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samedi, 01 juin 2013

PROFESSION : COMPTEUR DE MORTS

 

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DANS LE LIVRE SANS TITRE, ONT ETE RECUEILLIES LES PHOTOS PRISES PAR LA GRANDE DIANE ARBUS, ENTRE 1969 ET 1971, DANS DES CENTRES POUR HANDICAPÉS MENTAUX, QU'ELLE VISITAIT A L'OCCASION DE PIQUE-NIQUES, DE BALS OU POUR LA FÊTE D'HALLOWEEN.

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LE LIVRE EST AUX EDITIONS DE LA MARTINIÈRE (1995)

 

 

***

Je ne sais pas si vous avez remarqué, au sujet de la guerre en Syrie, mais le monde est tenu informé avec une régularité métronomique du nombre des morts que les combats ont fabriqué (antécédent : "nombre"). Même s’il règne parfois sur la chose un flou regrettable, suivant que vous êtes branché sur radio-ONU ou sur radio-Observatoire des droits de l’homme en Syrie. Moins de 80.000 ? Plus de 100.000 ? Allez savoir. Une chose est sûre : Bachar El Assad ne tient aucun compte (des morts, des avertissements américains, ...). On sait que les balles, les grenades, les missiles et maintenant les gaz tuent. C’est même pour ça que ça a été inventé.

 

Même chose pour les civils syriens réfugiés qui en Turquie, qui au Liban, qui en Jordanie (où ils sont, soit dit en passant, détroussés par la mafia locale) : combien sont-ils ? Certains parlent de plusieurs centaines de milliers, d’autres comptent par millions. A qui se fier ? On n'a pas de compteurs homologués par la DGCCRF.

 

Même chose pour les clandestins, roms et autres sans-papiers installés en France. Là c’est beaucoup plus difficile de se faire une idée, pour la raison qu’il est difficile d’établir scientifiquement une statistique. Il en sera autrement quand on aura trouvé le moyen  de recenser tous ceux qui tiennent à ne pas être recensés, ayant quelque chose à craindre ou à cacher.

 

J’aurais pu prendre l’exemple de la récente tornade qui a ravagé une banlieue d’Oklahoma City, de l’ouragan Katrina (Nouvelle Orléans), de Sandy (New York), de l’immeuble Rana Plaza (Bangla Desh) effondré avec toutes ses ouvrières du textile, de la catastrophe de Tchernobyl ou de Fukushima, du tsunami sur Banda Aceh en 2004 (nord de Sumatra), etc. La liste n’est pas près de s’interrompre. Le fin du fin, à tout prendre, ça reste le COMPTEUR DE MORTS. Un métier apparemment devenu indispensable. Mais un métier bizarre : comment fait-on pour compter les morts ?

 

Tout ça pour quoi ? Eh bien, incidemment, je me pose des questions, dans toutes ces occasions où les journalistes se ruent par dizaines ou par centaines en un seul endroit du globe pour répercuter un événement de dimension internationale, au sujet de la personne qui est chargée de tenir le registre des nombres. Ben oui, quoi, qui est-ce qui coche une case de plus quand il y a un mort de plus ? Est-ce un poste à temps plein ? Un CDD ? Un emploi intérimaire ? Une machine ? Qui est son patron ? Que lui a-t-on donné comme instructions ?

 

Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Compteur de morts ? Ah, ça doit être enrichissant, comme job, si on est payé au nombre. Et puis on voit du pays ! Mais la contrepartie, c’est qu’il faut être disponible. Et aimer les voyages. La plupart du temps, réveillé en pleine nuit, direction l’aéroport, même pas le temps de prendre une brosse à dents. Pire que le vendeur de paratonnerres de Georges Brassens : « Contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps, pour la bonne raison qu’il est représentant d’une maison de paratonnerres ». Mais il faut se représenter que, payé à l’unité, c’est un métier qui rapporte, compteur de morts.

 

Mais c’est un métier ingrat, méconnu, et pour une raison simple : on n’est jamais sur le devant de la scène. C’est compréhensible : pour compter les morts, il faut être vivant. Donc il est conseillé de ne pas trop s’exposer aux balles perdues. Pour ça, il est recommandé d’avoir du nez, parce que, finalement, personne ne sait où ça va tomber, la prochaine rafale.

 

Plaisanterie mise à part, je trouve assez extraordinaire que les compteurs de morts aient aujourd’hui pignon sur rue. Dans l’Iliade, Homère procède par mise en commun : tous les morts dans le même sac. Aujourd’hui, on tient à être scientifique. On pourrait dire que la loi journalistique règne en maîtresse : il faut du vérifiable, du vérifié, du recoupé de plusieurs sources.

 

Qu’on se le dise, le journalisme actuel aime le chiffre, vénère le nombre, se prosterne devant la quantité. Le journaliste ne jure que par la statistique. La mesure de l’événement ? Le nombre d’humains concernés par l’événement. Plus le nombre est grand, plus l’événement est important. Enfin, il faut relativiser : pour plus de 1000 morts dans un immeuble irrégulier dans la banlieue de Dacca (Bangladesh), les 2 Français morts du coronavirus (formule H118 N32) se sont vu offrir une surface de papier inespérée (enfin, il y en a encore un d'à peu près vivant).

 

Le Rana Plaza s’est écroulé à peu près en même temps que deux bombes éclataient à l’arrivée du marathon de Boston (les frères Tsarnaev, que leur nom soit maudit parmi les générations !). 1100 morts d’un côté, 3 morts de l’autre : desquels a-t-on le plus parlé ? Comme quoi, les morts ne pèsent pas tous aussi lourd. « Pauvres cendres de conséquence », chante Georges Brassens dans La Supplique ... A cet égard, il faut croire que les cendres bangladaises sont de très peu de conséquence.

 

Finalement, les compteurs de morts ne sont que de petits tâcherons obscurs. Ce qui compte, c’est l’IBM. L’IBM ? Mais si, vous savez bien : l’Indice de Bruit Médiatique. Proverbe ancien : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ». De toute façon, au Bangladesh, ils se reproduisent comme des lapins, voire comme des lemmings. Un petit nettoyage régulier ne saurait faire de mal.

 

C’est comme les minerais : t’as la cote, ou bien t’as pas la cote ? Bon, il y a des fluctuations, mais au milieu, il y a quelques valeurs sûres, qui trouvent comme spontanément l’oreille des grands médias. Les deux tours du Centre du Commerce Mondial (WTC) abritaient aussi 310 travailleurs non-américains ? On s’en fout : ça se passe en Amérique, donc c’est Américain, donc c’est une immense tragédie. C’est là que le consternant idéologue, prétendument journaliste, Jean-Marie Colombani peut titrer dans son éditorial  du Monde : « Nous sommes tous Américains ». Après l’écroulement du Rana Plaza, quel éditorialiste écrirait : « Nous sommes tous Bangladais » ? Colombani a ses priorités.

 

Compteur de morts, oui, mais pas n’importe lesquels.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

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