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jeudi, 25 octobre 2012

BALZAC 3

Pensée du jour : « Pascal a dit : "Douter de Dieu, c'est y croire". De même, une femme ne se débat que quand elle est prise ».

 

HONORÉ DE BALZAC

 

 

BALZAC a donc "pissé de la copie" pour payer ce qu’il devait à ses créanciers. Mais il faut être juste : EUGENE SUE, à la même époque, eut plus de succès, tout en pissant comme lui l’épisode quotidien de son feuilleton pour le journal. Mais franchement, est-ce que vous avez mis le nez dans Les Mystères de Paris ? Si je voulais comparer, je dirais que c’est la dispute des poissonnières des Halles en face des plaidoiries de PERICLÈS devant les juges d’Athènes. Dit autrement : le nez dans la bouse du géotrupe stercoraire comparé au vol plané du grand oiseau d’altitude.

 

Pisser de la copie comme BALZAC ? Qui aujourd’hui serait assez fou pour ne pas signer le contrat ? C’est sûr que Le Père Goriot, considéré par beaucoup comme le chef d’œuvre, à cause du concentré qu’il représente, ne fut pas écrit en trois nuits, mais il fut achevé au château de Saché, chez monsieur DE MARGONNE, par un BALZAC vissé à la table éclairée par une fenêtre donnant sur une belle allée d’arbres centenaires. Le nombre de litres de café très fort absorbés pour la circonstance n'a jamais été précisé.

 

Il faut visiter Saché, un gros manoir plutôt qu’un vrai château. Enfin si, quand même un château, quand je revois la photo prise en 1983. Un beau jardin, un drôle de mur aveugle en plein sud. L’intérieur, j’ai oublié, sauf deux détails : la chambre qu’occupait BALZAC quand il y séjournait, petite, soigneusement reconstituée, y compris la cafetière sur la table, avec vue sur les arbres centenaires ; et la bibliothèque amoureusement et méthodiquement rassemblée par PAUL METADIER, avec tout ce qui a paru sur HONORÉ depuis sa mort en 1850. Et je peux vous dire qu'il en faut, des mètres de rayon. Un seul mot : impressionnant !

 

C’est vrai que, quand vous avez vu la chambre de Saché, vous vous demandez de quelle source secrète un homme ordinaire peut faire émerger un tel torrent d’inspiration. Et surtout, peindre le tableau (forcément incomplet, mais essayez de faire le dixième de ça, vous) d’une société entière, dans sa diversité et sa multiplicité. Son baroque et ses difformités, si vous voulez. Et vous vous dites qu’il était tout, sauf un homme ordinaire.

 

Finalement, le problème de BALZAC, je me demande s’il n’est pas de ne pas avoir, vu l’époque et les mœurs du temps, trouvé un mécène. Et je me demande même, au cas où il l’aurait trouvé, le mécène, si son œuvre aurait été ce Niagara qui emporte tout. Et si BALZAC n’a pas été obligé d’être un génie, simplement parce qu’il devait payer ses fins de mois. 

 

L’idée est assez idiote, parce que si ça se passait comme ça, il y aurait pléthore de génies sur la Terre. Aux obsèques (je pense au nom de Gobseck, l’usurier), au ministre qui lui disait : « C’était un homme distingué », VICTOR HUGO eut la dignité de répondre : « C’était un génie ». Rien n’autorise à penser qu’il en fût jaloux, pensez : nul n’aurait eu l’idée saugrenue de lui disputer la couronne de « géant des Lettres » qui ornait son front à l'époque. Le « géant » pouvait bien reconnaître, à présent qu’il était mort, l’existence d’un « Hercule des Lettres ». HUGO, de trois ans plus jeune, a encore trente-cinq ans devant lui. La vie est injuste.

 

Reste que la vie de BALZAC a consisté à courir. Avec un optimisme rétrospectivement pathétique : dans son esprit, demain devait lui apporter fortune, gloire et prospérité. Et stabilité. Ce n'est pas le moins étrange. Il n'a jamais eu ni la première, ni la troisième, ni la dernière. Quant à la gloire, il en a eu maint témoignage en se déplaçant en Europe : il était rarement incognito. Il a couru pendant cinquante et un ans. Il n'avait pas fini sa cathédrale romanesque, mais il n'aurait pas pu faire un pas de plus. Le récit de sa fin serre le coeur. 

 

Comme ma mémoire ressemble à un noyau de cerise, comparée à l'énorme citrouille qui a servi de réservoir à BALZAC, je n’ai pas tout retenu de La Comédie humaine. Loin de là. Le premier récit qui me revient, est une nouvelle de 1830, El Verdugo (en espagnol : le bourreau). Je la conseille aux parents qui aimeraient bien amener leur jeune babouin, réfractaire à la lecture, à s’y mettre. C'est par elle que le virus balzacien m'a contaminé et ne m'a plus lâché. Maladie heureusement incurable. 

 

Ça se passe pendant la guerre d’Espagne. Le commandant Victor Marchand occupe avec ses hommes le château du marquis de Léganès. Grand seigneur, "Grand" d’Espagne, Léganès a accueilli le détachement français courtoisement, ce qui ne l’empêche pas de jeter contre les soldats une bande armée qui les extermine. Tous, sauf Victor Marchand, que la fille du marquis, qui l'a regardé toute la soirée, prévient pour qu’il s’enfuie. 

 

Le général G…t…r une fois prévenu, la vengeance se prépare. Le débarquement anglais ayant échoué par précipitation, les Français occupent le pays, fusillent deux cents Espagnols, s’installent au château. Le général fait dresser sur la terrasse autant de potences qu’il y a de prisonniers dans la salle où, la veille, se tenait un bal joyeux. Marchand transmet à son chef le vœu formulé par Léganès d’avoir l’honneur traditionnel de voir la famille décapitée plutôt que pendue. 

 

« Soit, dit le général ». Après quoi, il ajoute : « Je laisse sa fortune et la vie à celui de ses fils qui remplira l’office de bourreau. Allez, et ne m’en parlez plus ». Bien sûr, le clou de cette nouvelle tragique et spectaculaire est la décapitation, par Juanito, l’aîné de la famille, de ses propres parents et de ses frères et sœurs, y compris la belle Clara, pour laquelle Victor Marchand en pinçait.

 

Et BALZAC le comprend, le pauvre, car elle a une chevelure noire et la taille souple : « C’était une véritable Espagnole : elle avait le teint espagnol, les yeux espagnols, de longs cils recourbés, et une prunelle plus noire que ne l’est l’aile d’un corbeau ». Oui, je sais, ça fait cliché. Mais à l'époque ? Pour un peu, BALZAC se verrait bien à la place de son personnage. Et je crois bien qu'il y a là un des grands secrets de ce que les savants analystes qualifient d' « effet de réel » : l'auteur est capable de s'identifier à tous ses personnages. Successivement. Quelle prouesse mentale et stylistique ! 

 

La scène proprement dite de l’exécution est expédiée en une page absolument magistrale d'intensité, de sobriété et de sombre grandeur : pour BALZAC, voilà comment doit se comporter un véritable aristocrate. Le nom ne doit pas s’éteindre. Et le père s’adresse à son fils horrifié par la tâche inhumaine : « Juanito, je te l’ordonne ». 

 

Et devant cent notables de la ville, qui ont été amenés sous les potences auxquelles les domestiques ont été pendus, Juanito coupe la tête de sa sœur (« Allons, Juanito, dit-elle d’un son de voix profond. »), puis celles du petit Manuel, de Mariquita, de son père (« Maintenant, marquis, frappe sans peur, tu es sans reproche », c'est presque une phrase destinée à "faire formule").

 

Quand sa mère s’approche : « Elle m’a nourri ! s’écria-t-il », elle comprend qu’il ne pourra jamais. Alors elle se précipite du haut de la terrasse, « et alla se fendre la tête sur les rochers. Un cri d’admiration s’éleva. Juanito était tombé évanoui ». Le roi d’Espagne décerne à ce dernier « le titre d’El Verdugo, comme titre de noblesse ». Dévoré par le chagrin, Juanito, marquis de Léganès, attend « que la naissance d’un second fils lui donne le droit de rejoindre les ombres qui l’accompagnent incessamment ».

Alors c’est sûr, cette veine héroïque, dramatique, intense et cruelle fait figure d'exception, dans la production de BALZAC. Mais vous comprenez que, ayant commencé (entre autres) par cette histoire, l’ado que je fus ait eu envie de plonger le nez dans cet océan que constitue La Comédie humaine. Je n'ai pas eu à le regretter. Je lui dois bien des choses. Respect à vous, monsieur DE BALZAC.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 29 août 2012

CHOURMO, JEAN-CLAUDE IZZO

Pensée du jour : « Mais, dès que le soleil reparaît, les dames se remettent nues au soleil ; ce sont de magnifiques personnes ; elles ont des cuisses monumentales, deux fois plus nombreuses que leurs corps qui sont étendus parallèlement sur de grandes plates-formes en bois au bord de la piscine de Levallois. On les voit du train, en passant ; ensuite on voit un grand cimetière ; et ensuite la fabrique de jambons Olida ».

ALEXANDRE VIALATTE

 

 

Je viens de relire Chourmo, de JEAN-CLAUDE IZZO. Dix ans après. Il ne m’en restait strictement rien, hormis la poursuite finale, spectaculaire, qui coûte la vie aux deux truands, et que j’ai eu bien du plaisir à retrouver. C’est un polar. Au rayon polar, c’est plutôt un bon. Il fait partie de la « trilogie marseillaise », pris en sandwich entre Total Khéops et Soléa. Solea, c’est un titre de MILES DAVIS, dans Sketches of Spain (hyperconnu). "Total Khéops", si je me souviens bien, ça a quelque chose à voir avec le chaos. "Chourmo", je l’ai lu, mais je ne m’en souviens déjà plus. Ce n’est peut-être pas si grave : vocabulaire djeunz d'il y a quinze ans. 

 

Au bout de la trilogie, Fabio Montale, le héros, se fait dessouder. Il ne boira plus de Lagavulin. C’est un whisky. C'est son whisky. « Pungent and potent, with richly peaty, deep, smoky flavor. » Ça, c'est la publicité. Beaucoup trop tourbé (comme "peaty" l’indique) à mon goût, comme tous les Islay. C’est pour ça que je préfère les Speyside, ou « Triangle d’or », entre Inverness et Aberdeen (Glenfiddich, Glenfarclas, Glenlivet, Lands of Scotland, mais Arran n’est pas mal quand même …). On imagine mal un détective sans les pieds sur le bureau et un verre à la main (dans l'autre main, c'est la cigarette). Même Maigret se fait monter des bières.  

 

Le roman policier, donc, j’aime bien. J’en ai lu beaucoup. A Corbeyssieu, il y avait plusieurs mètres de rayons, en haut de l’escalier de la « petite maison ». Le polar, c’est devenu un « genre » en soi, il paraît. Pour ainsi dire, une profession. C’est comme la science fiction. Le livre pour enfants. La bande dessinée. La littérature a fait des petits. Des sous-produits. La littérature s’est divisée. Et en se divisant, elle s'est hiérarchisée. Ce qui est bien, avec le polar, c'est que d'une lecture à l'autre, on oublie. C'est même sans doute fait pour ça. 

 

Remarquez, la littérature divisée, ça ne date ni d’hier (une des meilleures blagues que je connaisse : « Quelle est la différence entre un pigeon ? – C’est qu’il ne sait ni voler », je sais, c'est réservé à une élite). EUGENE SUE, déjà. Et PAUL FEVAL. Et MICHEL ZEVACO. Et tous les feuilletonistes du 19ème siècle, très doués pour pisser de la copie jour après jour. « Populaire », on disait, avec une moue de mépris au coin de la lèvre. 

 

Est-ce que ça disqualifie toute hiérarchie ? Non, mille fois non. Un livre qui vous fait passer un bon moment, c’est bien, mais ça n’a rien à voir avec un livre qui vous bouleverse. Encore moins avec celui qui change votre vie. Non, la littérature est aussi hiérarchisée que l’amour. Il y a les passades, le cul, vous ne vous rappelez ni le prénom, ni le visage. Une vague modalité du plaisir. Un élément du décor. A la rigueur la chaudepisse. Je parle d’avant le sida. 

 

Et puis il y a le grand amour. Avec, entre les deux, toute la gamme des intensités possibles. Infiniment plus que neuf échelons, comme la pauvre échelle de Monsieur Richter. Oui, tout ça est très hiérarchisé, quoi qu'en dise et en pense notre époque, niveleuse acharnée, égalisatrice à la "je ne veux voir qu'une tête" (dit-elle en se fourrant le doigt dans l'oeil), uniformisatrice fanatique et raboteuse intégriste.  

 

Le roman policier, c’est comme ces amours que vous avez plaisir à retrouver de temps en temps, mais que ça n’ira jamais plus loin. Vous deux le savez. Un attachement amoureux. Un point de repère. Mais ce n’est pas le grand amour, vous savez, ce soudain torrent de la passion qui vous embarque, puis qui vous laisse échoué, hébété, sur le trottoir d’un petit matin, quelque temps après, sans force, à vous demander ce qui vient de se passer. Un petit matin terrible et inoubliable.

 

 

Le roman policier, franchement, je n'imagine pas un instant que quiconque puisse ne lire que ça. Arrive à n'en pas sortir et à s'en contenter. Cela vaut pour la SF, la BD, etc. SAINT THOMAS D'AQUIN en personne ne disait-il pas doctement : « Timeo hominem unius libri » ? Il avait bien raison : je crains l'homme d'une seule sorte de livre. De même que je ne conçois pas qu'on puisse ne lire que de la grande littérature, ou n'écouter que de la grande musique. Le monde est trop divers pour que l'homme s'isole dans ce qu'on appelle trop commodément (et si pauvrement) une « passion ». Le timbre poste, l'étiquette de camembert, la plaque publicitaire émaillée. 

 

Mon polar à moi n’est donc pas aussi ambitieux et dévorant qu'une passion amoureuse. Ce qu’il me faut, c’est un SIMENON (n'importe lequel des 368) de temps en temps, sinon un CHANDLER (La Dame du lac est formidable), ou un CHESTER HIMES (L'Aveugle au pistolet, par exemple, un livre qui a du poil aux pattes), ou un PETER CHENEY (qui a un peu mal vieilli). A la rigueur, La Chair de l'orchidée, de JAMES HADLEY CHASE (dont GEORGE ORWELL dit beaucoup de mal, et qui lui reproche, en tant qu'Anglais, de faire plus "trash" que les auteurs américains, juste pour vendre autant qu'eux).

 

 

Chourmo, c’est intéressant. C'est déjà pas mal. La faiblesse du bouquin ? Le Front National. Fabio Montale fait une phobie politique. Il arrache même, dans le bureau de son ancien collègue Pertin qu’il ne peut pas encadrer (que c’est même réciproque), une affiche vantant le syndicat de flics affilié aux méchants fachos. On sent que ça drague le lecteur de gauche. Attention, ça ne veut pas dire que je vote pour MARINE : déjà, avant qu'elle ouvre la bouche je me sens « tout fatigué de la vague MARINE » (Parfum exotique, les majuscules sont de moi). De toute façon, je ne vote plus, c'est un principe.

 

 

Je l'affirme en direct : le Front National, l’histoire n’en a pas besoin, même si l’auteur s’efforce de lui faire une place dans le scénario. Il a ménagé quelques diverticules, c'est normal, car il faut que le lecteur aille sur des voies de garage, avant d'être illuminé par la solution. Ici, le truc vicelard (magouille avec des islamistes de choc) ne marche pas très bien. Le militantisme affaiblit le polar. Et la littérature en général. C'est ma conviction. 

 

Par contre (mon prof d’allemand, monsieur MOIROUD, nous serinait : « On ne dit pas "par contre", on dit "en revanche" ». Eh bien là, il l’a dans l’os, bien fait pour lui.), ce qui carbure au maximum, c’est le fond de l’intrigue, et j’avoue que ce genre de mécanique horlogère de précision, chaque fois, ça m’épate. Je vous raconte. 

 

Guitou est l’ado chéri de sa mère Gélou (ces diminutifs … !). Pendant les vacances, il est tombé raide dingue de Naïma. Alors, comme il a dans le même temps fait la connaissance de Mathias, il se fait prêter pour une nuit sa chambre. D’abord, il pique 1000 francs dans la caisse de sa mère, pour aller de Gap à Marseille, qu'il se fait piquer à peine sorti de la gare. Seulement, c’est dans la même nuit qu’Hocine Draoui se fait trucider (un ennemi du FIS algérien). Juste à l’étage au-dessus. Et l’idiot, alerté par un bruit (le revolver était muni d'un silencieux), ouvre la porte, et c’est là qu’il reçoit la balle de 38 (9 mm, balle de 9,6 ou 10,2 g suivant option) qui ne pardonne rien. 

 

Il faut savoir que Gélou est la sœur de Fabio Montale, l’ex-flic marseillais. Qui met du temps à comprendre que Guitou est mort, et qui est donc bien embêté pour sa soeur. On le serait à moins. Je passe sur les voies de dérivation de l’intrigue principale. Le problème essentiel qu’a à résoudre l’auteur de polar, c’est le timing. Quand doit-il donner au lecteur l’élément qui va le surprendre tout en faisant avancer la mécanique ? 

 

JEAN-CLAUDE IZZO fait ça très bien.

 

Voilà ce que je dis, moi.

A suivre.