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dimanche, 14 avril 2019

LES NUISANCES DE L'INTELLIGENCE

A raccrocher latéralement à la série "Je hais les sciences humaines".

J'ai encore entendu hier matin les belles fadaises qui se colportent complaisamment dans les milieux intellos (je n'ai pas dit "intellectuels"). La plus comique en est sans doute une que l'on ne cesse d'entendre dans toutes les bouches autorisées (autorisées par qui ?), qu'il s'agisse de politiciens multirécidivistes, d'hommes de théâtre multilingues (Emmanuel de Marcy-Mota, invité hier sur France Culture), de journalistes multimédias, de politologues multidisciplinaires (Stéphane Rozès), de sociologues multicartes, d'historiens multicolores et autres psychosociologues multiculturels.  

La fadaise (faribole + calembredaine = marrade bien carrée) en question est la suivante : il faut reconstruire un Grand Récit (aux Français pour leur raconter l'unité de la France, aux Européens pour leur raconter l'unité de l'Europe, à l'humanité pour lui raconter l'unité de l'espèce humaine, ...). Il faut restaurer un Grand Mythe. Il faut réécrire une Grande Fiction. Dans quel but indubitablement noble ? Pour susciter une Grande Adhésion Collective des populations, pour "refaire société" et restaurer le "vivre-ensemble". Il faut ressusciter des attitudes mentales favorisant la vie dans des collectivités harmonieuses. Il faut rétablir l'harmonie perdue.

Mais mon pote, espèce de tête de pomme, tu n'as pas vu qu'il y a contradiction dans les termes ? Tu crois vraiment qu'on peut ainsi marier objet de savoir et objet de croyance jusqu'à ce qu'ils ne fassent "qu'un seul corps" ? Le simple fait que tu l'appelles toi-même "Grand Récit" prouve que c'est impossible : du haut de quelle chaire de commentateur-observateur extérieur ordonnes-tu aux responsables ce qu'ils ont à faire (et en passant : quel mépris pour le bon peuple, ce tas de gogos que tu vois juste bons à gober des boniments) ?

Tu ne sais donc pas qu'un mythe qui se sait mythe n'est qu'une poudre de perlin-pimpin ? Qu'un récit de fiction qui se présente en costume de fiction ressemble comme deux gouttes d'eau à un conte pour enfants qui fait passer un bon moment mais que personne de sérieux ne prend au sérieux ? Qu'un rite dont la raison profonde est dévoilée au grand jour est voué à l'échec ? Ce n'est pas du "Grand Récit", même "crédible", qu'il faut : c'est de la Vérité. 

Va réviser ton René Girard et sa théorie du bouc émissaire, pour qui la crucifixion de Jésus-Christ est le premier exemple de rituel primitif qui échoue pour cause de connaissance : « Nous avons tué un innocent ! », s'exclame la foule. Il n'y a plus de bouc émissaire si tout le monde sait la vérité sur le rôle qu'il joue. Le rite n'accomplit son rôle de pacification et d'unification du groupe que si ceux qui l'accomplissent ne savent pas pourquoi ils font ça comme ça et pas autrement. Pour avoir des rites efficaces, il faut être ignorant.

Nous sommes trop intelligents pour croire encore en quoi que ce soit : nous avons fait du savoir une idole. Le Savoir est devenu l'objet de notre croyance. Magnifique paradoxe qui rend l'équation insoluble. Il n'y a plus de "Vérité" à quoi attacher quelque chose qui ressemble à des certitudes. Il est même probable que l'effort infatigable et méticuleux des sciences humaines pour accéder aux racines authentiques qui fondent les sociétés soit pour quelque chose dans l'impossibilité d'établir quelque certitude que ce soit, puisqu'il n'y a de vérités que de croyances. Même les sciences dures, les sciences exactes, je veux dire les "vraies sciences", en dehors de "l'eau bout à 100°Celsius à 0 mètre", hésitent à proclamer : « Ceci est la Vérité ».

Plus la société se connaît, moins elle comprend ce qu'elle fait là. Plus elle explore ses fondements, plus elle sape ses fondements. Car tout, dans ce qui fait société, est arbitraire, convention, artifice. Tout ce qui fait société découle de l'art de la fabrication. C'est exactement la raison pour laquelle je n'éprouve que de l'aversion pour l'œuvre de gens comme Pierre Bourdieu ou Simone de Beauvoir : on peut dire, à propos de tout ce qu'a fait l'humanité depuis ses origines : « On ne naît pas humain, on le devient ». On peut d'ailleurs affirmer que, pour cela, il faut légalement 18 ans, du moins en France.

Aucune société n'est naturellement légitime, parce qu'aucune ne détient ni n'est fondée sur la Vérité. Chercher, comme ce fut la démarche de Michel Foucault, à dévoiler la Vérité pour fonder la légitimité d'une organisation sociale (gestion de la folie, de la délinquance, de l'anormalité, ...), c'est vouloir débarrasser le squelette qui fait la vraie vie de la société de toute la chair qui lui permet d'être, de vivre, de se mouvoir et d'aimer. En réalité, je me demande si le Graal de Michel Foucault ne fut pas d'apporter la preuve que toutes les institutions humaines sont arbitraires. Je pense qu'il ne faut pas être trop intelligent pour en convenir : les institutions humaines, société par société, culture par culture, civilisation par civilisation, sont évidemment le résultat complexe de conventions, de tradition, d'histoire, de localisation dans l'espace, de contexte environnemental, etc. Aucune société n'a des fondements naturels, toute organisation sociale découle des conditions artificielles qui l'ont constituée. Toutes les sociétés sont de ce fait arbitraires.

Je reviens à mon sujet. Il est vital pour le mythe qu'il soit objet de croyance aveugle et même de foi pour avoir des chances de remplir sa fonction qui est d'assurer l'unité du corps social. Il est mortel pour lui de se savoir croyance. Le fait pour un mythe, pour un rite social, pour n'importe quelle fiction de devenir un objet de savoir est le plus sûr moyen de le rendre totalement inopérant dans sa fonction concrète qui est de pacifier et d'unifier le corps social. Nous sommes devenus trop intelligents (et trop bêtes) pour "faire société". Savoir tout ça nous a ôté l'envie de "faire corps".

Toute la démarche intellectuelle des sciences humaines vise à opérer le grand dévoilement de toutes les sortes de mécanismes qui ont servi de base à l'édification des sociétés. Cette seule ambition, qui fait du seul savoir l'ambition suprême, rend précisément obsolète tout ce qui ressemble à une croyance. L'intelligence rationnelle telle qu'on la voit à l'œuvre dans les sciences humaines agit comme un dissolvant miracle, comme un décapant surpuissant de tout ce qui était susceptible, dans les sociétés, de susciter l'adhésion de tous à un projet commun.

L'intelligence science-humaniste a détruit les conditions de l'avènement de toute collectivité homogène. Pour qu'il y ait un mythe efficace, un Grand Récit qui soit opératoire, il faut une autorité surplombante (religion, idéologie ou autre). Or il n'y a plus d'autorité surplombante. Car pour qu'il y ait une autorité surplombante à même de fédérer des peuples entiers, il n'y a que deux moyens : l'ignorance (sociétés primitives) ou l'assujettissement (la Chine populaire). Nous ne voulons aujourd'hui ni de l'une ni de l'autre.

Alors on me dira qu'il n'y a pas que ça pour expliquer le morcellement, la fragmentation des sociétés modernes en communautés fermées et jalouses de leurs "droits", et qu'il ne faudrait pas oublier la mise en compétition de tous contre tous sous la férule de l'économie triomphante et de la marchandisation de tout, la montée de l'individualisme, la réalisation de soi comme idéal ultime, et patati et patata.

Je suis bien d'accord, mais voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 05 novembre 2015

NE PAS DERANGER

 

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Hommage à René Girard, qui vient de rendre son tablier, qui a fini par se résoudre à plier ses cannes. Je n'oublierai pas le choc tectonique que fut pour moi la lecture de La Violence et le sacré, d'une érudition ébouriffante. C'était dans les années 1970. Même si on peut être agacé par la prétention de l'auteur à donner à sa théorie du désir mimétique, et sur un ton de certitude péremptoire, une dimension tellement englobante que Freud, avec toute sa psychanalyse, pouvait aller se rhabiller.

mardi, 23 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (4)

 

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UN QUI L'A OUVERTE, SA GUEULE

(DESSIN DU REGRETTÉ PIERRE FOURNIER)

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Je disais donc du bien de La Violence et le sacré, grand livre de René Girard, et je laissais entendre qu’ensuite, ça se gâtait. Mais on peut déjà faire un reproche à l’auteur, à propos de son maître-livre, c’est de ne pas se prendre pour  un flacon d'urine éventée. Franco de port, il ne vous l’envoie pas dire : sa théorie du désir mimétique et de la victime émissaire est tout simplement "révolutionnaire". Elle envoie à la poubelle, en même temps qu’aux oubliettes, toute la psychanalyse de Papa Freud.

 

Mieux : elle l’englobe ! Pour vous dire la supériorité de son « pouvoir heuristique », comme on dit à l’université, pour dire qu’une théorie parvient à expliquer d'un seul jet homogène un ensemble de phénomènes éparpillés, que l’état précédent des connaissances ne permettait d’aborder qu’en ordre dispersé.

 

Remarquez que j’avais demandé (c’était entre deux portes, il est vrai) au père Denis Vasse, psychanalyste renommé, ce qu’il pensait des travaux de René Girard. Il m’avait regardé, puis m’avait répondu (je cite de vieille mémoire et en substance) : « Mais c’est qu’il ne s’occupe de rien de ce que nous faisons ». Circulez, y a rien à voir ! Un partout la balle au centre.

 

J’aurais quant à moi tendance à me méfier davantage de Girard que de la psychanalyse, et pour une raison précise : avec, et surtout après la publication de Des Choses cachées depuis la fondation du monde, il a viré au militant chrétien. Je précise que Denis Vasse était prêtre jésuite, mais n'a jamais confondu sa foi avec les choses de la science. Je n'en dirai pas autant de Girard. Chacun fait ce qu’il veut, mais quand on est militant, cela jette un drôle de jour sur l’objectivité des savoirs établis à l’université, qui sont davantage faits pour enrôler les adeptes d’une croyance que pour former des esprits à la méthode scientifique.

 

Je ne prendrai comme exemple que Judith Butler, militante avouée de la cause lesbienne, avec sa théorie du « genre ». Soit dit par parenthèse, on peut s’étonner que les affirmations qui forment le socle du « genrisme », et qui enfoncent les vieilles portes ouvertes du vieux débat « nature / culture », aient contaminé aussi facilement autant de soi-disant bons esprits, dotés d'un soi-disant bon sens, lui-même soi-disant rassis.

 

On s’étonne moins quand on voit que la théorie du genre sert de drapeau à tous les militants de la « cause » homosexuelle : nulle objectivité là-dedans, mais une arme, et une arme aux effets dévastateurs, car son champ d’action est le langage lui-même, le sens des mots et la façon dont ils désignent les choses. Les adeptes, ici, obéissent au raisonnement : « Puisqu'on ne peut pas tordre les choses, commençons par tordre les mots ». Et on peut dire qu'ils ont réussi, au-delà de toutes leurs espérances, à les tordre, les mots. Regardez ce qu'ils font aujourd'hui, au nom de l' « ÉGALITÉ » !

 

Revenons à René Girard et à Des Choses cachées …. En dehors des salades que l’auteur commence à débiter sur la supériorité du christianisme, je garde de la lecture de ce gros bouquin le souvenir d’une idée qui me semble encore étonnante de pertinence : à observer les bases du christianisme à travers une grille de lecture « sacrificielle » (le rite religieux conçu et mis en œuvre pour expulser d’une communauté humaine la violence accumulée, dangereuse pour sa survie, en la déviant sur un seul individu), Jésus Christ apporte une innovation radicale.

 

Si j’ai bien tout compris, la mort du Christ sur la croix est le premier sacrifice raté, le premier sacrifice qui échoue à rétablir la paix dans la communauté dont il devait raffermir la cohésion. En tant que sacrifice humain comparé à tout ce qui s’est pratiqué et se pratique dans les sociétés, primitives ou non, la mort du Christ est un ratage complet. Le dernier des sacrifices humains, si l’on veut, du fait qu’il est le premier sacrifice inefficace. Et en même temps, il s’avère comme façon radicalement nouvelle d’envisager le Mal.

 

Un ratage, pour la raison très simple que la victime est reconnue et déclarée innocente, alors que la « bonne » victime est celle sur la tête de laquelle s’est concentré tout le Mal accumulé, et dont toute la communauté doit pouvoir dire qu’il était juste de la tuer, au motif qu’elle était coupable.

 

Le message du Christ, de ce point de vue, est clair : s’en prendre à un individu innocent, et croire ainsi expulser hors de soi le Mal,  c’est commettre une injustice, voire un crime. Ce n’est pas parce que vous tuez un homme (choisi ou non au hasard) que vous chassez le Mal de la communauté. A cet égard, je suis bien obligé de reconnaître que la base du christianisme constitue une avancée décisive sur ce qu’on appelle la « mentalité primitive ». Le Christ est le premier à dire que le Mal est au-dedans de chacun, et que pour le rejeter au-dehors, il faut s’y prendre autrement.

 

On dira ce qu’on veut, mais c’est un vrai Progrès.

 

Voilà ce que je dis, moi.