès 1919, dans Les Conséquences économiques de la paix, les catastrophes qui devaient découler des conditions revanchardes faites à l’Allemagne après sa défaite. Mais Cassandre aussi prophétisait dans le désert. 

Je ne vais pas tenter de résumer le livre de Paul Jorion, de toute façon ce serait raté. Je me contenterai d’évoquer quelques points de ce que je crois avoir compris : la difficulté rencontrée à la lecture semble moins liée à un jargon prétentieux qu’à l’extrême technicité (bien qu’il s’en défende : « Précisons, quitte à être un peu technique dans notre explication … » p.225) de considérations mettant en jeu des notions qui me sont tout sauf familières. Les deux thèmes principaux abordés par l’auteur, situés dans la deuxième partie (consacrée à la Théorie générale …, le grand livre de Keynes), essaient d’élucider, en se débarrassant des préjugés et dogmes en vigueur, comment sont fixés, d’une part les taux d’intérêt, d’autre part les prix. 

Le premier point figure au chapitre 12 : « Keynes et le mystère du taux d’intérêt ». Comment se fixent les taux d’intérêt ? Pour parler franchement, je n’en sais rien. Pour parler plus franchement, ce que j’en sais tient à un slogan publicitaire d’il y a longtemps : « Votre argent m’intéresse ». Intuitivement, j’avais tendance à ajouter : « Parce qu’il me permet d’en gagner encore plus ». L’intuition m’indique que, si quelqu’un a de l’argent à me prêter, c’est qu’à la sortie, il ne sera pas appauvri. 

L’analyse que fait Paul Jorion de ce « mécanisme » est infiniment trop subtile pour moi, dans un domaine dont j’ignore à peu près tout. Ce que je crois pouvoir retenir de ce chapitre, c’est que le prêteur s’approprie quelque chose à quoi, en toute justice, il n’a pas droit. Ensuite, que l’auteur dénonce l’imposture de Keynes qui, par un tour de passe-passe, donne soudain la priorité à la « préférence pour la liquidité » sur l’ « efficacité marginale du capital », tout cela ne me parle guère. Il explique quand même que Keynes, qui « se défendait contre les implications révolutionnaires de ses propres théories » (p.189), délaissait « une explication matérialiste au bénéfice d’une explication idéaliste » (p.190). Passez muscade. 

Ce que je crois pouvoir retenir, c’est que Paul Jorion critique ici le théoricien, au motif qu’il truque lui-même sa théorie, et très sciemment, probablement en fonction de ses propres intérêts (de spéculateur avisé). Car jusque-là, il déroulait sa théorie selon une logique imperturbable. 

Je ne m’étendrai pas. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 29 octobre 2012

MA PETITE HISTOIRE DE LA CURIOSITE (3)

Pensée du jour : « Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l'expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n'enseigne rien, ou presque rien, c'est-à-dire qu'elle contraint l'homme à dormir, à boire à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l'atmosphère. C'est elle aussi qui pousse l'homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car sitôt que nous sortons de l'ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime ».

 

CHARLES BAUDELAIRE

 

 

Résumé : l’homme a renoncé au rôle confortable et sûr de caniche de Dieu nourri-logé-blanchi comme un coq-en-pâte dans son paradis terrestre, à l'oeil et aux frais de la princesse, pour affronter l’angoisse et les incertitudes procurées par la liberté. Bien lui en a pris : sans perdre tout de son animalité primordiale, il a été promu créateur de son propre monde.

 

 

L’homme actuel ? Les anthropologues, au carbone 14, le datent d’environ 100.000 ans avant nous (marge d’erreur de quelques milliers d’années quand même). C’est en effet de là que date la première TOMBE. La première fois que l’homme, au décès de son semblable, l’enfouit sous un peu de terre. La première fois que l’homme, aux yeux de son semblable, apparaît comme une personne.

 

 

Ce qui rend possible la première tombe, appelons ça la conscience de soi (et conscience de l’autre). Comment c’est venu ? Personne n’en sait rien. Sans doute un ensemble : le pouce opposable aux autres doigts (habileté manuelle), la descente du larynx (langage articulé), l’accroissement du cerveau vers l’arrière (accès à la pensée abstraite), la station debout (alias bipédie), une histoire d’angle occipital, etc.

 

 

Notons en passant que la station debout propulse l’appareil génital du mâle sur le devant du corps, et qu’au contraire, elle fait disparaître au regard celui de la femelle, qui change dès lors de statut. Et que, dans l’un et l’autre cas, elle situe le sexe dans la partie basse du corps, la tête constituant le sommet de celui-ci. Toujours est-il que l’évolution a donné à l’homme l’autorisation de façonner le monde dans lequel il vit. Je veux dire : les moyens de l’inventer.

 

 

Bon, on ne va pas rabâcher l’accélération du mouvement, depuis le feu (autour de – 400.000, mais c’est controversé) jusqu’aux Romains ; le passage du nomadisme à la sédentarité ; d’une économie de prédation (chasse, cueillette) à une économie de subsistance (agriculture, élevage = réserves de nourriture). Mais ce qui est étonnant, c’est que l’invention humaine semble s’être arrêtée : au 18ème siècle, les gens ne vivaient pas très différemment de l’antiquité romaine. En particulier, la vitesse est restée celle de l’homme (à pied ou à cheval). Impossible d’aller plus vite. Impossible de faire plus que la simple force humaine

 

 

Certes, il y eut des inventions : l’éolipyle d’HERON D’ALEXANDRIE (sans lendemain pendant deux millénaires), la poudre à canon, quelques autres. Mais en gros, l’humanité a vécu au même rythme, du néolithique jusqu’au 18ème siècle. Il y a eu la constante amélioration des techniques existantes, le raffinement des manières, le progrès de la civilisation, l’adoucissement des conditions de vie (il ne faut pas exagérer : famines, pestes, …). Ce qui n'est déjà pas mal, certes, mais c'est tout.

 

 

La première guerre eut lieu au néolithique (– 10.000 jusqu’à l’invention de l’écriture = – 4.000). C’est-à-dire quand il y eut des greniers, du bétail, les premières cités, c’est-à-dire des objets, des denrées et des lieux suscitant la convoitise. Bref : des richesses accumulées. Et la possibilité de se procurer le vital sans trop se fatiguer, en le prenant chez le voisin, quitte à tuer celui-ci. L’esclavage remonte sans doute à la même époque : la guerre procurait cette main d’œuvre bon marché, alors pourquoi se priver ?

 

 

Et si la condition faite à l’homme par la nature n’a guère évolué, depuis les origines jusqu’au siècle des Lumières, on le doit très probablement aux religions, aux prêtres, ainsi qu’aux rois qu’ils servaient. Il faut les comprendre : rien n’est plus désagréable que le provisoire, quand on détient le pouvoir, car ça le précarise. En le sacralisant, on le rend immuable, intangible. L’idée de Dieu est fort utile à qui gouverne, car elle lui confère la légitimité. Elle est une garantie, sinon d’éternité, du moins de durée. Quelle belle trouvaille, la « royauté de droit divin » !

 

 

C’est ainsi que la religion, adossée à la hiérarchie sociale et politique (« hiérarchie », en grec, signifie « ordre sacré »), a empêché toute innovation autre que celles qui ne faisaient courir aucun risque au principe d’autorité. Le progrès technique a donc été entravé, parce qu’il représentait pour elles un danger potentiel. C’est la religion qui a décrété que : « La curiosité est un vilain défaut » (j'y reviens). Il faut se soumettre. Il faut admettre l’état existant des choses, c’est-à-dire l’ordre social tel qu’il se présente, en même temps que tous les discours qui le présentent comme tel.

 

 

Le cas le plus célèbre de curiosité dangereuse, celui que tout le monde connaît bien chez nous, est évidemment celui de GALILEO GALILEI, qui attaquait simultanément tout ce que l’Europe comptait d’aristotéliciens et de chrétiens. Cela faisait beaucoup pour un seul homme, et il a bien failli y laisser la peau. Son crime ? Nier le géocentrisme et prôner l’héliocentrisme.

 

 

On les comprend, les faillis bourreaux : ça faisait brutalement tomber l’humanité de son piédestal. Pensez, elle n’était plus le centre du monde ! Du coup, l’ordre du monde tel que défini par les prêtres et les rois passait illico à la trappe ! Un véritable attentat contre tout principe d’autorité. Tous les discours servis au bon peuple depuis toujours ? Balayés.

 

 

Qu’est-ce qui reste d’une autorité, quand elle est mise en doute ? Rien. Et en France, il a fallu moins de deux siècles, après l’épisode GALILÉE (les années 1610), pour foutre par terre l’autorité de l’Eglise et la tête du Roi. Les curés avaient raison d'avoir peur de la science. Alors c’est vrai que la curiosité n’a pas attendu GALILÉE pour se manifester, et qu’il est lui-même un point d’aboutissement (en même temps qu’il révolutionne la vision traditionnelle du monde).

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.