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vendredi, 10 mai 2013

LE PORTATIF DE PHILIPPE MURAY

 

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OUI, JE SAIS, CE N'ETAIT PAS ENCORE L'EURO

***

Ça fait une paie que je n’ai pas évoqué la haute figure de Philippe Muray. C’est regrettable : lire un peu de Philippe Muray chaque jour, c’est une excellente hygiène de l’esprit, en même temps que ça permet d’affûter la lame du regard jeté sur notre époque.

 

C’en est au point qu’au sujet de la pensée de Philippe Muray, je pourrais dire la même chose que Tonton Georges (mais lui, c’est d’une femme qu’il parle) : « Tout est bon chez elle, Y a rien à jeter ». Quoique je ne sois pas sûr qu’on puisse vraiment parler de la « pensée » de Philippe Muray. Il ne se prétendit jamais philosophe, Dieu merci. Après tout, je ne trouve rien de plus pertinent que « regard ». Un regard acéré, pour sûr.

 

Je n’ai pas lu tout Philippe Muray, juste les essais, et ses entretiens avec Elisabeth Lévy dans Festivus festivus (Fayard, 2005). Même pas tous les essais : j’ai calé, je l’avoue humblement, au bout de deux centaines de pages (sur 670) de Le 19ème siècle à travers les âges. Qu’est-ce qu’il a aussi besoin de faire bourgeonner à l’infini son cumulo-nimbus conceptuel ? La prolixité, moi, j’ai du mal. Et dans ce bouquin, s'il y a des idées proprement géniales, je n'y peux rien, la surabondance de l'expression m'intimide au point de me paralyser. Mais promis, je vais tâcher de m'y remettre.

 

En dehors de ça, je m’étais carrément régalé à la lecture du gros (1800 pages) volume publié par Les Belles Lettres, regroupant sous le titre Essais (2010) tout ce que Philippe Muray a publié dans des revues diverses et variées, articles plus ou moins développés, plus ou moins regroupés par thèmes, par dates ou par supports. Successivement, ça donne L'Empire du Bien, Après l'histoire, Exorcismes spirituels. Comme le conclut le rapport déposé par Superdupont sur la nouille française dans la Rubrique-à-brac (Marcel Gotlib, bien sûr) : « Rien que du bon : 98 %, Sel, 2 %».

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Franchement, pour qui veut confirmer et conforter l’exécrable opinion qu’il a du « monde tel qu’il est », c’est une lecture de nécessité vitale, apte à rendre au suicidaire l’envie de retarder le geste fatal (dans le 813 de Maurice Leblanc, c’est ce qu’aura seulement réussi à faire Arsène Lupin, avec son obscur Leduc (le trop bien nommé), dont il aurait voulu poser le cul sur le prestigieux trône du grand-duché de Deux-Ponts-Veldenz).

 

Quel est le propos de Philippe Muray, pour ce que je peux en connaître ? Pour résumer et simplifier, il n’a pas un « système » à proprement parler, simplement il regarde, il écoute, il existe et il juge. Ce qu’il reproche à l’époque, c’est tout d’abord qu’il n’aime pas qu’on se paie sa tête en se payant de mots. Car on est à l’époque du bobard généralisé, du travestissement et du détournement des mots, de l’instauration du règne du langage perverti.

 

Ce qui me plaît aussi, dans la démarche de Muray, c’est qu’il refuse cette espèce de lâcheté tiédasse qui doit, paraît-il, habiller la pensée de tout universitaire qui se respecte : Muray n’est pas de ces « intellos » qui développent à n’en plus finir des argumentaires spécieux et interminables pour montrer qu’ils ont examiné la question sous toutes les coutures, et décider de ne rien décider tout en s’efforçant d’entortiller un peu de fantôme de réalité dans l’inextricable réseau de lianes de leurs raisonnements ou dans le serpentin labyrinthique de l’alambic de leurs systèmes abstrus.

 

Philippe Muray ne consent pas : il existe.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 09 mai 2013

VIVE MONSIEUR LE MAIRE ! (2/2)

 

 

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***

 

Alors le maire de Champignac ? Oh, j’imagine bien que c’est un homme politique bien connu, et sans doute célèbre. Mais en est-on bien sûr ? En particulier, trouve-t-on le texte exact de ses discours ? Vus sous un certain angle, ils valent bien en effet certains de ceux que prononça en son temps un autrement célèbre personnage, à la fois Général et Président.

 

Il est vrai que celui-ci ne trouvait d’autre rival à sa hauteur qu’un petit reporter à houppe et à chien blanc, dessiné par un adepte de la « ligne claire ». Mais regardez voir, si Franquin, sans ligne claire, n'a pas parfaitement compris la physionomie modeste que se doit de présenter en public un homme politique digne des moeurs en vigueur.

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J’ai donné hier le discours de l’avocat du sapeur Camember (début 20ème siècle) et d’un maire de petite commune rurale (milieu du même siècle), pour introduire ces bijoux de création verbale que sont « les discours du maire de Champignac ». Je ne sais pas qui a imaginé le premier de mettre images et fleurs de rhétorique dans des autos tamponneuses et de les faire se percuter à qui mieux-mieux (Franquin lui-même, Jidéhem, Greg ?), toujours est-il que le résultat est hautement délectable. A voir sa gueule horriblement cabossée, la métaphore ne s'en est pas encore remise.

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ET PUIS, APRES LE PASSAGE DE LA BÊTE, ON ASSISTE A UN PETIT RETOURNEMENT DE VESTE

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Je me contente ici de ceux qu’on trouve dans trois albums : Le Voyageur du mésozoïque, Le Prisonnier du Bouddah et Z comme Zorglub. Le premier raconte l’éclosion d’un œuf de platéosaurus âgé de 50 millions d’années, de la croissance accidentellement accélérée de l’animal et des dégâts qu’il commet dans la petite ville de Champignac. Accessoirement – mais ça nous entraînerait trop loin –, on découvre toute la « sympathie » dans laquelle le comte de Champignac tient les promoteurs de la bombe atomique, et le professeur Sprtschk en particulier. 

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Le deuxième raconte l’expédition en Chine de Spirou et Fantasio, pour libérer des communistes un savant américain, inventeur (avec un collègue russe) du « Générateur Atomique Gamma » (autrement dit le G.A.G. !!!), qui annule la loi de la gravitation. Le troisième raconte l’histoire du conflit qui oppose le clan du comte au néfaste Zorglub, personnage qui tient autant du génie scientifique que du savant fou, et que les amis s’efforcent de rendre inoffensif.

 

Voilà, en ajoutant la présente note à celle d’hier, le lecteur peut se faire une idée d’une des nombreuses tendances qui agitent le monde de l’humour (parfois involontaire) : le délire rhétorique.

 

Faites valser les figures de style ! Dans le shaker, les tropes ! Et vive la vie qui va !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 08 mai 2013

VIVE MONSIEUR LE MAIRE ! (1/2)

 

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DU RÉEL À LA FICTION, OU L'INVERSE ?

 

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Qu'on ne s'y trompe pas et qu'on se rassure sur le titre de ce billet, où il ne sera aucunement question de notre « grand-maire» de Lyon : je m'en voudrais de consacrer à Monsieur Gérard Collomb autre chose que la fourberie d'insinuations passagères, l'acidité d'allusions fugaces et la sournoiserie d'incidentes moqueuses.

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HOMMAGE A UN AUTRE "MICHEL AUDIARD" DE LA BD : ANDRÉ FRANQUIN

Mais je m’en voudrais aussi de revenir à des sujets plus « sérieux » que la BD (si ça me prenait, on ne sait jamais, le pire n’est pas toujours sûr, mais au fond du fond, qu’est-ce qui est vraiment « sérieux » dans la vie ?) sans aller m’incliner devant un monument du genre, où se conjuguent allégrement l’expressivité virtuose du trait, la typicité compacte et repérable de loin du personnage et l’invention verbale la plus débridée. Je veux parler de Sa Majesté : ANDRÉ FRANQUIN (Gaston, Spirou, Idées Noires, Trombone, Slowburn, …).

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Je veux, aussi et avant tout, parler du maire de Champignac : le seul homme politique que je connaisse qui n’ait sa langue ni en bois ni dans sa poche ; le seul homme politique qui fasse passer dans la noblesse de son verbe la hauteur de ses vues et de ses ambitions. 

Mais avant d’en venir au plat de résistance, il est nécessaire de dresser un bref historique de l’éloquence oratoire, qu’elle soit municipale ou judiciaire. Le paradis terrestre de l’éloquence oratoire ne date pas de Périclès, encore moins de Cicéron. 

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Il remonte à « Christophe », le facétieux Georges Colomb qui dessina et écrivit « pour se désennuyer un peu » (citation de qui, dites voir un peu ? Allez, je vous aide, c’est quelqu’un qui parle de quelqu'un qui « joue à bousculer les roses ») les aventures du preux « Sapeur Camember », prénommé François-Baptiste-Ephraïm, né à Gleux-lès-Lure (Saône-Supérieure) un des vingt-cinq 29 février du 19èmesiècle, en 1844.

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MAÎTRE BAFOUILLET, DANS SES OEUVRES

Le derrière du major Mauve a été heurté malencontreusement par le pied de Camember, qui passe en Conseil de guerre pour outrage à supérieur. Inutile de dire que ça date d'une époque où les hiérarchies étaient respectées. L’avocat s’appelle Bafouillet, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne bafouille pas (pardon !).

 

Après les fleurs de rhétorique de Maître Bafouillet, il convient de ne pas oublier le talent déployé par l’officier municipal – malheureusement anonyme – d’une petite commune du centre de la France, lors des épousailles de deux de ses administrés. Observons que lui aussi sait travailler le bois de la langue dans la dégauchisseuse d’un style aux accents de terroir que la télévision parisienne a définitivement éradiqué. Voici la chose (c'est une petit extrait).

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IL FAUDRAIT DIRE A CE MAIRE EPOUVANTABLEMENT REACTIONNAIRE QUE LES INSTITUTIONS (MARIAGE, ...) EVOLUENT,

ET QUE ÇA S'APPELLE LE PROGRÈS, NOM DE DIEU ! DEPUIS QUAND LE MARIAGE SE REDUIT-IL A L'UNION D'UN HOMME ET D'UNE FEMME ?

Moi qui ai gardé dans l’oreille les intonations de Léon C., bande dessinée,tintin,christophe,sapeur camember,georges colomb,peine de mort,chine,décapitation,franquin,spirou et fantasio,gérard collomb,art oratoiredésormais disparu, quand il parlait son patois du Dauphiné avec ses amis du village, je me permets de regretter amèrement de ne plus pouvoir entendre pareille musique. J’entends encore tout ce qu’on y a perdu.

 

Enfin, ces discours de bandes dessinées hauts en couleur, je trouve que ce n'est pas mauvais, comme mise en bouche.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 07 mai 2013

UN MICHEL AUDIARD DE LA BD

 

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AH, LE BRAVE PANDORE ! ON LE TROUVE DANS LES CARGOS DU CREPUSCULE.

(A propos de pandores : "Moi je bichais, car je les adore Sous la forme de macchabées", c'est de ?)

C’est bien connu, pour faire une bonne chanson, le plus important, c’est l’adéquation entre, d’une part, ce que raconte le texte et, d’autre part, la musique qui l'enrobe. Dit autrement, il faut que le propos épouse intimement les moyens mis en œuvre pour le transmettre. 

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UN "BOBBY" COMME ON N'EN FAIT PLUS, FACE A UN VRAI BANDIT

(Admirons le contre-jour bien londonien de Maurice Tillieux.)

Tout le monde le sait : il n’existe pas de recette pour cela. Ça tient plutôt du bricolage alchimique. Inutile de dire que ça ne se rencontre pas tous les jours. C’est l’exception. On peut même dire que ça tient du miracle.

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GIL JOURDAN, LIBELLULE ET L'HÔTELIER STUPEFAIT

Par exemple, Georges Brassens était capable d’attendre des années avant d’être pleinement satisfait. Au point qu’Antoine Pol, l’auteur du texte de la belle chanson Les Passantes, lui demanda en vain de la lui faire entendre, et mourut (en 1971) sans la connaître, juste parce qu’elle n’était pas encore tout à fait au point aux yeux du musicien. Brassens en conçut du remords, paraît-il.

 

Au cinéma, c’est pareil. Prenez Les Tontons flingueurs. On peut se demander pourquoi il y a encore aujourd’hui plein de gens qui connaissent les dialogues par cœur, et qui vous sortent au débotté : « La bave du crapaud n’empêche pas la caravane de passer » ou : « Quand le lion est mort, les chacals se disputent l’empire ». Ça veut juste dire que Les Tontons flingueurs en sont un, de miracle. 

 

Dans la Bande Dessinée, c’est le même tabac. J’ai parlé de Silence, de Didier Comès, un OVNI. La BD, c’est un peu comme le cinéma : ce qui compte, c’est l’ensemble. Une bonne histoire, un beau trait, des dialogues pour faire mousser, et c’est dans la poche. 

 

Et parfois, dans ces réussites de la BD, émerge – comme un pic au-dessus de la mer de nuages – LA réplique. Celle qui fait mouche. Qu’on se le dise, il n’y a pas que Michel Audiard dans la vie, avec son inépuisable : « Les cons, ça ose tout, etc. ».

 

CELEBRATION 3.jpgJe voudrais ici offrir une de ces célébrations (ci-contre) dont l’éditeur Robert Morel s’était fait le héros, le héraut et le champion, une célébration autour de quelques vignettes mémorables qui méritent, pour cette raison, de passer à la postérité, agrandies, encadrées dans du doré mouluré, suspendues au mur du salon en vue de contemplations béates au long des soiréesCELEBRATION RM.jpg d’hiver, pour la satisfaction de l’âme et l’hygiène de l’esprit.

 

Je donnerai ici un coup de chapeau à Maurice Tillieux, le virtuose de l’accident de voiture, dont le crayon a engendré Gil Jourdan. Gil Jourdan en soi est totalement inintéressant, c’est le détective privé impavide, le chevalier sans peur et sans reproche, au brushing et au nœud papillon aussi impeccables après qu’avant la bagarre.

 

Il serait d’une fadeur insondable, si Tillieux n’avait eu l’idée de lui adjoindre Libellule, le cambrioleur (par ailleurs spécialiste du « calembour bon ») qui ouvre un coffre-fort rien qu’en le regardant ou en soufflant dessus, et surtout l’inspecteur Crouton, l’inénarrable policier à la moustache improbable. 

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FRANCHEMENT, EST-CE QUE ÇA NE VAUT PAS LE MEILLEUR AUDIARD ?

Dans le premier épisode, Libellule s’évade, Crouton a coffré Libellule, mais Jourdan le fait évader pour ouvrir le coffre d’un gros trafiquant. Crouton se lance à sa poursuite, mais au détour d’un chantier, il atterrit dans un fût de goudron, ce qui nécessitera une vingtaine de kilos de beurre pour nettoyer le costume, et lui attirera le mépris de la hiérarchie. Cela pour mettre en appétit.

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Crouton sera à plusieurs reprises le porte-parole de l’Esprit en personne. Dans le même épisode, par exemple, il doit s’embarquer pour l’Italie, pour surveiller un trafiquant de drogue, et voici ce que ça donne.

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Sur le « Volturno », il a bien du mal à se faire prendre au sérieux (c'est pour être gentil) : lancé dans sa poursuite, après avoir bousculé quelques passagers, il est confronté au « pacha », ce qui permet à Tillieux de livrer quelques pépites. 

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PERSONNELLEMENT, C'EST LA REPLIQUE DE LA DAME QUE JE PRÉFÈRE

Dans L’Enfer de Xique-Xique, il se propose de cambrioler la « Légation de Massacara », mais il « tombe » mal, comme on le voit.

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Mais Tillieux ne confie pas ses pépites au seul Crouton. Les militaires du Massacara ne sont pas oubliés dans la distribution des répliques, que ce soit lors du « procès » qui envoie les héros au bagne ou lorsque le capitaine, coupable d’une remarque désobligeante sur son président (à propos des gaz hilarants), s’y fait lui-même envoyer.

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IL FAUT DIRE QUE "LIBELLULE" (ALIAS DE GEORGES PAPIGNOLLES) A ABSORBÉ DU GAZ HILARANT, NORMALEMENT RÉSERVÉ AU PUBLIC ASSISTANT AUX DISCOURS DU PRESIDENT BIEN-AIMÉ

J’ai donné à la présente note la solide escorte de vignettes à retenir, tirées principalement de Libellule s’évade, Popaïne et vieux tableaux, La Voiture immergée et L’Enfer de Xique-Xique. Une mention spéciale, cependant, pour la réplique du gendarme des Cargos du crépuscule, proposée en ouverture.

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Faire du Michel Audiard, ça peut être jouissif, mais il ne faut pas oublier que Maurice Tillieux, en plus, fait les dessins. Alors franchement, Monsieur Tillieux, merci pour tout.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

lundi, 06 mai 2013

DE "SILENCE" A "LA BELETTE"

 

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L’histoire de La Belette ? Il y en a plusieurs. Le père Renard est à la recherche du trésor que Théophile a patiemment accumulé, et qu’il a forcément planqué quelque part dans la maison, d’où des incursions discrètes à des moments divers. Manque de pot, le curé lui révèlera que Théo a tout légué à une société spirite : c'est bien la peine de se casser le cul à jeter des sorts pour pousser au suicide.

 

Hermann, l’Allemand toujours rejeté par les villageois, ne se console pas du suicide de son ami, un geste qui ne lui ressemble pas. Il brûle de se faire inviter dans la maison pour entrer en communication avec l’esprit de Théophile et avoir  le fin mot de l’histoire.

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NON, CE N'EST PAS LE CURÉ DE CAMARET,

MAIS LE "SORCIER" DE LA GROTTE, DESSINÉ PAR COMÈS

Les praticiens de la « vieille religion », Noël et sa fille, surnommée "La Belette", s’efforcent de la perpétuer en faisant de nouveaux adeptes. Pourquoi n’initieraient-ils pas le jeune autiste, qui leur semble très différent (sacralisation du paria), et entouré d'une aura de mystère qui leur ressemble ?

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L'ORIGINAL "SORCIER" DU SANCTUAIRE DE LA GROTTE DES "TROIS FRERES", ARIEGE

Quand au curé, il redoute d’être bientôt obligé de dire la messe pour lui tout seul. Aussi est-il prêt à tout pour amadouer et séduire des fidèles potentiels, quitte à utiliser les grands moyens pour faire revenir les « brebis égarées » au sein de « notre sainte mère l’Eglise ».

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LE "VENTRE-A-VENTRE" DE LA FUTURE MÈRE AVEC LA "MÈRE" PRIMORDIALE

LESPUGUE 1.jpgLa « vieille religion » se pratique en deux endroits : le fond d’une caverne avec une peinture rupestre, un « sorcier » (voir plus haut) emprunté à la grotte des « Trois Frères », dans l’Ariège ; en terrain dégagé, un cercle délimité par huit menhirs, au centre duquel se dresse une « Vénus de Lespugue », une « mère » auprès de laquelle elle se sent en sécurité.

 

La trouvaille de Comès, c'est de l'avoir faite géante (la vraie mesure 14,7 cm, pas un mm de plus, elle vient de Haute-Garonne et remonte, comme le "sorcier", au paléolithique supérieur, autour de 20.000 ans avant nous, ci-contre de 3/4 face, et ci-dessous, de 4/4 fesses). Cela prouve au moins que Comès et votre serviteur sont des gens sérieux, et qu'ils ne négligent rien quand il s'agit d'exactitude et de précision.

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LA VRAIE (ET ADMIRABLE) "VENUS DE LESPUGUE" : C'EST DE L' IVOIRE DE MAMMOUTH

La Parisienne, qui se rend compte que « quelque chose » se produit en Pierre au contact de ces gens bizarres (contre toute attente, après son BEL34.jpginitiation, il parle enfin), finit par se rapprocher de la Belette, au point qu’elle reprendra son rôle quand la chouette (« oiseau de malheur », je crois bien que c'est une chevêche) dans laquelle elle s’était réincarnée aura été abattue par le père Renard.BEL37.jpg Ajoutons que Pierre semble bientôt doté de mystérieux pouvoirs (il assomme sa mère en mouvant un cendrier par la seule force de son esprit, puis il efface avec les mains la grave brûlure qu'elle s'est faite à cause de lui).

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Quant à Hermann, croyant n’avoir rien obtenu après la séance de spiritisme dans la maison d’Hippolyte, il se suicide avec sa dague d’ancien SS. En réalité, l’esprit du mort est bien venu, mais l’ectoplasme de sa main est sorti de la bouche de Pierre endormi, et a indiqué à Anne la planche sous laquelle elle trouvera une des réponses à ses questions. 

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L'ECTOPLASME

Anne montre au curé la poupée au cou ficelé et la photo de l’envoûtement (qu'elle a trouvées sous la planche désignée). Il la met en garde contre les « mauvaises influences » et compte bien baptiser le petit qu’elle porte quand il sera né. En attendant, il brûle ces objets du diable. Disons qu’entre 1 - le curé catholique, 2 - les envoûteurs et autres sorciers, 3 - les amis adeptes du spiritisme et 4 - ceux de la « vieille religion », ça finit par faire beaucoup pour un seul livre. Comès a sans doute voulu faire un concentré de croyances, mais ça sent la surcharge. Et « surcharger » est de la même famille que « caricaturer ».  

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Bon, abrégeons : le fils Renard, à gueule de gnome, qui passait son temps à reluquer la Parisienne quand elle était à poil, sera noyé par le curé dans la fosse à purin (et pan pour la luxure !). Noël, le père de la Belette, subira, de la part du même prêtre si charitable, un coup de masse fatal, on le retrouvera sous une masse de rochers en bas de la carrière (et pan pour les superstitions !). Deux à zéro pour le curé.

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ON SE RASSURE EN SE DISANT QUE, SI CE CURÉ-LÀ NE MANQUE PAS DE POIGNE, IL N'A RIEN D'UN PEDOPHILE

Mais la Belette a devinéBEL54.jpg (ci-contre, croa-croa) qui était l’assassin. Déguisée en chouette, elle empêchera le prêtre Noël (si !) de tuer la future mère. Ecervelée, elle lui avait déclaré qu’elle se mettait sous la protection de Déméter, la « Mère », le jetant dans une fureur homicide. Et finalement, c’est lui qui y passe. Bien fait, tiens !

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Pour conclure, donc, des personnages aux traits et aux caractères tranchés jusqu’à la caricature. Le roman (il faut bien parler de roman) est construit de façon plus sommaire que Silence, se contentant de faire croître les péripéties en intensité du début à la fin, plutôt que de ménager, tout au long de l’action, des changements de points de vue. L’ensemble est efficace, c’est sûr, mais bon, Comès a peut-être voulu surfer sur le coup de foudre qu'avait été Silence

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D'ACCORD, ÇA FINIT ASSEZ NUNUCHE, MAIS REGARDEZ AUJOURD'HUI TOUTES LES "MAMANS" QUI SE BALADENT AVEC LEUR MERDEUX SUR LE BIDE

On est quand même un peu surpris que la morale de l’histoire fasse triompher la « vieille religion », toutes les autres croyances ayant échoué ou failli. La régression massive dans le sein de Déméter (étym. la « Mère des peuples »), vieille divinité grecque et néanmoins primitive, que semble recommander Comès, si elle résulte d’un bon diagnostic sur la faillite de la civilisation « spectaculaire-marchande » (Guy Debord), ne me semble à moi rien augurer de bon pour l’humanité.

 

On me dira de ne pas confondre le réel et le fictif. Bien sûr, mais quand on regarde le réel aujourd'hui, on se dit que Didier Comès, en 1981, n'avait pas que des fantasmes, loin de là.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 05 mai 2013

DE "SILENCE" A "LA BELETTE"

 

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J’ai fait l’éloge, récemment, de Didier Comès, qui vient de disparaître.COUVERTURE.jpg Un artiste du noir et blanc, du roman, de la bande dessinée, des Ardennes et de la tragédie réunis. Comme carte de visite, il y a pire. Donc j’ai baratiné en l’honneur du chef d’œuvre paru autrefois dans la revueA SUIVRE.jpg intitulé Silence. Belle histoire tragique, quoique rurale (ah, la campagne, la vie au grand air, les oiseaux, les fleurs !), superbement construite, découpée et dessinée. 

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Du coup, j’ai eu envie de remettre le nez dans le bouquin suivant, La Belette, et bien m'en a pris. Sans atteindre le degré « chimiquement pur » de Silence, La Belette reste du bon et du beau, et même du très bon et très beau, grâce au splendide équilibre maintenu entre le propos de l’histoire et les moyens mis en œuvre pour la raconter.

 

Si je mets un bémol à mon enthousiasme, c’est d’abord qu’on retrouve un « schéma narratif » un peu calqué sur le précédent, quoique différent par plusieurs aspects : le rôle de Silence est tenu par Pierre qui, ici, a deux parents (du bien classique des anciens temps du mariage : un papa et une maman), mais qui est atteint d’autisme. 

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On retrouve la sorcellerie, par le biais d’un vieil envoûtement qui a conduit Théophile au suicide et qui hante la maison achetée par le couple de Parigots-têtes-de-veau. Mais l’auteur a ajouté à cette « tradition » la très vieille religion de Déméter, représentée par la Belette et son père, qui organisent des cérémonies dans un site préhistorique (un cercle de menhirs) au centre duquel trône une "statue de la déesse" (j'en parlerai mieux demain). Ils se déguisent en cerf et hibou.

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On retrouve le curé, mais cette fois, il ne fait pas une minuscule apparition, il occupe la place d’un vrai personnage central, qui figure même « l’Axe du Mal » à lui tout seul. Le Mal incarné par un curé : on aura tout vu. On retrouve évidemment les paysages des Ardennes, entre campagne et forêts, où se baladent toujours en suspension des feuilles mortes, sans doute pour figurer le vent qui souffle, mais qui cette fois font un peu trop « décor ».

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 On retrouve la paysannerie à travers les figures du père Renard et de son fils, magnifiques têtes d’épouvantails (ci-dessus), celle redoutable du père, et celle du fils, de vrai dégénéré, obsédé par le sexe. Mais Comès innove en inventant le personnage de Hermann, un ancien de la Waffen SS qui, blessé lors de la guerre, a été soigné et sauvé par Théophile : une solide amitié est née, qui s’est cristallisée autour de la pratique du spiritisme (cela rappelle « Le Mage » dans Silence).

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Arrive dans ce paysage le couple d’acheteurs parisiens de la maison de feu Théophile, nanti de Pierre, le fils autiste. A l'époque du bouquin, on ne disait pas encore "bobos". Gérald, arrogant, imbu de son importance, travaille pour la télévision, et se fiche éperdument des « locaux » : ici ou ailleurs, il apporte son monde avec lui. C’est un sale con, qui ne sait même pas faire la différence entre une chèvre et un bouc (déjà des problèmes de "genre", v'rendez compte !). 

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Anne, a priori bonne épouse et enceinte du deuxième, éprouve un vif sentiment de culpabilité pour ne pas s’être assez occupée (pense-t-elle) de son fils quand il aurait fallu et qui se désole qu’il ne parle pas. Pierre est un grand et bel adolescent qui, à table, a un comportement de trois ans : il en met partout, et prend plaisir à plonger un Dupon(dt) dans sa bouillie.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 04 mai 2013

THE BEATLES AT WORK (fin)

Entendons-nous bien : ce que j’aime, chez les Beatles, c’est la musique qu’ils font. Il se trouve que les bonshommes qui la font sont ce qu’ils sont. Il ne me viendrait pas à l’esprit, je ne sais pas, de collectionner les moindres vinyles pirates ou, encore pire, d’acheter ce qu’on appelle les « produits dérivés », des « Pixi » ou je ne sais quoi d’autre.

 

Qu’il s’agisse de Paul Anka (qui se souvient de Paul Anka ?) ou des Beatles, j’ai toujours trouvé hallucinant qu’on puisse s’arracher les cheveux ou se griffer le visage par ferveur et adoration envers des « idoles », comme le faisaient les filles qui attendaient les Beatles à l’aéroport. Certains diront : « C’est juste des femmes. L'hystérie, ça les regarde ». Disons que, si l’on parle des Beatles, j’aime leur œuvre (je crois qu’en effet, on peut parler d’une « œuvre » des Beatles), pas l’image qu’ils donnent de leur personne. Encore moins leurs personnes. D'ailleurs, ils sont trop riches (tout au moins ceux qui ne sont pas morts).

 


 

 Il y a d’autres chansons que Rain qui me « parlent » de façon singulière. I Am the walrus (Je suis le morse) est de celles-ci. Lennon la construit autour de glissandos et d’une oscillation harmonique d’un demi-ton (do#-ré) qui donnent à l’auditeur l’impression de tanguer dans une embarcation bizarre un jour de houle. La structure musicale est obsessionnelle, une montée / descente perpétuelle contenant tous les accords majeurs naturels. Un sacré pied de nez en même temps que l'indécision et l'ambiguïté d'une trajectoire d'ivrogne.

 

Quant au texte, en dehors d’être bourré de résidus de suites de prises de LSD, il culbute d’un seul geste les souvenirs d’adolescence, la charge héroïque contre les institutions et le goût immodéré pour les jongleries surréalistes et nonsensiques. Résultat : c’est du très bon. Great stuff, déclare le client au chimiste, quand il tombe sur de la came de première, et qu’il allonge l’oseille sans barguigner.

 

Il faut être un brin inspiré pour écrire : « Yellow matter custard dripping from a dead dog's eye » (matière jaune, crème anglaise dégoulinant de l’œil d'un chien mort). Même si c'est inspiré d'une ancienne comptine, ça en jette, comme l’œil coupé au rasoir dans Un Chien andalou, de Luis Bunuel. C'est dans cette même chanson qu'on trouve ceci : « Mister City p'liceman sitting pretty little p'licemen in a row. See how they fly like Lucy in the sky » : visiblement, Lennon ne porte pas les forces de l'ordre dans son coeur.

 

C'est sûr, pour parler des Fab Four, que Lennon ne serait rien sans McCartney, et vice versa. Mais franchement, John me semble plus intéressant que Paul. Pour la raison que Paul est extraverti, indécrottablement positif, agaçant, pour tout dire. Après les Beatles, la première chose qu'il fait, c'est Ram : une collecte de chansonnettes sans autre portée que divertissante. Il n'est pas compliqué, Paul.

 

John, c'est un autre café. La première chose qu'il fait après, c'est Imagine. Pas seulement la chanson (tout à fait bien, avec sa litanie de "I don't believe", non, mes excuses, c'est à la fin de "God" : "I don't believe in Beatles, I just believe in me, Yoko and me"), mais tout le disque. Sans doute un problème de droits, puisque la chanson a été virée du disque (si j'ai bien compris), lui-même rebaptisé Plastic Ono Band, et qu'Imagine est devenu une compilation sans charme, et sans l'indispensable Working class hero. Il y a du Yoko Ono là-dessous. Bref, ce disque, aux arrangements sobres jusqu'à l'austérité, est bien plus personnel et innovant que Ram, très conventionnel et conformiste au fond.

 


 

Pour revenir à Lucy, on peut noter en passant que l’emblème médiatique du LSD –Lucy in the Sky with Diamonds, qui donna par-dessus le marché son prénom à notre ancêtre de 3,4 millions d’années – fut conçu par John Lennon à partir d’un dessin au pastel de son fils Julian, âgé de 4 ans, et que l’auteur fut étonné après coup, quand tout le monde y vit la preuve d’une dévotion au Diéthylamide de l’acide lysergique. Ce que tout le monde a pris pour un message, voire un hymne, était en réalité tout à fait fortuit. Je ne sais pas pourquoi, mais j'aime bien ces malentendus.

 

C'est l’inconscient, aurait peut-être dit papa Freud. J’ai parfois un petit retour de flamme à l’endroit des surréalistes, quand je me dis qu’ils étaient à même d’atteindre les nirvanas de l’imaginaire par le seul biais de l’écriture automatique, c’est-à-dire sans adjuvants. Mais à cet égard, c’est sûr qu’on n’est sûr de rien, d'autant que dans les résultats de l'écriture automatique, il y a autant de purée à chier que de chou à manger (la formule vient de Rabelais). La facilité avec laquelle Robert Desnos tombait en état de sommeil hypnotique pour produire les jeux de mots de Rrose Sélavy et de Langage cuit (je crois que c'est dans Corps et biens) était peut-être elle-même facilitée.

 

J’exagérerai sans doute si je dis que le peu d’italien qui m’est entré dans le ciboulot, je le dois aux opéras de Mozart (je suis resté ignare en italien, n’est-ce pas, R. ?) ; j’exagère beaucoup moins en soutenant que le peu d’anglais que j’aie gravé quelque part est dû aux Beatles. Plus précisément à Sgt Pepper’s …, pour l’excellente raison que les paroles étaient imprimées au dos.

 

M. T., professeur d’anglais qui faisait dormir son chien dans son lit (en tout bien tout honneur, enfin je crois) et qui cultivait dans sa classe un lierre tellement magnifique qu'il avait tout envahi, avait tout compris du révolutionnaire de cette méthode pédagogique, lui qui faisait apprendre par cœur les chansons de Boy George. Je ne suis néanmoins pas sûr que le niveau de langue auquel il parvenait à hisser ses élèves fût meilleur pour autant, mais je ne connais pas assez les textes de Boy George pour en jurer.

 

A vrai dire, je me fiche pas mal de savoir pour quelles raisons sûrement très savantes les Beatles ont ainsi régné sur toute la pop music pendant aussi longtemps.

 

Je sais juste que, à un niveau et à un titre différents de Georges Brassens, j’ai respiré Beatles assez durablement et profusément. Il est donc presque naturel que j'en aie l'épiderme et l'odorat définitivement imprégnés, et que les pores de ma peau en exsudent par bouffées et par intermittences quelque fragrance voluptueuse. Que les rétifs me pardonnent, s'ils peuvent.

 

S'ils ne peuvent pas, on fera comme j'ai dit.

 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 03 mai 2013

THE BEATLES AT WORK

Les Beatles ont donc inventé un univers sonore qui, qu’on le veuille ou non, s’est imposé. Une façon nouvelle d’envisager le monde. Une façon que le LSD (en compagnie d’autres substances relativement fortes en effets divers sur la perception et la conscience) a alimentée sans désemparer.  Le tout, quand on écoute la musique produite dans ces conditions, c’est de ne jamais oublier que celles-ci furent le plus souvent chimiques. Histoire de garder un minimum de lucidité sur les effets sensoriels produits, et de ne jamais oublier de quelle tanière les succès sont sortis.

 


 

C’est vrai, par exemple, que l'extraordinaire chanson Rain (1966) donne à entendre, en termes de timbres et d’harmonies principalement, quelque chose de nouveau. Il ne faut cependant pas oublier que ce nouveau-là résulte de visions obtenues par l’effet de l'acide D-lysergique, mais que les formes audibles auxquelles elles ont donné naissance ont été mises en forme dans l’élan d’un acte volontaire et parfaitement conscient.

 

Les poèmes qui viennent au buveur sont magnifiques à celui qui boit, pas à ceux qui l’écoutent. La plupart du temps, l’ivrogne arrive tout juste à bredouiller ou à délirer. Et à faire chier le monde qui l'entoure. Et quand Milton « Mezz » Mezzrow fume de la marijuana de première bourre avant de souffler dans son « biniou » (clarinette), le son qu’il produit n’est extraordinaire qu’à l’intérieur de son crâne. On n’a pas de témoignage des clients de la boîte où il a joué dans cet état (à Chicago ou New York, je ne sais plus, au début des années 1930). Je note : ne pas oublier de relire La Rage de vivre.

 

Henri Michaux a écrit sous mescaline ? Et alors ? Est-ce que ce sont des chefs d’œuvre ? Ça se discute âprement. De toute façon, qui aujourd’hui est en mesure de dire ce que c’est, un chef d’œuvre ? Personne. Il n’y a plus aucune autorité supérieure pour le décréter, et chacun est renvoyé à son bon plaisir. On a perdu la recette du langage commun qui permettrait d’en décider. Il est interdit de dire : « C’est nul ! » ou : « C’est génial ! ». La loi imposera bientôt de s’en tenir à : « J’aime ! » ou : « J’aime pas ! ». Il y aura un ministère ou un maxistère pour faire respecter le décret. C’est le Progrès, paraît-il. D’abord l’individu !!!

 

La musique des Beatles résulte peut-être d’expériences « psychédéliques » (pour dire LSD et tout ce qui s’ensuit), elle n’en est pas moins une construction parfaitement élaborée et consciente. Et si les sons ainsi obtenus entrent dans l’esprit et dans la mémoire comme dans du beurre, c’est pour des raisons peut-être en partie chimiques, mais aussi autres que chimiques. Enfin, j’espère. Je n'aimerais pas que les "cognivistes" gagnent la partie. On devine pourquoi.

 

Il serait en revanche intéressant d’étudier le rapport entre les substances ingérées par les artistes et le chiffre des ventes de leurs disques. Avis aux statisticiens : de quoi faire une belle étude épidémiologique. Car si les compteurs explosaient proportionnellement aux doses absorbées par les musiciens, cela jetterait une drôle de lumière sur l’état nerveux et mental des foules de fans qui fabriquent leur succès et leur apportent la fortune.

 

Pour comprendre l’effet sidérant de certaines chansons des Beatles, il faut aller trifouiller dans les bidouillages de studio auxquels l’équipe d’enregistrement se livrait avec jubilation, en rivalisant d'ingéniosité. Prenez Rain, par exemple. Pour arriver au son du disque, on commence par enregistrer la piste-témoin à un tempo plus rapide, ensuite on ralentit pour faire baisser à peu près d’un ton. Cela entraîne une altération des fréquences instrumentales.

 

Je passe sur quelques menus détails, comme le minutieux travail de re-recording et de bouncing. Toujours est-il qu'on arrive à une texture métallique et saturée avec, au centre, la basse de Paul McCartney, poussée en avant à la table de mixage. Ensuite, vous triturez les parties vocales, en particulier au « varispeed », vous les frottez (impression de dissonance) entre elles, alors que la pédale de sol, façon bourdon, reste imperturbable face au do majeur des guitares.

 

Moralité, pour faire une bonne chanson, certes, il faut que l’imagination musicale du héros ait du talent, mais il faut en plus s’entourer de musiciens avertis, ainsi que d’une batterie de techniciens et d’ingénieurs du son qui s’y connaissent dans le maniement des machines. Quand tout ça est réuni et qu’au surplus, tout ce petit monde fait partie de l’élite des bidouilleurs, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas.

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 02 mai 2013

THE BEATLES AT WORK

Eh bien, je réponds : « Les deux, mon général ». Mais quelle était la question, au fait ? Ah oui : « Êtes-vous plutôt Beatles ou plutôt Rolling Stones ? ». Ah bon ? Encore ces vieilles lunes ? Je croyais que c’était dépassé depuis lurette. Encore une fois, il faut de tout pour faire un monde.

 

Vous voulez la belle tradition du blues, du blues bien gras, bien « roots » ? Avec le son électrique sale et les idées dégénérées de la génération « moderne » ? Mais vous ne voulez pas perdre de vue le génie des bricolages sonores qui ont révolutionné la musique populaire des quarante dernières années du 20ème siècle ? Vous voyez bien que vous êtes obligé de répondre : « Les deux, mon général ».

 

Aujourd’hui, on se contentera des Beatles. Et l’on ne peut pas laisser colporter la légende tenace selon laquelle les Beatles ont tué Brian Wilson, l’âme des Beach Boys. C’est injuste : ils l’ont juste envoyé à l’asile de fous. C'est authentique : quand Wilson a entendu Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band, il a fallu l’hospitaliser pendant vingt ans. Remarquez qu’il avait absorbé assez de substances fortes pour virer barjo sans l’aide de personne.

 


 

Une indication qu’il était bien « barré », c’est que les musiciens de l’orchestre symphonique, qu’il avait embauchés pour enregistrer une partie de la future « apothéose » musicale (Smile), furent sommés de se coiffer de casques de pompiers. Ceci pour l’anecdote. Brian Wilson n’aura jamais fait mieux que Good vibrations. Ce qui, après tout, n’est pas si mal.

 

Je préfère quant à moi le vocalement sublime et superbement ciselé Heroes and villains, que je trouve supérieur, à cause de l'invincible goût de revenez-y que procure cette chanson sans aucune redite, et qui joue les volutes de fumée dans un air dont on voudrait bien saisir le parfum exact, mais fuyant. Une perfection dans le précaire : ça avance sans arrêt alors que l'auditeur voudrait bien s'attarder, lui. Un chef d'oeuvre méconnu de Brian Wilson.

 

Il reste que les Beatles ont tué la pop music de la fin du 20èmesiècle. Personne ne s’en est remis. C’en est au point que les recettes qu’ils ont concoctées, chanson après chanson, se retrouvent encore aujourd’hui dans les airs à succès. C’est dire que les Beatles ont façonné les oreilles de pas mal de gens. Et ce n’est pas fini. Et ce ne sont pas les tripatouillages électroniques, guitares saturées, métaux hurlants, vocoders (où es-tu, Savage Rose ?) et autres machines qui doivent faire illusion. Les Beatles ont tout simplement épuisé en quelques années, et pour très longtemps, l’intégralité de l’imaginaire musical de l’univers « pop ».

 

Et tout ça sans bien connaître la musique : ils avaient dans la tête ce qu’ils voulaient entendre, le communiquaient comme ils pouvaient à George Martin qui, étant musicien, s’efforçait de bricoler ce qu’il fallait pour arriver au résultat souhaité.

 

Il faut préciser que jusqu’à Rubber Soul, à mon goût, les Beatles sont un bon groupe de rock qui, à l’occasion, sait inventer des mélodies renversantes. Pas plus. Et puis arrive Revolver et, dans la foulée, Sgt Pepper’s, et alors là, je le dis sans emphase et en toute simplicité : le monde a changé. C’est aussi raide que ça. Les autres peuvent avoir du talent, c’est sûr, ils peuvent quand même aller se rhabiller.

 

Car il y a une différence entre produire A Whiter shade of pale (que Lennon avait sur sa table de chevet) et, sur un seul album (Revolver), ne produire que des tubes. Sans parler de Sgt Pepper's Lonely Hearts Club band.

 

A partir de Revolver, et jusqu'à leur disparition, les Beatles n'ont apporté à nos oreilles que de l'innovant. Chaque chanson nouvelle était nouvelle : ce n'est pas courant ! Enfin j'exagère. Il se trouve (pas par hasard) que là, c'était vraiment du nouveau. A ce moment-là, si tu voulais de l'innovation, tu achetais Revolver ! 

 

Que restait-il aux minots qui arrivaient dans le métier, après ça ? 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

PS : Smile, voulu et composé par Brian Wilson, est sorti en 2011 et, pour être franc, c'est du Beach Boys, bien reconnaissable, avec la signature maison pour l'univers sonore et quelques trouvailles, sauf que, musicalement, il est fait de pièces et de morceaux qui partent un peu dans tous les sens. Pas de quoi se relever la nuit pour avaler cette conserve de soupe assez fade. 

mercredi, 01 mai 2013

DU CÔTE DES GENTLEMEN CAMBRIOLEURS

C’est entendu, il y a littérature et littérature. D’aucuns le contestent d’ailleurs. D’autres parlent avec une certaine condescendance de littérature et de « sous-littérature ». Moi je dis qu’il faut de tout pour faire un monde. Je ne suis pas comme ces esthètes qui ne jurent que par le quatuor à cordes, et fichent le camp avec une grimace de dégoût dès qu’ils croient entendre de l’opéra ou de la symphonie (ceci est un message personnel, mais il sait ce que j’en pense).

 

Prenez n’importe quel bouquin de Georges Simenon, Maigret ou autre. Vous l’ouvrez, vous passez un bon moment, vous le refermez, vous l’oubliez. Voilà déjà quelque chose d’acquis : un peu de « sous-littérature », ça ne peut pas faire de mal. Et ça ne vous encombre pas la mémoire. Il ne viendrait à l’esprit de personne en général, et de Fabrice Luchini en particulier, d’apprendre par cœur Les Gens d’en face (1932, la même année que Voyage au bout de la nuit), parce que l'auteur lui-même serait très étonné que son ouvrage recélât des richesses poétiques insoupçonnées. Peut-être à l'insu de son plein gré ?

 

Prenez n’importe quel Arsène Lupin, maintenant. Notez qu’on ne se réfère qu’exceptionnellement au nom de Maurice Leblanc : un cas intéressant de personnage dont le lustre éclipse la personne de celui qui l’a fabriqué.

 

J’ai dévoré tous les Arsène Lupin. Une personne proche (coucou, M. !) en détenait la totalité des volumes (reliés en toile imprimée de couvertures d’originaux)  sur une étagère de la « petite maison », première chambre à droite en haut de l’escalier.  Eh bien je vais vous dire : Arsène Lupin, ça marche. A gauche, c'était la salle de bains. Je dis ça pour ceux qui ne connaîtraient pas les lieux.

 

J'ai dévoré tous les Arsène Lupin. C’est sûr que je ne les lis plus aussi fraîchement qu’alors, parce que les ficelles m’apparaissent crûment, que le personnage du séducteur voulu par l'auteur est souvent horripilant et que les essais de psychologie auxquels il se livre sont devenus exaspérants. Mais enfin, ça coule comme une bière fraîche dans le gosier, à la terrasse du café principal d’Aiguilles une fin d’après-midi d’été au retour d'une grande bambane sur les sentiers caillouteux (« une pour la soif, une pour le goût »).

 

J’ai connu un Schotzenberger, un garçon sympathique au demeurant, qui, en dehors des traductions qu’il faisait de Sastro, un auteur espagnol, avait dépensé des trésors d’éloquence et d’argumentation, en présence de Roger Bellet, pour démolir Arsène Lupin (personnage, techniques narratives, nouvelles, romans), où il voyait de telles imperfections que tout ça ne pouvait être que raté de chez raté. Bref, on l’aura compris : il était bel et bien fasciné. Piégé. Pour un futur intello, ça la foutait mal. En fait, il voulait se racheter.

 

J’ouvre un Arsène Lupin de temps à autre. Pour me désennuyer de la lecture de Wilhelm Meister, par exemple. Je ne dirai pas que c’est le fin du fin de la jouissance littéraire. Certes. Mais quand tu es au sommet de l’Everest, tu n’aurais pas l’idée d’habiter là : il faut bien redescendre. Pareil pour le caviar : béluga, sévruga ou osciètre, tu n’aurais pas l’idée d’en faire ton petit déjeuner ordinaire. Au bout d’une semaine de ce régime, rien que l’idée de se lever te donne envie de vomir.

 

Et puis je vais vous dire, je viens de relire L’Agence Barnett et Cie, et je ne m’en porte pas plus mal. C’est déjà ça d’acquis. Je suis désolé, le match à répétition qui se joue entre Jim Barnett et le policier Béchoux me ravit. Jim Barnett est détective privé bénévole, faut-il le préciser ? Il ne se fait pas payer. Mais à la fin, allez comprendre, au nez et à la barbe de Béchoux (qui aimerait bien le coffrer), il se retrouve plus riche qu’avant, parce qu'il a réussi à barboter quelque chose au méchant de l'histoire. Béchoux est flic, j'avais oublié de le préciser. Même que Barnett s'offrira quinze jours de voyage sentimental avec Madame Béchoux. Moralité : c'est dur d'être flic.

Les Huit coups de l’horloge, ça me plaît bien aussi. Huit nouvelles mystérieuses pour les beaux yeux d'une jolie femme qui, ne voulant pas céder à Lupin sans combattre, le met au défi de résoudre autant d'énigmes. Des ordres impérieux auxquels il défère de bonne grâce, et toujours avec une grande classe.   

 

La Barre-y-va est un roman bien fait, quoi qu’un vain peuple puisseARSENE LUPIN 4.gif récriminer. C’est sûr que les cheveux de la logique se font un peu tirer : Guercin, le gendre félon de M. Montessieux, se fait flinguer sans qu’il y ait crime. Heureusement, Leblanc ne s’appesantit pas sur les détails techniques du mécanisme mis au point par le beau-père pour tuer celui qui voudrait s’approprier la source d’où coule sa poussière d’or. Le génie de Raoul d’Avenac mettra bon ordre dans l’embrouillamini, et en plus il mettra au jour le tas d'or qui datait des Romains. Il faut oser raconter ça, mais quand c'est bien fichu ... 

 

Victor de la brigade mondaine  est un roman à ficelle, bien sûr, mais qui garde un certain charme. On sait très vite que Victor est Arsène (pardon de dévoiler le poteau rose), et inversement, mais malgré les tours de passe-passe, le récit est efficace, et on avale la salade sans se poser trop de questions. On sait très vite que Bressacq n’est pas digne d'être Arsène Lupin, pour la raison simple qu’il tue (ou fait tuer), ce à quoi ne saurait descendre l’âme noble de notre gentleman cambrioleur.

 

On passera rapidement sur L’Homme à la peau de bique (pompé par-dessus l’épaule d’Edgar Poe quand il écrivait son Double assassinat rue Morgue) et sur Le Cabochon d’émeraude (pompé par-dessus l’épaule de Sigmund Freud, à cause du rôle donné à l’inconscient).

 

Moralité : on peut rester lucide sur les faiblesses, tout en prenant plaisir à suivre les voltiges et les rodomontades de ce personnage qui, qu’on le veuille ou non, reste bien installé au fond de nos imaginaires.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 30 avril 2013

FABULONS UN PEU

 

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CE N'EST PAS BIEN, DUCHESSE MARINA SEMINOVA,VOUS AVIEZ PROMIS A CORTO D'ARRÊTER DE FUMER !

***

On dira ce qu’on voudra : il y a des « classiques » qui tiennent le coup. Prenez La Fontaine. Voilà un bonhomme qu’il est intéressant. Rassurez-vous, je ne vais pas ressortir les éternelles fables qu’on fait apprendre aux petits (mais les apprennent-ils encore ?).

 

De toute façon – ce qui est d’ailleurs curieux si on y songe – les rengaines de La Fontaine, celles que les adultes croient encore connaître par cœur (on peut toujours essayer), beaucoup sont dans le livre premier des Fables : la cigale, le corbeau, la grenouille, le loup, le rat, le renard, le chêne. Si la tribu n’est pas au complet, on n’en est pas loin. J’en compte 9 qu’on ressasse à l’envi, pas moins. Des vedettes quoi, et qui font de l’ombre à bien des choses intéressantes.

 

Remarquez, je n’ai rien contre La Cigale et la Fourmi (c’est carrément la première). Mais c’est un peu comme la 40ème de Mozart, le Canon de Pachelbel, l’Adagio d’Albinoni ou Les Quatre saisons de Vivaldi (par les immarcescibles "I Musici" si possible) : au bout d’un moment, ça commence à bien faire. Que voulez-vous, c’est humain : l’habitude émousse la sensation. Enfin c’est ce qu’on dit.

 

Ce que je veux dire, c’est qu’à la façon de Radio Nostalgie, on repasse toujours les mêmes vieux airs. Des Fables de La Fontaine, on ne connaît que la partie émergée d’une masse qui mérite le détour, et même qui vaut le voyage. Rendez-vous compte qu’il y en a 240 au total. Deux cent quarante, sans compter divers compliments, adresses et flatteries à quelques notabilités du moment.

 

Personnellement, j’aime bien Les Deux Pigeons (livre IX), très connue pour son début (« Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre »). Mais ce que j'en préfère, c’est la fin : une des très rares fables où l’auteur « fend la carapace » dont il se cuirasse partout ailleurs.

« Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?

Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !

Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?

Ai-je passé le temps d’aimer ? ».

Magistral coup d’œil dans le rétroviseur, en même temps qu’inquiétude de l’avenir.

 

hugo pratt,bande dessinée,corto maltese,corto maltese en sibérie,la fontaine,fables de la fontaine,fabrice luchini,la jeune veuve,gérard manset,la vallée de la paixOn n'est pas obligé de faire un détour par la chanson de Gérard Manset (c'est dans La Vallée de la paix) : « Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre Mais le filet peut bien se tendre Tout est gibier qu'on plumera Y a-t-il un bonheur ici-bas ? ». C'est plus du piratage qu'un hommage, dirai-je avec tout le respect que m'inspire l'art de Monsieur Manset.

 

Aujourd’hui, je voudrais en proposer une, qui n’est pas à dire vrai dans les oubliettes, mais qui gagne à être lue avec gourmandise. C’est une fable pleine de sel, d’ironie – peut-être même dotée d’une touche de misogynie, diront certains. Personnellement, je crois que son propos dépasse les femmes pour s’étendre à l’espèce humaine, à travers un de ses traits marquants : « La vie continue », comme disent tous ceux qui viennent de perdre un être cher.

 

 

XXI

LA JEUNE VEUVE

 

La perte d’un époux ne va point sans soupir.

On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.

Sur les ailes du temps, la tristesse s’envole ;

Le Temps ramène les plaisirs. Entre la veuve d’une année

Et la veuve d’une journée

La différence est grande : on ne dirait jamais

Que ce fût la même personne.

L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.

Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;

C’est toujours même note et pareil entretien :

On dit qu’on est inconsolable ;

On le dit, mais il n’en est rien,

Comme on verra par cette fable,

Ou plutôt par la vérité.

L’époux d’une jeune beauté

Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme

Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. »

Le mari fait seul le voyage.

La belle avait un père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler.

A la fin, pour la consoler,

« Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes :

Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.

Je ne dis pas que tout à l’heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports ;

Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose

Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose

Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,

Un cloître est l’époux qu’il me faut. »

Le père lui laissa digérer sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe.

L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d’autres atours.

Toute la bande des Amours

Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,

Ont aussi leur tour à la fin.

On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence.

Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;

Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :

« Où donc est le jeune mari

Que vous m’avez promis ? », dit-elle.

 

 

Je ne sais pas vous, mais moi, le passage que je préfère est celui où l’épouse crie à son mari qu’elle veut mourir avec lui, et que La Fontaine conclut par : « Le mari fait seul le voyage ». Tout La Fontaine est dans ce vers brutal, sobre, efficace, exemplaire. Cette fable et ce vers, j’aimerais bien les entendre dits par Fabrice Luchini, tiens.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 29 avril 2013

UN CHEF D'OEUVRE DE LA BD

 

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DANS LA CACHETTE (ILS ONT ECHAPPE AUX POLICIERS), BLANCHE-NEIGE N'A PLUS UN POIL DE SEC

***

 

Silence est un roman, un vrai. Avec son protagoniste éponyme, ses personnages importants, les secondaires, que l’on devine tous avec des psychologies frustes, mais des histoires personnelles complexes, voire embrouillées. De vrais personnages qui existent avec force. 

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"LA MOUCHE" EST DANS LE BOCAL

 

L’action se passe dans les Ardennes (Comès est belge, évidemment, comme tous les grands de la BD). Il faut accepter d’entrer dans le jeu : il y aura de la sorcellerie, et qui marche ! Et pas besoin d’appeler à la rescousse Les mots, la mort, les sorts, le célèbre livre de Jeanne Favret-Saada, pour avoir confirmation que ça existe. On est quasiment chez les sauvages. 

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ON DIRA CE QU'ON VOUDRA : DIDIER COMÈS EST UN ARTISTE

Silence, l’idiot du village, est le valet de ferme d’Abel Mauvy, le plus gros propriétaire, sans scrupule, de Beausonge (oui, le nom, bof !), à qui nul n’oserait s’en prendre. Silence est muet et simple d’esprit, tout juste écrit-il quelques mots sur une ardoise. Mais comme tel, il est proche des forces premières (les vipères, par exemple), dont l’esprit circule dans l’atmosphère. 

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LA SORCIERE FAIT LE PREMIER PAS (SI ON PEUT APPELER ÇA UN PAS)

Les autres personnages sont le Toine, un paysan voisin de Mauvy ; La Mouche, vaguement sorcier, mais qui aura à faire à trop forte partie pour ses petits pouvoirs ; Julio, le directeur de cirque ; Zelda, la naine qui fait montreuse de serpents dans le même cirque, et dont Julio est amoureux (en vain). 

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L'ANTRE DE LA SORCIERE

Et puis il y a « La Sorcière » qui, entre parenthèses, en dehors d’avoir un beau cul, mérite bien son surnom, et qui veut se venger des gens de Beausonge, pour des raisons anciennes, entre autres parce qu’ils lui ont autrefois crevé les yeux. Mais ils ne savent pas qu’elle n’a pas besoin d’yeux pour « voir ». Enfin il y a Blanche-Neige ! C’est un nain, vaguement bandit, que Silence découvre dans la prison où on l’envoie. Un personnage improbable et formidable.

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LES DEUX COMPAGNONS DE CELLULE

Car on envoie Silence l'innocent en taule pour le meurtre de la « Sorcière », que l’immonde Mauvy a commis en le faisant accuser. Silence n’avait bien sûr aucune raison de tuer la sorcière, car « Silence è genti ». C’est vrai que Mauvy a raison de se méfier de la sorcière. Il le sait, c’est d’ailleurs pour ça qu’il fait appel à La Mouche, qui concocte pour lui un crapaud spécial qui doit achever cette femme qui veut sa mort. Malheureusement pour lui, grâce à Silence, elle en réchappe.

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LE SORT JETÉ PAR "LA MOUCHE" A BIEN FAILLI REUSSIR

Elle se venge d’abord de La Mouche, qui finit suspendu par le cou à une corde pour s’être cru victime d’une attaque massive d’araignées. Puis elle fait mourir des vaches, elle fait brûler des granges, elle rend malade le Toine. Le curé et le médecin s’avouent impuissants. Et puis, quand elle veut faire mourir Abel Mauvy, Silence jette au feu l’œuf ensorcelé, car « Silence è genti ». 

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"LE MAGE" EN PLEINE ACTION DE MEDIUM

En prison, Silence rencontre les fous : c’est une prison-asile. Un soir, l’un d’eux est pris d’une transe divinatoire et, avec la voix de la sorcière, lui révèle le moyen de découvrir toute la vérité : en respirant la fumée de certains champignons, grâce à quoi il devient extralucide. Le nain, copain de Julio et de Zelda, s’évade de l’asile une nuit de Noël, mais en compagnie de Silence, pour lequel il s’est pris d’affection. 

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C'EST ABEL MAUVY, LE MECHANT, QUI EST DU MAUVAIS CÔTÉ DU FLINGUE

Mais juste au moment d’accomplir la vengeance contre Abel Mauvy, Silence redevient « genti » (l’effet des champignons est dissipé). Tout ça finit mal, évidemment, à coups de destin et de fatalité (il paraît que ce n’est pas pareil). Qu’on se rassure, le méchant est puni. Qu’il se prénomme Abel, pourquoi pas ? Qu’il se nomme Mauvy est plus en accord, car c’est lui qui incarne le Mal, dans cette histoire.Au total, un vrai roman, je vous dis. Et servi par le trait d’une sorte de génie de la chose.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 28 avril 2013

UN CHEF D'OEUVRE DE LA BD

 

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SILENCE EST-IL VRAIMENT MUET ? BLANCHE-NEIGE VEUT EN AVOIR LE COEUR NET. 

 

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A propos de Bien et de Mal, j'ai envie aujourd'hui de parler d'une BD où les deux frères ennemis s'affrontent en un combat terrible et violent. En même temps, je voudrais rendre hommage à une sorte de génie de ce que certains, soucieux de reconnaissance officielle (en attendant peut-être la Légion d'Honneur) appellent emphatiquement le 9ème art : il s'appelle DIDIER COMÈS.

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ENTRE SILENCE ET LA SORCIERE, C'EST LE GRAND AMOUR

Sale temps pour la planète BD. J’ai récemment parlé de Fred, mort le 2 avril, le grand Fred, le père de Philémon. J’ai le tort d’avoir passé sous silence (c’est le mot exact, comme on verra) la mort de Didier Comès, survenue pourtant un mois avant (le 7 mars). C’est sûr que Comès, en regard du phénomène Philémon, dispose d’une surface médiatique nettement plus restreinte. 

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LIBÉRATION DU 8 MARS

La différence est grande. D’abord par le fait que Didier Comès n’a jamais imaginé un héros de série. Fred non plus, au départ, n’avait pas fait Philémon pour exploiter un filon. Il le dit dans la biographie que lui a consacrée Marie-Ange Guillaume :

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"LA MOUCHE" EN VOIT, DES ARAIGNEES

« Quand tu fais Le Naufragé du A, tu sais déjà que tu m’emmèneras dans d’autres albums ? – Pas du tout ! J’aimais bien ton personnage, mais je ne pensais pas aller si loin avec toi. C’est grâce à un petit lecteur de dix ans que j’ai continué. Il m’a écrit une lettre où il me demandait : ″ Monsieur Fred, pourquoi Barthélémy le ″puisateur″ (sic) n’est pas remonté du A de l’Atlantique à la fin de votre histoire ? ». Ça m’a donné envie de t’envoyer chercher le ″puisateur″ » (p. 100). Il faut comprendre que c’est Philémon qui s’adresse à Fred. On peut ne pas apprécier le procédé.

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L'EVASION DE BLANCHE-NEIGE ET SILENCE 

C’est vrai aussi que Comès avait démarré une série, avec son Ergün l’errant, bien dans la veine d’un fantastique qui se faisait beaucoup à l’époque, mais après le deuxième épisode, il a laissé tomber. Peut-être que ça l’assommait, peut-être qu’il avait déjà ses autres idées en tête – et quelles idées ! – (série reprise ensuite pas Benoît Peeters et Deubelbeiss, mais dans un tout autre esprit). Le Maître des ténèbres laissait libre cours à un dessin virtuose et somptueux, mais envahi par une surcharge baroque étouffante.

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"LA MOUCHE" DANS LA CAMPAGNE 

L’idée même de série, de toute façon, n’est pas évidente. Car même dans la série Philémon, j’ai honte de l’avouer, je trouve qu’il y a à boire et à manger, et que certains épisodes (en allant vers les derniers) sont moins, disons pour rester gentil, « inspirés ». Il y aurait beaucoup à dire, mais ce sera pour une autre fois. 

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JULIO, DIRECTEUR DU CIRQUE DE LA GAIETÉ

Non, si une seule œuvre suffisait pour que le nom de Didier Comès restât inscrit en lettres de feu au firmament de la bande dessinée (ça c’est pour montrer qu’aucune image à la noix, aucun stéréotype éculé n’est hors de ma portée), ce serait Silence. J’ai suivi Comès quand il a fait La Belette, j’ai eu plus de mal ensuite, peut-être parce que ça devenait un peu compliqué. Il ne faut pas confondre "complexe" et "compliqué". Moi, j'aime qu'on reste simple, surtout dans le complexe.

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ZELDA, LA NAINE MONTREUSE DE SERPENTS

Silence, dans son genre, est un livre insurpassable, unique. Dans un autre domaine, qu’est-ce qu’une chanson réussie ? Une certaine adéquation entre la poésie d'un texte et les moyens musicaux qui la mettent en scène. Dans la bande dessinée, c’est exactement le même problème : il faut que les moyens mis en oeuvre épousent étroitement l'esprit de ce qui est raconté. Avec Silence, Didier Comès a magistralement résolu l’équation : les moyens dont il se sert pour raconter son histoire entrent avec celle-ci dans une adéquation miraculeuse.

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LA MAISON DE LA SORCIERE

Les moyens ? Un noir et blanc épais, violemment contrasté, zébré de traits posés à la pointe de l’épée. A l’arrivée, un roman brutal, primitif. Aussi primitif que la communauté rurale dans laquelle l'action est censée se situer.

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

 

samedi, 27 avril 2013

LE MAL ? Y EN A PLUS !

 

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Pour finir d’éponger le bol de soupe que j’ai renversé ici il y a une semaine et qui risque de s’étaler à n’en plus finir, ce qui rendrait la chose assommante, je vais revenir à mon petit René Girard, et à son hypothèse magistrale sur le sacrifice rituel dans les sociétés humaines (voir ici même, 22-23 avril). Il faut bien dire que La Violence et le sacré enfonce de première force le trop célèbre Totem et tabou de Sigmund Freud, livre que, soit dit en passant, Elias Canetti détestait cordialement.

 

Le sacrifice rituel, donc, permet à la société d’évacuer la violence intestine qui s’accumule forcément dans la collectivité, en la dirigeant sur un seul, et de rétablir ainsi l’unité et la stabilité du groupe. Cette violence découle d’un processus d’indifférenciation entre ses membres, du fait du mimétisme du désir : je désire « naturellement » un objet désigné comme désirable par le fait qu’un autre le désire, et ce faisant, je deviens en quelque sorte, sa copie conforme, mais aussi son rival. Selon cette hypothèse, c’est le seul fait de vivre en société qui fabrique ce mécanisme, et aucune, par conséquent, ne saurait y échapper.

 

Si l’hypothèse de René Girard est valide, l’indifférenciation des individus débouche sur la violence intestine, à laquelle on ne peut échapper si l’on n’y remédie par des cérémonies rituelles auxquelles adhère l’ensemble de la société. Cette ère semble définitivement révolue, car nous vivons à celle du progrès technique, de la consommation, de la démocratie et de la société de masse.

 

Il n’est pas sûr, cependant, que le mécanisme mis au jour par René Girard, soit de ce fait obsolète. Qu’est-ce que nous avons ? Le Code Pénal ? Il ne fait peur qu’à ceux qui sont déjà des obéisseurs. La justice est elle un rite au sens ancien ? Quelle farce ! Elle est impuissante à purger la haine accumulée. Il n’y a qu’à voir le folklore des « marches blanches » inaugurées lors de l’affaire Dutroux.

 

Alors quoi ? Eh bien, mes bien chers frères, je vous le dis, il faut accepter que le Mal vive parmi nous, en liberté. Puisque nous n’avons plus de rite pour l’expulser, nous devons vivre avec le Mal. Tout ce qui nous semble étranger fait désormais partie de nous-mêmes. Et il faut se résoudre définitivement à ce que le « vivre-ensemble » soit renvoyé dans un hypothétique passé (il n’est pas sûr que les hommes aient jamais su vivre en société), et rayé de l’avenir.

 

Mais il faudra sans doute, si l’on accorde quelque crédit à l’hypothèse de René Girard, s’accoutumer à la banalisation de la violence. L’individu ayant disparu, dissous dans la masse, il est devenu interchangeable. Qu’on se le dise, n’importe quel individu aujourd’hui en vaut n’importe quel autre. Pour une raison qui commence à être évidente : l’individu est en trop.

 

Chacun vit, certes, chacun éprouve, chacun aime et déteste, chacun souffre et chacun se démène, mais tout ça n’a désormais plus aucune importance. Philippe Muray a écrit quelques volumes intitulés Après l’histoire. Mais lui, il avait compris avant tout le monde. J’exagère, quelques-uns l’ont compris bien avant (Günther Anders, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, …).

 

A l’époque où l’on change les mots, le sens des mots et les dictionnaires pour signifier le contraire de que ça signifiait hier, à l’époque où la novlangue a triomphé (cf. Victor Klemperer, George Orwell et quelques autres), tout est devenu possible. Et surtout n’importe quoi. A l’époque où l’humanité dynamite l’individu en proclamant sa toute-puissance, il n’y a plus, hormis les structures légales, de quoi « faire société ».

 

Et s'il n'y a plus de rites pour organiser la « vie en société », c'est peut-être parce qu'il n'y en a plus, de « société ». Certes, il y a bien des structures, mais c'est comme notre squelette : pour que ça fasse un corps, il faut de la chair, du sang, - de la vie, quoi !

 

Pourquoi croyez-vous que la violence tend à s'accroître dans les rapports sociaux ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 26 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (6)

 

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CECI EST LA UNE DE LA GUEULE OUVERTE N°22 D'AOÛT 1974

IL AVAIT UNE SACRÉE BONNE VUE, PIERRE FOURNIER : DOMMAGE QU'IL SOIT MORT (15 FEVRIER 1973) JUSTE APRÈS LE N°3, IL AURAIT PU EN AJOUTER UNE PALANQUÉE, PARCE QU'AUJOURD'HUI, LA MINORITÉ PULLULE, PIRE QU'UNE VEROLE !

CE SONT MÊME LES "MINORITÉS" QUI FONT LA LOI !

 

***

Où en étions-nous ? Ah oui, aux époques obscurantistes où les gens étaient autorisés à défouler leurs peurs, leurs jalousies, leurs haines sur de pauvres êtres sans défense, qui avaient le malheur d’être différents, soit physiquement, soit socialement, soit autrement. C’était très bien comme ça, finalement, parce que ça rassurait la population, qui savait, en quelque sorte, situer et nommer le Mal.

 

Finalement, c’est pratique, d’avoir une figure du Mal sous la main, comme soupape de sécurité. Quand la pression monte dans la cocotte-minute sociale, on lâche un peu les chiens, et puis la paix revient. Quand on gouverne, il est recommandé d’avoir un petit bouc émissaire sous la griffe pour pouvoir fomenter un petit pogrom en cas de mauvaise récolte.

 

Et puis ça fait un peu de viande dans les assiettes des enfants, les protéines, c’est bon pour la croissance. Alors un petit pogrom par-ci, pour garder la forme, un petit lynchage par-là, pour motiver les troupes, ça finissait par faire une tradition. C’était bien utile.

 

Je dis ça, parce qu’aujourd’hui, c’est fini. Nous ne savons plus nommer le Mal, le situer, le regarder. C'est simple, il est partout. Evidemment, nous ne savons plus le chasser hors de nous. Nous avons perdu la recette. Et nous avons banni toutes les autorités qui se chargeaient des opératios d'exorcisme. Le 20ème siècle, en faisant de l’innovation technique l’Être Suprême de l’humanité, a soudainement laissé le Mal courir où il voulait, et du coup, il l’a perdu de vue.

 

La conséquence ? D’abord la guerre de 1914-1918, évidemment. Prenez un gros hachoir à viande, mettez-y quelques millions de bonshommes en état de marche, c’est sûr qu’il en sort un gigantesque hachis parmentier, avec une couche de viande entre deux couches de bonne terre agricole. Cela dit, il n’est pas prouvé que l’acier et le plomb soient des fertilisants, ni qu’une fois les hommes fauchés et la terre labourée par l’artillerie, on puisse faire pousser des comestibles. Enfin, avec le temps, on doit pouvoir y arriver.

 

Ensuite ? La guerre de 1939-1945, avec d’un côté, les Juifs envoyés à l’usine (une très très grande usine), de l’autre, les Japonais bourrés de dragées de baptême (un foutu baptême). Avant le 20ème siècle, les hommes ont certainement rêvé d’anéantir leurs ennemis, malheureusement, les moyens techniques de réaliser leurs projets grandioses leur faisaient défaut.

 

Le 20ème siècle a procuré aux plus cinglés des humains les moyens concrets d’éliminer tous ceux qui étaient à leurs yeux surnuméraires. Ne jamais oublier que la guerre de 14, la bombe et le génocide des Juifs et des Tziganes furent des entreprises rendues possibles par le triomphe de la technique.

 

On dira ce qu’on voudra, mais l’ingénieur en général, et le moteur à explosion en particulier, ont fait énormément pour l’expansion du Mal, sa diffusion, sa dispersion dans l’atmosphère. Avec un exposé des motifs aux aspects innocents et imparables : « Ce n’est pas la technique qui est mauvaise, mais l’usage que les hommes en font ». La belle affaire ! Comme si ça innocentait l’ingénieur et le moteur à explosion !

 

Braves gens, n’accusez pas le scientifique et le technicien : ils sont neutres ! C’est bien connu chez les comiques professionnels : tous les ingénieurs du monde ont la nationalité suisse ! Et pour les adeptes de la Bible, on dira que tous les techniciens sont des Ponce Pilate. On reconnaît ces derniers à la propreté de leurs mains, vu qu’ils passent leur temps à se les laver.

 

Reste que le 20ème siècle a vu le Mal prendre son autonomie et voler de ses propres ailes. Il est devenu une machine, au point d’en devenir machinal. Quelqu’un a même pu écrire un Rapport sur la banalité du Mal. Elle s’appelait Hannah Arendt, et l’ouvrage s’intitulait Eichmann à Jérusalem

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Je pourrais aussi proposer une autre formulation du problème tel qu’il se pose à nous aujourd’hui. Que penseriez-vous de celle-ci : « Tout ce qui est inhumain est humain » ? Ou alors : « Rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger » ? C'est fini, il n'y a plus de monstres. Dit autrement : tous les monstres sont des hommes d'apparence normale. Qu'est-ce qui m'empêcherait d'en être un ?

 

Je trouve que ça correspond assez bien à la figure prise aujourd’hui par l’espèce humaine pour lui servir de visage.

 

TOUT CE QUI EST INHUMAIN EST HUMAIN

 

Espérons que, dans l'avenir, qu'il soit proche ou lointain, nous n'aurons pas à inverser les deux adjectifs. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 25 avril 2013

LE SI DOUX VISAGE DU MAL

 

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Détendons-nous un moment. Montrons que nous savons profiter des bons moments que nous offre l'existence. Faisons une petite pause et sortons en récréation. Ça nous changera un peu. Prenons le temps, puisque nous sommes dans la nature, de nous pencher sur le merveilleux monde des petites bêtes, sur cet univers chaleureux dont notre monde mécanique et bétonné est si dramatiquement dénué, sur ces adorables petits animaux de compagnie, qui nous donnent, jour après jour, une affection qu’ils ne songent jamais à mesurer, et dont ils n'attendent nulle contrepartie. 

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UNE JOLIE DAME PROMÈNE SES ANIMAUX DE COMPAGNIE

 

Penchons-nous sur l’existence des poux en général, et sur une catégorie particulièrement attachante de ces bestioles :

j'ai nommé le MORPION.

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Morpion : Le morpion (phtirius pubis) est un hémiptère dégradé de laLAROUSSE NOUVEAU.jpg famille des pédiculidés, court et ramassé, avec de fortes pattes terminées par des griffes puissantes. Il vit sur la peau où il se cramponne à l’aide de ses griffes, enfonçant son suçoir profondément dans la peau. Chez les individus sales, il pullule, gagne les poils de la poitrine, s’implante dans la barbe et jusque dans les sourcils, mais il ne vit jamais sur le cuir chevelu. Ses œufs, allongés en poire, sont fixés aux poils par un liquide gomineux. On détruit ces parasites avec des lotions de sublimé corrosif très étendues, traitement préférables aux onctions mercurielles (onguent napolitain et onguent gris). (Nouveau Larousse Illustré, édition de 1897-1903.)

 

MORPION 4.jpgOn aura noté que le mot "pubis" n'apparaît que sous son aspect latin, et que sa signification pileuse et basse est tout platement et uniment effacée. On aura aussi noté que le morpion, au moins en apparence, dédaigne d'infester l'anatomie féminine, injustice profonde que la photo ci-dessus contredit avec bonheur. On aura enfin noté les préoccupations hautement hygiénistes des auteurs, qui se sont engagés dans une saine lutte pour la généralisation des salles de bains. 

 

Tout ce qui s'appelle Larousse se fait, il est vrai, une idée tout à fait majestueuse de la pudeur, qu'il s'en voudrait d'effaroucher en venant à effleurer ses parties intimes. Mais comme ce blog ne se préoccupe que de vraie science, il est de notre devoir de compléter notre documentation en nous tournant vers de véritables autorités en la matière : les médecins.

 

Pou (s. m., pl. poux, du lat. pedis ; angl. louse, lice) : Insecte aptère,MORPION 2 PHTIRIUS PUBIS.jpg hématophage, parasite de l’homme. Il en existe trois espèces : Pediculus capitis, pou de tête, Pediculus corporis, pou de corps et Phtirius inguinalis, le pou de pubis ou morpion, de forme plus ramassée. Le pou détermine une dermatose prurigineuse, appelée pédiculose ou phtiriase (v. ce terme), et peut d’autre part transmettre diverses maladies infectieuses : le typhus exanthématique, la fièvre Q, la fièvre récurrente cosmopolite et la fièvre des tranchées. (Garnier & Delamare, Dictionnaire des termes de médecine, 29ème édition, 2006.)

 

MORPION 9.jpgAprès avoir noté que le morpion a changé de famille, passant de celle des hémiptères à celle des aptères (« Un peu de science éloigne de l'absolu, beaucoup de science en rapproche »), achevons notre petit tour de petit horizon en nous interrogeant sur un des principaux bienfaits que nous procure le pou en général, et le morpion en particulier.

 

Phtiriase (s. f., gr. phtheir, φθειρ, pou ; angl. phthiriasis). DermatoseMORPION 5.jpg prurigineuse provoquée par la présence, sur une partie du corps ou sur toute sa surface, d’un grand nombre de parasites appartenant à l’une des trois espèces de poux, Pthirius inguinalis ou Phtirius pubis, le pou du pubis ou morpion.

 

MORPION 8.jpgVoilà, Madame, voilà, Monsieur, en quelques mots, un panorama de ce que sont en mesure d’apporter à l’espèce humaine, si souvent et si profondément coupée de ses origines, les petits coins de nature qui subsistent encore tout près de nous, pourvu que nous apprenions à les apercevoir, à les apprécier et à leur faire une place dans notre vie quotidienne. Disons merci au morpion, et entonnons cet hymne impérissable que tous nous chantâmes, entre jadis et naguère :

 

« De profundis, morpionibus … ».

 

Rendons à César ce qui est à César, et au morpion ce qui est à tout le monde.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 24 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (5)

 

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QUELQUES-UNS QUI L'ONT OUVERTE, LEUR GUEULE

(DU TEMPS DE PIERRE FOURNIER)

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Alors c’est sûr que la mort du Christ a amené l’humanité à renouveler radicalement sa représentation du Mal. Cela dit, il s’en faut de beaucoup que l’Eglise catholique ait appliqué à la lettre le message. On peut même dire qu'elle s'y est opposée farouchement. A commencer par l’instrumentalisation grossière de l’opposition Dieu / Diable : à droite les bons, à gauche les méchants, même si Dante Alighieri, dans La Divine Comédie, fait suivre à ses héros un chemin plutôt vertical.

 

Je pense évidemment au sort des femmes qui décidaient de vivre seules pendant toute une période du moyen âge et qui, libres de la tutelle d’un homme, étaient suspectes de commerce avec le diable. Il n’était pas rare qu’elles se fissent (oui) traiter de « sorcières » (sur le sujet, voir Jules Michelet, La Sorcière), mais aussi brûler très concrètement pour ce même motif.

 

Je pense aussi aux deux personnages de nains dans le roman Tristan et Iseult (12ème siècle) : Frocin et Bédalis. Celui de la dénonciation et celui de la lance empoisonnée. Pour le coup, en voilà des carrées, des incarnations du Mal. Heureusement, ils subiront tous les deux le sort réservé aux méchants. Au lieu de naître nains, ils n’avaient qu’à être comme tout le monde.

 

L’époque n’était guère favorable au triomphe des méchants, n’hésitant guère à « stigmatiser » scandaleusement des « minorités visibles ». Eh oui, les rôles étaient bien partagés, bien différenciés : les tares physiques reflétaient forcément les âmes les plus noires. J’ai évoqué récemment l’immonde cloporte Zachée surnommé Cinabre imaginé par ETA Hoffmann.

 

A l’époque, plus tu es malformé et plus tu es laid, plus tu es haï de Dieu (donc des hommes). Comme représentation, c’est vraiment tout confort. A croire que des déchets de mentalité primitive ont été recyclés dans le soubassement des tréfonds des bases du socle des fondations de la civilisation occidentale. Tout y est passé : la femme seule, le bossu, le crétin des alpes, bref, tout ce qui était assez semblable pour être catalogué "humain", mais pas assez pour être vraiment pareil. Assez pour que les villageois puissent s’identifier, pas assez pour être assimilable. Une condition pour postuler à l'emploi de "victime".

 

Et ça a duré, duré, duré. Regardez les westerns d’avant Sergio Leone, le bon et le méchant sont immédiatement identifiables. Et pas seulement les westerns. L’équation est simple : le bon est beau et le méchant est laid. Je crois même qu’on pourrait dire que le méchant est crevassé et que le bon est lisse. Ou encore que le bon est blanc cheveux blonds, et le méchant blanc ou pas blanc, cheveux bruns (il y a des variantes). Ce qu’on voudra : riche / pauvre, indien / cow-boy, primitif / civilisé (Robinson Crusoé), musulman / chrétien, baptiste / méthodiste, nordiste / sudiste, ….

 

Ce n’est pas comme chez le père Goethe : moi qui viens de lire son épouvantable pensum intitulé Wilhelm Meister, je peux vous dire qu’on ne trouve, sur les 1000 pages à se farcir, strictement aucun personnage pour incarner le mal. C’est très curieux, d’ailleurs. Que du positif.

 

Les seuls néfastes sont la bande de brigands jamais identifiés qui attaquent la troupe de théâtre. A tout casser, ça prend une dizaine de pages, juste un courant d’air momentané. Pour tout le reste, qu’on se le dise : on est chez les bons. C’est pour ça que Wilhelm Meister ne raconte rien, qu’il n’y a pas d’histoire à proprement parler.

 

Tous les personnages dotés d’un prénom dans le roman sont du bon côté du manche, ou alors, s’ils n’y sont pas, ils ne vont pas tarder. Les gars sont « bien bâtis », « d’agréable tournure ». Chez les filles, c’est pareil, même Philine finira en bonne mère, pour vous dire. Je préciserai : "presque pareil", car Goethe trouve le moyen d’en faire passer trois de vie à trépas (Marianne, Aurélie et Mignon), on ne sait d'ailleurs pas bien pourquoi. A part cette (bien modeste) anicroche, Wilhelm Meister est un indécrottable militant du Bien.

 

C'est assez pour bouter le roman, sinon hors de la littérature, du moins hors du roman.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 23 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (4)

 

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UN QUI L'A OUVERTE, SA GUEULE

(DESSIN DU REGRETTÉ PIERRE FOURNIER)

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Je disais donc du bien de La Violence et le sacré, grand livre de René Girard, et je laissais entendre qu’ensuite, ça se gâtait. Mais on peut déjà faire un reproche à l’auteur, à propos de son maître-livre, c’est de ne pas se prendre pour  un flacon d'urine éventée. Franco de port, il ne vous l’envoie pas dire : sa théorie du désir mimétique et de la victime émissaire est tout simplement "révolutionnaire". Elle envoie à la poubelle, en même temps qu’aux oubliettes, toute la psychanalyse de Papa Freud.

 

Mieux : elle l’englobe ! Pour vous dire la supériorité de son « pouvoir heuristique », comme on dit à l’université, pour dire qu’une théorie parvient à expliquer d'un seul jet homogène un ensemble de phénomènes éparpillés, que l’état précédent des connaissances ne permettait d’aborder qu’en ordre dispersé.

 

Remarquez que j’avais demandé (c’était entre deux portes, il est vrai) au père Denis Vasse, psychanalyste renommé, ce qu’il pensait des travaux de René Girard. Il m’avait regardé, puis m’avait répondu (je cite de vieille mémoire et en substance) : « Mais c’est qu’il ne s’occupe de rien de ce que nous faisons ». Circulez, y a rien à voir ! Un partout la balle au centre.

 

J’aurais quant à moi tendance à me méfier davantage de Girard que de la psychanalyse, et pour une raison précise : avec, et surtout après la publication de Des Choses cachées depuis la fondation du monde, il a viré au militant chrétien. Je précise que Denis Vasse était prêtre jésuite, mais n'a jamais confondu sa foi avec les choses de la science. Je n'en dirai pas autant de Girard. Chacun fait ce qu’il veut, mais quand on est militant, cela jette un drôle de jour sur l’objectivité des savoirs établis à l’université, qui sont davantage faits pour enrôler les adeptes d’une croyance que pour former des esprits à la méthode scientifique.

 

Je ne prendrai comme exemple que Judith Butler, militante avouée de la cause lesbienne, avec sa théorie du « genre ». Soit dit par parenthèse, on peut s’étonner que les affirmations qui forment le socle du « genrisme », et qui enfoncent les vieilles portes ouvertes du vieux débat « nature / culture », aient contaminé aussi facilement autant de soi-disant bons esprits, dotés d'un soi-disant bon sens, lui-même soi-disant rassis.

 

On s’étonne moins quand on voit que la théorie du genre sert de drapeau à tous les militants de la « cause » homosexuelle : nulle objectivité là-dedans, mais une arme, et une arme aux effets dévastateurs, car son champ d’action est le langage lui-même, le sens des mots et la façon dont ils désignent les choses. Les adeptes, ici, obéissent au raisonnement : « Puisqu'on ne peut pas tordre les choses, commençons par tordre les mots ». Et on peut dire qu'ils ont réussi, au-delà de toutes leurs espérances, à les tordre, les mots. Regardez ce qu'ils font aujourd'hui, au nom de l' « ÉGALITÉ » !

 

Revenons à René Girard et à Des Choses cachées …. En dehors des salades que l’auteur commence à débiter sur la supériorité du christianisme, je garde de la lecture de ce gros bouquin le souvenir d’une idée qui me semble encore étonnante de pertinence : à observer les bases du christianisme à travers une grille de lecture « sacrificielle » (le rite religieux conçu et mis en œuvre pour expulser d’une communauté humaine la violence accumulée, dangereuse pour sa survie, en la déviant sur un seul individu), Jésus Christ apporte une innovation radicale.

 

Si j’ai bien tout compris, la mort du Christ sur la croix est le premier sacrifice raté, le premier sacrifice qui échoue à rétablir la paix dans la communauté dont il devait raffermir la cohésion. En tant que sacrifice humain comparé à tout ce qui s’est pratiqué et se pratique dans les sociétés, primitives ou non, la mort du Christ est un ratage complet. Le dernier des sacrifices humains, si l’on veut, du fait qu’il est le premier sacrifice inefficace. Et en même temps, il s’avère comme façon radicalement nouvelle d’envisager le Mal.

 

Un ratage, pour la raison très simple que la victime est reconnue et déclarée innocente, alors que la « bonne » victime est celle sur la tête de laquelle s’est concentré tout le Mal accumulé, et dont toute la communauté doit pouvoir dire qu’il était juste de la tuer, au motif qu’elle était coupable.

 

Le message du Christ, de ce point de vue, est clair : s’en prendre à un individu innocent, et croire ainsi expulser hors de soi le Mal,  c’est commettre une injustice, voire un crime. Ce n’est pas parce que vous tuez un homme (choisi ou non au hasard) que vous chassez le Mal de la communauté. A cet égard, je suis bien obligé de reconnaître que la base du christianisme constitue une avancée décisive sur ce qu’on appelle la « mentalité primitive ». Le Christ est le premier à dire que le Mal est au-dedans de chacun, et que pour le rejeter au-dehors, il faut s’y prendre autrement.

 

On dira ce qu’on veut, mais c’est un vrai Progrès.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 22 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (3)

 

COLEO 28 APION.jpg

POEME :

IL EST PAS MIGNON,

MON PETIT APION ?

ET MON P'TIT MORPION,

IL EST PAS TROGNON ?

MORPION 2.jpg

(ceci est la photo d'un morpion accroché à deux poils)

***

La « confession à la chrétienne » fut pendant des siècles le moyen mis au point par l’Eglise catholique pour expulser le Mal hors de l’âme des individus (et je ne parle pas de la messe). Mais aujourd’hui, il y a bien peu d’Eglise catholique (trop de gens voudraient la voir disparaître, elle est d'ores et déjà réduite au rôle de "groupe identitaire" parmi d'autres), encore moins de confession chrétienne. La question se pose : que faire avec le Mal ?

 

Il ne faut pas se leurrer : aucune société ne peut ne pas se poser la question. La preuve, c’est que toutes se la sont posée. Quelques-unes fonctionnent encore avec des institutions dédiées à cette tâche : les Dogons, par exemple, malgré les assauts conjugués des touristes, de l’argent et des marchandises en plastique, maintiennent encore un arsenal de croyances destiné à maintenir l’ordre dans l’ordre du monde, et à le rétablir en cas de besoin par toutes sortes de procédures compliquées (voir les ouvrages de Germaine Dieterlen, et surtout les entretiens de Marcel Griaule avec Ogotemmeli dans Dieu d’eau, 1948).

 

Quand l’idée est venue aux hommes qu’il était possible de chasser le Mal, ils ont inventé tout un tas de gestes et de cérémoniaux : ils ont arraché le cœur d’un semblable, ils ont précipité un semblable dans le feu ou dans l’eau, ils lui ont fait subir toutes sortes de tourments. Le semblable en question s’est appelé la victime. C’est sur celle-ci que se concentraient tous les maux accumulés.

 

Il est couramment admis de désigner aujourd'hui la victime sous le nom de « bouc émissaire » : attaché au milieu du village, le dit bouc recevait toutes sortes d’ordures, les paquets de boue et de fange dont s’allégeaient les habitants, puis il était bouté hors du village, bien loin dans le désert. Il paraît que ça se passait chez les juifs de l’antiquité. Avouez que c’est mieux qu’un sacrifice humain, bien que le spectacle perde en palpitant, comparé à un bon vieux sacrifice juteux et saignant.

 

Mais un rite ne dépend pas de ce qu’on y fait ou du protocole auquel il obéit : il s’agit avant tout, pour le rite et son responsable (prêtre, sorcier, chaman, ...), d’être efficace. Si la population, après le cérémonial, est effectivement libérée de tout le poids de Mal accumulé, elle n’en demande pas plus, pour recommencer à vivre. Le rite a marché.

 

René Girard a écrit là-dessus un livre génial : La Violence et le sacré (1972). Je ne vais pas vous réciter tout ça, je vais vous le faire  en bref et en simplifiant. Grosso modo, pour désirer quelque chose, un individu doit attendre que ce quelque chose lui soit désigné par quelqu’un comme étant désirable : si A désire X, B a raison de désirer X à son tour. Peut-être parce qu'il voudrait bien être comme A. C’est ce que Girard appelle « désir mimétique ».

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Je continue : dans un groupe, à force que les gens désirent les mêmes choses, ils deviennent à la fois des rivaux et des répliques les uns des autres. Pendant qu'à force de rivaliser, le destin des rivaux est, à terme, de se foutre sur la gueule, à force de désirer la même chose, le destin des rivaux est de devenir mécaniquement semblables les uns aux autres. C’est ce que Girard appelle « indifférenciation violente ». J'espère que vous suivez.

 

A force de monter entre des individus rivaux, la tension finit par produire la violence. Et comme cette violence risque d’aboutir à l’anéantissement de la collectivité en tant que telle (cela s’est vu par exemple chez les Iks, nord-est de l’Ouganda), les sociétés, pour se protéger et se pérenniser, ont élaboré, au fil de l’histoire, des protocoles expérimentaux dont le seul but était d’empêcher le massacre généralisé. On a appelé ça des « rites ». Lorsque le potentiel de violence atteint le maximum supportable, un mécanisme (la « crise sacrificielle » de René Girard) se déclenche pour rétablir la paix entre tous. C’est le moment du sacrifice proprement dit.

 

Pour que le sacrifice ait lieu, il faut que quelque chose soit sacrifié. C’est parfois quelqu’un. Les Grecs appelaient ce quelqu’un le « pharmakon » (mot qui signifie aussi bien « poison » que « remède »). René Girard multiplie les références à des peuplades exotiques, où un roi était élu à l’unanimité, mais qui était à terme destiné à jouer le rôle du pharmakon : être un jour sacrifié. Et ça marchait (enfin, c'est ce qu'on dit) ! Le pauvre roi commençait par être sacralisé, honoré, mais il devait finir dans la marmite : être brûlé après avoir été adoré, c'est dur !

 

L’important était que se produisît un « unanimité violente » contre la victime désignée. Le sacrifice de la « victime émissaire » n’est efficace qu’à condition d’unanimité : le bouc émissaire, s’il réussit à concentrer sur lui seul toute la violence contenue et retenue jusque-là dans la population, à ce moment précis, tout va bien. Ite missa est. Deo gratias. Allez en paix, et revenez dans un an. Le rituel d’élimination du Mal a rempli sa tâche : maintenir la force du « vivre ensemble ».

 

On pensera ce qu’on veut de l’hypothèse de René Girard, mais je crois qu’elle mérite attention. Au fond, elle repose tout entière sur cette autre, qui veut que nulle personne humaine ne désire quelque chose qui ne lui ait pas été désigné auparavant comme désirable par quelqu'un d'autre. C'est plausible, mais ... 

 

Malheureusement ça se gâte ensuite.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 21 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (2)

 

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SPECTACULAIRE ENVOL VERS LA LUMIERE DU SYMBOLE DE FRANÇOIS HOLLANDE ET DE TOUT LE PARTI SOCIALISTE DANS LES SONDAGES

APRES LE "CHOC DE MORALISATION"

ET LA CONFESSION DE JERÔME CAHUZAC

(car nous parlerons aujourd'hui de la confession, mes bien chers frères)

***

Je lançais donc un cri d’alarme : le Mal est désormais parmi nous, et ses racines inextricablement et durablement enchevêtrées s’enfoncent dans notre sol et étendent leur rhizome. La végétation qui émerge de ce sol où le Mal se mélange au Bien est désormais impure, et c’est son air que nous respirons, et ce sont ses pousses que nous trouvons dans nos assiettes.

 

Si nous étions en terre d’Islam, quel bonheur serait le nôtre ! D’une simplicité angélique. D’un côté le Coran, de l’autre le Sheitan (Satan). L'âme du musulman peut dormir sur ses deux oreilles, en paix avec elle-même. 

 

Au moins là, le Mal, il est nommé, et l’on se donne les moyens de le chasser, à coups d’exorcismes et de bûchers purificateurs. A coups de confession, aussi : on ne se doute pas du bienfait qu’a fait à l’humanité souffrante l’invention de la notion de péché, et du bienfait qui allait avec, quand le pégreleux en robe noire, derrière sa grille en bois, vous soufflait dans le nez, en même temps que son haleine fétide chargée d'ail et de molaires pourries, là-bas dans le fond, l'absolution rédemptrice : « Ego te absolvo ! Mon fils, vous direz trois Pater et deux Ave. Allez en paix ! ».

 

On repartait le cœur léger et l’âme guillerette, prêt (et autorisé) à recommencer. L’invention du péché, celle du Manuel du confesseur, celle de l’absolution furent des bouées de sauvetage lancées à l’humanité (au moins l'occidentale chrétienne), auxquelles celle-ci s’est accrochée avec succès pendant combien de siècles ?

 

La confession et le péché, l’aveu, l’absolution et la rémission, quel merveilleux moyen de se débarrasser  du Mal ! On l’expulsait hors de soi jusqu’à la prochaine fois. C’est sûr, il y avait une prochaine fois, aujourd’hui, un bon commercial dirait que c’est un « marché captif » : le client ne peut pas vous échapper. Il reviendra forcément. Même que l’homme en noir pouvait en rajouter dans la culpabilité : « Depuis combien de temps, mon enfant, n’êtes-vous pas venu ? ».

 

La civilisation qui a inventé la responsabilité personnelle, qui n’est finalement que la rançon de la liberté individuelle, a inventé dans la foulée le moyen souverain de résoudre en permanence le conflit entre la conscience et le monde (enfin, disons les actes commis dans le monde), entre la conscience et les autres.

 

J’ouvre une parenthèse. Pour être honnête, il faudrait dire que les curés sont allés très loin avec l’acte de contrition : « J’ai péché par pensée, par action et par omission ». La totale ! Quoi que tu fasses ou ne fasses pas, impossible d’échapper ! Que des moyens infaillibles mis au point pour, en accumulant les peccadilles journalières, se retrouver chargé de noirceurs et retrouver fissa le chemin du confessionnal. Je ferme la parenthèse.

 

Donc, carrément impossible de se coucher le cœur en paix : tout le monde a forcément, tous les soirs avant de s’endormir, quelque chose à se reprocher, ou quelque motif de s’en vouloir dans tout ce qu’il a pensé, dit, fait ou pas fait. C’est normal : le monde produit du Mal sans jamais s’épuiser, à jet continu. Le commercial en soutane n’a pas à bouger de sa chaise : le pénitent s’avance vers lui, à genoux, en se frappant du poing la poitrine : « Mea maxima culpa ».

 

C’était le bon temps où l’homme, ayant vaqué à ses occupations pendant la journée, faisait un détour par le confessionnal, rentrait chez lui et dormait du sommeil du Juste et l'âme en paix - non sans avoir au préalable dûment honoré bobonne de sa petite besogne repopulatrice. Le monde était bien organisé. Au moins dans les têtes.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 20 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ?

 

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***

Il n’y a pas si longtemps – c’était après le 11 septembre 2001 – le président des Etats-Unis George W. Bush, surnommé le Nabot Léon américain, a fait un grand discours dans lequel il lançait la grande croisade définitive contre « L’Axe du Mal ».

 

Vrai, on se serait crus revenus aux glorieux temps de la reconquête du tombeau du Christ, où Godefroi de Bouillon parvenait à convaincre toute la chrétienté de se lancer à l’assaut de l’Islam et de remporter sur lui l’éclatante victoire de la vraie religion sur ce que le monde comportait de pire en matière de paganisme, d’irréligion et d’incroyance : le mahométan.

 

Je note, juste en passant, qu’après les croisades (dont la dernière catastrophique, en 1204), les grandes entreprises occidentales et chrétiennes furent les « grandes découvertes » (autrement dit les « grandes conquêtes »). Les occidentaux chrétiens, ils ont dû se dire que les Arabes, les musulmans, le Sultan, sa Sublime Porte, c’était vraiment un morceau trop coriace à avaler, et qu'il valait mieux aller voir ailleurs si on y était. Et le plus fort, c’est qu’on a fini par y être, et même partout ailleurs.

 

Le problème, c’est que George W. Bush, pour lancer sa proclamation, est né mille ans trop tard (à quelques cheveux près). Notre époque, emmenée par un occident chrétien plus ou moins déchristianisé, ne sait plus quoi faire, avec le Mal. Elle a perdu le mode d’emploi. Elle ne sait plus où le mettre. Notre époque ne sait plus où est passé le Mal. A croire qu'il n'y en a plus, qu'il a disparu corps et biens.

 

Ou alors, au contraire, elle le voit tellement partout, qu’elle ne sait plus comment le vaincre, le Mal. Il est partout et nulle part. La recette, qui permettait de mettre un nom dessus et qui remontait à la plus haute antiquité, s’est égarée dans les poubelles mises au point par le progrès technique. Peut-être qu’un éboueur inattentif l’a mise, avec les autres détritus, dans l’incinérateur où finissent les surplus de notre force de travail. Allez la retrouver, maintenant !

 

Résultat, les sociétés qui savent encore expulser le Mal de leurs rangs se comptent sur les doigts de la main d’un voleur de Tombouctou, coupée avec une Charia en pleine forme et dûment aiguisée, par un militant exalté d’Aqmi. Résultat, faute d’être reconduit manu militari à la frontière, le Mal s’est installé au cœur des sociétés humaines qui, ayant mis au placard et au musée les outils (rituels religieux, peine de mort, …) qui servaient à organiser rituellement des charters de maux renvoyés dans leurs pays d'origine, essaient tant bien que mal de « faire avec », de le contenir dans des limites acceptables, et même de le recycler.

 

Mes bien chers frères, le Mal est donc parmi nous, il a pris racine, il se promène incognito, en liberté, dans nos rues et nos médias, il a pris les habits de tout le monde, il a pris la figure de tout le monde : dans ce monde soumis à la loi du : « Je fais ce que je veux quand je veux parce que je le vaux bien », impossible désormais de l’identifier, de le nommer, de l'isoler, pour l'expulser hors de l'homme.

 

Toute tentative de purification est désormais vouée à l'échec. On est mal barrés.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

vendredi, 19 avril 2013

IL JOUAIT DU PIANO-JOUET

 

L'HISTOIRE 1 D'UN CONTEUR ECLECTIQUE.jpg

L'OUVRAGE DE MARIE-ANGE GUILLAUME

Fred, le dessinateur et inventeur d’histoires, a-t-il rencontré John Cage, le massacreur de l’idée de musique, capable de rester les bras ballants devant son piano pendant 4′33″ devant une salle comble, juste pour montrer que, même quand il ne joue pas, il continue à y avoir de la « musique », produite par le public lui-même ? Enfin, disons plutôt des sons. Bref, des bruits, quoi. Leurs routes se sont-elles croisées ? Cela m’étonnerait. Et pourtant …

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EXECUTION PUBLIQUE DE 4'33"

 Dans la vie, il faudrait pouvoir prévoir l’imprévisible, s’attendre à l’inattendu et ne pas se laisser surprendre par les surprises de l’existence. Ce serait la meilleure manière de gérer nos existences « en bons pères de famille » (je signale que l’expression figure en toutes lettres dans le Code civil, et s’adresse par conséquent aussi aux femmes). 

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JOHN CAGE EN PERSONNE JOUE SA "SUITE FOR TOY PIANO"

Heureusement, il n’en est rien. Heureusement, tout le monde n’est pas comme Goethe, à ambitionner d’encadrer la vie des individus et des sociétés dans le carcan de la rationalité, jusqu’à étouffer l’envie de vivre. Heureusement, la vie est pleine d’imprévoyants, d’inattendants et de surprenants. A ce titre, Fred mérite à coup sûr de figurer parmi les émerveillements de l’existence. 

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WILHEM LATCHOUMIA PROUVE QU'ON PEUT LA JOUER AVEC SON CUL

(CERTAINS DIRONT, PEUT-ÊTRE A JUSTE TITRE, QU'ON PEUT S'ASSEOIR DESSUS)

En l’occurrence, il s’agit du télescopage – improbable mais authentique –  entre l’imagination débridée de notre génial dessinateur et le savoir-faire desséché d’un imposteur de la musique moderne. C’est la raison a priori bizarre qui m’a fait donner à ce billet ce titre bizarre : Fred et John Cage. Eh oui : ils ont travaillé sur les mêmes instruments : des pianos-jouets.

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CETTE FOIS, C'EST MARGARET LENG TAN QUI S'Y COLLE, AVEC UN SERIEUX OLYMPIEN

J’ai eu récemment l’honneur et l’avantage d’évoquer ici la Suite for toy piano, qui fait glorieusement pendant aux 4′33″ précédemment citées. Alors je ne sais absolument pas si Fred est allé pêcher son idée chez John Cage. En explorant la chose sur internet, je me suis rendu compte que le toy piano, cette chose inventée pour encombrer la chambre du petit dernier à Noël, et lui permettre de casser durablement les oreilles de papa et maman, faisait fureur dans les salles de concert dites sérieuses.

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ET PHYLLIS CHEN NE VA PAS TARDER A S'Y METTRE

Fred a, on le sait peu, travaillé pour le cinéma. Il a, entre autres, écrit quarante contes. Ces contes étaient conçus à partir de mots. Fred raffolait de ça : prendre une expression au pied de la lettre et lui faire cracher son potentiel imaginaire. Le Train où vont les choses (son dernier album) a été extrait de cette mine-là.

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LE TOY PIANO FAIT FUREUR, VOUS DIS-JE !

(ICI, YAN TIERSEN)

Il raconte, dans le livre de Marie-Ange Guillaume (L’Histoire d’un conteur éclectique, Dargaud, 2011), le tournage d’un film construit autour d’une harpiste. Sous les yeux des habitants de HLM de banlieue, intrigués, des « Hell’s Angels » sont payés pour écouter sa musique d’un air béat.  Et puis des flics (acteurs) ordonnent à la harpiste et aux motards de déguerpir. 

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ALLEZ, ENCORE UNE LOUCHE DE MARGARET LENG TAN DANS LA "SUITE" DE CAGE

Les gens penchés aux fenêtres des HLM où se déroulait la scène engueulent alors les « flics » en hurlant : « Laissez-la continuer ! C’est beau, cette musique ! ». Ceci pour dire que Fred est toujours prêt à emmagasiner les bonnes histoires qui se déroulent sous ses yeux. Je veux dire, à construire des histoires à partir de ce qui se passe en sa présence. 

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ET DES PRIX DE CONSERVATOIRE S'Y METTENT TRES SERIEUSEMENT

L’un des contes écrits par Fred est intitulé Musique de petite chambre. Comme d’habitude, Fred se sert d’une expression toute faite pour faire courir son imagination. Je me dis qu’il aurait pu trouver un autre titre, je ne sais pas, Musique de chambrette, tiens, pourquoi pas ?

 

Le pianiste du récit, en grande tenue sous son vieux manteau, fait du porte à porte et propose ses concerts. Après avoir essuyé une rebuffade, il est invité par une femme qui possède un piano. Mais c’est un tout petit : un piano-jouet. C’est tout ce qu’elle a, un cadeau de ses parents, qu’elle a conservé. Comme c’est un piano à queue, il accepte de rester. Il installe tout pendant que la dame se change derrière un paravent.

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ET PUIS VOILA LE TRAVAIL DE FRED !

Mais les préparatifs de la dame s’éternisent, et tout d’un coup, le pianiste éclate : « Comment ? Je ne supporte pas qu’on arrive en retard à mes concerts, surtout à domicile ! Enfin quoi, madame ? C’est la dernière impolitesse ! ». Il claque la porte. Désolée, elle sort de derrière le paravent en grande tenue de grande soirée, et exprime ses regrets, tout en tapotant le piano-jouet, qui rend des sons d’ « authentique piano de concert ». L’amertume et l’ironie de ce petit récit font partie de la signature de Fred.

 

L’enfantillage assumé du « conteur éclectique », on me dira ce qu’on voudra, est infiniment aimable. L’enfantillage de John Cage, qui se prend très-très au sérieux, et que les gogos gobent comme des mouches, est infiniment haïssable.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 18 avril 2013

ET PUIS NON ! ... FRED N'EST PAS MORT ! ...

 

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MERCI, HERGÉ, DE ME PRÊTER CETTE IMAGE POUR LA CIRCONSTANCE

***

Tewfik Hakem avait interviewé Fred pour une émission diffusée en 2011. Il a rediffusé dernièrement l’entretien dans son émission de 6 heures du matin : Un Autre jour est possible. Cela vaut le coup, à l’occasion, d’être matinal.

 

NAUFRAGE 21.jpgCe qui apparaît, de Fred ? Un homme en toute simplicité. Son père était cordonnier, c’est vous dire, même si ça ne prouve rien. Une façon éminemment populo de parler, par exemple, de son amitié avec Jacques Dutronc : un manager lui avait demandé de faire quelques chansons pour lui. Il avait atterri dans ce milieu inconnu des studios d’enregistrement, et le contact s’était fait, facile, simple, magique. Cela a donné, évidemment, Le Fond de l’air est frais, Laïho, Laïho, mais aussi La Voiture du clair de lune.

 

Une façon aussi de renvoyer tous les intellos de la terre à leur potagerNAUFRAGE 23.jpg et à leurs légumes quintessentiels (je veux dire : desséchés). A la question bête : « Comment êtes-vous arrivé à Philémon ? », il répond : « Ben, vous savez, ça m’est venu comme ça. Je n’ai pas de projet, pas de marche à suivre. Quand je démarre, je ne sais pas ce qui va me venir sous la plume ».

 

NAUFRAGE 27.jpgBref, un pommier qui fait des pommes, et pas un intellectuel à tout découper en seize et à tout transformer en abstraction conceptuelle, pour mieux se convaincre et convaincre quelques gogos que c'est lui, et personne d'autre, qui comprend le monde dans lequel il vit (et nous avec). Pour Fred, intellectualiser était une façon de renoncer à palper le vrai et le jouissif de l'existence. Dans le monde de Fred, l'intellectuel se situe à l'antipode exact de la vie qui vit. Pour Fred l'artiste, vivre et intellectualiser sont carrément antinomiques.

 

A l’entendre (sa voix est celle d’un vieuxNAUFRAGE 29.jpg monsieur, mais qui a gardé intact le populo de son accent et de sa prononciation), les choses lui sont toutes tombées sur la feuille de dessin, sans avoir à chercher. Par exemple, le père de Philémon, dans la BD, ressemble à son propre père, pas besoin d’aller chercher loin.

 

NAUFRAGE 30.jpgEn fait, pour Philémon, Fred triche un peu. Car, comme il le déclare dans le livre de Marie-Ange Guillaume (L’Histoire d’un conteur éclectique, Dargaud, 2011, 29€ quand même, mais ça les vaut)L'HISTOIRE 1 D'UN CONTEUR ECLECTIQUE.jpg, tout se passe à Nice, pendant un repas de famille. Comme son fils Eric s’ennuie, il lui raconte une histoire. Et là c’est vrai, pas besoin d’aller chercher loin : « J’ai utilisé les éléments du décor : la mer, les bateaux, une bouteille ». Et c’est après qu’il a eu envie d’en faire un récit dessiné. Moi j’aurais ajouté une question : « Pourquoi précisément ce prénom : Philémon ? ». La réponse m’aurait intéressé. J’ai mes raisons. De vraies raisons que quelques-uns connaissent.

 

Avec le petit-fils, ç’a été un peu plus rigolo. Dans le jardin de la maison,NAUFRAGE 31.jpg il y avait un puits. Pour Alexandre, c’était forcément le chemin qui mène au A. La famille a été obligée de poser un énorme pot avec un « baobab » (dixit Fred) pour le boucher, et empêcher Alexandre de rejoindre l’île du A avec ses copains. Et notre moustachu dit ça d’un air bonhomme. Et qu’Alexandre l’appelait monsieur, ne voulant pas le croire son grand-père. Plus retors qu’il ne veut bien le paraître, Fred : va savoir si c’est vrai, qu’Alexandre l’appelait « monsieur ».

 

NAUFRAGE 33.jpgAlors le puits ? Sans vouloir décortiquer la chose, je note que dans le dernier épisode (Le Train où vont les choses), il est absent : fini, le puits. Ce qui fait la frontière, cette ultime fois, c’est la fumée produite par la « Lokoapattes », sorte d’épais brouillard qui fait tousser le hérisson, et dans lequel se perd le père (sans doute le "perd-père twitté") de Philémon, parce qu’il a rencontré le fantôme de Jojo, l'ancien garde-champêtre.

 

Cette frontière entre le « réel » et « l’imaginaire », le puits la dessinaitNAUFRAGE 34.jpg d’un trait épais, pour ne pas dire infranchissable : il fallait s’appeler Philémon pour y tomber. Dans ce 16ème et dernier épisode, la frontière a perdu de sa consistance, puisque, du fait de Joachim Bougon, le conducteur inattentif de la « Lokoapattes », celle-ci est sortie du « tunnel imaginaire » pour venir s’échouer dans des sables mouvants bien « réels ».

 

Mais Fred, grâce au « tunnel imaginaire », surmonte la difficulté. Normalement, si tout va bien, Philémon et Barthélémy le puisatier rejoindront la lettre A. Dans le fond, que le puits devienne tunnel, quelle importance ? L’essentiel n’est-il pas d’arriver à destination ? Ce qui reste définitivement sûr, c’est que Fred n’a jamais confondu « réel » et « imaginaire » (à l’instar de maints ados plus ou moins attardés, accros à leurs consoles). Mieux : il a réussi à donner à ses rêves et à son imaginaire la consistance d’une réalité durable.

 

NAUFRAGE 35.jpgEt cela est rendu possible, précisément, par le poste-frontière que le dessinateur-conteur a établi entre les deux mondes, par la magie d’un simple puits. L’île du A de l’océan Atlantique, c’est si l’on veut de l’imaginaire au carré. Qui fait que le fictif Philémon semble, en revenant dans le jardin paternel après une escapade sur le A, prendre corps dans une réalité un peu moins fictive que les histoires inventées. Une réalité plus proche de la nôtre, et dans laquelle Fred réussit à nous embarquer. On y croit.

 

Appelons ça le véritable esprit d’enfance, ou je n’y connais plus rien.

 

Comme je le disais lors de la parution du Train où vont les choses : monsieur Fred, merci du fond du coeur. Oui, vraiment, merci pour tout.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

mercredi, 17 avril 2013

FRED EST MORT !

 

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Je ne pouvais pas laisser passer l'événement sans m'y arrêter un moment. Je l'ai vaguement évoqué récemment, je le redoutais, et puis voilà, c'est arrivé : FRED EST MORT. 

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Il sera donc aujourd’hui question de Monsieur ARISTIDÈS. Othon ARISTIDÈS.  Et pour être précis : Othon Frédéric Wilfrid ARISTIDÈS (mais je ne garantis pas le Wilfrid). J’ai parlé de lui les 3 et 4 mars dernier. Son nom de plume a toujours été FRED. Il venait de publier Le Train où vont les choses, seizième album de l’extraordinaire (au sens le plus exact) série des Philémon. Une des séries de bandes dessinées qui me font croire à la possibilité de faire accéder le genre de la BD à la dignité d’œuvre d’art. 

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LE MONDE, PUIS LIBÉRATION, 8 AVRIL 2013 : ILS NE SE SONT PAS FOULÉS, POUR LEURS TITRES

 

NAUFRAGE 1.jpgA sa façon de reprendre telles quelles les sept premières pages du premier album, mais de laisser son héros étouffer dans une mer par trop réelle, au lieu de le faire atterrir à plat ventre sur une plage du A de l’Océan Atlantique, avec ses deux soleils, son centaure Vendredi, ses arbres à bouteilles, je craignais le pire. Le Train où vont les choses avait quelque chose de triste. Quelque chose même de funèbre et de testamentaire.

 

J’ai l’immense regret et la tristesse d’avoir eu raison en formulant mabande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaud crainte. Le grand Fred est donc mort le 2 avril dernier. Je ne dirai pas : « Il était ceci, il était cela ». D’autres s’en sont chargés. Et Philémon, avouons-le, c’est une histoire qui commence très bêtement. Du moins en apparence.

 

bande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaudSans vouloir faire l’éloge de feu Fred, je veux dire pourquoi, selon moi, les aventures de Philémon sont un pur chef d’œuvre littéraire (j’ai bien dit « littéraire »), et cela dès leur premier épisode – il faudrait même dire à cause du premier épisode. Le génie de Fred – n’ayons pas peur des mots –  éclate dans Le Naufragé du A, album qui joue le rôle de « Sésame » et qui ouvre l’incroyable grotte aux trésors. C'est dans ce premier album que Fred, chercheur d'or, tombe sur le filon. Je ne suis pas sûr qu'à ce moment-là, il se doute de ce qui lui est venu sous le crayon.

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Ali Baba, Simbad le marin et autres héros des Mille et une nuits peuvent aller se rhabiller. Ce n’est pas un hasard si Fred appelle "Simbad" son boxer favori, et en fait même le héros du cinquième épisode des Philémon : Simbabbad de Batbad. Le Naufragé du A, c’est tout simplement la clé qui ouvre ce palais merveilleux.

 

bande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaudSans craindre d’exagérer, je dirai que tout Philémon est dans Le Naufragé du A. Les vignettes latérales dont sont jalonnés mes deux petits billets d'hommage sont extraites de cet événement fondateur. Ce premier épisode est le plus puissant, parce qu’il est le premier et, qu’à ce titre, c’est lui qui détient L’IDÉE. Tout le reste découle. Et cette idée, d’un certain côté, elle est toute simple. Prenez un puits, un bête puits abandonné. On est à la campagne. On a installé une pompe à bras. C’est donc le progrès.

 

Seulement voilà, la pompe tombe en panne. Disons même qu’elle seNAUFRAGE 17.jpg rebelle, et envoie dinguer le père de Philémon dans l’arbre. Notez que chez Fred, les histoires commencent au moment où quelque chose se détraque dans le « le train où vont les choses », qu’on appelle la « réalité ordinaire ». Le fiston reçoit l’ordre d’aller puiser de l’eau au puits.

 

NAUFRAGE 20.jpgLa porte ouverte sur l’autre monde, elle est là, au fond du puits. D’abord une bouteille, puis deux, avec des messages de détresse, ont émergé des profondeurs (mais en faisant : « plouf ! »). Philémon est trop intrigué pour résister : le voilà embarqué dans ses propres aventures. Arrivé au fond du puits, il lâche prise et se fait engloutir par un élément liquide aux dimensions impressionnantes pour un simple fond de puits : c’est la mer, avec des requins et des îles.

 

On est dans le conte, évidemment. Les aventures de Philémon commencent par un : « Il était une fois » imparable. Lewis Carroll avait écrit L’Autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva. Fred, à sa manière, a fait aussi simple et aussi magique. Et Marie-Ange Guillaume, qui s'est penchée sur le cas unique de ce magicien, est en plein dans le vrai en intitulant son excellent livre L’Histoire d’un conteur éclectique. Fred est un conteur.

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POURQUOI LE NOM DE MARIE-ANGE GUILLAUME NE FIGURE-T-IL QU'AU DOS, ET PAS SUR LA COUVERTURE ?

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 16 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 3/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

 

***

Dans le Christmas pudding (un étouffe-chrétien de première bourre) que représente Wilhelm Meister, le sommet de l’indigeste est atteint à la fin, dans les 400 pages des Années de Voyage, qui consistent pour une bonne part en discours sur la bonne administration des communautés humaines, que ce soit dans la vieille Europe ou dans les terres sauvages, vierges et futures de l’Amérique. On a l’impression, aux personnages sentencieux qui prononcent ces discours interminables, de voir à vue d’œil pousser d’interminables barbes de prophètes déjà grisonnants à la naissance.

 

Je suis injuste : on trouve aussi dans ces trois derniers chapitres un manuel technique complet sur l’art du filage et du tissage du coton. Il fallait que cette importante précision fût apportée, pour montrer le caractère résolument objectif et dépassionné de mes propos sur le livre de Goethe.

 

Cette humanité régénérée est saine, disciplinée. Tout le monde vit dans un bonheur raisonnable et mesuré. Chacun est à sa place et sait ce qu’il a à faire. Quand Wilhelm laisse son fils Félix (qu’il a eu de Marianne, tiens, j’ai oublié d’en parler) aux mains d’une communauté éducative, il observe que les enfants, suivant leur état d’avancement, se mettent, quand un étranger approche, au garde-à-vous les uns regardant le sol, les autres regardant le ciel, et les derniers regardant … (je ne sais plus). Il faut savoir que ce sont des symboles. Si vous voulez l’explication, je vous laisse aller voir. Tout ce que font les gens a été pensé en fonction du but recherché.

 

J’avais, dans le temps, fait une brève irruption dans la Communauté de l’Arche, quelque part au fond des Cévennes : j’ai retrouvé chez Goethe l’impression que m’avait laissée cette visite. Et ayant un temps côtoyé des gens appartenant au mouvement de l’ « anthroposophie », je ne m’étonne plus que Rudolf Steiner, le fondateur de la secte, ait été à ce point imprégné de l’esprit de Goethe qu’il a appelé son institution "Goetheanum" (Dornach, Suisse).

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LE PARTRIARCHE DE L'ARCHE, LANZA DEL VASTO (MODERNE WILHELM MEISTER ?), EN 1976, SOUS BONNE SURVEILLANCE

(photo parue dans Le Mouna frères, alias Mouna Dupont, alias Aguigui Mouna)

 

Je ne veux pas dire trop de mal de Rudolf Steiner, car il fut un esprit très vaste, aux centres d’intérêt multiples (par exemple inventeur de l’agriculture biodynamique, cf. l’école de Beaujeu, dans le Beaujolais, de Victor et Suzanne Michon), et fut sans doute sincèrement préoccupé du bonheur de l’humanité.

 

Je dois dire, cependant, que le seul contact que j’ai eu avec sa pensée fut un livre étrange où il parlait des "sept corps" de l’homme (sur l'Coran d'La Mecque, j'te jure qu'c'est vrai, même que ça finissait par le corps astral, enfin je crois me souvenir), et où les caractères d’imprimerie grossissaient à mesure qu’on allait vers le milieu, pour décroître ensuite jusqu’à la fin. Pour évaluer l'apport de Rudolf Steiner à l'humanité, comme dirait Charolles, l'ineffable inspecteur de l’immortel commissaire Bougret : « Ben patron, comme indice, c’est plutôt maigre ». Je m'abstiendrai donc de gloser davantage.

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J’ai bien essayé de mettre le nez dans le Traité des couleurs de Goethe lui-même, mais il m’a très vite fait mal à l’ongle incarné sur lequel il est tombé au bout de six minutes vingt-deux. Vous direz que je n’avais qu’à pas, et vous aurez raison.

 

Pour finir sur Goethe romancier, je dirai ceci : son Werther doit être considéré comme une erreur de jeunesse, car il ne ressemble en rien au personnage dans lequel il a fini, adulé des masses et ami des puissants. Les Affinités électives ? Pourquoi pas ? Mais avec cette faiblesse insigne de concevoir des personnages comme des corps chimiques qui, en présence d’autres corps, réagissent en fonction de leur nature et non de leurs désirs. C’est important : le désir de Julien Sorel pour Madame de Raynal modifie Madame de Raynal elle-même et, ce faisant, conduit le roman de façon décisive.

 

C’est peut-être finalement ce qui me rebute le plus dans les romans de Goethe : la place du désir agissant. Pour lui, le désir n'a guère d'existence face à la nature de chaque être : chacun doit se mettre à l'écoute de ce qui vient de ses profondeurs et, guidé par un maître soucieux de laisser parler cette nature profonde, trouver lui-même sa voie. Pour Goethe, le désir détruit la nature.

 

Pour Goethe, le désir est une menace et, comme tel, il doit être muselé et sévèrement tenu en bride par la raison. C’est pourquoi ses personnages ne vivent pas. Certes, Werther vit une passion, mais comme c’est une impasse sociale, il en meurt. Et pour Goethe, la mort de Werther finira par être une bonne chose.

 

Dans ses deux autres romans, il aura soin de placer le désir dans le carcan sévère des convenances de la raison et de l’équilibre social, qui doivent être les objectifs de toute société humaine. Ce qui est effrayant, dans les romans de Goethe, c’est cette obsession de la mesure et de l’équilibre : il s'agit de gérer la vie humaine, individuelle et collective, "en bon père de famille".

 

C’est finalement insupportable, ces personnages de Wilhelm Meister, tous pris dans la carapace de leur absence de désir vrai. Goethe, s'il avait vécu aujourd'hui, aurait peut-être (restons prudent) embrassé les carrières de la comptabilité et de la gestion.

 

La littérature romanesque de Goethe est celle d’un administrateur de l’humanité, froid et rationnel, dont l’œil est celui du gestionnaire soucieux d’optimiser le rapport entre le risque et le bénéfice, entre la colonne des recettes et la colonne des dépenses. Et la seule solution qu’il envisage pour résoudre l’équation est de couper les couilles au désir. Eh bien, à mon avis, sauf son respect, Goethe romancier peut aller se faire foutre.

 

Pour mon compte, je vote sans barguigner pour Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. C'est sûr qu'il souffre beaucoup, qu'il échoue beaucoup, qu'il n'est pas souvent heureux, mais bon dieu, que tout ce qu'il a écrit vit intensément, vibre dans l'air qui passe et vivifie celui qui lit, en comparaison ! Avec ses romans, Goethe a inventé l'inerte en littérature.

 

Voilà ce que je dis, moi.