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mardi, 28 mai 2013

MALCOLM LOWRY, CLAUSULE

 

LOWRY 7.jpg

CETTE CITATION FIGURE EN EPIGRAPHE DU LIVRE DE GEORGES PEREC LES CHOSES, PRIX RENAUDOT 1965

(je signale que le verbe "to gripe" veut dire "donner des coliques" ou "ronchonner")

***

Finalement, tel un chien à l'os qu'il rongeait, je reviens au chef d'oeuvre de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, que j'avais délaissé (voir les billets du 19 au 23 mai), craignant de fatiguer ou de "gaver" le lecteur. Peut-être y aura-t-il des récidives. J'en étais à ce qu'il fallait (à ce qu'on pouvait) penser de ce livre hors-norme.

 

La deuxième manière d’envisager Au-dessous du volcan, ce serait d’y voir une sorte de poème monstrueux. Vrai de vrai, en maints endroits, j’ai oublié la tragédie de Geoffrey Firmin, le Consul, et je suis parti dans la barque folle de la prose lyrique de Malcolm Lowry, en faisant abstraction du contenu du récit.

 

Enfin, quand je parle de lyrisme, pour ceux qui ont une idée de la poésie grecque antique, j’hésite quand même entre l’élégie et le thrène. Malcolm Lowry n’a pas écrit quelque chose qui pourrait ressembler à un péan : aucun des trois personnages n’est en guerre, sauf peut-être contre soi-même. A commencer par le Consul.

 

Je pencherais pour le thrène, parce que ça se chante du côté du funèbre. L’élégie comporte, c’est vrai, une sorte de complaisance envers soi-même qui ne conviendrait guère au ton voulu par l’auteur. Qui est-ce qui gagne, dans l’affaire ?

 

Personnellement, j’aurais tendance à rapprocher le chef d’œuvre de Malcolm Lowry des Lamentations de Jérémie. C'est dans la Bible. Mises en musique au XVIIème siècle, elles ont donné des petits chefs d'oeuvre. Le prophète Jérémie pleure sur Jérusalem, ses malheurs et sa déchéance. Ses Lamentations étaient chantées durant les matines du "sacrum triduum" (jeudi, vendredi et samedi saints, je passe sur les détails, les "répons du mercredy", ...).

 

Il est évident qu’Au-dessous du Volcan s’arrête avant la dernière étape, mais les Leçons de ténèbres de Marc-Antoine Charpentier, de François Couperin ou de Michel Lambert n’ont pas été composées pour le jour de Pâques, ni pour la joie qui va avec, du moins chez les chrétiens, enfin j’imagine. Elles ont été composées pour accompagner les fidèles au coeur des ténèbres, parfois au grand dam des "vrais" chrétiens, qui condamnaient ces futilités esthétiques. Passons.

 

En parlant de lyrisme, je pense donc davantage à cette figure musicale. On a en effet l’impression, à maintes reprises au cours de la lecture, de voir l’écriture de Malcolm Lowry s’embarquer dans des rythmes de balancements marins, comme le frêle esquif d’un chant que des vagues pousseraient devant elles, sorte de bateau véritablement ivre, pour le coup.

 

En s’efforçant de restituer le mouvement hésitant des flux et reflux de la conscience de l’ivrogne Geoffrey Firmin, le mouvement des mots tel qu’il se produit dans les tréfonds de ce cerveau qui baigne dans l'alcool, l’auteur parvient à créer à certains moments autour de l’âme du Consul une sorte d’aura musicale, qui possède sa mélodie propre, ses harmoniques, ses rythmes, ses rappels de thèmes, ses accords incongrus.

 

C’est du moins l’effet que produit (selon moi) ce que suggère Lowry dans sa préface à l’édition française, quand il devance les remarques sur sa manière d’écrire : « Tout d’abord, son style pourra parfois accuser une fâcheuse ressemblance avec celui de l’écrivain allemand dont parle Schopenhauer, qui désirait exprimer six choses à la fois au lieu de les aligner les unes après les autres ».

 

Dans la préface, il dit aussi ceci, à propos du chapitre d’exposition : « … ce long premier chapitre qui établit tous les thèmes et contre-thèmes du livre, qui donne le ton, et frappe les accords de toute la symbolique employée ». Merci, monsieur Lowry, de venir confirmer après-coup cette impression de musique qui m’a accompagné à intervalles plus ou moins réguliers quand je tournais les pages de votre livre.

 

Malcolm Lowry, dans sa préface, ne se contente pas d’un ton subtilement ironique, il entrouvre des portes sur des espaces que je conseille de revenir visiter une fois tournée la dernière page. Par exemple, il propose de lire la descente aux enfers du Consul à la lumière (si j’ose dire) du « premier volet d’une sorte de Divine Comédie ivre ». Le premier volet, est-il besoin de le dire, c’est l’Enfer.

 

Il y évoque aussi le Mexique, qui lui sert de cadre, un pays violent et « génial », où la religion principale est celle de « la mort ». Bon, certes, il développe l’arrière-fond symbolique de son roman, mais là, ça fait plus décoratif, « la roue Ferris », d’autres gadgets. Je ne peux pas m’empêcher de penser que la quincaille, ça lui vient après coup, quand l’essentiel de l’éjaculation a eu lieu.

 

Bon, c’est vrai que pour un orgasme, surtout un orgasme masculin, neuf ans (la durée approximative de l’écriture du livre), ça semble un peu long, et que le mot « éjaculation » ne semble pas très approprié.  Pourtant, j’ai envie de maintenir l’idée, à cause de ce drôle d’effet d’un long flux de substance qui commencerait dès la première page, et qui ne cesserait qu’à la dernière. Si j’osais, je parlerais ici d’une « érotique de la langue », tant il y a de jubilation dans la succession des phrases. Ce disant, je n’ai pas la certitude de trahir l’intention de l’auteur.

 

Au-dessous du Volcan explore (c’est mon avis) une face cachée du désir humain. Un désir de vivre autant que de mourir. Le regret de n’avoir pas vécu selon le rêve élaboré dans la jeunesse (?), le désir d’expier l’échec dans une sorte de sacrifice de sa propre personne, et le poids du remords de ses actes passés, que l’âme n’a pas digéré. C’est vrai que ça fait beaucoup pour un seul Consul. Mais tout le monde n’est-il pas un peu Consul ?

 

Comme le dit Malcolm Lowry, toujours dans la préface : « Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».

 

Le livre immole le « borracho » définitif qu’est Geoffrey Firmin. L’humanité actuelle ne zigzague-t-elle pas également, saisie par une ivresse qu’elle rejette obstinément hors de sa conscience, et qu'elle refuse donc, même à jeun, de reconnaître ?

 

C'est-il pas un beau slogan sur les banderoles de la prochaine manif : « Nous sommes tous des Geoffrey Firmin ! ». Ce serait peut-être une bonne façon pour notre humanité souffrante d'assumer l'état d'ébriété aiguë qui est le sien. « Dans la kabbale juive, l'abus des pouvoirs magiques est comparé à l'ivresse ou à l'abus du vin, ... » (préface). La puissance offerte aujourd'hui à l'homme par les moyens qu'il a créés ne ressemble-t-elle pas à cet "abus des pouvoirs magiques" ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 23 mai 2013

AU-DESSOUS DU VOLCAN 5

KOSINSKI 1 JERZY.jpgJerzy Kosinski, faisant parler un de ses personnages de L’Oiseau bariolé, ce livre-choc sur les restes et retours de barbarie chez les hommes en période de guerre, lui fait dire qu’il ne voit, entre les individus, que des relations comparables à celles qu’entretiennent entre eux deux sommets élevés : ilsKOSINSKI OISEAU BARIOLE.jpg sont séparés par des abîmes, et ne sauraient par conséquent se rencontrer, encore moins "faire société".

 

Cette confidence d’un sniper sans états d’âme au jeune héros de l’histoire n’est pas étrangère au livre de Lowry. Un exemple : « Le Consul se souvint de la carte qu’il avait dans sa poche et il fit un geste vers Yvonne, avec le désir de lui en parler, de lui dire un mot gentil à ce sujet, de se tourner vers elle, de l’embrasser. Puis, il se rendit compte que, s’il ne buvait pas un autre verre, sa honte du matin l’empêcherait de la regarder dans les yeux ».

 

Le facteur vient de lui donner cette carte voyageuse partie un an plus tôt au moment de la séparation. Yvonne lui écrivait : « Chéri, pourquoi suis-je partie ? Pourquoi m’as-tu laissée partir ? Pense arriver aux U. S. demain, en Californie dans deux jours. Espère trouver là un mot de toi. Je t’aime. Y. ». Qui sait ce qui serait advenu s’il l’avait reçue à l’époque, et si elle n’avait pas fait ce parcours invraisemblable autour du monde ?

 

Il est permis de tout imaginer, mais voilà. Notons que c’est sur la mention et la citation de cette carte que s’achève le chapitre 6 du roman. Je veux dire qu’arrivant à l’exacte moitié de l’ouvrage, elle sert forcément de clef de voûte à l’ensemble. A partir de là, c’est la pente descendante qui prend la direction des affaires, la maison de Jacques Laruelle, le trajet en car, l’arène de Tomalin, la cantina Farolito. On savait de toute façon que ça devait mal finir. Geoffrey Firmin le savait aussi, c'est pour ça qu'il a le geste incompréhensible, au chapitre 7, de glisser la carte postale sous l'oreiller de Jacques Laruelle.

 

Mais qu’il y ait des fascistes en Espagne ou au Mexique, au fond, peu importe. Ce qui tue Geoffrey Firmin, ce n’est pas le fasciste qui sort son revolver, croyant avoir à faire à un « escopion » communiste, peut-être témoin de son meurtre supposé de l’Indien qui montait le cheval marqué du numéro 7 (tiens tiens, encore lui), tout ça parce qu’il le confond avec son frère Hugh, aux activités incertaines. Celui qui tue le Consul, j'ai envie de dire que c'est le Consul en personne.

 

Politiquement, le Consul n’est plus rien. Il n’est même pas sûr que Hugh ait encore une existence politique. Yvonne n’est plus une actrice prometteuse, et depuis longtemps. Hugh n’est plus un marin guitariste activiste, vaguement « homme d’action ». Qu’est-ce qu’ils sont, tous les trois ? Geoffrey Firmin, ça fait longtemps qu’il n’est plus un honorable sujet de Sa Majesté, « Consul » plus ou moins « démissionné », on ne sait pas trop.

 

Ce qui est très curieux, dans ce tableau d’humains à la dérive, c’est l’omniprésence de la nature comme décor, comme fond de scène, et même comme personnage. La nature dans tous ses êtres : minéral, végétal, animal (l’oiseau, au chapitre 3, est-il un « cardinal », comme dit Yvonne, ou un « trogon à queue cuivrée », comme pense le Consul ?).

 

Le chemin suivi par Hugh et Yvonne dans leur promenade à cheval est minutieusement décrit, avec le dessin bizarre de la voie ferrée étroite, qui fut financée, paraît-il, « au kilomètre », d’où les improbables méandres, pour augmenter le kilométrage, donc les profits. Le Popocatepetl, avec sa jumelle Ixtaccihuatl, apparaît à tous les coins de page. Mais le cœur de toutes les références à la nature, il me semble bien que c’est leur âpreté inentamable, et surtout indifférente. Le paysage, tel que les mots le traduisent, semble imprégné de violence.

 

« Et par-dessus tout ça, on vous donne en étrenne » un Consul qui, selon toute vraisemblance, a pris la décision d’assumer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, tout ce qu’il n’a pas. Tout ce qu’il n'a pas fait et qu'il aurait dû faire.

 

Trop tard, on vous dit. Bon, je n'en finirais pas de parcourir ce livre incroyable, et je n'ai fait que l'effleurer à peine. Mais il va bien falloir passer à autre chose. 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.