mercredi, 12 juin 2013
EN FINIR AVEC LA NORME
MARCHAND DE LINZ / RHEIN, PAR AUGUST SANDER
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Il y a donc les anormaux physiques. Et puis les anormaux mentaux. Et puis les anormaux sociaux. Je ne me suis pas attardé sur ces deux derniers types. Rapidement, je dirai que la société semble de plus en plus gênée pour légitimer ses propres normes en vigueur. A mon avis, elle est même en phase terminale de paralysie, devenue de plus en plus timorée, pour ne pas dire incapable de les faire valoir, de les transmettre, de les inculquer à sa jeunesse, et même aux autres. Et je ne parle pas de les imposer. Comme si elle avouait la défaite de ses propres règles de vie en commun. Mais face à quel ennemi ?
Prenez les aliénés mentaux. On a vidé les hôpitaux psychiatriques il y a quelques décennies, au nom du : « de quel droit ? ». Des gens tout à fait éclairés se sont penchés sur les « différents » (je pense de nouveau à Michel Foucault, à son Histoire de la folie à l'âge classique, son « grand renfermement », tempo di minuetto, puis allegro con brio), et ont accusé la société de leur être trop cruelle.
Résultat, les prisons abritent 30 % (ou davantage) de détenus qui, en fait et normalement, relèveraient de la psychiatrie. Résultat, combien de gens, enfermés dans leur asile chimique portatif, se baladent en liberté dans les rues ? S'ils prennent ponctuellement leurs cachets. De l'asile à la prison, quel progrès, mes amis ! Et je ne parle pas du passage de l'asile à l'asile chimique portatif. Le progrès fait rage dedans !
Prenez ceux qu’autrefois on appelait les « déviants sexuels », dont les fantaisies d’ « orientation » ont d’abord été supprimées du Code Pénal, puis de la liste des « affections mentales » et autres perversions. L’adoption, dernièrement, de la loi légalisant le mariage homosexuel est le dernier indice en date du fait que la société est malade de ses normes, qu'elle ne sait comment s'en débarrasser (puisqu'elle ne sait pas les appliquer), et que l’époque se fait un malin plaisir de les lui faire rentrer dans la gorge. Cela dit, je me dis qu’un retour en arrière est impensable – ce n'est pas faisable ; est-ce à souhaiter ? – (Code Pénal, liste de perversions, …) : le mouvement semble général et durable.
La norme et les normaux ont donc été diabolisés. Et pourtant, la norme (sauf dans le domaine économique, avec les normes ISO 9001, 14001, …) n’est en aucun cas un rail rectiligne qui nous dirigerait vers je ne sais quelle perfection. Si je voulais prendre une image, je dirais plutôt que c’est un gros pot commun, dans lequel grouilleraient ("mijoteraient" serait préférable) les choses de la vie (points de repère, valeurs, coutumes, traditions, références historiques, etc.), le pot dans lequel l’immense majorité des gens se servent et auquel ils versent leur contribution.
Jean-Claude Michéa évoque le souci de George Orwell de maintenir une « common decency », expression difficile à traduire en français. Je proposerais quelque chose comme : « ce qui se fait / ce qui ne se fait pas ». L’ensemble un peu indéterminé des choses sur lesquelles il y a, grosso modo, un consentement général. Ce qu’on appelle, d’une façon excessivement vague et pourtant décriée à cor et à cri, « faire comme tout le monde ». Sous-entendu : « Ne pas se conduire comme il ne viendrait à l'idée de personne de le faire ».
C’est sûr que l’exacerbation individualiste des comportements, engendrée par la société marchande, jointe au façonnage des esprits par le slogan publicitaire élevé à la dignité de « maxime morale », à égalité avec les Pensées de Marc-Aurèle et les Maximes de La Rochefoucauld, tout ça a ébréché le bord du pot commun, et pas que le bord. C’est sûr qu’une telle « civilisation » (?) invite chacun de nous à établir pour lui-même ses propres normes (contradiction dans les termes, soit dit en passant).
Le drôle de l’affaire, c’est que, au moment où le « pot commun » se fissure et menace de partir en morceaux communautaires ou carrément individuels (« parce que je le vaux bien »), tout responsable qui se respecte (association, parti, entreprise, etc.) prend soin de faire figurer dans ses « éléments de langage » favoris des expressions comme « le vivre-ensemble », « retisser du lien social » et autres fadaises.
Si nous voulons vraiment « faire société », comme nous y appellent toutes sortes de voix « autorisées » (je veux dire autorisées à causer dans le poste), commençons par ne pas vitupérer à tout bout de champ tout ce qui se présente comme « normal ». Commençons par ne pas considérer les normes comme des survivances, voire comme des détritus ou des encombrants, tout juste bons pour la benne ou l'incinérateur.
Aucun « VIVRE-ENSEMBLE » ne saurait reposer sur autre chose que des critères pour lesquels il y a un consentement général. C'est une bonne définition de « NORME ». On ne fait pas société en l'absence de normes. Mais c'est curieux, dès que le mot "norme" est prononcé, c'est forcément par la bouche d'un vieux réac, conservateur, passéiste, vaguement facho sur les bords.
Car brailler contre la norme, le normal et les normaux, c’est travailler à élargir les fissures qui en zèbrent salement les flancs, au « pot commun ». Si chacun, un de ces jours, fixe lui-même ses propres normes, je n’en donne pas cher, du « pot commun », soumis à autant de forces centrifuges qu’il y a d’individus dans une société.
Qu'on se le dise : la norme est une des principales conditions du maintien du vivre-ensemble. Mais y a-t-il aujourd'hui consentement général ? Michel Maffesoli, sociologue de son métier, grâce à qui madame Elisabeth Tessier a pu soutenir une thèse en Sorbonne, sans que personne pouffe dans la salle, Michel Maffesoli donc, « ravi de la crèche » à titre personnel, se réjouit, l'imbécile, de la tribalisation de la société. Donc de la dissolution du consentement général et du lien social.
Si c'est vrai, si cet ahuri du bocal universitaire a raison, ce qu'il reste de la France est dans une centrifugeuse qui marche à plein régime. Le mariage homosexuel appartient d'ailleurs aux forces centrifuges. Les dernières normes en vigueur n'ont qu'à bien se tenir : ça va chauffer pour leur matricule.
Si chacun en a assez de se faire dicter ce qu’il doit faire ou penser par « la société », c’est, d’une certaine manière, parce qu’il ne le supporte pas, le « vivre ensemble », qu’il n’en veut plus, du « lien social », et qu’il refuse de « faire société ». Les envies, lubies, caprices qui traversent chacun sont tellement concrets et urgents, que le chacun en question ne saurait attendre plus longtemps. Ce faisant, il ne se rend pas compte qu’en douce, ce sont d’autres puissances, autrement sournoises et efficaces, qui ont pris les rênes de son esprit. Et il prend ça pour son désir authentique.
Pauvre chacun !
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans BOURRAGE DE CRÂNE | Lien permanent | Commentaires (0)
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