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mercredi, 16 mars 2022

LA SERVITUDE ÉLECTRIQUE

GRAS ALAIN & DUBEY GERARD SERVITURE ELECTRIQUE.jpg

Impressions de lecture.

Je viens de refermer (7 mars) La Servitude électrique, de Gérard Dubey et Alain Gras (Seuil, 2021). Le premier est sociologue, le second est socio-anthropologue — je passe sur les détails additionnels. Ceux qui suivent un peu ce blog doivent se demander ce qui m'a pris, sachant la couleur souvent désobligeante des propos que je tiens sur les "sciences" humaines en général, et en particulier sur les "spécialistes" et autres "experts" patentés qui pondent à tour de bras ouvrages savants ou articles de revues "scientifiques", interventions décisives dans les pages "débats" ou "idées" du journal Le Monde, qui en est friand, voire gourmand.

Certains sont même invités plus souvent qu'à leur tour à venir postillonner doctement les microbes de leurs "sciences" dans les micros de la radio ou de la télévision, dans le but éminemment vertueux (défense de rire) de nous aider à comprendre ce qui se passe de par le vaste monde et jusqu'aux tréfonds intimes de nos chaumières. Autant le déclarer d'entrée de jeu, ce n'est pas le livre de Dubey et Gras qui me fera changer d'avis. 

C'est le titre du livre (La Servitude électrique) qui a déclenché mon geste d'achat, en ce qu'il laisse entrevoir tous les malheurs qui s'abattent sur les pauvres humains quand ils sont privés d'électricité. Il me suffit de penser aux Ukrainiens de Marioupol ou d'Irpin qui, sous les bombardements de leurs cousins russes, sont coupés de toute ressource en eau, gaz et électricité depuis x semaines. On peut aussi avoir une pensée pour les habitants de Sarajevo, qui furent privés de presque tout lorsque Slobodan Milosevic a lâché ses chiens de guerre sur la Croatie et la Bosnie pour réaliser son rêve de "Grande Serbie".

La question est : « Que deviendrions-nous, si toute ressource électrique nous était un jour coupée ? » (il faudra peut-être mettre le verbe au futur). La réponse à cette question est évidente : « Nous retournerions deux siècles en arrière, mais démunis de tous les savoir-faire, gestes, habitudes qui semblaient naturels à nos ancêtres ! Et surtout les savoir-faire qui constituaient l'essentiel des apprentissages concrets (= ni scolaires, ni intellectuels, ni culturels, etc.) qui permettaient à chacun de se débrouiller dans son environnement et dans sa réalité ». Vu d'ici, ça voudrait dire retour à la préhistoire, chaos, catastrophe, désastre, etc. Et sans doute barbarie.

Car l'usage constant d'appareils mus par des moteurs et/ou par l'électricité nous a désappris les savoirs fondamentaux qui ont fabriqué toutes les cultures humaines depuis des dizaines de siècles. C'est la raison pour laquelle j'avais trouvé le titre de Dubey et Gras particulièrement bien venu, tant il est vrai que l'électricité figure au premier plan parmi les piliers de ce qu'on appelle le "Développement" ou la "Modernité".

C'est ce qu'avait bien vu le camarade Lénine qui, dans son discours au huitième Congrès des Soviets en 1919, a lancé le slogan : « Le socialisme, c'est les Soviets plus l'électricité », qui n'est pas pour rien dans le dévoiement de l'idéal communiste en capitalisme d'Etat, avec l'aristocratie d'une Nomenklatura de privilégiés qui n'ont eu aucun mal à se reconvertir en "oligarques" quand on a vu se démembrer l'empire soviétique. 

Chez nous, aujourd'hui, c'est un constat d'une telle banalité que je ne m'y attarde pas : la force de l'électricité est partout présente, dans la vie quotidienne de tout le monde, mais aussi à la base de toute la machine économique comme aux origines de nos moyens actuels de communication. Imagine-t-on même un meeting politique sans micros ni haut-parleurs ?

Bon, pas besoin d'un long prêche : tout le monde est convaincu du désastre absolu qui s'abattrait sur la civilisation entière si la source électrique venait à se tarir, une civilisation dont la puissance n'a pas d'égale historique, une civilisation fertile en inventions de toutes sortes, une civilisation qui s'est rendue capable de rendre la vie humaine plus facile, plus agréable, plus longue, plus confortable, plus ..., plus ....

Mais une civilisation qui a déposé toute son existence physique, voire toute son âme, entre les mains de cette "fée". Mais une civilisation d'une fragilité extrême, toujours à la merci d'une panne, d'un accident, d'une tempête, que sais-je encore.  Mais une civilisation qui s'est en quelque sorte elle-même réduite en esclavage, puisqu'en tout et pour tout elle s'est mise dans la dépendance la plus étroite d'une puissance qui lui échappe en partie, puisque l'on n'a pas encore trouvé le moyen de bâtir des greniers où l'on stockerait l'électricité de la même manière que le foin, le blé, etc. 

J'ai donc acheté La Servitude électrique, me fiant à la clarté séduisante du titre, et m'attendant à découvrir des développements d'idées profondes sur le sujet. J'ai déchanté. Pour faire simple, je dirai, pour donner au lecteur éventuel une idée de l'impression générale que m'a laissée le bouquin : « Pourquoi faire simple quand on veut faire compliqué ? ». Je ne doute pas de la compétence des deux auteurs dans leur spécialité et dans leur démarche, et peut-être ont-ils voulu donner à leur travail le cachet de sérieux universitaire qui fait estimer des égaux et collègues.  

En lisant des ouvrages de spécialistes de telle ou telle "science humaine", j’ai trop souvent l’impression que les auteurs se paient de mots. Je veux dire que trop souvent le discours des sciences humaines ressemble au nom de famille de l’O.S.S.117 de Jean Bruce (qui reste l'inventeur du personnage) : « Bonisseur de la Bath », autrement dit, en bon argot de l'époque, « doué pour le bagou infatigable du camelot bavard ». Et je dois l’avouer : je ne supporte plus.

Mais pourquoi diable leur manière d'aborder et de traiter le sujet m'a-t-elle souvent horripilé ? J'avoue que je ne suis pas encore parvenu à répondre à cette question de façon satisfaisante. Il faudra que je relise leur bouquin quand j'aurai assez de courage. D'accord, je ne suis pas spécialiste de la question, mais il ne me semble pas que les éditions du Seuil, en créant leur collection "Anthropocène", aient eu l'intention de s'adresser aux seuls savants.

Et si je ne nie pas que le sujet du livre réclame l'exposé de considérations techniques, je n'en démords pas : rien n'oblige l'économiste, le philosophe, le psychanalyste, le sociologue, bref, le science-humaniste, qu'il soit de base ou d'élite, à user d'un langage amphigourique, voire inintelligible, pour diffuser le fruit de ses réflexions. Il est vrai que les auteurs ne jargonnent pas constamment. Comment dire ? Peut-être compliquent-ils les choses dans leur façon de disposer les idées et de recourir à des concepts, car à plusieurs reprises, je me suis demandé pourquoi ils se mettaient à parler de ceci, de cela.

Et pourtant, ça ne commence pas trop mal : « Nous vivons de l'électricité comme de l'air qu'on respire, sans nous poser de questions, ni mesurer les conditions et le prix de ce confort. D'où l'incompréhension, puis l'impatience lorsque la panne interrompt brusquement le cours normal des choses mais aussi l'angoisse qui saisit les penseurs du capitalisme, autant que les simples citoyens, d'un risque dont on ne connaît pas la taille » (p.8). Tout le monde est d'accord, n'est-ce pas, bien que je me demande ce que viennent faire ici les "penseurs du capitalisme" : s'agissant de panne, j'attendrais plutôt les "entrepreneurs" (les penseurs ne sont jamais en panne, qu'on se le dise). Mais passons.

Passons aussi sur "le célèbre William Jevons" dont la "célébrité", en dehors d'un cercle d'initiés, m'a bien fait rire (comment ? vous ne connaissez pas William Jevons ?). Je suis d'accord avec « le qualificatif de thermo-industrielle » (p.12) pour désigner notre civilisation, avec le « macro-système technique » (p.12 ; quoique, franchement, M.S.T. !......), avec le fait que « La course aux énergies renouvelables confie à l'électricité le soin de sauver le monde » (p.15) et avec le caractère illusoire et fragile du sentiment de confort et de sécurité que procure la possibilité d'appuyer sur des boutons pour obliger mille esclaves mécaniques à exécuter des tâches qui nous répugnent, ou pire : dont nous avons perdu le savoir-faire antique.

D'accord encore pour admettre que cette puissance n'est pas sans contreparties et conséquences désagréables. Je les appellerais "externalités négatives", si messieurs les économistes m'y autorisent : avec cette précision que l'énergie qui allume nos lampes et anime nos lave-linge est produite très loin de son lieu d'utilisation. Elle est donc invisible aux yeux de l'usager. Et même quand on regarde les tours de refroidissement de la centrale du Bugey depuis l'esplanade du Gros-Caillou, on ne fait pas le lien avec le four électrique où mijotent le gratin dauphinois et le rosbif qui nous attendent pour le repas de midi. Pareil pour la centrale au charbon ou au pétrole.

Allez, d'accord aussi sur la pile de Volta (inventée autour des années 1800). C'est tout à fait étonnant, mais, depuis Volta, aucune invention décisive n'est venue modifier les données de base du problème que pose le stockage de l'électricité. Certes on a amélioré la conception, on a trouvé des composants de plus en plus performants, mais comme je l'ai dit plus haut, on n'a pas trouvé le grenier capable de tenir à notre libre disposition le flux électrique. Comme le disent les auteurs de La Servitude électrique : « Ce sont seulement des aménagements sur les substances en jeu, métaux et électrolytes, qui marquent le développement de l'objet technique. La philosophie des sciences constaterait tout simplement une invariance du paradigme [c’est moi qui souligne] » (p.100). "Invariance du paradigme", bon dieu, mais c'est bien sûr ! J'ai trouvé où le fleuve Jargon prend sa source !

Soyons juste : certains passages du livre apportent de véritables informations cruciales, tout au moins aux yeux du lecteur moyennement informé que je suis. On trouve ça page 164, où l'on parle d'éoliennes de 200 m. de haut (en mer). C'est d'abord une citation : « Les terres rares interviennent dans la composition des générateurs dits "synchrones" dans lesquels le rotor est un aimant permanent. Ainsi, pour une puissance de 1 MW fournie par le générateur, il faut environ 600 kg d'aimants contenant près de 200 kg de terres rares. Une éolienne offshore pouvant atteindre 10 MW de puissance nécessite donc à elle seule plus d'une tonne de terres rares » (p.164). C'est dans un rapport officiel. Je ne sais pas vous, mais je trouve que ça jette un sacré froid sur les éoliennes, non ?

D'autant que les auteurs ajoutent : « L'adjectif "rare" indique leur infime présence au milieu d'autres minerais, par exemple "seulement" 16 tonnes de roche pour un kilo de césium, mais 1200 tonnes pour un kilo de lutécium, tout cela pour nos écrans LCD, lampes LED, batteries, etc., et intermédiaires électroniques en général » (p.164-165). Ben voilà, c'est pas difficile, elle est là, messieurs Dubey et Gras, la substance qu'il me faut : ça au moins c'est du solide, qui m'autorise à penser qu'on n'est pas près de voir la fin de l'extractivisme. Avis aux amateurs d'Iphones, de smartphones et autre 5G. Qu’attendent les jeunes qui s’empressent aux manifs "climat" pour piétiner sauvagement leurs propres Iphones ?

Dommage que, quelques pages plus loin, on trouve cette salade : « L'éolien et le solaire, en effet, mettent en pleine lumière le dilemme du choix à faire librement entre beauté et utilité. La première est certes construite mais habitée philosophiquement par la controverse, elle n'est pas mesurable, alors que la seconde est socialement définie à un moment donné par la parole dominante » (p.180). Faut-y vous l'envelopper, Madame Michu ? Vous comprenez mieux ma réticence ? 

J'ai ensuite un peu de mal à suivre les considérations et les chaînes de raisonnement qui accompagnent l' « encapsulage » dû au numérique, si ce n'est l'idée que le dit numérique achève de nous couper de la réalité réelle des choses et des gens, ainsi que quelques émergences : « Le pouvoir introuvable de la cybernétique est surtout le symptôme d'un pouvoir qui se rend invisible à mesure qu'il se privatise et se sépare de la société » (p.247). Ce que je comprends ici, c'est que les pouvoirs, que ce soient les autorités publiques ou des instances privées, s'ils ne comprennent pas mieux que vous et moi l'énormité du pouvoir de la cybernétique, du moins en ont-ils l'usage, et en font-ils usage.

Tiens, encore une info que j'ignorais: « La dalle de verre des smartphones est recouverte d'une substance qui accumule les charges électriques (à base d'indium, un métal rare). Le contact du doigt sur la dalle suffit à provoquer un transfert de charge, le doigt absorbant "le courant de fuite". Le déficit de charge est quantifié avec précision par les capteurs situés aux quatre coins de la plaque » (p.280). Suit malheureusement une salade sur « l'appétence du corps à faire signe vers autrui, à être en relation », puis sur « cette ouverture primordiale du corps, jusqu'à en faire l'un des plus puissants instruments de contrôle jamais imaginés » (p.281). La peste soit des psycho-sociologues et de leur bla-bla !

Bon, on s'achemine vers la fin de l'ouvrage de Gérard Dubey et Alain Gras, oscillant entre les truismes (« Cette délocalisation du travail fait directement obstacle à la formation de collectifs. » (p.298), sans doute pour parler de la dislocation des "corps intermédiaires", partis ou syndicats) et quelques épiphanies goûteuses à souhait, du genre de : « Au temps intermittent d'une électricité "terrestre" répond ainsi une "histoire désorientée", qui réinvestit la multiplicité des temps sociaux » (p.319), où il nous est proposé, par exemple, de « désencapsuler le temps » [pourquoi pas juste "décapsuler" ?] (p.320), et où l'on nous annonce l'ère d'une « ontophanie numérique » (p.324). Je l'ai dit au début de ce billet : pourquoi faire simple quand il est plus rigolo de faire compliqué ?

Alors qu'est-ce que je retiens de la lecture de ce curieux bouquin ? C'est que, au-delà de l'obstacle langagier et conceptuel et si j'ai bien compris ce que j'ai cru comprendre, les auteurs se rangent du côté d'un écologisme critique, mais finalement optimiste. Ils se présentent en effet, pour conclure « en sismologues plutôt qu'en collapsologues » (p.335).

Je regrette seulement que, pour un sujet passionnant porté par ce titre génial (La Servitude électrique), on ne fasse pas un effort de lisibilité pour se rendre accessible au plus grand nombre, et pour cela qu'on fasse emprunter au lecteur bien des déviations, dont pour ma part je me serais volontiers passé du détour. Je regrette aussi qu’un sujet aussi brûlant ne soit pas défendu de façon plus percutante.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : Je garantis l'authenticité de la subjectivité de tout ce qui est écrit ci-dessus, exception faite des citations, parfaitement objectives quant à elles, quoique sélectionnées par mes soins.

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