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mardi, 04 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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WILLIAM CLAXTON PHOTOGRAPHIA, ENTRE AUTRES, LES GRANDS DU JAZZ.

ICI, SA MAJESTÉ CHET BAKER. AH ! "MY FUNNY VALENTINE" ! MÊME MILES DAVIS, QUI A LONGTEMPS FAIT SA CHOCHOTTE, A FINI PAR Y VENIR, A "MY FUNNY VALENTINE".

 

***

Episode précédent : les institutions sont donc faites, selon les thuriféraires stipendiés ou non de la modernité urgente, pour s'adapter aux désirs successifs et changeants des populations. Il n'y a plus de vérité absolue. L'humanité est devenue un énorme, permanent et profond sable mouvant conceptuel.

 

Quand on parle de norme, de normal et d’anormal, il s’agit de bien identifier la personne à laquelle on a à faire. On appellera « progressistes » tous ceux qui s’efforcent de faire « bouger » les choses, à force de « transgressions » de la norme, qui veulent « briser » les « tabous », et qui s'en prennent à tout ce qui emprisonne l’individu dans le « carcan d'intolérances » dues au crétinisme des « gens normaux ».

 

En face de ces enthousiastes de « l’empire du Bien », on appellera « nouveaux réactionnaires » (Philippe Muray en est une des figures principales) tous ceux qui se cramponnent à des valeurs plus anciennes, immobiles, a priori suspectes au plus grand nombre, du seul fait qu’elles avaient cours avant, ce qui les dévalue irrémédiablement, forcément et par principe. Il s’agit d’envoyer aux oubliettes les tenants de ce qui existe, puisque ce qui existe a le défaut rédhibitoire d’avoir existé. « Du passé faisons table rase ! », leur crie la « modernité » en colère.

 

De là (aux environs de mai 1968), datent ces slogans fulgurants d’audace : « Changez ! », « Bougez ! ». Sous-entendu : ce que vous êtes, ce que vous pensez, la façon dont vous vivez, c’est de la merde. Ce que vous êtes aujour'hui n'est que de l'étron infâme et informe, laissez-vous façonner, sculpter par les temps nouveaux qui viennent vous libérer de toutes les pesanteurs. Léger, léger, léger. Ce qui était ne doit plus être. Ce que vous étiez doit se soumettre à la nouvelle loi : la transformation perpétuelle de l'un dans l'autre. 

 

Sous-entendu aussi : ce qui ne bouge pas, ce qui ne change pas est figé, froid, cadavérique. La voilà, la norme énorme d’aujourd’hui : menace de mort. Et l’anormal, d’avance condamné, c’est celui qui, s’en tenant à de l’existant, refuse obstinément d’ « avancer » du même pas que les autres sur la voie lumineuse du merveilleux et impérieux « Progrès ». Pour rester vivant, paraît-il. 

 

Pourquoi faut-il changer, au fait ? Parce que c'est comme ça, parce qu'il faut, parce que le monde aujourd'hui est comme ça, parce que ..., parce que ... Finalement, quand tu réfléchis, tous ces adeptes du respect de l'identité qui se ruent sur le changement d'identité pour rester quelque chose, ça finit par faire bizarre. Moi qui croyais qu'une vérité, quelle qu'elle fût, se remarquait au fait qu'elle était durable. Quelle désillusion !

 

Eh bien si c’est comme ça, je me sens furieusement « anormal ». Mais alors là attention : du genre anormal assumé, endurci, récidiviste et irrécupérable. Pour un peu, j'en deviendrais presque arrogant. Et pour montrer que les anormaux comme moi ne pèchent pas par ignorance de ce qui se passe sous leurs yeux, je propose d'organiser prochainement (ben oui, c'est l'époque, la Fête de la Musique est dans pas longtemps, ça ferait de l'animation), un de ces quatre, une splendide « Anormal Pride » ?

 

Puisqu'il s'agit de nos jours de s'affirmer à travers des « marches des fiertés », il n'y a aucune raison pour que les anormaux de mon espèce, redressant leur front suppliant vers des cieux qui braquent leurs yeux intransigeants sur leurs errances coupables, n'aient pas enfin, à leur tour, leur moment de fierté, eux qui sont invités en permanence à revêtir des imperméables gris pour raser les murs en espérant passer inaperçus, courbés sous le poids de la honte.

 

Le plus curieux dans l'affaire, c'est qu'une telle « marche des fiertés » des nouveaux anormaux serait potentiellement en mesure de réunir une majorité de citoyens. Mais qui est désormais fier d'être normal ? Il n'y a pas à être fier d'être normal, puisque c'est normal d'être normal. C'est là le drame.

 

MURAY FESTIVUS.jpgJe note que ce mouvement accompagne la naissance du nouvel homme, que Philippe Muray nomme « homo festivus », voire « homo festivus festivus » (voir ses entretiens avec Elisabeth Lévy, ci-contre, chez Fayard). C’est vrai qu’il est un peu hallucinant d’entendre les gens se plaindre que, dans leur hameau, leur village ou leur ville, « il ne se passe jamais rien », quand aucun « événement » ne s’y produit. Il faut savoir que l' « événementiel » est devenu une branche florissante de l'entreprise et du commerce, et que des entrepreneurs audacieux s'y sont accrochés avec succès.

 

C’est vrai qu’aujourd’hui vous ne commencez à vous sentir mériter d'exister que si une caméra de la télé, branchée sur le direct, est présente pour vous le confirmer. Quand on a ainsi « mérité l'événement », l'existence en prend une densité et une saveur nouvelles. Quand je pense que le pauvre Sartre croyait avoir compris et être capable d’expliquer toute l’époque dans Huis-clos, avec son : « L’enfer c’est les autres » ! Juste de quoi rire un peu, somme toute, avec le recul.

 

Quand les gens trouvent qu’il ne se passe rien chez eux, d’abord, comprenez qu’ils ne connaissent pas leur bonheur, ensuite entendez qu’il ne s’y donne aucun spectacle, qu’aucune « animation » ne vient l’ « animer », que le Tour de France ne s’y est jamais arrêté, que Gérard Collomb, merdelyon, n’a jamais eu l’idée d’y organiser les « Nuits Sonores » que le monde entier nous envie, et toute cette sorte de choses.

 

Que dirait Montaigne aujourd’hui, lui qui affirmait : « Je suis desgousté de la nouvelleté » (Essais, I, 23), et qui répondait à un ami qui se plaignait de n’avoir « rien fait » de sa journée : « Eh ! Avez-vous pas vécu ? » ? Aujourd’hui ? Montaigne aurait tout faux. Il n’aurait rien compris à la loi de la modernité : « Changez ! », « Bougez ! ».

 

Comme si les gens, dans ces occasions, oubliaient que leur existence ne s’est pas interrompue malgré l’absence de tout événement extérieur ou de toute caméra de télé. La population se sentirait-elle à ce point vide ? 

 

Bon sang mais c'est bien sûr : c'est donc pour ça que marchands de smartphones dernier cri avides de deniers et politiciens avides de bouts de papier imprimés à leur nom s’entendent à merveille pour faire croire au vulgum pecus que, sans leurs initiatives, prises en vue du bien de tous (la FÊTE conjuguée à tous les temps et à tous les modes), l’existence de tous serait un désert, un espace inutile occupé par le vide intersidéral.

 

« Mais elle est passée où, la vie intérieure ? », se demande l’anormal attardé, perdu au milieu de ce nulle part en carton pâte, en attendant que passe l'improbable « Anormal Pride ». L’anormal attardé ne se rend même pas compte qu’il vient encore de proférer un gros mot. Si, il s'en rend compte, hélas.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 06 août 2011

HARO SUR TOUTES LES DROGUES !

A propos de JAZZ, j’embraie sur l’annexe et le connexe.

 

« MEZZ » MEZZROW, le clarinettiste de jazz traditionnel, raconte, dans La Rage de vivre, qu’il dealait de la marijuana, « la meilleure sur le marché ». Il raconte aussi la première fois qu’il en a fumé, incité par un autre musicien. Revenu sur scène, il entend résonner sa clarinette à l’intérieur de lui-même. Du coup, il a l’impression de jouer bien mieux, avec une facilité, une virtuosité auxquelles il n’est pas habitué. C’était dans les années 1920 ou 1930. Je n’étais pas dans la salle, mais je doute de cette virtuosité.

 

 

Plus tard, invité par un copain, il se rend dans un « endroit » où il faut  se coucher. « Attention, il faut inspirer toute la fumée d’un seul coup. » Il s’agit d’une pipe. Dedans, il y a une petite boule d’opium. Il est transporté par des visions colorées, il est heureux. Il revient un autre jour. Puis encore un autre.

 

 

Un matin, il se réveille la bouche sèche, avec des fourmis dans les doigts. Il n’est pas habitué, là non plus. Il se demande ce qu’il a, ou plutôt ce qui lui manque. Ça y est : il est « attrapé » par l’opium. Son calvaire va durer plusieurs années. Il est devenu incapable de souffler dans son « biniou ». Jusqu’au jour où il décide d’en finir. Il se fait attacher sur son lit et ordonne à sa femme, au cas où il exigerait sa dose, de ne surtout pas lui obéir. Son supplice dure plusieurs jours. Mais il gagne : il est sevré. C’en est fini.

 

 

Voilà le jazz, ce milieu réputé pour son redoutable laisser-aller à l’égard de toutes sortes de drogues. FATS WALLER (qui parlait de ses « foot-pedal extremities », tellement il avait de grands pieds), posait une bouteille de whisky par terre, pour la main gauche, une autre sur le piano, pour la main droite.

 

 

Remarquez, SAMSON FRANÇOIS avait tellement le trac avant d’entrer en scène qu’il lui fallait, paraît-il, une bouteille du même breuvage pour oser paraître. FERNAND RAYNAUD (qui en est peut-être mort, sur son mur de cimetière, au volant de sa Rolls) et STEPHANE GRAPPELLI (m’a-t-on dit) ne crachaient pas sur le whisky.

 

 

Mais c’est vrai que c’est dans le jazz (auquel s’ajoutent le rock, la pop, etc.) que la réputation d’addiction aux drogues est la plus répandue. On ne compte plus les cas : BILL EVANS, grandiose devant son piano, est mort à 51 ans. THELONIOUS MONK, génie du jazz, immense compositeur, le OLIVIER MESSIAEN du jazz, et excellent pianiste, quoi qu’en dise MARTIAL SOLAL (« Ce n’est pas un pianiste », dans Ma Vie sur un tabouret, Actes Sud, 2008) est mort à 65 ans, mais il a passé les dix dernières années de sa vie debout au milieu de la chambre (où il est mort) que la baronne PANNONICA DE KOENIGSWARTER lui prêtait, ravagé par tout ce qu’il avait absorbé. C’est chez la même baronne qu’est mort CHARLIE PARKER (tout au moins dans le film Bird), à l’âge de 35 ans.  

 

 

CHET BAKER (en Italie où il a fini, il faisait venir son Palfium de la Suisse voisine), MILES DAVIS, je ne parle pas de BRIAN JONES, JIMMMY HENDRIX, JANIS JOPLIN (celle-ci, je n’ai jamais pu supporter sa voix crevarde de chambre à air trouée). La litanie du chemin de croix suivi par les musiciens du 20ème siècle (dans la musique « mauvais genre ») est interminable.

 

 

JOHN COLTRANE est mort à 31 ans, mais à quoi était dû son cancer du foie ? Chez les rockers, il y a les cyniques et ceux qui ont la foi. Les croyants meurent d’overdose, façon JIM MORRISON, les cyniques vivent vieux, façon MICK JAGGER ou KEITH RICHARDS. Bon, c’est vrai, l’analyse est un peu courte.

 

 

Au moins, étaient-ils tous des ARTISTES. C'est un peu la même chose que dans La Peau de chagrin. Plus tu vis intensément, plus ta vie est courte. Plus tu acceptes une vie terne, plus tu as des chances de devenir grand-père. Au moins jusqu’à « l’âge d’être grand-père », comme ne disait pas VICTOR HUGO. C’est la règle. C’est le jeu.

 

 

Tu peux finir centenaire, mais somme toute, qu’est-ce qu’il restera de toi ? NAPOLEON lui-même est mort jeune (autour de la cinquantaine). Mais quelle trace ! Mais quel panache ! Au point que des clampins anonymes et ridicules rejouent régulièrement Austerlitz ou Waterloo ! Un artiste, là encore ! Mais le culte qu’on lui voue, est-ce qu’il est seulement au courant ? Qu’est-ce que ça lui rapporte maintenant ?

 

 (To be continued...)