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mardi, 07 février 2012

UN PAS DE GUEANT POUR L'HUMANITE

« Toutes les civilisations ne se valent pas », a dit, paraît-il, Claude Guéant, sinistre de l’Intérieur, devant le gratin syndical des étudiants de droite réunis sous la bannière de l’Union Nationale Interuniversitaire, propos incendiaire aussitôt et soigneusement twitté vers l’extérieur par un militant U. M. P. sans doute en service commandé.

 

Sur le Parti « Socialiste », sur toutes les belles âmes de la gauche tiers-mondialisée et sur tous les chevaliers blancs défenseurs de la vertu de la veuve de guerre des civilisations et de l’orphelin opprimé (je ratisse large), ces propos – savamment mis en scène et montés en mayonnaise par un service de communication très professionnel – jouent le même rôle qu’un lumignon allumé dans une nuit d’été sur les phalènes et autres insectes nocturnes, le même rôle catalyseur que l’électricité sur la moelle épinière, le même rôle d’appât que le chiffon rouge sur la grenouille et le taureau. 

 

Un seul mot d’ordre : on fonce ! peut être satisfait, Nicolas Sarkozy peut le féliciter : mission accomplie, soldat Guéant, c’est l’ébullition dans la fourmilière, le branle-bas dans Landerneau, les coups de feu dans la sierra, la panique sur la ville, les règlements de compte à OK Corral. François Hollande n'a pas encore fait part de son indignation, mais ça ne saurait tarder. 

 

Claude Guéant, honnêtement, j’éprouve pour ce personnage considérable la même quantité de sympathie que pour la limule, qui est aussi un crustacé très laid et antipathique. Pour une raison très simple, directement et a contrario déduite de celle qui fait que « les amis de mes amis sont mes amis ». J’espère que vous suivez.

 

La limule mérite quelque précision. Saint Alfred Jarry en donne, quand il essaie de comparer la physionomie d'Ubu : « S'il ressemble à un animal, il a surtout la face porcine, le nez semblable à la mâchoire du crocodile, et l'ensemble de son caparaçonnage de carton le fait en tout le frère de la bête marine la plus esthétiquement horrible, la limule ».

 

C'est vrai que la limule est globalement et en détail assez répugnante, et que je n'aimerais pas me prélasser sur les plages qu'elle fréquente.

 

Revenons à monsieur Claude Guéant. Qu’a-t-il dit exactement ? Si j’ai bien compris, il y a deux aspects dans les propos du sinistre : d’une part, il établit une hiérarchie entre les civilisations. Voyons cela. Cette idée bien propre à hérisser le poil des égalitaristes à tout crin, est-elle si choquante, si l’on regarde d’un peu près ? 

 

Toutes les civilisations se considèrent, de leur point de vue, comme le nec plus ultra, le fin du fin. Je signale qu’en général, dans les langues du monde, tous les peuples se sont désignés eux-mêmes comme les seuls « êtres humains », nommant dans la foulée tous ceux qui leur étaient étrangers des « chiures », des « cloportes », des « sous-hommes » et toutes sortes d’animaux répugnants. 

 

Le voyageur Jean de Léry raconte en 1578 comment les « Toüoupinambaoults » du Brésil étaient par principe en guerre perpétuelle contre les « Margajas », qu’ils s’efforçaient de tuer en grand nombre avant d’en faire cuire les morceaux sur leurs « boucans » : « Voilà donc, ainsi que j’ai vu, comme les sauvages Américains font cuire la chair de leurs prisonniers pris en guerre, à savoir boucaner, qui est une façon de rôtir à nous inconnue » (C’est dans la passionnante Histoire d’un voyage en terre de Brésil, Livre de poche, p. 364).

 

Nous préférons, nous autres Européens, battre la coulpe de l'Europe en nous en prenant aux Grecs, qui appelaient « barbares » les non-Grecs, et en dégradant allègrement leur triple A, qu’historiens et philosophes attribuent traditionnellement à ce peuple qui n’a pas fait grand-chose, en dehors d’inventer un « menu détail » : la civilisation européenne et la démocratie. 

 

Si monsieur Claude Guéant est raciste, il ne l’est ni plus ni moins que tous les peuples du monde depuis l’origine de l’humanité. Qu’il soit, en disant cela, parti à la pêche aux voix du Front National ne fait aucun doute, c’est une chose bien établie. Il reste que tous les peuples du monde ont été et sont aussi racistes que monsieur Claude Guéant. 

 

Que les glapisseurs de bons sentiments aillent voir la façon dont les Coréens sont considérés et traités au Japon, et, accessoirement, la façon dont les Noirs très noirs de peau sont considérés par les Noirs moins noirs, en Guadeloupe et en Martinique. 

 

« C’est pas bien ! », disent, en faisant les gros yeux, les bonnes âmes altruistes pressées de déverser hors d’elles-mêmes les tonnes de sentiment de culpabilité qui les poussent à toutes sortes d’errements. J’ai le plus grand mal à garder mon calme, pourtant olympien et légendaire, quand j’entends hurler les antiracistes vertueux en général, et Clémentine Autain en particulier, qui s’indigne qu’un sinistre de la République ose s’exprimer ainsi dans la France du 21ème siècle.

 

Clémentine Autain, flamberge au vent (prenez une colichemarde si vous préférez, c’est aussi efficace pour découper l’adversaire en lamelles), fonce comme tout le monde sur le sinistre de l’Intérieur, sans doute parce qu’il est assis sur le fauteuil qu’elle voudrait occuper. Ça viendra peut-être, mais pas trop tôt, j’espère. Il y a du flic chez Clémentine Autain, comme il y a du flic chez tous ceux, antiracistes compris, qui glapissent à la loi pour museler l’expression libre des individus. 

 

(Soit dit entre parenthèses, un autre beau démocrate et républicain s’est manifesté dans Libération l’autre jour en se félicitant par avance que Madame Le Pen ne puisse pas se présenter à la présidentielle. J’ai nommé Pierre Marcelle, qui ose ce titre, qui serait inquiétant en cas de victoire de la gauche : « Le Pen inéligible honorerait la démocratie ». Qu’un « démocrate » auto-proclamé s’exprime ainsi montre juste que l’auto-proclamation est un mensonge.) 

 

Qu’on se le dise, ce genre de militants des « justes causes » en général, et les antiracistes en particulier (puisque c’est de ça qu’on cause en ce moment dans les chaumières), les antiracistes et autres flics démocrates bon teint, donc, me font royalement chier. Excusez-moi de le dire sans dissimuler le mot derrière trois petits points, mais la vertu auto-proclamée me semble une des belles impostures de notre époque, qui n’en manque pas, il est vrai. A la niche, les « Vertueux » ! 

 

A la niche, les flics de la liberté d’expression ! Voltaire, lui au moins, déclarait : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire ». Non, eux, leur mot d’ordre, ils le prennent chez Fouquier-Tinville, vous savez, l’accusateur public qui organisait les charrettes pour la guillotine : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Ou encore : « La République n’a pas besoin de savants », en envoyant Lavoisier à l’échafaud. On choisit son saint patron, n’est-ce pas.

 

Tous les flics en civil qui n'ont pour dimension libidinale que la guillotine du désir de museler toute expression qui n'est pas la leur ou qui enfreint je ne sais quelles Tables de la Loi, forment le coeur compact de la nouvelle bien-pensance, sorte de pensée unique par défaut, en creux, tracée au repoussoir. On n'ose plus dire "politiquement correct". Le regretté Philippe Muray en dévorait un tous les matins au petit-déjeuner, de ces militaires sans uniforme qu'on appelle les militants.  

 

L’autre aspect des propos de Claude Guéant, curieusement passé au second plan dans la polémique, est beaucoup plus restreint et spécifique, puisqu’il parle de la République Française, avec son Liberté-Egalité-Fraternité, comparée à, mettons, l’Arabie Séoudite, et au statut social des femmes dans ce pays et d’autres analogues (ça veut dire bien musulmans, n’ayons pas peur du mot), aux obligations et interdictions vestimentaires et autres. 

 

Alors là, vous voulez que je vous dise, je ne comprends plus rien. Bon, je sais bien que les foutraques de Besancenot et compagnie avaient présenté à des municipales une femme « issue de l’immigration » couverte du « voile islamique ». Mais reprenez-vous, la gauche républicaine, atterrissez, quelle est cette fureur qui vous saisit tout à coup ?

 

Clémentine Autain, reprends tes esprits : Claude Guéant prend la défense des femmes en terre d’Islam. Qu’est-ce que tu attends pour applaudir ? Pour embrasser le sinistre et le remercier de prendre le parti de « la femme » ? Un sinistre qui, rends-toi compte, embrasse la cause des féministes. 

 

Pour conclure, certes, il y a de l’opération politique de la part de Claude Guéant, qui voudrait bien faire reconduire celui qui l’a fait sinistre et lui a donné sa soupe et son fromage, et qu’il y a là une provocation en « bonnet difforme », autant qu’une tentative de récupération de voix. 

 

Mais la bêtise et l’hypocrisie des « bonnes âmes » et autres chevaliers blancs de la « gauche » auto-proclamée (s’ils sont à gauche, je m’appelle Benoît XVI, et si c'est ça, être de gauche, alors j'accepte avec empressement l'étiquette droitiste, même si c'est faux, je ne voudrais surtout pas qu'on me confonde), sont trop flagrantes pour que j'accorde à Clémentine Autain et autres flics du même acabit autre chose qu’un pitié lointaine.

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 02 février 2012

C'ETAIT ZOLA

EPISODE 5 (et dernier, ça commençait à faire)

 

 

Nous arrivons à Son Excellence Eugène Rougon. Oui, je crois que ZOLA est béat d’admiration devant cette catégorie d’hommes hors du commun qui appartiennent à l’espèce des « grands fauves » (voir le Haverkamp de JULES ROMAINS). Il fait tout en tout cas pour que le lecteur épouse la cause de Rougon.

 

 

Son seul truc à lui, c’est le même que NICOLAS SARKOZY : la conquête du pouvoir politique. On verra plusieurs fois l’empereur NAPOLEON III apparaître, dont une pour refuser la démission de Rougon, une autre pour l’accepter. Comme SARKOZY, il a peu d’appétit à table. Il n’a pas d’appétit non plus au lit. SARKOZY en a-t-il vraiment, ou s’est-il contenté de faire courir le bruit ?

 

 

 

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EMILE ZOLA ADORAIT FAIRE DES PHOTOS 

 

Eugène Rougon est un roué. Une petite bande s’est agglutinée autour de cet homme fascinant parce que puissant : Kahn, Charbonnel, Delestang, Du Poizat, Bouchard, … C’est un clan tout ce qu’il y a de minable, répugnant de mauvaise foi. Ils gravitent autour du maître auquel ils s’accrochent pour en tirer le bénéfice maximum, et dont ils se détournent dès qu’il est affaibli.

 

 

Il aura fort à faire avec la belle et dangereuse Clorinde, une aventurière ambitieuse qui voudrait bien, mais en vain, se faire épouser. On plaint cet Hercule à l’occasion, mais quelle idée de se laisser dominer par cette femme mystérieuse et intelligente, qui sait tracer son chemin, mais qui reste insaisissable. Quoi qu’il en soit, c’est un couple qui fait à merveille fonctionner cette machine romanesque.

 

 

Il est certain que Rougon se sent faible face à Clorinde, capable dans je ne sais plus quelle occasion de poser en Diane quasiment nue devant les hommes. Rougon, fasciné, s’abandonne, va jusqu’à lui expliquer les secrets de sa stratégie, alors qu’il ne sait pas grand-chose d’elle. La scène de la cravache dans l’écurie est excellente.

 

 

Les femmes jouent un rôle dans l’ascension des hommes : Clorinde, Madame Bouchard, Mme de Combelot. Elles sont soit vertueuses, soit belles. ZOLA ne craint pas la dichotomie, le contraste, voire l’antithèse. Vertueuses, elles seront intrigantes, méchantes, envieuses, cancanières. Belles, elles sont promises à tous les lits possibles, soit pour le plaisir, soit par calcul.

 

 

C’est DE GAULLE, paraît-il, qui disait : « Il y a deux sortes d’hommes, ceux qui pensent qu’il y a deux sortes d’hommes, … et les autres », avec un clin d’œil en direction de MALRAUX. En tout cas, pour le romancier ZOLA, les ressorts qui meuvent l’humanité en général, et la gent féminine en particulier, sont assez simples, pour ne pas dire rudimentaires. Il force toujours la note, peut-être par crainte de manquer l’effet.

 

 

Son Excellence Eugène Rougon est un livre remarquable. Par le tableau politique d’une époque, dont je me demande s’il n’est pas de toutes les époques. De bons personnages secondaires, comme Merle, le majordome, ou Flaminio, le domestique à tête de bandit. Ce que ZOLA s’efforce de montrer, c’est le vide sidéral des idées politiques (ça ne vous dit rien ?). Seules comptent ces deux règles : « s’enrichir et conserver » et « le pouvoir pour le pouvoir ».

 

 

***

 

 

Résultats des courses ? C’est vrai, je n’ai pas dit un mot, ou presque, de La Bête humaine, de Germinal, de L’Assommoir. Je crois qu’il n’y a pas de hasard si ce sont aujourd’hui les œuvres les plus célèbres d’EMILE ZOLA, les plus étudiées au lycée, les plus appréciées peut-être. Est-ce que ce sont les plus réussies ? Qui peut le dire ?

 

 

1 – On sait que ZOLA accumulait des montagnes de notes documentaires avant d’attaquer un roman. Qu’il savait tout de la Bourse et des mouvements financiers quand il a écrit L’Argent. Qu’il a voulu monter dans une locomotive pour écrire La Bête humaine. Qu’il a étudié dans le détail la guerre franco-prussienne de 1870 pour écrire La Débâcle. Tout comme ça. C’est très bien, et je le félicite.

 

 

2 – Sans compter que Monsieur ZOLA a quelque chose à démontrer. C’est d’ailleurs, en plus de toutes les thèses sociales, tout le travail du Docteur Pascal, dans le dernier volume de la série des Rougon-Macquart. C’est sûr qu’il s’en est donné, du mal, pour illustrer ses thèses. Le problème, c’est justement que ce sont des thèses (anticléricalisme, naturalisme, etc.).

 

 

Documentation + thèses à démontrer : double handicap. C’est sûr, en maints endroits la corde de ce travail n’a pas été couverte par l’enduit de la composition romanesque. Trop souvent, il ne laisse guère de place, dans la cage thoracique du roman, pour la respiration vivante des personnages. Tout romancier est forcément confronté à ce problème. Où se situe le point d’équilibre ?

 

 

D’une part, il doit donner coûte que coûte au lecteur l’impression que les personnages vivent de leur vie propre, autonome. D’autre part, s’il tient à ce que son livre soit « ancré dans la réalité » (comme on dit), il est obligé de se documenter. Voilà, tout est là. Après, c’est une affaire de mayonnaise : ça prend ou ça ne prend pas.

 

 

Il y a un troisième facteur, délicat à définir. Je crois que ZOLA, tout « naturaliste » qu’il se définisse, n’échappe pas à ses tentations subjectives : il y a des personnages qu’il doit traiter, mais qu’il n’aime pas, et il y en a vers lesquels il se sent spontanément « porté », des personnages qu’il « sent » mieux. Ceux qu'il n'aime pas prennent une silhouette scolaire, théorique. Ceux qu'il « sent » acquièrent une vie personnelle beaucoup plus intense.

 

 

Je crois qu’à ces trois égards, il y a des Rougon-Macquart réussis, et d’autres plus ou moins ratés, voire carrément H-I-É. J’ai fait mon choix, j’ai mes préférences, j’ai dit pourquoi. Ce n’est pas moi qui vais déboulonner la statue. Je n’ai rien à ajouter.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 31 janvier 2012

ET LA GORGONE EST ZOLA

Je sais, mon titre ne veut strictement rien dire. Voulant garder "gorgon" (à cause de "zola", évidemment, je sais, c'est très bête), je ne pouvais quand même pas évoquer le personnage ainsi nommé des Loups de Rougecogne, de la série « Chevalier Ardent », la BD de FRANÇOIS CRAENHALS. Et puis allez, embrayons, on n'a pas que ça à faire.

 

 

Pourquoi je veux garder "gorgon", vous me direz ? C'est très simplement un hommage à une campagne publicitaire, il y a quelques années, pour je ne sais plus trop quoi, qui affirmait péremptoirement qu'EMILE ZOLA n'était pas un fromage italien. Cela reste évidemment à démontrer.

 

 

 

EPISODE 4

 

 

Dans La Curée, ZOLA trouve un sujet qui lui convient, parce que j’ai l’impression qu’il est aussi fasciné que dégoûté par la personnalité de Saccard (Aristide Rougon). Ce petit employé à la Mairie, bien servi par le hasard du poste qu’il occupe, découvre les projets secrets de transformation de la capitale. Ayant épousé Renée, il devient un terrible prédateur, décidé à tout dévorer pour faire fortune. Il y a de l’ogre chez Saccard. Il y en a sans doute aussi chez ZOLA lui-même. Cette parenté donne réellement vie au personnage central et à ceux qui l’entourent.

 

 

Je veux bien que ce livre soit une dénonciation des pratiques spéculatives et immobilières d’une bande de vautours qui se sont abattus sur Paris à la suite du coup d’Etat de LOUIS-NAPOLEON BONAPARTE et des grands travaux lancés celui-ci et le baron HAUSSMANN. Mais franchement, la narration est si bien menée, tellement goulue que je soupçonne l’auteur d’admirer profondément, mais sans le dire, ces personnalités hors du commun.

 

 

Le livre est très solide. Au centre, le trio Saccard, René, Maxime. On voit défiler une pléiade de seconds rôles bien ficelés, dont le moindre n’est pas Larsonneau, le complice de Saccard. Pour le contraste, ZOLA mise sur le vieux père, grave, de Renée, et sur Sidonie, sœur de Saccard.

 

 

La mayonnaise de l’atmosphère générale prend remarquablement : l’auteur peint à merveille une société de stuc et de dorure, au rayonnement extraordinaire, mais construite sur un vide béant. Saccard est un équilibriste menacé de faillite et de poursuites judiciaires. Mais tout le monde ici est plus ou moins équilibriste.

 

 

***

 

 

Avec La Conquête de Plassans, ZOLA montre de quoi il est capable, quand il veut bien. Je lui conseillerais volontiers de s’engager dans cette voie, à l’avenir. Voilà du beau travail. Sur fond de lutte entre les camps bonapartiste et légitimiste, on assiste au tissage de sa toile par l’araignée elle-même, méthodique et sournoise, en la personne de l’abbé Faujas.

 

 

C’est l’histoire d’un beau complot ecclésiastique pour faire triompher une influence aux dépens d’une autre, sur la ville. Il y a Monseigneur Rousselot, l’abbé Fenil, l’abbé Surin. J’aime toujours autant la subtilité raffinée de ZOLA dans le choix des noms de ses personnages (un abbé est montré comme bête à manger du foin, l’autre comme prêt à suriner). Un beau tableau d’ambitions, de manies, d’arrière-pensées, de calculs, de haines : guère de chrétienté dans tout ça.

 

 

Côté politique, on a aussi les deux clans : Péqueur (voir Pecqueux dans Germinal), le sous préfet un peu raté, bonapartiste de surcroît, face à Rastoil le légitimiste, autour du jardin « neutre » de Mouret, où Faujas fait son ascension arachniforme. Il y a le salon vert de Mme Rougon, autre terrain « neutre ».

 

 

Une des réussites du roman est la progression respective de trois personnages : François Mouret, Marthe, sa femme, et l’abbé Faujas. Marthe est prise peu à peu d’une véritable passion religieuse qui la fait se remettre entièrement entre les mains de l’abbé. Une passion dont on verra qu’elle est aussi tout à fait terrestre : « Je vous aime, Ovide », déclare-t-elle à Faujas, qui peut se dire que la partie est gagnée.

 

 

Et François Mouret dans tout ça, me direz-vous ? C’est simple : plus l’abbé Faujas grandit, plus il diminue (vous savez, c’est dans la logique de l’inscription du « retable d’Issenheim », de MATHIAS GRÜNEWALD, qu'on peut voir au musée Unterlinden de Colmar : « Illum oportet crescere, me autem minui », dit Saint Jean-Baptiste en pointant l'index sur celui qui doit grandir).

 

 

Après être devenu étranger dans sa propre maison, il sera jeté chez les fous. La folie de Mouret est pour moi une faiblesse romanesque, dont ZOLA avait peut-être besoin pour amener l’incendie final de la maison. Toujours cette obsession : ce n’est plus de l’hérédité, c’est de la doctrine. L’auteur avait-il vraiment besoin de le faire marcher à quatre pattes dans sa cellule des Tulettes ?

 

 

***

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 29 janvier 2012

CONNAIS-TOI TOI-MÊME, C'EST UN ORDRE !

PREAMBULE VENU DU FOND DES ÂGES

 

(Attention, c'est du lourd !)

 

Madame Coutufon m'a dit avant-hier que « connais-toi toi-même » est le plus célèbre des préceptes que les Grecs avaient gravé sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes.

 

Γνῶθι σεαυτὸν

(= gnôthi séautonn)

 

Madame Coutufon, vous ne le savez peut-être pas, c'est chez elle que j’achète mon beurre demi-sel, mes épinards et mes conserves, me l’a dit, pas plus tard que ce matin : « Un peu de grec dans la conversation, ça vous pose un homme ». Alors je m’exécute. Est-ce que j’en suis plus « posé » pour autant ? Rien n’est moins sûr. J’en suis marri.

 

 DEVELOPPEMENT GRAVE ET PROCESSIONNEL

 

J’ai connu un type, dans le temps, il s’appelait Œdipe. Eh bien, ça lui aurait fait du bien d’au moins passer devant ce foutu temple, et de la voir, cette foutue devise, au lieu d’aller voir cette vieille sorcière, sur son trépied, au fond de sa grotte enfumée. « What a pity ! », s’exclame l’anglais peu au fait de l’orthographe grecque. Ça aurait évité au nommé Œdipe tous les ennuis qu’il a pris sur le paletot par la suite.

 

Ben oui, il se serait posé les bonnes questions : « Qui suis-je ? Où cours-je ? Dans quel état j’erre ? ». Il aurait pris le temps d’y répondre. Au lieu que là, bille en tête, il est parti dans les pires embiernes (comme on disait chez moi) : « Tu tueras ton père et tu épouseras ta mère ». Il a pris ça pour des ordres, le con ! Alors que c'était le dernier avertissement avant la sanction !

 

Pourtant, le premier commandement du Décalogue (que c’est Dieu qui l’a dit, alors !) le stipule expressément : « Tu ne tueras point », et le vingt-deuxième et demi : « Tu n’épouseras pas ta mère, même si elle te le demande poliment ». En tout cas, c’est pas moi, c’est la Bible. Il faut tout leur dire. 

 

De toute façon, ce type-là, je vais vous dire, je le sentais pas bien. D’abord, il la ramenait sans arrêt. Tu lui voyais les chevilles enfler à vue d’œil. C’est tellement vrai que c’était devenu son surnom (« chevilles enflées »), je te jure que c’est vrai. Va voir la voisine, Madame Etymologie, si tu me crois pas. Et mouche-toi avant de lui parler. Œdipe ? Personne pouvait le piffer, parce qu’on voyait bien que tout ce qu’il voulait, c’était flanquer des complexes à tout le monde. Qu’est-ce qu’il s’en croyait !

 

Le pire, c’est que ça marchait. Et que ça marche encore. Infect, je vous dis. J’ai eu beau en parler à Sigmund, son meilleur pote, rien n’y a fait. Au contraire, Sigmund, ce salaud, il a tout de suite flairé la bonne affaire, et il a illico monté sa boîte, qu’il a appelée « Au Complexe d’Œdipe ». Je te dis pas le succès monstre : il a ouvert une boutique, et tout de suite ça a été l’affluence.

 

Au point qu’il a été obligé d’ouvrir des boutiques en série un peu partout, et de les confier à des gérants – pas toujours bien nets, il faut bien le dire. Et ça a marché du feu de dieu. La boîte principale s’est progressivement scindée en succursales multiples, sous les « raisons sociales » les plus diverses.

 

Ça a d’abord été la succursale « Jung », puis la « Rank » ou « Reik », je ne sais plus, et puis les scissions se sont multipliées, comme n’importe quel groupuscule trotskiste en ordre de marche, et l’on ne compte plus, aujourd’hui les « appellations d’origine » plus ou moins contrôlées. Il y a eu la « Reich », la « Lacan », et tellement d’autres que tu peux pas imaginer ; tout est bon dans le cochon pour appâter le gogo.

 

En fait, Sigmund se démerdait pour instaurer une concurrence acharnée entre toutes ces succursales. Les bisbilles entre « Néo-école freudienne » et « Ecole néo-freudienne », c’était du chiqué, juste pour la galerie, juste pour mettre de l’animation, quoi !  

 

Il mettait de l’huile sur le feu de dieu, et en sous-main, c’est lui qui tirait les marrons du feu de dieu. Un jour, on a appris par les journaux qu’en fait, depuis le départ, une holding appelée « Œdipe et Sigmund », chapeautant l’ensemble du groupe, avait été fondée et astucieusement domiciliée aux îles Caïman, l'empereur du paradis fiscal dans l'empire des paradis fiscaux.

 

La thune qu’ils se font, les gaillards, à se prélasser sur la plage, avec plein de bimbos en pleines formes qui viennent leur caresser le cuir et le reste, et plus si affinités, pendant que leurs milliers de comptes en banque leur crachent du cash sans qu’ils aient à lever le petit doigt pour ça. Ecœurant. Tout ça parce qu’ils ont trouvé l’idée du siècle, allonger sur des milliers de divans des dizaines de milliers de paumés pour qu’ils racontent leur vie. Ces gars-là, ils gagnent des fortunes rien qu’en respirant (réplique piquée à La Vérité si je mens).

 

 

Il y aurait même une affaire « Œdipe et Sigmund », si l’on en croit les révélations fracassantes de Pierre Péan, l’enquêteur justicier bien connu, qui a reçu bien des menaces de mort à cause de ça. Selon lui, la Mafia serait une assemblée d’enfants de chœur, comparée aux réseaux tentaculaires et inextricables de la holding « Œdipe et Sigmund ».

 

Leur spécialité ? Une multinationale du racket. Avec le consentement exprès des victimes, s’il vous plaît. Aucun juge, aucun policier n’a jamais pu apporter la moindre preuve du plus minime délit. Même pas un témoin repenti. Bien mieux et plus efficace que la Scientologie, c'est dire. Soit dit entre parenthèses, il se murmure dans les cercles bien informés que Pierre Péan serait le « ghost writer » du « best seller » de Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole.

 

On s’en souvient, l’intrépide chevalier-philosophe de Caen, et par ailleurs graphomane infatigable (jusqu’à dix gros ouvrages publiés en une seule année !), était parti en guerre contre les moulins à vent de la mystérieuse confrérie. Sans plus de succès au demeurant que Le Livre noir de la psychanalyse, quelques années plus tôt. La puissance de l’hydre est encore telle que rien ne peut en ébrécher la carapace.

 

 

En attendant, on se perd en conjectures sur les motifs d’un succès que rien ni le temps qui passe ne semble devoir amoindrir. Une hypothèse audacieuse a cependant été formulée récemment : et si, après tout, le nommé Œdipe était tout de même passé devant ce foutu temple d’Apollon et avait lu la foutue devise ? Γνῶθι σεαυτὸν ? « Connais-toi toi-même » ? Ce n’est pas impossible. Le temps de vérifier, et je vous tiens au courant.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

On verra si c'est à suivre, cette affaire.

samedi, 28 janvier 2012

C'EST PAS MOI, M'SIEUR, C'EST ZOLA !

Résumé : EMILE ZOLA est le champion toutes catégories de l'énumération descriptive et de la description énumérative.

 

 

EPISODE 3

 

 

Cette frénésie d’énumération est exactement le défaut qui me rend insupportable la lecture de La Faute de l’abbé Mouret. Figurez-vous une tranche de « Paradou » entre deux tranches de religion. Bon, passe que ZOLA soit un anticlérical fieffé, qu’il s’en donne à cœur joie. Mais le Paradou reste indigeste aussi pour d'autres raisons que ce prêche cousu de fil blanc.

 

 

 

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C'EST-Y PAS BEAU, LA FAMILLE ?

 

 

 

Comme dans Le Ventre de Paris et Au Bonheur des dames, l’auteur se laisse embarquer dans des litanies : ici, ce sont toutes les plantes qu’on trouve dans ce lieu paradisiaque, où l’abbé découvre le bonheur dans l’amour charnel.

 

 

Il est vrai qu’il n’est pas le seul à être pris de la folie de l’énumération. Je ne parle évidemment pas de Maître RABELAIS, qui domine forcément les débats avec ses listes de livres, de fous, de « couillons », etc. Mais on trouve quelque chose d’analogue, me semble-t-il, dans Suzanne et le Pacifique, de JEAN GIRAUDOUX.

 

 

Ce sont d’infernales énumérations, un interminable catalogue de toutes les plantes, de toutes les fleurs possibles, de paysages gorgés de sève et saturés de symboles : vertuchou, mille capédédiou, palsambleu, vertubleu, que c’est lourd ! La belle Albine opère sur l’abbé Mouret un « détournement de curé », et consomme en sa compagnie le crime de lèse-chasteté sous le grand arbre qui figure évidemment le père de toute chose. Et tout d’un coup, l’ecclésiastique a la révélation de la religion de l’amour charnel.

 

 

Et par qui l’abbé Mouret sera-t-il chassé du Paradou ? Par le frère Archangias : je vous le dis, rien ne nous est épargné. Il y a la Teuse, qui chapitre son curé en l’aimant bien quand même. Il y a le clan des mécréants : le docteur Pascal, la jeune Albine, le vieux Jeanbernat, qui finit par couper l’oreille d’Archangias (le Mont des Oliviers, mon vieux !).

 

 

Le curé, qui exprime au début le désir de rester eunuque, sera exaucé à la fin, quand il perdra sauvagement ses attributs, rendu à sa castration ordinale, après un passage éclatant, quoiqu'exorbitant, par la casevirile des hommes ordinaires.

 

 

On a une scène analogue à la fin de Germinal, quand les femmes châtrent l’épicier Maigrat (au nom oxymorique) et se promènent ensuite en brandissant fièrement tout l’appareil (mais là, il y a une vengeance ; enfin, n’y a-t-il pas toujours une vengeance dans la castration ? Je pose la question à Papa FREUD).

 

 

ZOLA a par ailleurs le souci de semer des petits cailloux blancs qui servent d’indices. Ici, ce sont quasiment des rochers : la femme morte dans la chambre ; le mot « suicide » en plein milieu de la 2ème partie. On retrouve l’auteur scolaire, qui ne laisse pas son livre vivre et respirer par lui-même, et qui proclame : « C’est moi qui commande ! ».

 

 

On a envie de lui dire : oui, on a compris que tu rejettes l’Eglise parce qu’elle est foncièrement opposée à cette Nature que tu présentes comme seule affirmation légitime de la Vie, qu’elle est négation radicale de la vie. Même rapportée à l’époque (réaction catholique avant les combats de la laïcité), ça fait d'un lourdingue, mes aïeux !

 

 

***

 

 

Nana tient davantage la route. Je ne parle pas de la pouliche de ce nom qui court à Longchamp (ou à Auteuil, je ne sais plus), déclenchant l’hystérie des parieurs. La facétie est anecdotique. Je parle de cette femme à nom de jument (à moins que ce ne soit l’inverse) venue des bas étages de la société (Gervaise et Coupeau de L’Assommoir) et à qui le théâtre va donner l’occasion de côtoyer et de pénétrer la haute société. Pour utiliser un mot moderne, le théâtre joue le rôle (un comble, pour un théâtre) d’interface entre les bas-fonds et le beau monde.

 

 

 

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NANA ? 

 

Nana n’est pas douée du tout pour le théâtre, mais son corps est fait de telle façon que sa simple apparition, pas trop habillée, sur une scène, met la gent masculine en délire, ce qu’aucun directeur de salle au monde ne saurait négliger. La « thèse » est limpide, comme d’habitude chez ZOLA : ce qui guide les hommes, ce ne sont pas les idées (ou autres fumées), ce sont les appétits.

 

 

Ce qui est drôle avec ZOLA, c’est que c’est comme ça que ça fonctionne : j’ai l’idée de ce que je veux démontrer, je rédige mon programme, et sur cette grille, je ponds mes 400 ou 500 pages. Les appétits sont capables de bouleverser les statuts sociaux, qu’on se le dise. Ça, c’est l’idée. La grille, c’est cette fille qui se prostitue à seize ans et qui devient une des femmes les plus célèbres de Paris à dix-huit, tout ça parce que son corps fait du mâle un cinglé prêt au pire. L’un devient un escroc, l’autre se suicide, bref, Nana, c’est Attila.

 

 

C’est par exemple le banquier Steiner qui doit régulièrement refaire sa fortune pour la claquer en femmes. C’est le comte Muffat, personnage socialement très en vue (chambellan de l’Impératrice), qui va de déclassement en déclassement, et qui devient au fur et à mesure un personnage tragique (ou dérisoire), pour les beaux yeux (et le reste) de celle qui était une putain il n’y a pas si longtemps.

 

 

 

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Alors c’est sûr, on peut se dire que ZOLA montre « les bouleversements d’un ordre miné de l’intérieur par sa propre gangrène » ; la réversibilité des rangs sociaux. L’ordre social tel qu’il existe n’a pas de sens, seul l’arbitraire y règne, à travers les appétits des différentes forces en présence. Je dis : certes !  

 

 

Encore deux choses à noter au sujet de Nana : la première, c’est la dernière scène du roman qui montre Nana en train d’agoniser dans sa chambre, atteinte de la « petite vérole », pendant que tous « ses hommes » font les cent pas sur le trottoir. Une scène très « cinématographique », je trouve. Et comique.

 

 

La seconde, c’est encore une fois sur la méthode de composition de ZOLA, qui semble toujours craindre que le lecteur ne comprenne pas ce qu’il tient absolument à démontrer. Ici, il applique la technique de « l’essuie-glace » : on passe avec une régularité de métronome de la description des bas-fonds aux intérieurs bourgeois, dans des allers-retours éminemment didactiques.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre, une autre fois.

 

 

mercredi, 25 janvier 2012

ALORS, GORGON OU ZOLA ?

EPISODE 2

 

 

Je passe rapidement sur Pot-Bouille, sorte de La Vie mode d’emploi avant l’heure. Le « projet », évidemment, n’a rien à voir avec celui de GEORGES PEREC. On voit le jeune Octave Mouret avant son irrésistible ascension sociale, passer comme un ludion d’un étage à l’autre de cet archétype de l’immeuble bourgeois haussmannien, au gré de ses conquêtes féminines. L’idée est assez rigolote.

 

 

 

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PHOTO PRISE PAR ZOLA (EXPO 1900 ?)

 

 

 

On voit la société qui occupe la scène (l’escalier principal) et la société qui reste en coulisse (l’escalier de service). Je me rappelle qu’au 5 de la rue Valentin-Haüy, l’escalier principal était recouvert jusqu’au dernier étage d’un superbe tapis rouge, solidement maintenu en place, à chaque marche, par une tringle de cuivre ou de laiton, et que l’escalier de service ouvrait dans la cuisine.

 

 

On fait connaissance avec Mme Josserand, personnage superbe, peut-être le foyer romanesque. On renifle les remugles qui montent de la cour, décrite comme un pur fantasme d’énorme poubelle. Mais on se lasse vite de quelques obsessions lexicales : « débâcle », « débandade », « massacre » (qu’on retrouve constamment aussi dans Au Bonheur des dames).

 

 

***

 

 

Au Bonheur des dames me rase passablement. La seule chose qui retient mon attention, c’est l’ensemble des observations d’ordre économique touchant l’essor du commerce de grande distribution, comme naissance d’une industrie tout entière fondée sur la production et la consommation de marchandises. Voilà quelque chose de lucide et moderne.

 

 

On y voit le petit artisan Bourras, qui sculpte amoureusement ses pommeaux de parapluie, se faire balayer impitoyablement par les entreprises qui produisent en grande série des objets standardisés et sans grâce, dans une logique d’accumulation et d’empilement. Tout cela est très juste, y compris la perte de l’amour du travail bien fait.

 

 

C’est d’autant plus juste que le projet de l’ambitieux Octave Mouret est de réduire la femme en esclavage. Pour moi, ce livre, qui n’est pas un bon roman, est en revanche un excellent documentaire, qui n’a rien perdu de son actualité. Tout ce qui y est romanesque est comme un dahlia artificiel dans un bouquet de roses fraîches.

 

 

Ce qui est difficile à supporter, là encore, c’est l’intention démonstrative, le schématisme des situations et des personnages, à commencer par le conte de fées qui clora le roman : Denise Baudu, petite employée héroïque qui élève ses deux frères, tapera dans l’œil d’Octave Mouret, qui la suppliera de l’épouser. Commencée avec les excavateurs, l’histoire se termine dans le sirop.

 

 

Ce qui est proprement insupportable, en cours de route, ce sont les trois visites éprouvantes, épuisantes, ennuyeuses, assommantes, etc. que l’auteur inflige sans pitié au lecteur, au fur et à mesure qu’Octave Mouret installe, dans le paysage économique en général et urbain en particulier, le triomphe du commerce industriel. Trois fois un interminable tour du propriétaire qui ne nous épargne aucun détail.

 

 

***

 

 

Ensuite, entrons dans Le Ventre de Paris. Franchement, qui peut considérer ce livre comme un chef d’œuvre de la littérature ? La littérature selon ZOLA est une entreprise. Si l’on veut, une entreprise picturale : il s’agit de composer un tableau. Attention, un tableau complet. Un tableau littéraire, si l’on veut, mais un tableau scientifique. On ne plaisante pas. La différence entre ZOLA et FLAUBERT, c’est que celui-ci efface méticuleusement les traces de son travail, alors que celui-là laisse les ficelles bien visibles.

 

 

Un détail est à prendre en compte : les Halles de Paris, ce sont celles de VICTOR BALTARD. Il faut garder ça présent à l’esprit pendant la lecture, qui en sort un peu sauvée par ce filigrane, cette perspective virtuelle. Qu’est-ce qui m’a rasé, dans ce livre ? Je le dis tout de go : la conception purement théorique et démonstrative de la trame. On sent l’esprit de système à l’œuvre.

 

 

 

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HALLES DE BALTARD

 

 

 

Je passe sur les accumulations de boustifaille, petit 1, les légumes, petit 2, les volailles, petit 3, les poissons, et le reste défile à l’avenant. Si, quand même, je garde la scène où les femmes qui bavassent ont percé à jour le bagnard évadé dans le personnage de Florent, au milieu de l’odeur puante des fromages. Bon, d’accord, c’est rigolo. Mais ZOLA, ayant eu l’idée de son roman, développe tout ça avec une application scolaire horripilante.

 

 

Florent et Gavard sont si peu crédibles en républicains comploteurs et insurrectionnels que le retour de Florent au bagne est comme inscrit sur sa figure. Sa naïveté est si éclatante que, même comme outil romanesque, elle ne tient guère la route. Et le Gavard qui exhibe tout fiérot son pistolet devant les femmes ! Les ficelles du romancier sont trop grosses. L’intrigue finit par apparaître comme un simple prétexte à l’exposé documentaire.

 

 

Un beau personnage, cependant : la charcutière Lisa Macquart, dont on pressent que l’auteur la « sent » mieux. La belle Normande, future Mme Lebigre (le cafetier), fait à ce personnage symbolisant la satisfaction et la majesté de la réussite, un pendant honorable. Ne parlons pas de toute la symbolique assenée par ZOLA autour du gras et du maigre. C’est simplement épais.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre. Une fois, pas plus.

 

 

mardi, 24 janvier 2012

AU FIL DE "LA RECHERCHE" (5)

Résumé : La façon dont PROUST conduit « Un amour de Swann » est donc un chef d’œuvre par sa progressivité.

 

 

***

 

 

On admire que tout se passe indépendamment de la volonté de Swann. Odette ne lui plaît pas. C’est elle qui a décidé de se placer dans son champ de vision, d’y cultiver la rémanence de son image. C’est par effraction que le sentiment amoureux s’introduit en lui. Et il entre dans l’amour à reculons. Il en jouit naïvement, tout en se permettant de courir toujours la cuisinière et la couturière. La leçon est claire : l’amour rend bête. Il dit le plus grand bien des Verdurin, l’idiot.

 

 

L’histoire commence à devenir drôle quand Odette s’éloigne de Swann. PROUST se débrouille qu’on n’ait pas plus que ça de sympathie pour ce presque « grand seigneur » juif, ami des princesses et du boulevard Saint-Germain, qui se dévoie avec des parvenus et des nouveaux riches. L’auteur détaille minutieusement les soupçons qui commencent à se glisser dans son esprit, les efforts et démarches qu’il fait pour rester dans les bonnes grâces d’Odette.

 

 

 

PROUST MAIN.jpg

 

 

 

Il narre par le menu les allées et venues qu’il fait dans sa voiture, conduite par Lorédan (ainsi nommé parce que dans l’esprit de Swann, il ressemble au doge de Venise peint par BELLINI), puis par un remplaçant, quand Odette lui dit qu’elle ne supporte plus celui-ci. Il raconte cette soirée où, bourré de soupçons sur des infidélités qu’elle lui fait avec Forcheville, il va toquer au carreau qu’il croit être de sa fenêtre, et où ce sont deux vieux très surpris qui ouvrent, à sa grande confusion.

 

 

Bref, il se ridiculise. L’épisode amoureux dure (sans que ce soit nettement précisé) quand même quelques années. Il se termine ainsi : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pôur une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! ».

 

 

EPISODE 3 : NOMS DE PAYS : LE NOM

 

 

Ce « chapitre » clôt le livre sur la juxtaposition de trois thèmes : la rêverie du garçon sur les noms, les rencontres avec Gilberte Swann aux Champs Elysées, et le Bois des femmes, autrement dit le Bois de Boulogne.

 

 

Pour lui, le nom de Balbec, d’après ce que Legrandin et Swann lui en ont dit : l’un en parle comme de la partie terminale de la civilisation, à moitié sauvage, habitée par des pêcheurs, des brouillards et des tempêtes ; l’autre parle de la petite église de Balbec, « le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière ! on dirait de l’art persan ». Du coup, la rêverie « mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer ».

 

 

L’indicateur des chemins de fer soutient sa rêverie du nom de toutes les gares de Bretagne dont les sonorités se parent de couleurs particulières (MESSIAEN affirmait voir un bleu outremer dans telle harmonie, etc.). On apprend aussi que les chambres de Combray sont « saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote ». Cette liste est extraordinaire, ne trouvez-vous pas ?

 

 

Un des intérêts de ce « chapitre » est que le narrateur parle de ce qu’il est « avide de connaître » : « ce que je croyais plus vrai que moi-même ». Il y revient plusieurs fois.

 

 

Il imagine ensuite Venise et Florence (« le Ponte Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones » : le pauvre, s’il y allait aujourd’hui, il y verrait surtout les fabricants d’objets en or). Il imagine les peintres dont il a vu des reproductions.

 

 

 

VENISE.jpg

CANALETTO

 

 

 

On assiste ensuite à ses rencontres avec mademoiselle Swann aux Champs Elysées, son amour pour elle, et les tourments qu’il éprouve quand il sait qu’elle sera absente tel jour. Chacun de ces gamins est doté d’une bonne. C’est là qu’on retrouve Françoise, d’ailleurs. Les enfants « jouent aux barres ».

 

 

J’ai eu la très curieuse impression de revoir les affres amoureuses de Swann pensant à Odette. Il s’ingénie à analyser ce qui se passe en lui. Son œil est aiguisé, et appuie sur le contraste irréductible entre l’image intérieure qu’on se fait d’une personne et la réalité objective de cette personne.

 

 

On lit dans ce passage une phrase assez ahurissante. Swann vient parfois attendre et chercher sa fille, sans toutefois daigner saluer le narrateur, avec la famille duquel une brouille s’est installée depuis le mariage avec Odette.

 

 

Gilberte et lui vont jusqu’à une baraque où une dame vend des friandises. Elle est particulièrement aimable avec eux « – car c’était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d’épice, et par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes – ». J’avoue que la phrase me laisse sur le cul (pardon pour l’élégance). « Eczéma ethnique », « constipation des Prophètes » ? C’est du brutal.

 

 

Il pousse parfois ses promenades avec Françoise jusqu’au Bois de Boulogne, où des gens distingués se croisent, et où surtout Mme Swann se promène, parfois en voiture, parfois à pied, « dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage ».

 

 

Odette, de sa voiture, envoie aux messieurs qui la saluent au passage des sourires, dont l’un veut dire : « Je me rappelle très bien, c’était exquis ! », l’autre : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la mauvaise chance », le suivant : « Mais si vous voulez ! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai ». Non, Odette ne se refait pas.

 

 

La fin est consacrée à l’aspect artificiel et composé du Bois de Boulogne, qui : « répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres ». On trouve répété de page en page le mot « factice ». En fait, l’essence du Bois est de servir de cadre aux évolutions des belles promeneuses.

 

 

Quelques phrases à relever, quand il considère le passage du temps et la disparition de la beauté dans le passé : « Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? Je suis sans doute déjà trop vieux, mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne sont même pas en étoffe ». « Quelle horreur ! Ma consolation, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance ».

 

 

Ainsi finit Du Côté de chez Swann. Que me reste-t-il de la lecture ? Pas facile à dire. La première chose qui me frappe, c’est que j’ai lu déjà deux fois A la Recherche du temps perdu, et j’ai l’impression, aujourd’hui, que je n’avais jamais ouvert le livre.

 

 

Il y a bien des éléments qui m’étaient restés, Swann et Odette, la maison de Combray, etc. Mais d’une manière générale, en l’ouvrant pour la troisième fois, c’est comme si c’était la première. Peut-être que c’est toujours la première fois, après tout.

 

 

Ce que je trouve incommensurable et inextricable, c’est l’infinité des détails qui composent le récit, une matière tellement foisonnante, une végétation tellement luxuriante qu’il est impossible à l’observateur de tout saisir, de tout retenir. Impression que MARCEL PROUST a fait le choix de cette  syntaxe hors du commun pour se donner la capacité d’embrasser un vaste univers de sensations, d’aperçus.

 

 

Syntaxe hors du commun : je n’apprends rien à personne. Les phrases de MARCEL PROUST sont construites de manière à ce que le lecteur, quand il arrive au milieu, doit revenir au début pour rétablir mentalement la structure grammaticale. Je comparerais ça à la marche dans une forêt vierge encombrée de lianes : on avance de quelques mètres, on se retourne, et il est impossible de seulement discerner le point où l’on était auparavant. Oui, c’est inextricable.

 

 

PROUST ne s’y prendrait pas autrement, s’il voulait se donner les moyens d’envisager la vie subjective et le monde extérieur dans leur complexité et jusque dans les plus subtiles de leurs interactions. Autant dire que la lecture de ce monument littéraire est par définition et définitivement inépuisable : l’auteur s’est ingénié à entrelacer considérations et données comme des ronces inermes grimpant autour du lecteur, sinon jusqu’à l’étouffer, au moins à l'étourdir. Dans La Recherche, le lecteur est forcément perdu (pardon pour le jeu de mot, trop évident pour que je m’en prive). En réfléchissant un peu, je comprends mieux cette histoire de « première fois ».

 

 

Faut-il aimer la musique de RICHARD WAGNER pour aimer La Recherche du temps perdu ? C'est probable. Songez que pour aller d'un bout à l'autre de la Tétralogie, il ne faut pas moins de quinze heures et quinze minutes, sans compter les trajets, les entractes et les collations. Non, je rigole, mais il y a de ça. Combien d'heures, quand même, pour aller d'un bout à l'autre de La Recherche ?  J'arrête.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

 

jeudi, 19 janvier 2012

ÊTES-VOUS PLUTÔT GORGON OU PLUTÔT ZOLA ?

EPISODE 1

 

 

Je le dis d’entrée : ceci n’est pas un pamphlet (remarquez, MAGRITTE disait bien : « Ceci n’est pas une pipe »). EMILE ZOLA, j’aime bien. Le problème, c’est que ce n’est pas partout et pas tout le temps. Loin de là. Je dirai même que, chez ZOLA, beaucoup de choses m’insupportent carrément. Mais il faut encourager les jeunes auteurs : il ira peut-être loin, ce petit, on ne sait jamais.

 

 

 

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Par exemple, le Claude Lantier de La Bête humaine, programmé en héritier d’alcoolique, qui sent monter en lui, en même temps que le désir sexuel, l’envie de tuer la femme qu’il tient dans ses bras, me semble une caricature de « cas psychiatrique », même si, à la réflexion, le cas de Moosbrugger, dans L’Homme sans qualités de ROBERT MUSIL, quoique différent, fait penser rétrospectivement au cas de Lantier.

 

 

Le parti-pris « scientifique » par lequel ZOLA fait de l’hérédité une sorte d’agent de la malédiction divine est, selon moi, à chier, parce que ça donne à ses romans, de façon différente dans chacun des Rougon-Macquart, un aspect plaqué, artificiel, théorique qui tue la vie propre du livre. L’effort de démonstration est tout sauf romanesque. Finalement, ce qui m’embête chez ZOLA, c’est l’idée.

 

 

Et puis, il y a le parti-pris « scolaire », je veux dire didactique, on pourrait dire la tentation documentaire. Je me rappelle avoir lu Le Théorème du perroquet, du mathématicien DENIS GUEDJ. Il paraît que c’est un roman. Moi, je veux bien, mais quand la partie romanesque est bouffée à ce point par l’intention didactique (découverte des mathématiques), on n’est pas loin de l’escroquerie. Il n’y a même plus d’intrigue.

 

 

Dans le même genre, Le Monde de Sophie, de JOSTEIN GAARDER, sur la philosophie, est bien mieux réussi. ZOLA est encore plus loin de cette caricature, mais c’est un aspect qui transparaît toujours de façon gênante.

 

 

Prenez Au Bonheur des dames, par exemple. Le petit Octave Mouret, qu’on voit, dans Pot-Bouille, changer d’étage au gré de ses changements de maîtresse, possède assez d’esprit d’entreprise pour, devenu adulte, construire en trois temps l’industrie de la grande distribution. Eh bien, pourquoi ZOLA se croit-il obligé d’infliger au lecteur trois visites  exhaustives de l’hypermarché : un – éclosion, deux –  développement, trois – triomphe ? Exhaustives, les visites ! Faut rien oublier !

 

 

Entrez dans Le Ventre de Paris, et vous étoufferez littéralement sous les tonnes, les variétés, les couleurs et les odeurs des victuailles, présentées dans des avalanches oppressantes. Il paraît qu’il faut considérer ces descriptions comme de « colossales natures mortes ». Moi, je veux bien, je ne suis pas contrariant.

 

 

Allez voir La Faute de l’abbé Mouret, où ZOLA nous inflige l’énumération lyrique du Bottin de toutes les plantes de la Création. L’action se passe dans le « Paradou » (ce nom !), quand le curé découvre, dans une amnésie brutale de tous ses devoirs de prêtre, le cataclysme des plaisirs de la chair en compagnie d’Albine. Le lecteur est brutalement assommé à coups de traités de botanique et de catalogues de pépiniéristes, tous épais comme un dictionnaire français / sanskrit en douze volumes.

 

 

Si le poids des péchés du monde est comparable à celui de ces énumérations, je comprends aussitôt l’horrible horreur du chrétien pour  l’enfer. Et je suis prêt à considérer dès maintenant le haggis, la fondue au chester et le christmas pudding (spécialement conçus pour estomacs britanniques surentraînés) comme de tout légers amuse-gueule.

 

 

 

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Voici à présent quelques exemples, non dénués d’humeurs diverses et de considérations arbitraires et injustes. Le monument national s’en remettra.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Exemples et considérations à suivre.

 

 

dimanche, 15 janvier 2012

AU FIL DE LA "RECHERCHE" (4)

UN AMOUR DE SWANN

 

Cette deuxième partie nous fait atterrir abruptement dans le salon de M. et Mme Verdurin, présenté illico comme abritant un clan, dont les membres se rassemblent autant par leurs affinités que par ce qu’ils repoussent : le pianiste et le Dr Cottard sont bien supérieurs à ceux que la renommée célèbre, appelés les « ennuyeux ». 

 

Mme Verdurin est dans la pose continuelle, elle surjoue, elle affecte au dernier degré, bref, elle en fait trop. Elle ne cesse de jouer à gronder par antiphrase. Elle est fort bien dépeinte comme insupportable (et vulgaire). M. Verdurin suit le mouvement. Il a intérêt, parce que c'est Madame qui règne, qui donne le ton, mais aussi le ticket d'entrée au sein du cénacle. C'est elle aussi qui, tel l'archange chassant Adam et Eve hors du Paradis de la pointe de son épée de feu, prononce le bannissement de celui qui a déplu. 

 

On fait connaissance d’Odette de Crécy, qui voudrait présenter Swann au cercle Verdurin. Swann, l’homme raffiné, l’habitué du faubourg Saint-Germain et de la plus haute aristocratie, plongé dans ce milieu qui a surtout la culture de l’argent, ça jure. Mais Swann est présenté comme un amateur infatigable de femmes, une sorte de Don Juan, intéressé autant par la grande dame que par la cuisinière ou la couturière, en même temps que l’ami de tout ce qui compte dans la très haute société. 

 

Avec ça, volontiers désinvolte dans les « manières ». Il dîne presque chaque jour chez des cousins de la grand-mère, puis cesse de venir du jour au lendemain, et l’on trouve la raison dans le livre de cuisine : amant de la cuisinière, c’est à elle seule qu’il a envoyé la lettre de rupture. 

 

Son goût pour Odette de Crécy est entré en lui comme par effraction : « Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés ». Et vlan ! Et puis c’est elle qui s’immisce auprès de lui, allant chez lui, rapprochant ses visites. Une notation marrante sur la mode féminine du moment : « … donnait à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; … ». On apprend le goût de Swann pour Ver Meer (sic), dont Odette ignore jusqu’au nom. 

 

Le grand-père a bien connu Verdurin, mais a rompu lorsque le « petit Verdurin » est tombé (avec ses millions) dans la « bohème et la racaille ». Il refuse d’introduire Swann dans la famille Verdurin. C’est donc Odette qui s’en charge. Le portrait du Dr Cottard fait de celui-ci un imbécile : ne sachant jamais si l’autre est sérieux ou plaisante, il adopte une mine immuable, entre incrédulité d’initié et interrogation naïve. En attendant, sa plus grande pente est de prendre tout ce qui se dit au pied de la lettre. 

 

Dans le milieu Verdurin, Swann est « smart » avec classe et naturel. Il veut faire la connaissance de tout le monde : le peintre (monsieur Biche), la tante du pianiste (qu’il brocarde indûment auprès de Verdurin), le docteur. On a l’histoire du siège suédois de Mme Verdurin, en sapin ciré et de tous les autres cadeaux reçus qui finissent par faire chez elle un drôle de bric-à-brac. 

 

Et puis vient l’épisode de la sonate de Vinteuil, une merveille de considérations remarquables sur la musique. Le récit commence par les amabilités que fait Swann au pianiste après l’exécution. « De même qu’il ne se demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde… ». Goûtons la triple négation. 

 

Le moment se caractérise d’abord par l’insaisissable de la sensation qu’il a éprouvée l’année précédente en entendant une phrase donnée, dans le même morceau, sensation qu’un effort intellectuel lui permet d’attacher à un moment précis. La musique est un art du temps, et les notes, aussitôt retenties, s’évanouissent. Saisir cet insaisissable-là, voilà à quoi travaille Proust, par Swann interposé. 

 

Et Swann, qui semblait jusqu’alors pris dans une routine qui devait apparemment durer jusqu’à sa mort, commence à sentir en lui renaître un goût vivant pour la vie en train de se dérouler. Le passage vaut le coup : « Or, comme certains valétudinaires chez qui, tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie ». Il trouve donc une nouvelle raison de vivre dans cette « phrase de Vinteuil ». 

 

Le soir du concert Verdurin, il y a donc un an que Swann a entendu la sonate, et il a cessé d’y penser. « Rentré chez lui, il eut besoin d’elle ». On ne sait pas si c’est à Odette de Crécy ou à la phrase musicale que l’expression s’applique. En à peine trois pages, PROUST écrit à quatre reprises « tout d’un coup ». Et Swann le blasé semble alors heureux. 

 

Même s’il n’arrive pas à associer le bonheur musical qu’il vient de ressentir au Vinteuil qu’il connaît (« une vieille bête »). Alors même que : « La sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public ». 

 

Swann glisse incidemment dans la conversation qu’il connaît le président de la République (Jules Grévy), qu’il a avec lui des amis communs (sans dire que c’est le Prince de Galles). Le clan Verdurin n’en a cure, et ne montre même que mépris pour le « grand monde » de l’aristocratie et du boulevard Saint-Germain. 

 

Le tour de force romanesque que constitue l’épisode « Un Amour de Swann » n’est pas dans tel ou tel « moment », avant tout parce qu’il est très délicat de vouloir en isoler tel ou tel en y voyant une « unité », vu la fluidité permanente du récit, qui fait de ses deux cents pages un tout homogène, un flux continu. 

 

Le tour de force romanesque est dans l’intensité maintenue égale dans tout l’épisode de trois lignes de récit : la musique, avec la « phrase » de la sonate de Vinteuil, qui semble amener Swann à un renouveau de son goût de la vie ; l’amour, avec le personnage d’Odette de Crécy, dont la sonate de V. n’est au vrai qu’une métaphore, les deux étant intimement liés ; la société, avec l’entrée de Swann dans le « clan » Verdurin. Là, je m’incline et je dis : « Chapeau, Maître Proust ». 

 

L’éveil musical de Swann écoutant ce morceau, son éveil amoureux dans la compagnie apparemment inoffensive d’Odette, et sa découverte d’un milieu social dans lequel, selon toute apparence, il subit un déclassement – tout cela suit une seule et même courbe, d’abord ascendante, jusqu’à son point de rayonnement maximum, puis descendante, jusqu’à son retour à un point zéro. 

 

En musique, ce sera la sonate figurant d’abord la présence d’Odette, avant qu’il l’entende, pour finir, sans elle, au cours d’une soirée mondaine. En amour, ce sera l’irruption à son insu, voire contre son gré, d’Odette dans sa vie, avant la prise de distance, puis la fin de la liaison. En société, ce sera l’entrée officielle dans le cercle Verdurin, puis le froid qui s’installe dans les relations, jusqu’à l’éviction définitive de Swann. Un seul et même mouvement, dépeint sur trois registres, comme une oeuvre musicale fondée sur plusieurs thèmes simultanés. Je m'incline derechef : « Chapeau, Maître Proust ». 

 

Ce que je trouve très fort, c’est l’extrême, imperceptible et constante progressivité de l’évolution des sentiments, des personnages, des situations. On a vraiment l’impression d’une coulée, assez lente pour pouvoir en saisir le moindre détail en l’isolant, mais en même temps assez rapide pour que le lecteur n’ait pas l’occasion de s’arrêter à un état d’esprit. Tout est à la fois net et précis, mais instable et mouvant. Je dis que ça, c’est du grand art.

 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 13 janvier 2012

DIS-MOI QUI TE MANIPULE

Je l’ai déjà dit ici, la Bande Dessinée forme une part non négligeable de l’humus sur lequel l’Egopode podagraire ou le Centranthe rouge, bref, la mauvaise herbe que je suis, a poussé. « C’est pas moi qu’on rumine et c’est pas moi qu’on met en gerbe », dit quelqu’un de bien. Je suis resté Egopode podagraire ou Centranthe rouge, bon gré mal gré.

 

 

Dans les rares séries B. D. actuelles où mes circuits trouvent encore un peu de sève pour alimenter leur course alentie (on dirait du Verlaine, vous ne trouvez pas ?), il s’en trouve une qui emporte l’unanimité de mon suffrage, c’est la série Alpha.

 

 

Bien sûr, pas pour le surhumain cornichon vaguement courge qui vient à bout de tout sans être défrisé (c’est la loi du genre). Mais pour des scénarios impeccablement construits, qui réjouissent l’esprit du lecteur presque autant que le scénario inoubliable du Retournement, roman de VLADIMIR VOLKOFF (1979), que vous avez sûrement lu.

 

 

Parmi les épisodes, on trouve l’histoire d’une arnaque diaboliquement vicieuse visant à assassiner le président des Etats-Unis en personne. Un Irlandais nationaliste (engagé dans l'I. R. A. ?) rentre paisiblement chez lui, découvre sa famille assassinée. Le cadavre d’un agent de la C. I. A. laissé sur place laisse penser que ce sont les Américains qui ont fait le coup. L’Irlandais est convenablement aiguillé (et aiguillonné) par des salopards vers une vengeance impitoyable à l’encontre du grand responsable, qui ressemble ici à GEORGE W. BUSH.

 

 

Sauf que le coup a été monté par le patron des services secrets de Sa Majesté, qui aimerait bien venger ainsi la mort tragique de son fils, précisément en Irlande. Il échoue au dernier moment, grâce au héros, évidemment. Inutile de dire que l’Irlandais devait exploser en même temps que la voiture généreusement offerte par les salopards. Pas de traces, chez les salopards.  

 

 

Le procédé utilisé par les barbouzes anglais porte le label d’origine contrôlée MANIPULATION. Il se résume à une question : comment faire que  quelqu’un obéisse à un ordre en croyant accomplir sa seule volonté ? Comment l’amener à adhérer au désir qu’un autre a eu à sa place ? Comment lui faire prendre à son insu la décision qu’un autre a prise à sa place ?

 

 

 

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Messieurs BEAUVOIS et JOULE (JEAN-LEON BEAUVOIS et ROBERT-VINCENT JOULE, que j’abrègerai en B. & J.) ont publié un intéressant petit livre en 1987 (ce n’est pas un perdreau de l’année, mais moi non plus, donc …), qui s’intitule précisément Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens.

 

 

C’est un livre de « psychologie sociale » qui acclimate sur le sol français une théorie qui a vu le jour sur le sol américain : la théorie de « l’engagement ». Acclimatation réussie, semble-t-il : 250.000 exemplaires vendus.

 

 

La théorie postule quelque chose de central : quand le colonel du régiment fait un discours sur les méfaits de l’alcool et de la drogue, c’est sûr qu’aucun bidasse ne va le contredire, mais c’est sûr aussi que chacun va continuer comme si rien ne s’était passé. En revanche, si vous arrivez à obtenir d’une personne qu’elle traduise en acte effectif, même minime, une décision qu’elle accepte de prendre, cette action aura tendance à perdurer dans le temps. Le discours est inefficace à long terme, au contraire de l'acte effectif.

 

 

Ce qui est rigolo, ici, c’est de penser aux vieux manuels de philo, qui étaient traditionnellement structurés selon la dichotomie « la pensée » / « l’action », et qu’on a tous, à une époque, appris que la pensée précède (et domine) l’action. L'hypothèse des auteurs est que ceci est un mythe aimablement colporté par une tradition, disons « humaniste ».

 

 

B. & J. soutiennent en effet que la persuasion (discours oral) est par nature inefficace. C’est, dans leurs termes, la méthode « cognitiviste », traditionnelle, qui s’adresse au cerveau, à la raison, à la compréhension, à l’intelligence, et qui suppose que l’esprit commande, selon la vieille image qu’on se fait de la liberté humaine (priorité à la pensée). Cette méthode ne vaut rien.   

 

 

Car si vous voulez que des choses changent en réalité, il vaut mieux essayer d’obtenir des actes de la part des personnes, parce que celles-ci se sentiront beaucoup plus engagées (elles auront fait). La méthode est ici « comportementale » (ça, c'est bien américain), et repose sur l’idée que l’individu est davantage dans ce qu’il fait que dans ce qu’il pense (priorité à l’action).

 

 

Ça va même plus loin, puisque les auteurs montrent que plus l’action réalisée a coûté à l’individu (parce qu’elle allait à l’encontre de ses convictions), plus celui-ci fera un effort mental et réarrangera ses propres convictions pour qu’elles reviennent en cohésion avec l’acte accompli. En clair : si vous réussissez à lui faire accomplir un acte auquel il n'adhère pas, vous réussirez ipso facto à le faire changer d’avis. La manipulation est là.

 

 

 

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Quelqu’un qui fait quelque chose qui lui coûte provoque en lui-même une dissonance, comme une fissure intérieure qui le rendrait rapidement schizophrène s’il n’y mettait bon ordre : il est plus facile de changer la conviction que d’effacer l’acte déjà accompli. A ce stade, on peut donc se dire que la manipulation a réussi son coup.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

 

samedi, 07 janvier 2012

EN ATTENDANT "LA BOUGIE DU SAPEUR"

2012 étant une année bissextile, il faut se préparer pour le jour le plus rare, donc le plus cher du calendrier, j'ai nommé le 29 février. Et pour célébrer ce jour futur de la façon la plus digne, je ne vois pas de façon plus digne que d'évoquer un de ces héros obscurs et sans grade que nous a légué l'invincible armée française (invincible tant qu'il n'y a pas de guerre). Ce héros porte un nom ineffaçable : CAMEMBER (http://aulas.pierre.free.fr/chr_cam_03.html), dont la rumeur publique a peut-être d'ores et déjà porté à vos oreilles (et à vos yeux) l'existence, une existence dont on regretterait l'absence si elle n'avait pas existé. 

 

 

UNE PLAIDOIRIE REMARQUABLE

 

 

Camember est sapeur. C’est pour ça qu’on l’appelle « le sapeur Camember ». Il est respectueux de ses supérieurs. A l’occasion, il se montre facétieux, mais trouve parfois plus facétieux que lui, à ses dépens. Si vous ne connaissez pas ce chef d’œuvre, soyez heureux : vous avez de la joyeuseté et de la réjouissance en perspective en 2012.

 

 

Exemple immédiat : un gamin essaie d’atteindre la sonnette d’entrée de l’immeuble. Camember passant par là s’offre à le dépanner. Le gamin remercie : « Quand le pipelet il viendra vous seriez bien aimable d’y dire bonjour de ma part », avant de détaler à toute vitesse. Ça ne manque pas : au moment où le concierge ouvre pour punir le farceur, Camember est obligé de se retourner pour saluer le major Mauve, et reçoit où je pense un coup de balai bien senti, qui envoie par réaction le pied de Camember dans la rotondité du Major. Ça, c’est pour la mise en bouche.

 

 

Le plat de résistance, c’est la plaidoirie du défenseur du sapeur devant le conseil de guerre, où Camember paraît pour insulte à supérieur. C’est l’avocat, qui s'appelle excellemment maître Bafouillet, qui parle : « Messieurs, comme l’a fort bien dit Bossuet, notre maître à tous, il n’est si petit ruisseau qui ne finisse par porter ombrage.

 

 

« Si l’on en croyait l’acte d’accusation qui, de son doigt sévère, nous a plongé sur ce banc d’infamie, messieurs, nous aurions frappé le major Mauve dans l’exercice de ses fonctions… Or, dussé-je faire rougir vos cheveux blancs, ce n’est pas à cet endroit-là que nous avons atteint l’honorable docteur.

 

 

« Alors, messieurs, jetons un voile sur les batailles d’Austerlitz et de Marengo ! Songez à son pauvre père, à ce vieillard octogénaire qui a déjà un pied dans la tombe et qui, de l’autre, a toujours marché dans le sentier de la vertu !

 

 

« Ce n’est pas, messieurs les membres du Conseil, à de vieux singes comme vous et moi qu’on apprend à faire des grimaces et, qu’il le veuille ou non, je vois bien d’ici l’œil du commissaire du gouvernement qui m’écoute et qui rit.

 

 

« La vie, hélas, n’est qu’un tissu de coups de poignard qu’il faut savoir boire goutte à goutte ; et, je le dis hautement, pour moi, le coupable est innocent ! »

 

 

Ceux qui ont quelque lumière au sujet des aventures de Spirou et Fantasio connaissent évidemment le Maire de Champignac, « un orateur de toute première force » (c'est dans Le Prisonnier du Bouddah), qui prononce des discours marqués du sceau de l’éloquence de maître Bafouillet. Je leur ferai un sort prochainement, car ils valent leur pesant de cacahuètes. A la suite de cette émouvante plaidoirie, Camember est acquitté. Voilà un échantillon de ce que sont Les Facéties du sapeur Camember (éditions Armand Colin).

 

 

Il faut que je vous présente le personnage plus en détail. C’est de la BANDE DESSINEE. L'art est mineur, j'en conviens, mais il forme une des briques qui, de guingois ou à bon droit, ont servi à l'dification physique et mentale de mon pauvre individu. François Baptiste Ephraïm CAMEMBER, fils d’Anatole Camember et de Polymnie Cancoyotte,  est né à Gleux les Lure, département de Saône Supérieure, le 29 février 1844. Sa vocation : ne rien faire.

 

 

C’est la raison pour laquelle il se trouvera bien dans l’armée française, comme « sapeur ». Je signale qu’en l’honneur du Sapeur Camember et de cette date de naissance, un journal a été fondé en 1980, qui paraît tous les 29 février : La Bougie du Sapeur. Le numéro 8 devrait donc paraître le 29 février 2012. Restez aux aguets, c’est pour très bientôt.

 

 

Le vrai, et facétieux, père du « Sapeur Camember » s’appelle GEORGES COLOMB qui, pour cette raison prendra le nom de plume de CHRISTOPHE. Il a laissé quatre chefs d’œuvre, dont je n’évoquerai ici que Les Facéties du Sapeur Camember (1896), sachant tout de même qu’il est vital pour la santé mentale et physique de ne rien ignorer de l’anémélectroreculpédalicoupeventombrosoparacloucycle, immortelle invention du savant Cosinus, mais aussi de tout savoir de la famille Fenouillard et de Plick et Plock.

 

 

Camember a du bon sens, et du gros. Ainsi, lorsque Cancrelat, qui doit scier le bois du Colonel et se désespère car le tas est vraiment très haut, il le réconforte : « Cancrelat, lui dit-il, tu m’affliges : tu n’as qu’à commencer par un bout, et quand t’arriveras à l’autre, tu seras tout épaté d’avoir fini ».

 

 

Et lorsque le pauvre est arrivé à la moitié, et se plaint que c’est vraiment très long : « S’pèce de moule ! C’est par l’aut’bout qu’il fallait commencer, parce qu’à présent qu’il n’y a plus rien de ce bout ici, il n’te resterait plus rien à faire ». IMPARABLE.

 

 

Une autre fois, le sergent Bitur (ça vaut l’adjudant Kronenbourg de CABU), qui a beaucoup moins de bon sens que Camember, lui « imprime » l’ordre de creuser un trou pour y cacher des ordures. Le sapeur, une fois la mission accomplie, se demande où il va fourrer la terre extraite du trou. Bitur : « Que vous êtes donc plus herméfitiquement bouché qu’une bouteille de limonade ! Creusez un autre trou ! ». Deuxième engueulade : « M’ferez quatre jours pour n’avoir pas creusé le deuxième trou assez grand pour pouvoir y mettre sa terre avec celle du premier ».

 

 

 

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Camember a aussi l’art du compliment délicat. Un peintre a fait le portrait de la colonelle. Le sapeur se croit obligé de corriger « mam’selle Victoire » (servante alsacienne, c’est important de le préciser) qui vient d’émettre un jugement désobligeant sur la peinture, que la Colonelle a entendu : « C’est p’têtre vrai que ce n’est pas joli, joli… Mais avouez que c’est rudement ressemblant ! ».

 

 

Mam’selle Victoire a donc un accent alsacien à couper au couteau. Attention, je n'ai rien contre les Alsciens, mais je suis tout contre les Alsaciennes, ça plaisante pas. Elle appelle Camember « Mossieu Gamempre ». Un jour, à Camember qui cherche son Colonel : « Foui ! Mossieu Gamempre, ché fiens té lé foir… tans son gabinet… il é…grivé ». Persuadé que son cher colonel est mort, il court ameuter la caserne. Après vérification, le Colonel est bien vivant, et fait venir Victoire : « Ch’ai pas tit : "le golonel il est grévé", ch’ai tit : "Le golonel il égrivé… afec une blume quoi !" ».

 

 

Quelle chance vous avez, bande de petits veinards qui ne connaissiez pas Camember, vous allez vous régaler ! Vous découvrirez qu’il sait à l’occasion se comporter en véritable héros militaire, qu’il sauve son Colonel, qui le décore, si c’est pas une preuve, ça. Cancrelat, nommé capitaine des pompiers, « a eu le premier l’idée géniale qui consiste à essayer les pompes la veille de chaque incendie ».

 

 

Camember épouse Victoire qui, à la dernière image, lui a déjà donné huit garçons, pas tout à fait « l’effectif d’une escouade sur pied de guerre ». Peinture ironique et débonnaire d’une vie de caserne désormais disparue.

 

 

On peut considérer GEORGES COLOMB alias CHRISTOPHE comme un ancêtre français de la BANDE DESSINEE, de même que la Suisse a donné à celle-ci RODOLPHE TÖPFFER  (né en 1799) (Les Amours de M. Vieuxbois), l’Allemagne WILHELM BUSCH (les infernaux Max et Moritz), et l’Amérique RICHARD OUTCAULT (Yellow Kid, où apparaît la première bulle en 1896). Total respect !

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

NOTE A BENNE : A propos de Camember, je signale aux curieux une facétie de MARCEL PROUST dans Du Côté de chez Swann. Au cours d'une soirée très mondaine chez madame de Saint-Euverte, Swann et la princesse des Laumes disent du mal de madame de Cambremer (ex-Mlle Legrandin) : « Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en riant. - Il ne commence pas mieux, répondit Swann. - En effet cette double abréviation ! ... - C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot. - Mais puisqu'il ne pouvait s'empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait de finir le premier pour en finir une bonne fois ». Qu'en termes élégants ces vacheries sont dites !

 

 

 

mardi, 03 janvier 2012

MAGRITTE, UNE GRITTE CARABINEE

Résumé : j'ai commencé à me payer la tête de RENÉ MAGRITTE.

 

 

Prenez La Lampe du philosophe, par exemple. Un homme en costume-cravate fume la pipe, à droite, en vous jetant un œil torve, pendant qu’une bougie brûle sur une sellette d’artiste. Sauf que, d’une part, la bougie semble grimper le long du pied pour venir s’épanouir comme un serpent dressé, et d’autre part, le nez de l’homme opère un plongeon dans le fourneau de la pipe. Bon, vous me direz que « lampe » rappelle la bougie, et « philosophe » l’homme. Je veux bien. Mvoui … Vous y croyez, vous ?

 

 

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En fait, il ne fait pas de la peinture, il fait de la linguistique. Et saussurienne, en plus (de FERDINAND DE SAUSSURE, le fondateur de la discipline, celui de la trilogie en pataugas « signifiant / signifié / référent », celui de « le signifié "chien" ne mord pas », celui de « l’arbitraire du signe », et tant de belles choses dont on s’est servi pour détruire l’enseignement de la grammaire à l’école, sous prétexte qu’il fallait procéder intelligemment). Tout ça, si ce n’est pas du pataugas, c’est du gros sabot. Je m’explique.

 

 

Au commencement était Ceci n’est pas une pipe. Le gros malin, sur sa toile, représente une pipe. Le travail est grossier, mais on reconnaît l’objet. Et pour faire chier le spectateur, qu’est-ce qu’il fait, le gros malin ? Il peint en toutes lettres « Ceci n’est pas une pipe ». Tout ça pour dire au premier con venu à qui il prendrait l’idée de bourrer son tableau de tabac pour l’allumer et le fumer, qu’il n’a rien compris, ce gros plouc.

 

 

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On ne sait jamais, doit-il se dire. Comme le dit un « docte » : « Il suffit d’un instant de réflexion pour se rendre à l’évidence : l’image d’un objet n’est pas l’objet lui-même ». « Tu l’as dit, bouffi ! », aurait ricané Arsène Lupin au nez de l’inspecteur Ganimard.

 

 

Mais pour peindre ça, c’est vraiment ce que RENÉ MAGRITTE s’est dit : « Qu’est-ce que j’en ai marre, que les gens confondent la chose et sa représentation, je vais leur administrer une injection de linguistique. Répétez après moi : la matière picturale qui fait la pipe, c’est le ? Le ? Signifiant, bande de balourds ! L’objet représenté ? Le signifié, bande de baudets ! ».

 

 

« Et la bouffarde que je viens d’allumer sous vos yeux ? Le référent, bande de nuls ! – Oui m’sieur, bien m’sieur, je l’f’rai plus, m’sieur. – Allez, circulez, et ne m’emmerdez plus ! ». Voilà comment il vous parle, RENÉ MAGRITTE. Et vous, vous supportez qu’on vous adresse la parole en levant le menton comme ça ?

 

 

Alors une fois que tu as compris ça, tu sais ce qu’elle fait, la peinture de RENÉ MAGRITTE, si tu es normalement constitué ? Elle te tombe des yeux. Tiens, prends un grand problème philosophique, je sais pas moi, dis voir quelque chose. – La Condition humaine ? – Allez, prenons la « condition humaine ». Il se trouve que c’est un autre titre du peintre.

 

 

Tu devines pas ce que ça représente ? Une chambre dont la large fenêtre voûtée donne sur un paysage campagnard, avec un ruisseau, de l’herbe, des buissons, et un ciel où passent quelques nuages. Un rideau rouge à droite et à gauche. Tout est soigné, léché même, y compris le chevalet installé devant la fenêtre, sur lequel est posée une toile peinte.

 

 

 

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Allez, tu devines pas ce qu’il y a de peint sur la toile ? Mais si, gros ballot : le paysage lui-même ! Le gros malin qui tient le pinceau s’est juste débrouillé pour qu’on confonde pas : à gauche, le tableau déborde un chouïa sur le rideau, à droite on voit les clous qui fixent la toile sur le cadre, avec en haut le sommet du chevalet. Sans ces détails, tu ferais pas la différence entre le paysage et le tableau, con ! Là, pas moyen de se tromper. Sous le même titre et avec le même « truc » (on ne change pas une équipe qui gagne), on trouve aussi un paysage marin.

 

 

 

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Voilà, le seul « truc » de cette « œuvre », c’est de nous enfoncer dans le crâne que ce qu’on voit sur la toile n’est pas ce qu’on voit de la nature. La surface peinte donne l’illusion de la nature. « Mais attention, les petits enfants, je suis là, moi, le peintre savant, pour vous dire qu’il ne faut pas confondre. » Finalement, le père MAGRITTE prend le spectateur pour une buse, et prend la pose dans l’attitude du professeur donneur de leçons.

 

 

Toute la peinture de RENÉ MAGRITTE est contenue dans la seule surface, se résume à la surface. C’est une peinture de truqueur habile, qui se contente de jouer sur les apparences. Tiens, encore un exemple. Je ne me rappelle plus le titre de celui-ci : dans une pièce fermée, sur une table, trône une superbe cage à oiseaux. Dans la cage, pas d’oiseau, mais un œuf. Et pas n’importe quel œuf : un énorme, un œuf de dinosaure. Pour vous dire, il occupe tout le volume de la cage.

 

 

Et alors, me direz-vous ? Ben rien. C’est tout. A votre avis, quelle taille aurait dû avoir la cage pour abriter l’oiseau capable de pondre un œuf pareil ? Bon sang mais c’est bien sûr, ah le diable d’homme, fallait y penser. Ben oui, il est là le gag. Mais quand on a résolu l’énigme, c’est comme le polar, on peut le jeter, le donner ou se torcher avec. Il n’y a plus rien à en tirer. Là c’est pareil : le fruit est sec.

 

 

MAURITS CORNELIS ESCHER a le même genre de succès que MAGRITTE, avec ses paradoxes visuels : cascade qui se jette plus haut que son point d’origine, personnages qui montent et descendent des escaliers dans tous les sens verticaux et horizontaux, deux mains qui se dessinent mutuellement, l’anneau de Möbius et autres facéties graphiques. Son truc à lui, c’est le trompe-l’œil : il télescope les deux dimensions de la feuille de papier et les trois dimensions de la perspective (illusion du volume). Du coup, ça détraque tout et ça fait du paradoxe.

 

 

 

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Je qualifierais volontiers ce genre de succès de « succès de poster » : ça fait très bien, punaisé sur le mur de la chambre du jeune qui s’initie.  Mais il me semble que ESCHER a un statut beaucoup plus modeste, je veux dire moins prétentieux. Regardez donc Le Thérapeute, de MAGRITTE : un corps de berger normal, sauf la cage thoracique, dont l’espace est occupé par une cage à oiseaux ouverte, avec deux blanches colombes sur la piste de décollage.

 

 

 

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Oui, monsieur, on a compris le MESSAGE. Un rien de niaiserie en plus, et voilà-t-il pas qu’il tomberait dans la boutasse JACQUES PREVERT (« Pour faire le portrait d’un oiseau ») ou dans le fumier PIERRE PERRET (« Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux »).

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

 

dimanche, 01 janvier 2012

AU FIL DE "LA RECHERCHE" (2)

COMBRAY, EPISODE 2

 

 

Le deuxième chapitre commence sur « madame Octave », la tante Léonie du petit Marcel, qui ne quitte plus sa chambre, voire son lit, qui demande sans cesse à la bonne de monter pour lui dire qu’elle a vu passer dans la rue un chien ou une jeune fille qu’elle ne connaissait pas. La bonne, c’est Françoise, qui fait alors des hypothèses auxquelles la tante réagit par des « je crois bien ! » quand elle n’y croit pas du tout, et des « à moins de ça ! » quand elle pense que la solution est là, à laquelle elle n’avait pas pensé. J'aime beaucoup ce "à moins de ça".

 

 

Tante Léonie est visiblement un personnage de caricature. Comme Françoise la cuisinière. D’ailleurs, en dehors du père et de la mère, quels personnages ne sont pas caricaturaux d’une manière ou d’une autre ? MARCEL PROUST est un écrivain féroce, dont les longues caresses syntaxiques et stylistiques sont enduites de curare (à comprendre au sens de BOBY LAPOINTE : « Ben, si c'est rare, j'aime mieux les yeux rares de Lydia que le "cu-rare" de Lucrèce Borgia ».

 

 

Françoise qui ne fait que des asperges au déjeuner ! On saura plus tard pourquoi. Marcel fait l’éloge de cette domestique qui a une sorte de vénération pour la famille de ses maîtres. Puis il décrit minutieusement et amoureusement l’église de Combray, du 11ème siècle roman, avec des vitraux, une crypte, un porche, enfin tout ce qu’il faut pour faire une église. Il décrit en particulier des pierres d’angles bizarrement sculptées par le temps, comme j’en ai vu en Bretagne.

 

 

Il en parle ensuite de l’extérieur, quand on arrive par le train, quand on la voit de loin, quand le petit Marcel la voit de sa chambre (juste la base du clocher). Enfin bref, on aura mangé de l’église de Combray comme s’il en pleuvait. PROUST est certainement un monument, mais ses comparaisons à la manière de L’Iliade, ça lasse vite. On sait qu’il la connaît à peu près par cœur, ou pas loin.

 

 

Ou alors c’est moi qui passe à côté de l’essentiel. Tiens, goûtez-moi cette formule : « Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore, (…) ». Vous n’avez pas l’impression qu’il en rajoute ? Moi, je dis : trop, c’est trop.

 

 

Il revient ensuite à tante Léonie, dont tout le monde, y compris dans le village, a renoncé à corriger l’hygiène de vie, considérée comme désastreuse, car limitée à son lit d’observation. « Est-ce que madame Mézerat est arrivée à la messe avant l’Elévation ? », c’est la grande question qu’elle brûle de poser à Eulalie, quand ce satané curé sera reparti, après sa foutue leçon d’étymologie sur les noms de lieux du coin. Elle aurait bien voulu le refuser, mais ce sont des choses qui ne se font pas ! Du coup, elle est tellement fatiguée qu’elle est obligée de demander à Eulalie de partir aussi, avant d’avoir posé sa question, la seule chose importante qu’elle avait à lui dire.

 

 

On a l’histoire de l’oncle Adolphe et de sa brouille avec la famille de Marcel. En train de lire dans le jardin, à côté d’une petite bâtisse où cet oncle logeait quand il venait à Combray, il se souvient d’une visite impromptue qu’il lui avait rendue un jour à Paris. Trouvant une voiture attelée devant chez lui, il sonne quand même. Et c’est une voix féminine qui demande à l’oncle de le laisser entrer.

 

 

C’est une « cocotte ». L’oncle n’est pas très content, mais le laisse entrer. Il aime en effet le milieu du théâtre et les petites femmes qui y évoluent. Il demande à Marcel, au départ de celui-ci, de ne rien dire. Marcel raconte évidemment tout dans le moindre détail, ce qui provoque évidemment un clash, car les parents sont à cheval sur la morale.

 

 

On revient dans la cuisine de Combray. La fille de cuisine est enceinte jusqu’aux yeux. S’ensuivent diverses considérations sur des fresques de Padoue et des commentaires de Swann sur le ventre enceint des femmes des dites fresques, et la manie d'esthète qui amène Swann à voir dans les fresques de la Renaissance italienne des « plagiats par anticipation », comme l'OU. LI. PO. nomme en les inversant certaines résonances entre passé et présent.

 

 

Retour à la lecture, et à la façon dont la littérature fait exister le réel autrement mieux que la vie réelle, trop lente et discontinue. Pages fort intéressantes : le romancier synthétise en quelques pages, voire en quelques mots un personnage ou autre chose, ce qui confère à la vie elle-même un sens dont elle serait démunie autrement. C’est ici qu’apparaît la silhouette de Bergotte, un écrivain estimé des connaisseurs, qui mange à la table de Swann une fois par semaine.

 

 

Histoire avec Bloch, à qui la famille fermera sa porte pour des raisons diverses : il est juif, et le père y fait allusion en chantant par exemple un air connu : « Oui, je suis du peuple élu ». Il est par ailleurs assez cavalier dans ses manières, qui heurtent le souci des convenances de la famille. Marcel regrette la rupture, car Bloch a de l’intelligence et de la culture.

 

 

On perçoit la sensibilité extrême et extrêmement féminine de PROUST dans les descriptions de fleurs, des aubépines, des épines roses (sic), des pommiers, etc. Quel luxe d’images ! Un tel raffinement finit par en être étouffant et, de mon point de vue, cela frise le ridicule à force de « faire des magnes et du flafla » (ARISTIDE BRUANT).

 

 

« La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser un verrière ; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité dans sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de fleur de fraisier. » Ouf, n’en jetez plus. On comprend que sa maladie ait touché l’appareil respiratoire.

 

 

« C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé les fleurs de lys en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre lacustre. » Trop, c’est trop, PROUST en fait des tonnes.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

La suite une autre fois.

 

 

mercredi, 28 décembre 2011

LA GRANDE MUSIQUE ET LES TOUT PETITS

La Grande musique et les tout petits est un titre. Celui d’un petit manuel de format 16 x 24 d’initiation musicale à couverture bleue, ornée d'un dessin édifiant : un monsieur en costume sévère et à calvitie respectable est assis à un piano à queue ouvert. Il est entouré de quatre petits enfants assis, un petite fille est debout.

 

Ils le fixent avec un attention dévote. Le sous-titre ? "Commentaire sur les grandes oeuvres de musique classique et moderne enregistrées sur disque." L'ouvrage, agrafé dans l'épaisseur, est édité aux "Editions du cep beaujolais", ce qui n'est pas un mince clin d'œil.

 

Une main enfantine l'a par ailleurs constellé d'exécrables dessins à l'encre lorsqu'elle avait l'âge du préadolescent normal que j'étais, pas tout à fait pubère, mais modèle accompli du crétin clinique, souillant de droites et de courbes médiocres les divers supports de papier que lui offrait le matériel scolaire à sa disposition. Vous avez évidemment compris que j'étais ce crétin.

 

Les têtes humaines de profil ressemblent furieusement à des casseroles, auquelles le nez tiendrait lieu de manche. Allusion subtile, sans doute, à la matière musicale qu'enseignait l’auteur du manuel et professeur, monsieur Hurter (tout le monde connaît la « Sonnette pour casserole et violon sale » de Ladislas Hégésippe Adhémar Loutrel. Il (Hurter) fut mon professeur de musique de la sixième à la troisième. Il faisait acheter son bouquin par tous les élèves, ce qui lui assurait une sorte de rente (modeste).

 

J’ai beaucoup plaint son fils, qui était dans notre classe, rien qu’à cause de la façon coupante dont il appelait le nom : « Hurter », pour le faire venir au tableau : « Viens me réciter ta leçon ! ». Personne n’aurait osé broncher, bavarder ou péter pendant son cours. pas comme les veinards qui avaient monsieur Zaëh. Alors là, c’était la fête ! Cela ne gênait personne, car déjà à cette époque, les salles de musique tendaient à être confinées dans les derniers étages des établissements scolaires. A cause du bruit, j'imagine.

 

Il faut cependant tresser un couronne de laurier à monsieur Hurter. Car c’est chez lui que j’ai découvert que j’avais l’oreille musicale : j’avais presque toujours 20 / 20 aux dictées de notes. Pourquoi n’ai-je pas insisté ? Pourquoi ne suis-je pas devenu musicien ? Vous vous en foutez ? Eh bien je vais vous le dire quand même. Franchement, je me demande si la musique aurait tenu dans ma vie la place qu’elle a tenue – une place finalement impressionnante et inexplicable – si j’en avais fait ma profession.

 

Et puis on me dira ce qu’on voudra, mais le solfège, ça m’est toujours resté rédhibitoire. La définition de "rédhibitoire" ? « Arête de poisson virtuelle restée en travers de la gorge » (définition proposée à l'Académie, qui n'en a pas voulu, allez savoir pourquoi). Méthode lourde ou méthode « ludique », le solfège reste lourd. Même lourdingue. Ou alors c’est moi qui ne le suis pas assez pour lui, je ne sais pas. Au fond, ce qui me chagrine dans le solfège, c’est peut-être ce qui me chagrine dans tout ce qui se présente comme théorie : précisément la théorie.

 

Comme je ne suis pas devenu musicien, je me suis contenté du titre de mélomane. Encore aujourd’hui, ça me frustre, comme bien vous pensez, mais que voulez-vous ? L’avantage que j’y ai trouvé, c’est que je suis né dans un temps où une foule d’objets techniques se sont mis à pleuvoir sur le monde, pour satisfaire les « besoins » des « consommateurs ». Je veux parler de la radio et de l’électrophone. Oui, j'avoue : je suis un enfant des débuts de la consommation musicale régnante.

 

J’ai déjà parlé du supplice que, vers l’âge de huit ans, je faisais subir à ma grand-mère – qui le supportait stoïquement – quand je passais des dizaines de fois sur le vieux Teppaz rouge et blanc, enfin une certaine sorte de « blanc », l’ouverture de Tannhäuser, de Richard Wagner, et l’Etude opus 25 n° 11 de Frédéric Chopin.

 

Le Teppaz logeait dans le placard à portes coulissantes du couloir à gauche au fond, en face du « coffre à papier », au 39, cours de la Liberté, au troisième étage, l’entrée juste à droite de la pâtisserie Bonnat, aux sublimissimes cônes en chocolat et aux superbes sphinx familiaux.

 

L’entrée a gardé jusqu’à sa récente rénovation la plaque devenue noirâtre où était gravé « sonnette de nuit », avec un bouton pour les urgences adressées au médecin, au même étage que l’électrophone. Je n’ai jamais su si le docteur Frédéric Paliard avait été souvent dérangé par cette sonnette. Et quand j’ai voulu dévisser la plaque, en souvenir, il était trop tard : elle avait disparu sous les coups de la rénovation.

 

Le téléphone du 39, cours de la Liberté était « Moncey 17 25 », pour vous dire quelle époque c’était. Chaque quartier avait son central téléphonique. Là, il était rue Moncey (MO, sur le cadran, ça faisait 60). Il y en avait un autre rue Burdeau (BU = 28). Il fut un temps où c’était même un progrès par rapport à l'époque précédente, quasiment paléontologique.

 

Pensez donc, au Mont-Joly, grande maison des Echarmeaux, une boîte en bois verni était fixée au mur. Sur le côté droit, une toute petite manivelle. A gauche, un drôle de cornet noir pendu à un crochet. En façade, une sorte d’entonnoir noir (ben oui !) vissé à la boîte.

 

J’étais si intrigué que je fis comme j’avais vu faire d’autres : je décrochai le cornet de gauche, je plaçai ma bouche devant l’entonnoir noir, puis je tournai la manivelle. Ô merveille, ô stupeur, ô frayeur, une voix (la voix de celles qu'on appelait les opératrices, c'est de l'archéologie) se fit entendre dans le cornet. Inutile de dire que je le reposai dans l’instant.

 

On comprend par cette anecdote qu’une blague qui fit hurler de rire les foules des années 1950, « Le 22 à Asnières », de Fernand Raynaud, a aussi peu de chances d’être comprise des générations actuelles qu’elle l’aurait été de celles de 1870.

 

Je reviens à mes moutons. Nous eûmes longtemps à la maison un électrophone gris (la Guilde) avec un bras blanc large et lourd qui a dû massacrer les dizaines de pauvres disques que nous avons posés dessus. Comme tous les appareils de l’époque, celui-ci accueillait diverses vitesses de déroulement, 78, 45 ou 33 1/3 tours par minute.

 

Je me souviens même d’un engin qui comportait la vitesse de 16 tours / mn, sur lequel j’ai vu tourner un disque et un seul (qu’est-ce que c’était ?). C’était encore au 39, cours de la Liberté, sur la table de la cuisine. Si le format 16 tours a rapidement disparu corps et biens, j’imagine que les fabricants y avaient vu le meilleur moyen de perdre le maximum d’argent à cause du déséquilibre « investissement / bénéfice » induite par la durée excessive de musique dont il aurait fallu doter chaque face du microsillon. 

 

Une pile de lourdes galettes noires 78 tours a atterri un jour à la maison. Elles étaient  à peine protégées par une pochette en papier, découpée au centre pour permettre d’en lire l’étiquette. J’ai encore dans l’oreille quelques titres, parmi lesquels La Belle de Cadix, par Luis Mariano, mais celle-ci est trop célèbre. 

 

Une chanson bien moins connue reste en effet gravée dans mon disque dur : Qu’il fait bon, chez vous, maître Pierre, peut-être chantée par Fernand Gignac. Une chanson populaire exaltant la vie des classes populaires, il y a longtemps. Un peu la même époque, tiens, que Les Grands boulevards, d’Yves Montand (« Je suis tourneur chez Citroën. J'peux pas m'payer des distractions tous les jours de la s'maine »). 

 

L'histoire de "maître Pierre" ? Un gars de douze ans entre comme apprenti chez un meunier, il est heureux de son métier, tombe amoureux de la fille du patron, l’épouse, et pour finir, le meunier meurt, regretté, mais heureux que le moulin soit en de bonnes mains pour continuer à tourner « du Nord à la Bretagne ». Le tableau sans ombre d’une vie limpide et simple comme on n’en fait plus : 

Hardi ! Hardi petit gars !

Bonnet sur l’œil, sourire aux lèvres !

Hardi ! Quand il a deux bras,

Un bon meunier ne s’arrête pas !

 

Je ne suis pas sûr que les bonnes gens qui considèrent ce genre de "variétés" comme désuètes aient bien compris le sens de l'évolution des choses depuis ce temps. Pour lequel je précise tout de suite que je n'éprouve aucune espèce de nostalgie.

 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 26 décembre 2011

PARLONS DU GENERAL RENE CHAMBE

Le Général René Chambe n’a pas toujours été Général, mais il a toujours été Chambe. Pour tout dire, il est né avec Chambe noué autour du cou. Tare ou privilège, bavoir, plastron ou gilet pare-balles, le fait est là. Au fait, c’était peut-être tatoué sur la face intérieure de sa boîte crânienne.  C’était en 1889. A Lyon, la ville aux « trois fleuves » : le Rhône, la Saône, le Beaujolais. Enfin, il faudrait plutôt dire : un fleuve, une rivière et un robinet. L’important, c’est que ça reste quelque chose de triple. 

 

Car René Chambe eut du triple dans sa vocation : il a passé sa vie à voler, à chasser, à écrire. Ce pourrait être un condensé de son existence. Si l’on ajoute qu’il eut trois enfants, on aura presque tout dit. Presque, car ce furent trois filles. Il n’a jamais laissé paraître qu’il en fût déçu en quoi que ce soit. Au contraire. Mais il va de soi que le nom de la lignée s’interrompit de ce côté. Qu’on se rassure, son frère Joseph prit le relais pour assurer la tâche. 

 

Il est vrai que la règle de transmission du nom a été tant soit peu bousculée dans des temps pas très anciens, pour remédier, s’il n’est pas trop tard, à la disparition inquiétante de la foule des patronymes français  tombés  en déshérence par l’épuisement ou la paresse génésique de certaines familles et le malthusianisme induit par la filiation patrilinéaire (après une phrase comme ça, j’ai envie de dire : « Vous avez vu le travail ? »). Pour le dire simplement : de nombreux noms de famille ont fini en queue de poisson. Ce n’est pas comme en Chine, où 4 patronymes trustent 80 % des individus, au bas mot un milliard de gens. 

 

Pour ce qui est de la guerre, le Général René Chambe a fait plus que le nécessaire. Parti simple troufion dans la cavalerie, il a, comme on dit, « gravi les échelons » jusque tout en haut de l’échelle. Je dirai qu’à cet égard, il s’est comporté en véritable aristocrate républicain, si cette expression a un sens, et avec un panache personnel certain qui l’a conduit, dans la remontée de la botte italienne par les Alliés en 1944, à  enlever ses barrettes de colonel pour faire le coup de feu avec la troupe. 

 

René Michel Jules Joseph Chambe est « engagé volontaire » dans la « cavalerie légère » le 9 octobre  1908 avec le matricule 413. Il a alors dix-neuf ans. Son père est mort en 1902. Il avait alors treize ans. Il est incorporé au « 10ème Hussards » (Tarbes). Il est brigadier le 25 février 1909, sous-officier le 28 septembre 1910. Voici l’avis du commandant d’unité pour le 1er semestre 1911 : « Sous-officier intelligent, actif. A toujours montré dans son service le plus grand zèle et le meilleur esprit. D’une santé délicate au début, s’est maintenant beaucoup fortifié. Il a toujours fait preuve d’une grande énergie. S’est très bien comporté aux manœuvres de 1910 ». 

 

Sur quoi le chef de bataillon conclut : « Très bon sous-officier. Intelligent, très zélé. Monte vigoureusement (ou rig-). Très bonne tenue. Peut faire un très bon officier ».  Après l’école de Saumur, il est sous-lieutenant (= officier) et « dragon ». 

 

Pour ce qui est du « républicain », il fut loyal, mais je ne suis pas trop sûr qu’il ait eu la fibre. Sa belle-sœur se vantait d’avoir fait partie des « Croix-de-Feu » du Colonel de La Roque (6 février 1934). Lui-même assista dans les années 1970, m’avait-on dit, à un rassemblement d’un groupe dénommé « Charles Martel », qui n’est pas précisément une organisation de gauche. Mais enfin, il y a aussi des républicains authentiques à droite. 

 

Enfin, Altitudes (1935), un de ses romans, fut préfacé par Paul Chack,  dont le signe particulier est d'avoir été exécuté à la Libération comme « collaborateur ». De lui, j'avais adoré la lecture de Ceux du Blocus (la guerre sous-marine en Adriatique), et de quelques autres. Inutile de dire qu'Altitudes fut réédité en 1947 sans la préface.  René Chambe n’est donc pas de gauche, ce n’est rien de le dire. En revanche, comme patriote, il est rigoureusement irréprochable et absolument inattaquable.  Je ne juge pas : c’est comme ça. 

 

Chaque fois que sa patrie (on ne sait plus bien ce que c’est aujourd’hui) fut en guerre, il a bien payé de sa personne. A deux reprises. Et pas à l’arrière, mais « au front ». La « Grande Guerre », il la commence dans la cavalerie. Ou plutôt, il faudrait dire « cavalerie à pied », si j’en juge par quelques dessins (René Chambe dessinait fort bien) réalisés dans les tranchées. Ils sont datés, de sa propre main, de janvier 1915, « d’après nature », comme le mentionne l’artiste. 

 

L’un montre le genou d’un cadavre allemand qui émerge de plus en plus  d’un talus, à cause de la pluie, et que les hommes appellent Camembert. « Pourquoi Camembert, demande R. C. ? – Parce qu’il coule ! » Plaisanterie militaire typique. Au cours de mon service militaire, j’ai croisé un sergent Quin. Tous les appelés se sentaient obligés, en le nommant quand ils étaient entre eux, de dire : « Quin, dit Villebreu ». C’est ça, une plaisanterie militaire. Et je ne dirai pas un mot du « père cent », antique humour, si le militaire est capable d’humour.  

 

Les autres dessins sont tout aussi gais, mais les cadavres représentés sont tous allemands ! L’un montre un espace de champ labouré limité par deux lignes de barbelés, au premier et à l’arrière-plan. Entre les deux, des cadavres face contre terre. Le crayon est d’une précision extraordinaire. C’est intitulé : « Croquis d’après nature, pris à 40 mètres des tranchées allemandes occupées par un régiment saxon (Infanterie N° 56) ». 

 

Un troisième dessin laisse émerger, en haut de la paroi de la tranchée, une paire de solides brodequins militaires. On est toujours en janvier 1915. « Ces deux pieds vous frôlent le visageIls sont là depuis septembre. » Un homme répond à la question de R. C. (je reproduis scrupuleusement) : « C’est quand on a creusé les tranchées… Les Allemands tiraient... On avait pas le temps… Depuis … on a essayé de le sortir, mais il est vieux… "Ça tombait de partout". Alors on n’y touche pas. Et puis, "il ne sent pas" ». C’est du vécu. René Chambe a donc tâté des tranchées, c'est incontestable. 

 

Dès que l’aviation de chasse se constitue, il se débrouille pour y être rattaché. C’est fait en 1915, à la M. S. (pour Morane-Saulnier, le fabricant des appareils) 12, au Commandant De Rose. Pour l’instant, seuls deux avions allemands ont été abattus, la « guerre aérienne » est très loin d’être d’actualité. Il y a sur la base de jeunes officiers et sous-officiers. L’avion comporte une place pour le pilote et une pour l’ « observateur », toujours armé d’une carabine. On ne sait jamais. 

 

Les lecteurs de ce blog savent que je suis un amateur des « plus belles histoires de l’oncle Paul », qui paraissaient dans Spirou. Or voilà-t-il pas que dans le n° 1410, du 22 avril 1965, pour le cinquantième anniversaire de l’événement, l’ « oncle Paul » braque son lorgnon sur la M. S. 12 en général, et sur quelques membres de l’escadrille en particulier. Ils ont nom Navarre  et Pelletier-Doisy, dit « Pivolo », pilotes, Chambe et ROBERT, observateurs armés. 

 

Le 1er avril, René Chambe et Pelletier-Doisy décollent, mais rentrent bredouilles, tandis que le tandem Navarre-Robert a abattu un « Aviatik ». Ils ne se tiennent pas pour battus et décollent aux aurores le lendemain. René Chambe, à coups de carabine (chargeur de 4), va percer le réservoir de l’ « Albatros » qu’ils ont rencontré, couper un câble de commande, casser le tableau de bord. L'autre est obligé d'atterrir, et dans les lignes françaises ! 

 

Bref, c’est une victoire aérienne, la quatrième de cette guerre, qui lui vaut un peu plus tard la Légion d’Honneur (« a donné la mesure de son sang-froid et de son audace, etc … »). Une goutte d’eau dans cet océan du désastre européen et humain que fut la première guerre mondiale (voir quelques notes précédentes et mon blog « kontrepwazon », catégorie « monuments aux morts »). 

 

L’écrivain René Chambe racontera cette époque dans quelques livres, dont l’intéressant Au temps des carabines. Il a aussi consacré un ouvrage à Guynemer, marqué par le ton épique et volontiers lyrique qu’il affectionne quand la bravoure et le panache du soldat français sont de la partie. Sous sa plume, les termes d’ « honneur », de « chevaleresque » tombent tout naturellement sur le papier. Un ton que certains trouveront aujourd’hui suranné, voire obsolète. On peut aussi lire avec intérêt Dans l’Enfer du ciel ou L’Escadron de Gironde. René Chambe sait raconter, je vous le garantis. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

Il y aura une suite.

dimanche, 25 décembre 2011

AU FIL DE "LA RECHERCHE" (1)

Je me replonge dans la lecture de ce monument littéraire qu'est La Recherche du temps perdu, de notre gloire nationale Marcel Proust. Pas à vitesse de croisière, mais à vitesse de caboteur, à la paresseuse, d'escale en escale, et surtout, je l'espère, avec une simplicité de néophyte. Il paraît que l'oeuvre est incontournable. On va bien voir.

 

 

Je l'ai déjà croisée, et davantage même que croisée, traversée, labourée, mais c'était à des fins "utiles", qui ne sont jamais innocentes, car elles orientent le lecteur dans une direction qu'il n'a pas choisie et prise spontanément. Il fallait alors que "j'en fasse quelque chose". Je me promets donc une approche empreinte de gratuité, et surtout dénuée de toute portée scolaire.

 

COMBRAY, EPISODE 1 

 

Le début est quelque peu horripilant, à cause du personnage du narrateur, avec sa « sensibilité », sa fragilité nerveuse qui lui impose une curieuse addiction au baiser de sa mère, quand elle vient lui souhaiter bonne nuit dans son lit. Le petit Marcel en éprouve de si vives angoisses que le lecteur n’a guère envie de le prendre au sérieux ou en affection. 

 

On pourrait même dire : arrête ton cinéma ! Ce que fait le père du petit Marcel. Ah, le désespoir du petit Marcel, quand il ne peut pas déposer, sur le duvet de pêche des joues de sa chère maman le doux baiser qui lui donnera le doux sommeil de la paix de l’âme ! Ah, l’infernale insomnie qui va le conduire jusqu’au matin à travers l’océan des angoisses, tout ça parce que monsieur Swann joue les invités !  

 

Le dessin des personnages de la mère et du père est quand même assez schématique. La mère est tendre sans excès, et soucieuse  d’éduquer son petit garçon selon de bons principes, et surtout sans montrer, surtout en public, une propension exagérée à lui démontrer son affection. 

 

Le père, d’abord plus rude et expéditif en général, est plus enclin que son épouse, dans certains moments d’indulgence, à enfreindre les dits principes, par exemple lors d’une soirée en compagnie de Swann, où le gamin subit le verdict paternel d’avoir à monter se coucher aussitôt et sans espoir, et où finalement, la mère passera la nuit dans la chambre du fils, avec la bénédiction de papa. 

 

Le père est plein de certitude et d’autorité. La mère pleine d’admiration pour son mari : « Où sommes-nous ? », demande-t-il, au retour d’une promenade longue et inconnue. Et quand il montre la petite porte qui ouvre sur le jardin en brandissant la clé, l’épouse fond littéralement de vénération devant des pouvoirs aussi magnifiques. 

 

La grand-mère est peinte de façon assez drôle, avec sa manie du grand air qui la pousse, même sous la pluie, à faire des tours de jardin pendant que la famille s’est réfugiée au salon. Les deux grand-tantes, de leur côté, sont bien expédiées, sous la plume du narrateur. 

 

Elles me font penser à des scènes du bien oublié Jacassin, de PIERRE DANINOS, qui s’est pourtant visiblement inspiré de PROUST. Des vieilles dames très cultivées, très racornies, et d’une subtilité tellement maladive qu’elle en devient hermétique. Les arrière-pensées se traduisent par des formules insidieuses et contournées, mais finalement très attendues, voire stéréotypées. Ce qui leur confère, en fin de compte, une forme de bêtise, visiblement voulue par l’écrivain, qui s’en donnera à cœur joie avec ce genre de cruauté quand il abordera le salon Verdurin. 

 

Le soir où Swann vient passer un moment, alors qu’il vient de leur faire parvenir une caisse de vin d’Asti, elles se débrouillent pour lui adresser des remerciements et des compliments tellement allusifs et alambiqués qu’il n’a aucune chance de les percevoir comme tels. Comment pourrait-il comprendre que : « Il n’y a pas que monsieur Vinteuil qui ait des voisins aimables », s’adresse à lui ? Ce que le grand-père ne manque pas de souligner d’ailleurs. 

 

Alors, l’épisode de la « madeleine » ? Eh bien je le trouve très savant, très bien amené et assez touchant. La façon dont il descend puiser en lui-même la source ancienne de l’émotion ressentie dans le présent est d’une véracité très forte : le barrage que fait l’intelligence à la remontée de ces vieilles sensations qui ont bâti la personne, l’effort de « déprise » auquel se livre celle-ci, les diverses résistances qu’oppose la mémoire, et puis « tout d’un coup », voilà que ça revient. Mais qu’est-ce que c’est moche et frustrant pour l’élève de n’avoir sous les yeux que la vingtaine de lignes qu’on lui impose d’habitude, alors que l’épisode s’étend sur quatre pages ! Quatre pages formidables.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

La suite une autre fois.

mercredi, 14 décembre 2011

"MASSE ET PUISSANCE" D'ELIAS CANETTI

Résumé : on ne saurait résumer Masse et puissance d’ELIAS CANETTI, qu’on se le dise.

 

Certes, c’est un livre sur le fascisme en général et le nazisme en particulier (si l’on admet que le fascisme est devenu un concept englobant, et le nazisme une de ses formes exacerbées et exaspérées). Ça, c’est le sujet officiel et sérieux. Mais vous avez compris que celui qui rédige cet ouvrage, je devrais dire qui chemine dans cet ouvrage, il réfléchit, certes, mais en même temps, il RÊVE. Pour moi, c’est même un modèle de façon de faire.

 

 

On peut, et c’est ce que font la plupart de ceux qui se réfèrent à lui, le considérer comme un penseur. On a raison. Mais c’est un penseur incarné, qui s’adresse à moi, un individu qui parle à mon individu. S’il y a ici une pensée, elle est hautement individuée. Si ce livre est atypique (c’est-à-dire difficile à classer sur des rayons structurés « à l’universitaire »), c’est que l’auteur est définitivement un individu. Cela signifie aussi qu’il a inventé sa propre méthode, même si, en réalité, il n’y a pas de « méthode » à proprement parler.

 

 

Et que son propos, finalement, n’est pas de prouver, comme ça se pratique à l’université, au moyen d’une argumentation en trois points et de références dûment répertoriées. Ce livre est le récit d’une aventure individuelle au long cours. Le navigateur a « tiré des bords » toute sa vie, mais a gardé un œil sur une boussole qu’il s’était lui-même bricolée. Et cet aspect me fait plutôt penser au livre de VICTOR KLEMPERER, L. T. I., la langue du 3ème Reich.

 

 

Ça veut dire : choisir son thème et s’en occuper en solitaire, rassembler la substance, la réflexion et la documentation, trouver tout seul des critères pour organiser tout ça. Pas comme les légions de ceux qui sont passés par les écoles de pensée et qui ont besoin de catégories toutes faites. Pas étonnant que ce genre de bouquin ne ressemble à aucun autre. Et que son auteur n'ait jamais eu l'idée de passer le concours de l'Ecole Nationale d'Administration.

 

 

Un petit mot de la documentation. Tenez-vous aux poignées et aux barres, comme on ne lit plus dans les bus sur un petit écriteau. Ce ne sont pas moins de 292 auteurs (ou grands ouvrages, type Kalevala). Ben j’ai compté, qu’est-ce que vous croyez ? Et nombre d’auteurs figurent là au titre de plusieurs livres.

 

 

J’aime bien la façon dont l’auteur annonce sa bibliographie d’ogre insatiable : « En second lieu, y sont consignés les livres qui ont eu un influence sur la pensée de l’auteur et sans lesquels il ne fût jamais parvenu à certaines connaissances. Ce sont surtout des sources des plus diverses, couvrant les domaines du mythe, de la religion, de l’histoire, de l’ethnologie, de la biographie, de la psychiatrie ». On peut le croire sur parole.

 

 

Cette masse documentaire, jointe à cette masse de réflexion donnent donc naissance à cet ouvrage unique. La diversité des observations n’est pas résumable. On trouve par exemple ceci : « Dans le traitement qu’il infligea aux Juifs, le national-socialisme a répété on ne peut plus fidèlement le processus même de l’inflation ».  Laissez décanter.

 

 

En fait, ce qui produit l’impression d’atypisme, c’est l’hétérogénéité apparemment irréconciliable des observations. Pensez donc, il parle du système parlementaire, des émasculations religieuses, du delirium tremens, de « l’Islam, religion guerrière », de la psychologie du mangeur, de « l’énantiomorphose » (débrouillez-vous), de l’esclavage et en particulier du roi d’Abomey (les connaisseurs se reporteront aux Passagers du vent, la BD géniale (je ne crains pas de le dire) de FRANÇOIS BOURGEON), de l’immortalité, des Jivaros (vous savez, les horribles réducteurs de têtes), de l’empereur de Byzance, de la passion de survivre (s’il a inspiré certaines thèses de CHRISTOPHER LASCH, je vous le demande), de la schizophrénie, de l’autodestruction des Xhosas, de la rapidité, de Mohammed Tughluq, du président Schreber, du chef d’orchestre, et de quelques autres babioles.

 

 

En fait, je suis de mauvaise foi : j’en ai vraiment rajouté dans le désordre. Mais ça fait tout de suite plus poétique, vous ne trouvez pas ?

 

 

Si j’ai bien compris le sens de cet extraordinaire fourbi, que dis-je, de ce bric-à-brac admirable, pour ne pas dire de cet immense foutoir, il semble qu’ELIAS CANETTI, à travers les manifestations les plus diverses de l’humanité sous forme de masse (ou de meute), ait voulu mettre au jour les mécanismes humains les plus intimes, les plus secrets et les plus archaïques qui produisent le POUVOIR en général (et le nazisme, entre autres, pour ainsi dire). Il est difficile de savoir s’il a atteint son but, faute du deuxième et dernier tome.   

 

 

Toujours est-il que ce livre important est d’une immense bienveillance et d'une courtoisie délicieuse avec le lecteur, en consentant à se mettre à sa portée, surtout lorsqu’il est comme moi rédhibitoirement repoussé par le monde aride  des abstracteurs de quintessence et des coupeurs de cheveux en dix-sept et demi, j’ai nommé les intellectuels de profession, ceux qui se donnent ou qui se prennent pour tels, avec toute la suffisance et le dédain dont est capable la plus crasse des bêtises, celle qui se pare des plumes chatoyantes de l'oiseau de Junon, j'ai nommé le PAON.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

NOTE À BENNE : je signale qu’ELIAS CANETTI est le frère d’un certains JACQUES CANETTI, « personnage central de la chanson française du milieu du 20ème siècle ». A ce titre, il a joué un rôle, souvent essentiel, dans la carrière d’EDITH PIAF, GEORGES BRASSENS, SERGE GAINSBOURG, GUY BEART, et un certain nombre d’autres. Pour dire que dans la famille CANETTI, on ratisse très large.

 

 

 

 

 

 

 

mardi, 13 décembre 2011

J'AI LU "MASSE ET PUISSANCE" D'ELIAS CANETTI

J’ai mentionné récemment, en passant, ce livre étrange, Masse et puissance, d’ELIAS CANETTI, dont, apparemment, seul le premier volume a paru. Un fort livre de 500 pages, mais surtout un livre dense, fourmillant de notations diverses, puisées pour le moins dans le magnum, que dis-je, dans le nabuchodonosor de l’immense érudition de son auteur. Qui fait partie des livres éminents et rares qui exigent de leur lecteur un travail véritable. Et toc ! Elle est pas bien tournée, ma phrase ?

 

 

C’est donc un drôle de livre. En tout cas, certainement pas une thèse universitaire. Beaucoup de gens divers lui manifestent constamment et à haute voix une grande révérence. C’est cette diversité et, peut-être aussi, cette constance, qui m’ont incité à y mettre le nez.

 

 

Eh bien je peux vous le dire : c’est en effet un drôle de livre, qui tient un peu de la thèse universitaire, mais d'une façon baroque. Je ne sais pas si vous avez déjà vu de près une perle « baroque » : ni sphérique, ni "en poire", elle est sortie comme ça de l'huître, comme un monstre, c'est boursouflé, ça part un peu dans tous les sens. Vous n'en verrez pas deux semblables : elle est UNIQUE. Le bouquin de CANETTI, c'est pareil. Je ne suis pas sûr qu'un jury d'université aurait accepté un tel objet. Il suffit de jeter un oeil à la table des matières pour s'en rendre compte.

 

 

Et puis en plus, c'est très sérieux du visage, très solide de la matière, certes, mais avec du poétique dans le regard. Je ne sais pas bien comment, mais ce livre a du GASTON BACHELARD, je veux dire de la vraie moelle dans les concepts. Bon, il y a deux BACHELARD : celui qui a écrit des livres « sérieux », je veux dire qui me font mal au pied en me tombant des mains. Et celui, beaucoup plus aimable et courtois, imprégné de culture générale, et en particulier de littérature, qui a écrit des livres aimables et courtois.

 

 

Vous, par exemple, est-ce qu’il vous prendrait l’idée d’écrire La Valeur inductive de la Relativité ? Eh bien moi non plus. Et Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne ? Pas davantage. L’Activité rationaliste de la physique contemporaine ? Encore moins, je suis bien d’accord avec vous. Mais il avait sûrement ses preuves à faire dans un milieu sourcilleux quant aux compétences des impétrants. Il faut se montrer compréhensif. Chacun ses faiblesses, GASTON BACHELARD comme les autres. 

 

 

Une faiblesse peut même être charmante, comme celle que raconte le bon JEAN LESCURE (l'oulipien inventeur de la désormais célèbre méthode S + 7, dite encore n + x) dans Un Eté avec Bachelard, le jour où le vieux maître, rentrant chez lui pendant la guerre, laisse échapper son litre de vin pour le repas du soir. Par miracle, la bouteille reste intacte, mais se met à rouler sur le trottoir en pente, et voilà notre philosophe des sciences qui se met à cavaler avec sa longue barbe blanche pour éviter le pire. Ce genre d'anecdote remet la philosophie à portée d'homme, je trouve.

 

 

Pas le BACHELARD, donc, des traités scientifiques,  mais le BACHELARD de la terre, de l’eau, de l’air et du feu. Des sens et des images. Enfin, le Bachelard des éléments. Celui de l’imagination poétique en action. Dont j’ai beaucoup aimé les livres sans en comprendre la méthode, si toutefois il y en avait une. L’Air et les songes, L’Eau et les rêves, La Terre et les rêveries du repos, La Terre et les rêveries de la volonté. Voilà le corpus. De purs ouvrages de culture.

 

 

ELIAS CANETTI, dans Masse et puissance, semble parfois s’exprimer comme le philosophe. J’ai même noté « Bachelard » dans la marge d’un passage. Le chapitre intitulé « Les symboles de la masse » examine tour à tour le feu, la mer, la pluie, le fleuve, la forêt, d’autres éléments, ce qui, en soi, est déjà très bachelardien. Donc sympathique.

 

 

Voici ce qu’il dit dans un paragraphe sur le sable : « Le mouvement incessant du sable a pour conséquence qu’il tient à peu près le milieu entre les symboles fluides et les symboles solides de la masse. Il forme des vagues comme la mer, il peut s’élever en nuées tourbillonnantes ; la "poussière" n’est qu’un sable plus fin ». Vous voulez que je vous dise ? On croirait du BACHELARD. Et il parle des masses humaines ! Ça fait drôle.

 

 

Je veux dire par là que ce n’est pas ici un intellect desséché qui travaille sur des concepts, mais un homme humain qui pense à sa propre vie et à son rapport avec celle des autres. Qui pense à l’histoire, la grande, dont sa vie ne saurait être séparée. Et qui, dans cette histoire, continue à exister en homme. Et en poète. Il y a du poète chez CANETTI. C’est peut-être ce qui déboussole le lecteur. Et l'universitaire. 

 

 

Il y a même un chapitre intitulé « Sur le sentiment des cimetières », qui commence ainsi : « Les cimetières exercent une grande attirance ; on va les visiter même quand on n’y a personne ». Quelle phrase merveilleuse (« quand on n’y a personne ») ! Je pense évidemment à « La Ballade des cimetières », de notre tutélaire GEORGES BRASSENS : « J’ai des tombeaux en abondance, des sépultures à discrétion, dans tous les lieux de quelque importance, j’ai ma petite concession ».

 

 

Et si ELIAS CANETTI se met à la place du visiteur, c’est évidemment qu’il est le visiteur. Mais cette visite a un côté rêveur particulier : « Voici quelqu’un qui a vécu trente-deux ans, un autre là-bas quarante-cinq ans. Le visiteur est déjà plus âgé, et ceux-là sont pour ainsi dire hors de course. Il en trouve beaucoup qui ne sont pas arrivés aussi loin que lui, et quand ils ne sont pas morts à un âge trop tendre, leur sort ne suscite aucun regret. Mais il y en a aussi beaucoup qui le dépassent. Il s’y trouve des hommes de soixante-dix ans, en voici même un qui a vécu plus de quatre-vingts ans ». Je pourrais continuer, car la voix qui parle y incite. C’est fou, si l’on y pense, ce propos qui avance, qui continue et qui vous entraîne.

 

 

En l’occurrence, là où cette pensée vous amène, c’est à une sorte de compétition non écrite entre le vivant qui passe (« entre les pins palpite, entre les tombes, Midi le juste y compose de feu ») et les corps décomposés qui gisent sous les pierres tombales, gravées, avec le nom, des seuls moments de début et de fin du spectacle jadis offert aux vivants par la personne ici enfouie. Il traduit : « Combien me reste-t-il à vivre ? » par : « Qu’est-ce qui vous empêche de devenir nonagénaire ? ». 

 

 

C’est vrai, ça. Qu’est-ce qui m’empêche de devenir un vieillard breneux, grabataire, incontinent et insupportable ? C'est ce que dit JACQUES BREL : « Quand je serai vieux, je serai insupportable ». De toute façon, qui est-ce qui supporte les vieux, aujourd'hui ? Je vais vous dire : pour supporter les vieux, aujourd'hui, il faut que ce soit un métier. Et c'est le métier de ceux qui sont payés pour ça. Ce qui ne veut pas dire qu'ils les supportent, mais au moins, ils s'en occupent. Avec quelques autres. Ne soyons pas trop injuste.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Suite et fin demain.


 

samedi, 10 décembre 2011

BEN OUI, QUOI, "DON QUICHOTTE" !

Résumé : je lis "Don Quichotte".

 

 

A cet égard, la deuxième partie change carrément de propos. Bien sûr, il y a quelques modestes aventures, par exemple quand Don Quichotte arrête le conducteur d’un charroi portant un lion dans sa cage et que, l’homme ayant ouvert la cage sur son ordre, le lion lève une paupière lourde, se met debout, sort à moitié, regarde Don Quichotte qui l’attend de pied ferme, bien campé sur ses étriers, bâille un bon coup et retourne se coucher au fond de la cage, au grand soulagement de tous ceux qui assistent à la scène.

 

 

Il y a aussi cette espèce de combat pour rire qui l’oppose au « chevalier aux miroirs », qui n’est autre que le bachelier (ou licencié) Samson Carrasco, qui se proposait de l’obliger, s’il triomphait de lui, à retourner vivre tranquillement en sa maison et de ne plus s’occuper de jouer les chevaliers errants.

 

 

Mais dans l’ensemble, la deuxième partie voit Don Quichotte évoluer comme s’il était sur la scène d’un théâtre, où toutes les personnes ne seraient que des personnages. Car beaucoup d’entre eux ont lu la première partie du livre, paru dix ans plus tôt, qui les a bien divertis.

 

 

La différence entre les deux, c’est que dix ans avant, les personnages ne savent pas que Don Quichotte est Don Quichotte, qu’ils sont eux-mêmes des personnages destinés à être couchés sur le papier. Ils peuvent donc vivre les événements et les actions, en quelque sorte, avec naïveté, au premier degré. Une naïveté interdite, par exemple, au duc et à la duchesse de la deuxième partie, qui font fictivement partie de l’innombrable lectorat de la première.  

 

 

CERVANTES imagine donc la suite des aventures en faisant du premier tome une donnée agissante du second. Les gens évoluent autour du héros en n’étant pas eux-mêmes, mais en jouant un rôle de composition. Si je voulais prendre un point de comparaison, je dirais que c’est un peu la problématique à l’œuvre dans  The Truman show, le film de PETER WEIR sorti en 1998. Un tout petit peu, n’exagérons pas.

 

 

Mises à part les quelques aventures, la rencontre du chevalier au Vert Caban (Don Diègue de Miranda, qui accueille DQ dans sa villa), les noces de Gamache, où l’on découvre à quelles ruses tarabiscotées peut conduire l’amour, et autre menu fretin, l’essentiel de cette partie est consacré au séjour de Don Quichotte et Sancho Pança au château d’un duc et d’une duchesse (sont-ce les mêmes que l’auteur mentionne en première partie ?). 

 

 

Duc et duchesse deviennent les metteurs en scène (ou plus exactement, les manipulateurs) d’une pièce où le maître et l’écuyer jouent les rôles principaux, à leur insu, bien évidemment, pour le plus grand contentement de tous ceux qui peuplent le château, et qui, sur ordre de leurs maîtres, endossent des rôles de comédie, pour mieux se moquer d’eux. En quelque sorte, quelqu’un fait vivre à Don Quichotte des événements factices qu’il est seul (avec Sancho Pança) à considérer comme des aventures.

 

 

Du coup, le regard que le lecteur porte sur le héros et son compagnon se modifie radicalement. Don Quichotte devient un personnage noble, sympathique, qui manque, certes, de lucidité et de raison, mais qui reste, pourrait-on dire, « droit dans sa quête ». De plus, il joue le rôle de la victime que l’on plaint.

 

 

C’est par exemple l’épisode de la duègne Rodriguez qui dévoile à Don Quichotte le secret des « fontaines » que la duchesse a aux jambes, après quoi ils se font copieusement rosser par la duchesse en personne, furieuse d’avoir été trahie, et aidée de sa servante Altisidore. Je m’interroge encore sur ces « fontaines », qui semblent appeler un diagnostic médical, ni plus ni moins.

 

 

C’est l’épisode aussi des sérénades données par la même Altisidore à Don Quichotte, dont profitent des chenapans pour introduire dans la chambre de celui-ci des chats qui lui graffignent gravement le visage, ce pourquoi il devra garder le lit pendant six jours.

 

 

Le lecteur se met alors à plaindre Don Quichotte et à juger très sévèrement ce couple de châtelains qui, sans doute pour se désennuyer, s’amuse aux dépens d’un pauvre fou qui ne fait de mal à personne. CERVANTES le signale d’ailleurs : [L’auteur] « dit qu’il croit fermement que les moqueurs étaient aussi fous que les moqués, et qu’il ne s’en fallait pas deux doigts que le duc et la duchesse ne fussent privés d’entendement, puisqu’ils prenaient tant de peine à se moquer de deux fous ».

 

 

Car duc et duchesse montrent une évidente cruauté envers nos deux « aventuriers », voire du sadisme. CERVANTES dénonce peut-être ici une tendance de la société qui n’a jamais cessé de s’affirmer jusqu’à nos jours, celle d’imposer aux individus un comportement normal.

 

 

Du premier au second tome, on passe d’un univers difficile, certes, mais où les individus gardent une autonomie, même si l’on reste peu ou prou dans le jeu des forces brutes à l’œuvre dans la société ; à un univers beaucoup plus facile en apparence, socialement beaucoup moins glauque et plus policé, mais sur lequel règne en fait la loi non écrite d’un immense conformisme. C’est certain, Don Quichotte n’est pas normal et, c’est certain aussi, il a à souffrir de l’intolérance (si l’on veut bien de ce terme intempestif) de la société figurée par le château ducal et la cour qui y habite.

 

 

Je dis ça à tout hasard, mais il me semble quand même que l’auteur n’est pas extrêmement content de la terreur que fait régner l’Inquisition en Espagne à son époque, si j’en crois le « récit du captif », le récit de la fille de Ricote et la dernière scène « ducale », au cours de laquelle Sancho se fait donner en cadeau la tenue dont on l’a vêtu au cours de la dernière farce.

 

 

Il s’agit du costume même de tous ceux que l’Inquisition brûlait sur les bûchers des « autodafés » : « une robe de boucassin noir, toute peinte de flammes de feu, et lui ayant ôté son capuchon, lui mit sur la tête une mitre semblable à celles que portent les pénitents du Saint-Office ». Mais le fait qu’on retrouve à la fin ce costume sur l’âne de Sancho, comme par dérision, en dit peut-être long sur l’attitude de CERVANTES.

 

 

L’épisode de Barcelone, où ils sont magnifiquement accueillis dans la maison de Don Antonio Moreno (est-ce un pendant à la « sierra Morena » du début, théâtre des premières folies du héros ?), ne modifie rien à cette théâtralisation du rôle de Don Quichotte. On assiste à l’épisode de la tête truquée, supposée prédire l’avenir des personnes présentes, à la suite duquel le maître des lieux sera obligé de s’arranger avec l’Inquisition.

 

 

On suit la compagnie sur une galère du roi, où il arrive une mésaventure à Sancho, qui « vole » autour du navire, porté à bout de bras par tous les galériens. C’est un peu le symétrique de celui du début, où il fut bel et bien berné (mis dans une couverture et envoyé en l’air par quelques costauds farceurs).

 

 

Un dernier petit récit intercalé rappelle qu’on est dans l’Espagne catholique : une jeune fille déguisée en homme semble commander un brigantin mauresque. Faite prisonnière, en attendant la mort, elle raconte sa pitoyable histoire, mais retrouve son père Ricote, qui sauve tout. On suit encore le pauvre Don Quichotte dans la promenade que Don Antonio lui fait accomplir à travers la ville après l’avoir affublé à son insu d’un écriteau proclamant son identité. Cela suscite le rire de la foule et le déchaînement de tous les sales gosses. 

 

 

On assiste enfin au combat que doit livrer Don Quichotte au mystérieux « chevalier de la Blanche Lune », qui n’est toujours autre que Samson Carrasco le licencié. Il aime bien Don Quichotte, et voudrait bien le voir retourner chez lui pour y vivre paisiblement entouré des siens. Le subterfuge qui avait échoué avec le « chevalier aux Miroirs » réussit à celui de la « Blanche Lune ». Don Quichotte est jeté à terre. Vaincu, il doit jurer qu’il s’abstiendra de tout « travail » de chevalier errant pendant un an.

 

 

Don Quichotte n’a qu’une parole. Je passe sur le dernier détour par le château ducal où a été préparé le spectacle d’une farce funèbre : Altisidore, celle dont « l’amour » a vainement essayé de détourner la pensée de Don Quichotte de Dulcinée du Toboso, en est « morte » et repose sur un catafalque, dont elle va se relever pour raconter ce qu’elle a vu en enfer. Ce chapitre est le prétexte dont se sert CERVANTES pour régler une dernière fois son compte au faussaire qui a cru impunément pouvoir donner une « suite » de son cru à la première partie de Don Quichotte.

 

 

Rentré chez lui, Don Quichotte ne tarde pas à tomber malade et à mourir, au grand désespoir de tout son entourage. « Mais avec tout cela, la nièce ne laissait pas de manger, la gouvernante de boire d’autant, et Sancho de se réjouir. Car d’hériter de quelque chose, cela efface ou modère dans l’âme de l’héritier la mémoire de la douleur qu’il est raisonnable que laisse le mort. » Je trouve cette dernière phrase jubilatoire d’exactitude psychologique, particulièrement « la douleur qu’il est raisonnable que laisse le mort ».

 

 

Pour dire qu’on n’est pas dans une histoire qui se déroule linéairement et simplement. Comme dans la photo, je parlerais volontiers de la formidable « profondeur de champ » dans laquelle se déroule le récit. On trouve dans ce pilier de la littérature universelle toutes les strates de l’existence humaine, depuis le détail le plus trivial ou le plus ridicule jusqu’aux considérations les plus hautes, touchant le sens de la vie, souvent sorties, il faut quand même le dire, de la bouche même de l’extraordinaire Don Quichotte de la Manche.

 

 

Avec tout ça, je n’ai presque rien dit de Sancho Pança. Ce n’est que partie remise.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 09 décembre 2011

J'AI LU "DON QUICHOTTE", PARFAITEMENT !

Tout le monde connaît le nom de Don Quichotte. Qui a lu le livre de MIGUEL DE CERVANTES DE SAAVEDRA ? Tout le monde connaît les « moulins à vent », que le héros défie comme s’ils étaient des géants. Qui sait que l’épisode se situe tout à fait au début du livre, et qu’il n’en est absolument plus parlé ensuite ? Tout le monde a entendu parler de Sancho Pança. Qui sait que le grand reproche que lui adresse Don Quichotte, c’est de parler par proverbes ?

 

 

En fait, il y a deux livres : celui de 1605, et celui de 1615. Entre les deux, un épisode entièrement controuvé, écrit par un certain AVELLANEDA, natif de Tordesillas, qui essaie de se faire du gras sur le succès du livre de 1605. Celui de 1615 n’existe, apparemment, qu’à cause de l’épisode AVELLANEDA. Et j’ai eu l’impression que la seconde partie (de CERVANTES) ne parlait pas tout à fait du même bonhomme. Ou pas exactement de la même manière.

 

 

Oui, je ne vous ai pas dit, je viens de finir la lecture de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche. Oui monsieur, « ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait » (GUILLAUMET, si je ne me trompe).  Dans la délicieuse traduction de JEAN CASSOU (Pléiade), qui fleure bon l’élégance et la subtilité de la langue classique (CESAR OUDIN et FRANÇOIS ROSSET, les premiers traducteurs). Il n’est jamais trop tard pour s’instruire, n’est-ce pas.

 

 

Mon pote ROLAND m’a dit, quand il a su ça : « Il y a des longueurs, non ? ». Bon, il faut être magnanime : quand on n’a pas lu ce livre célébrissime, une telle affirmation peut vous échapper. Ce qui est bien vrai, c’est que, une fois le livre refermé, je ressens du bonheur à ce que  j’y ai trouvé.

 

 

Pour dire les choses très rapidement, on trouve dans la première partie quelques aventures du héros à proprement parler, les plus connues et d’autres moins, mais aussi une sorte de roman picaresque (où il y a du voyou), mais aussi de longs dialogues entre Don Quichotte et Sancho Pança (c’est peut-être ça, les longueurs, mais c’est un sujet principal du livre), mais aussi, sur le versant descendant, un enchâssement de récits à la manière de ce qu’on trouve dans Gil Blas de Santillane et dans Manuscrit trouvé à Saragosse.

 

 

Le livre de LE SAGE, Gil Blas de Santillane, est pour moi d’une lecture fort ancienne, et j’avoue que j’en ai gardé fort peu de détails, sinon celui-ci, parmi quelques autres, qu’on dirait aujourd’hui de haute science psychologique : Gil Blas, le héros, est devenu le secrétaire d’un évêque fort renommé pour les sermons qu’il prononce du haut de la chaire de la cathédrale.

 

 

Et l’évêque, l’âge venant,  le prie instamment de lui dire franchement, dès qu’il sentira que son don d’orateur commencera à faiblir, qu’il est temps pour lui de s’arrêter. Ce jour vient, et Gil Blas ne manque pas de prévenir l’évêque, qui se met à tonitruer : « Comment, vaurien, sacripant, tu ne comprends rien, tu me dis ça le jour même où j’ai prononcé le plus beau sermon qui soit jamais sorti de ma bouche ! ». Sur ce, il le chasse ignominieusement. 

 

 

Il y a aussi le personnage du Docteur Sangrado, caricature, si c’est possible, du médecin chez MOLIÈRE, qui expédie ses malades au moyen de deux expédients et pas plus : la saignée et l’absorption d’eau chaude. Fort peu en réchappent, inutile de le dire. J’ai quand même gardé l’image d’un roman, non sur le milieu des gredins (picaros), mais sur l’ascension sociale d’un petit qui se hisse sur l’échelle.

 

 

Manuscrit trouvé à Saragosse, de JEAN POTOCKI, qui est aussi un fort  gros livre, a été écrit à la même époque, en français, s’il vous plaît, par ce seigneur polonais. Bien que ce ne soit pas du tout le même genre de littérature, j’ai gardé de ce livre un souvenir analogue à ce que j’avais ressenti à la lecture du Golem et de La Nuit de Walpurgis, de GUSTAV MEYRINCK, ou de Princesse Brambilla d’E. T. A. HOFFMANN.

 

 

L’impression unique, en refermant le livre, d’avoir un effort à faire pour reprendre contact avec la réalité. Une marche dans un tunnel, dans un état intermédiaire de vague narcose, en équilibre sur une arête entre la veille et le rêve. Impression que je n’ai nulle part ailleurs retrouvée. 

 

 

Je reviens à Don Quichotte. A côté de ce qui arrive au héros, on y trouve l’histoire de la belle Marcelle, la bergère qui est si cruelle avec la foule de ses soupirants, l’histoire de la folie de Cardénio, l’histoire du « curieux impertinent » et l’histoire du captif.

 

 

Le curieux impertinent s’appelle Anselme. Son histoire ressemble à un fabliau du moyen âge, mais qui finirait mal : Anselme et Lothaire sont amis plus qu’il n’est possible de le dire. Le premier épouse l’objet de son amour, la belle Camille, et passe les jours dans la béatitude conjugale face à la perfection et à la vertu de sa femme.

 

 

Jusqu’à ce qu’il lui prenne l’idée de mettre à l’épreuve cette perfection et cette vertu pour se convaincre qu’elles sont infrangibles. Il engage vivement son ami Lothaire à lui faire la cour, à chercher à la séduire pour obtenir ses faveurs. Et à lui tenir un compte scrupuleux de la conduite de Camille. Je laisse à découvrir ce qui arriva et les diverses péripéties de la nouvelle ainsi incluse dans le récit.

 

 

L’histoire du captif est le récit édifiant d’une belle Mauresque d’Alger, mais chrétienne d’âme, qui, en séduisant un beau prisonnier, parvient à s’échapper de la maison de son père et à gagner l’Espagne catholique.

 

 

Cardénio, j’en ai entendu parler sur les ondes de France Cul (ture-ture), par ROGER CHARTIER, si je me souviens bien, qui faisait un cours au Collège de France au sujet d’une « pièce perdue de Shakespeare » intitulée Cardénio, développant à ce propos une érudition absolument ébouriffante et, finalement, assez vaine.

 

 

Il y a dans cette histoire un entrecroisement d’histoires d’amour à  rebondissements multiples, à commencer par celui du ventre d’une des héroïnes qui, ayant cédé à un soupirant sur une promesse de mariage, se voit plongée dans la honte quand celui-ci enfreint la parole donnée. Grand dégoûtant, va ! Mais on verra qu’il ne l’emportera pas en paradis.  

 

 

Quant à Cardénio lui-même, c’est le héros de l’histoire de deux jeunes saisis par l’amour, mais où le père de la promise, cédant aux instances d’un fils de grand seigneur qui se croit tout permis, celui-là même qui a engrossé la jeune fille ci-dessus, où le père, donc, donne sa fille en mariage par pur intérêt, ce qui plonge l’amoureux dans la folie, et amènera la rencontre avec Don Quichotte dans la Sierra Morena. Tout finira bien. Ça fera deux mariages d’amour en perspective.

 

 

Les aventures de Don Quichotte, maintenant ? Elles sont ce qu’on en sait, plus ou moins. Pas la peine de revenir sur les moulins à vent. C’est même la première aventure, vite liquidée. On sait qu’il se fait armer « chevalier » par un tavernier véreux. Qu’il conquiert son « casque » aux dépens d’un barbier, dont le plat à barbe, en cuivre, est aussitôt élevé à la dignité d’ « armet de Mambrin ». C’est bien si on sait ce qu’est un « armet ». Qu’il se bat contre un Biscaïen. Qu’il passe une nuit terrifiante à proximité de ce qui se révèlera au matin, pour sa plus grande honte, être un moulin à foulon. Mais je ne vais pas résumer Don Quichotte. C’est déjà ennuyeux, non ?

 

 

On sait que Don Quichotte (Alonso Quixano pour l’état-civil) est un homme bon, cultivé, mais qui a la tête farcie d’histoires moyenâgeuses, de romans de chevalerie bourrés d’actions merveilleuses, de prouesses inégalées et d’épées qui tranchent des montagnes. Bien longtemps avant les jeux vidéos qu’on accuse souvent d’entraîner, dans l’esprit de ceux qui s’y livrent, une grave confusion entre le fictif et le réel, voilà donc un livre qui décrit la folie d’un homme qui croit à la réalité concrète de ses rêves.  

 

 

Mais sa folie est précisément de proclamer haut et fort à la face du monde qu’il n’est rien de plus noble que d’embrasser la profession de la chevalerie errante. Et Don Quichotte est capable de se mettre en grande colère quand ses interlocuteurs le mettent en doute. D’où un certain … « décalage » avec les gens ordinaires.

 

 

Il ne joue pas un rôle : il est vraiment lui-même, et à fond. Don Quichotte, dans le livre, est le seul personnage, avec Sancho Pança, qui ne mente jamais, et qui n’agisse jamais poussé par la haine, le mépris ou je ne sais quel sentiment mauvais. C’est authentiquement un héros au cœur pur. Et il « y va ».

 

 

Dans cette première partie, il est directement confronté à la réalité des coups de bâton, du mépris concret, des cailloux que les galériens qu’il vient de délivrer lui jettent, quand il leur ordonne d’aller en son nom manifester leurs respects à la dame Dulcinée du Toboso. Faut-il vivre dans un monde de chimères pour émettre de telles prétentions, je vous le demande ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

Suite et fin demain.

 

 

vendredi, 02 décembre 2011

CONTINUONS LE COMBAT ?

Après le sujet sérieux, après le sujet grave, voilà un sujet  déplaisant. Un sujet qui m’est inspiré par ce que j’entends régulièrement.  

J’étais allé rendre visite à Dédée quelque part en Dauphiné. J’y tenais. Va savoir pourquoi, au fond du fond. Elle avait du mal à tenir debout. Amaigrie à faire peur. Elle trouva néanmoins la force de rire en me disant : « Oui, Frédéric, on retournera dans les marais, un soir de Noël, pour faire les loups ». Quinze jours après, elle n’était plus de ce monde. Je l’aimais beaucoup.

« Faire les loups », je vais vous dire ce que c’est. Pendant une soirée de Noël, tout le monde était sorti pour prendre l’air et faire de la place dans les estomacs pour la suite. Il faisait nuit, il était tard, mais sans plus. Par jeu, j’avais commencé à pousser des cris dans le suraigu, comme je sais faire, à la façon des loups, dit-on. Et comme le proposait le générique d’une émission de radio il y a fort longtemps (« Loup-garou », de PATRICE BLANC-FRANCARD ?).

Dédée s’y était mise, elle faisait ça très bien : on avait donné tous les deux une sorte de concert improvisé, de loups hurlant à la lune. L’imitation devait être assez réussie, si j’en juge par les lumières extérieures des maisons qui s’allumèrent à ce moment.

On entend fréquemment, à propos de gens qui sont morts « des suites d’une longue maladie » ou « d’une cruelle maladie », qu’ils se sont battus avec courage contre la maladie. Dédée ? Oui, elle s’est battue. Mais d’abord, ça veut dire quoi, « se battre contre la maladie » ? Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? J’avoue que je l’ignore.

Se battre contre n’importe quelle maladie, je vois bien. Ça veut dire, en gros, se soigner. On va chez le toubib, il fait un examen sérieux (Docteur L., 30 minutes) ou pas sérieux (Docteur P., 4 minutes, tension comprise), il vous fait rhabiller, il vous fourgue une ordonnance, vous la suivez, vous êtes guéri. On a fait ce qu’il fallait.

Se battre contre la maladie, ça veut donc dire « se soigner ». Accessoirement, ça veut dire, faire ce que le docteur a dit de faire. Et normalement, ça marche. Dans la plupart des cas. Le problème se pose quand la maladie devient « longue » ou « cruelle ».  

 

De l’usage de l’euphémisme et de la périphrase, quand ça devient vraiment grave. GEORGES BRASSENS, dans « Le Bulletin de santé », dit « ce mal mystérieux dont on cache le nom ». Disons-le : il s’agit du cancer. Cancer de ce que vous voudrez, c’est un mot qui fout la trouille. Je signale en passant qu’on n’a pas fini de l’entendre, le mot.

Pour vous en convaincre, allez voir La Société cancérigène, de GENEVIEVE BARBIER et ARMAND FARRACHI : 262 % d’augmentation entre 1950 et 1988, + 20 % entre  1980 et 2000. Les décès ? 7 % en 1920, 30 % en 2000. Un homme sur trois, une femme sur quatre en meurt, aujourd’hui en France. Je ne m’affole pas, j’essaie de voir en face. Je précise quand même que je ne suis pour rien dans cette évolution.

Se battre contre la maladie, j’ai dit que c’était « obéir à son médecin ». Faire ce qu’il ordonne. Vous avez envie de vivre, et vous n’avez pas envie de mourir ? Obéissez. Soumettez-vous à l’autorité du médecin.  Pour le cancer, deux ordonnances : la chirurgie ou la chimiothérapie. Il y a aussi la radiothérapie, mais bon.

Se battre contre la maladie, c’est prendre les médicaments qui sont sur l’ordonnance. C’est aller bien sagement à sa « chimio » pour vomir tripes et boyaux. C’est passer par le bloc opératoire pour se faire enlever un morceau de corps pourri.

C’est ça, que je ne comprends pas : c’est donc ça, se battre ? Et je ne parle que des cas où les toubibs ne se sont pas trompés dans leurs diagnostics, dans leurs appréciations, où ils ont vraiment fait ce qu’il fallait, rien que du pertinent, de l’idoine et de l’adéquat.

Si les gens croient qu’avoir le moral quand on est malade suffit pour vaincre le cancer, libre à eux. Quelle différence objective, à l’arrivée, y a-t-il entre quelqu’un qui « s’est battu » et quelqu’un qui s’est « laissé aller » ? Vous en voyez une, vous ? A quoi ça me servirait, en pareil cas, d’avoir la volonté de « me battre » ?

Non, franchement, je préfèrerais qu’on dise qu’untel ou unetelle a FAIT FACE à la maladie, qu’il ou elle l’a bien regardée dans les yeux. « Se battre », on ne m’enlèvera pas de l’idée que c’est le genre de pieux mensonge qu’on dit pour réconforter. Je n’aurais pas envie qu’on me réconforte comme ça.

C'est PIERRE DESPROGES qui disait, et il savait de quoi il retournait, dans son propre cas : « Vivons heureux en attendant la mort ». Ça oui, c'est une vraie leçon.

Voilà ce que je dis, moi.

 

PS : Promis, la prochaine fois, je rigole.

 

 

 

mercredi, 30 novembre 2011

DU SAVOIR COURTOIS A HANNAH ARENDT

Résumé : après diverses considérations sur le « savoir courtois », retour laborieux à HANNAH ARENDT.

 

 

A propos de « savoir courtois », il faut dire que, si je fuis tous les « systématistes » et autres élaborateurs extrêmement savants de globalités, de généralités et autres totalités totalisantes, voire totalitaires, il y a bien sûr une part de décision, une décision quasiment politique, le refus horrifié d’une menace qu’on fait peser sur l’individu. Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi une infirmité. Enfin, c’est peut-être une infirmité. Pas sûr.

 

 

Vous voulez que je vous fasse une confidence ? Vous vous rappelez sans doute le 12 juillet 1998, n’est-ce pas ? Eh bien, pendant que deux personnes qui me sont très chères avaient décidé d’aller au cinéma, juste parce que c’était gratuit ce soir-là pour les dames (H.) et demoiselles (J.), j’ai choisi d’écouter Cosi fan tutte, le casque sur les oreilles, qui m’a permis d’échapper aux trois énormes clameurs de la soirée. Je l’ai d’autant moins regretté que les deux personnes en question se sont laissé détourner par « l’ambiance d’enfer » qui régnait place Bellecour, où de gigantesques écrans avaient été dressé. Abdication pitoyable.

 

 

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu Masse et puissance, de ELIAS CANETTI. Un drôle de livre, bizarre, atypique, qui m’a laissé perplexe,  dont le sujet avoué est une analyse du processus qui transforme une « meute » conduite par un chef en « masse » conduite par un « führer », suivez mon regard. Un drôle de livre, qui ne ressemble à aucun autre quant à son objet ou à sa méthode. Où ELIAS CANETTI veut-il en venir ? Ce n’est pas évident. Si je me souviens bien et pour résumer, l’individu, dans la meute, a encore une existence propre, qu’il perd quand celle-ci se transforme en masse. Mais c’est sûrement plus compliqué que ça.

 

 

Pour vous dire, si j’ai fait de l’alpinisme, c’est qu’au sommet du « Moine », du « Grépon » ou de « Trélatête », il y a place pour trois, allez : quatre si on se serre. On est encore des individus. Et on fait de la place au saucisson et au kil de rouge (à 3500 mètres, « la plus humble piquette » (BRASSENS, « Le grand Pan ») se transforme en nectar. Or c’est  le même homme de bien qui l’a dit : « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on / Est plus de quatre, on est une bande de cons » (« Le pluriel »).

 

 

C’est pourquoi j’ai tiré il y a fort longtemps un trait violent sur les plages du Midi en été, le supermarché le samedi matin, l’autoroute A7 pendant les week ends de « pont », et un certain nombre d’autres lieux qui attirent la concentration du genre humain, devenus comme des camps de sinistre mémoire.

 

 

L’agglutiné vit au rebours de sa propre vie. Ou c’est que je ne sais rien. Je commence à respirer quand l’humain se raréfie. Quand l'individu se dessine et prend forme et consistance.  Supermarché, cinéma ou remonte-pente, l’un des fléaux de notre temps est la file d’attente. Quand il s’agit de faire nombre, je me désagrège. Car il s’agit de faire nombre, il paraît. Il paraît aussi, d’ailleurs, que ça se mesure. Scientifiquement, même.

 

 

J’adapterais volontiers la fable du Corbeau et du Renard en la faisant finir par une sentence comme : « Sachez que tout sondeur vit aux dépens de celui qui répond. Cette leçon vaut bien mon fromage, pauv’con !». J’ai pris « sondeur » parce que ça passait mieux que « statisticien ».  

 

 

J’envierais celui qui porterait sur sa carte d’identité une mention du genre : « Celui qui ne ressemble pas ». Ou : « Perturbateur de statistiques officielles ». Et l’expression « fondu dans la masse » me semble d’une terrifiante vérité. « Fondre » à une température donnée, n’est-ce pas perdre ses contours, ses traits ? Disparaître ? A cet égard, je suis profondément occidental.

 

 

Il paraît que l’oriental se vit comme simple élément d’un grand tout, ce qui a au moins le mérite de faciliter sa disparition, alors que chaque occidental se vit comme une réplique en miniature du centre du monde, et comme tel, irremplaçable. C’est pour ça que SARKOZY se sent obligé de payer des rançons quand des Français sont enlevés au Mali ou au Yémen. Même et surtout quand il nie avoir payé un seul centime.

 

 

Occidental, je suis, occidental je reste. J’accepte l’héritage de l’individu et des Lumières. Plus consciemment et plus volontairement que des gens prêts à piétiner leurs semblables pour rejoindre leur petit carré de plage, parfumé à l’ambre solaire et au suint bestial des animaux vautrés. 

 

 

Vous avez compris pourquoi la télévision n’a jamais franchi mon seuil : être comptabilisé comme un petit sept milliardième de l’humanité ou le  six millionième de l’audience de FRANÇOIS HOLLANDE à la télé m’importe autant que le slip de flanelle que portait le président CARNOT quand il fut assassiné. Le problème de la télévision, c’est qu’elle fait disparaître les individus qui la regardent sans que ces individus s’en rendent seulement compte.

 

 

Bon, je vais quand même tâcher de revenir à HANNAH ARENDT. J’ai un peu l’impression de piétiner à l’entrée. Voire de reculer. Enfin, je me dis que je ne quitte pas tout à fait le terrain. Si j’insiste, c’est que je crois que cette femme, sans a priori, sans volonté de « faire système », nous parle du monde qui est le nôtre, et essaie d’en dégager pour nous le sens. Ce n’est pas une négatrice. Je crois même qu’elle ne l’est pas assez. Mais c’est qu’elle reste attachée à une démarche profondément philosophique.

 

 

Il faut d’abord dire que la Grèce ancienne fascine HANNAH ARENDT, qu’elle est très souvent présente à son esprit comme modèle insurpassé de civilisation, auquel il convient de se référer en priorité. C’est un socle. Pour parler franchement, j’ai buté sur la distinction entre « privé » et « public », et il y a des maillons du raisonnement qui m’échappent.

 

 

« Privé » ? « Public » ? On se rappelle les batailles de chiffonniers qui ont été livrées autour des chiffons « islamiques ». Qu’est-ce que c’est, « l’espace public » ? Il me semble qu’aujourd’hui, on peut dire qu’on entre dans l’espace public dès qu’on sort de chez soi. Si c’est bien ça, ce dont je ne suis pas si sûr, finalement, l’espace privé, j’en conclus que c’est tout simplement « chez soi ». C’est pas logique, ça ? Et bien pour les Grecs de l’antiquité, pas du tout, figurez-vous.

 

 

Si j’ai correctement compris, les Grecs opposaient le social (autrement dit le privé) et le politique (autrement dit le public). Du côté du social, la famille, cellule de base, où le père règne en despote, la famille qui est régie par la nécessité. ARENDT semble soutenir que toute l’économie antique relevait exclusivement de la sphère privée. Du côté du social et de la nécessité, encore, le travail. Tout cela est donc considéré comme relevant de la sphère du privé.

 

 

Du côté du politique, il y a la cité, la « polis » (πόλις), où règne l’égalité entre des individus libres. Être libre, c’est n’être ni chef, ni sujet. C’est dans cette sphère publique que se réalise la politique, que s’exerce le gouvernement. Pour HANNAH ARENDT, cette division des tâches semble être la plus noble qui puisse être, car c'est au niveau de cette vie publique que s'organise la société des hommes.

 

 

Ensuite, ça se complique. Au moyen âge, le privé prend de l’extension, donc le politique en perd logiquement, parce que le gâteau essentiel n’est pas plus gros qu’avant, ce qui entraîne une contamination du politique par le social, et de ce fait même, une réduction de l’homme à une fonction économique. Jusque-là, c’est logique.

 

Si j’ai correctement compris, c’est au 18ème siècle qu’apparaît la notion d’intimité. Et c’est là que, pris en sandwich entre le « public » proprement politique et le « privé » (tout le reste ?), s’interpose quelque chose qu’elle appelle le « social ». Et si j’ai correctement compris, ce dernier est assez envahissant. On change de dimension. On passe de la famille à la société, mais en gardant le despotisme. Dans la famille ancienne, le despote, c’est le « paterfamilias ». Dans la société, c’est la MAJORITÉ, le despote.

 

 

Et qu’est-ce qu’elle devient, l’égalité ? Ben oui, c’est quand même dans la devise républicaine, non ? Là, HANNAH ARENDT a une idée qui me semble GENIALE. L’égalité des Grecs anciens, c’est de n’être ni chef, ni sujet. Notre égalité à nous, c’est le CONFORMISME. Parfaitement ! C’est rude, je sais. Et un conformisme conscient, lucide, voulu par la structure elle-même. La preuve ? La statistique, mon bon monsieur. La reine des sciences sociales. « La science sociale par excellence », dit HANNAH ARENDT.

 

 

Là, je ne peux pas faire moins que de renvoyer à mon blog KONTREPWAZON et aux articles sur les statistiques et le terrorisme de la moyenne (2008). Pourquoi ? Parce que je crois que l’entrée de la société dans la statistique fait passer l’Occident d’une ère proprement politique de la vie humaine en liberté à l’ère de la gestion comptable de l’humanité réduite à l’état de stock.

 

 

Même si ce n’est qu’une hypothèse, ça mérite d’être médité, en ces temps de propagande enfoncée dans le crâne des foules à coups de télévision et de radio (tous partis confondus). Attention, mesdames et messieurs, c’est qu’il y a de la pensée, ici !

 

 

Ben réfléchissez ! Au moment où la statistique et la moyenne font leur apparition, l’attitude et le comportement des dirigeants CHANGENT. Avant, qu’est-ce qu’ils ont, comme outils ? Rien. On commence aux missi dominici, aux préfets, aux commissaires, aux fermiers généraux, qui sont tous envoyés par le haut pour faire régner l’ordre du haut. C’est, on l’admettra facilement, ALEATOIRE.  

 

 

A partir du moment où, tout en haut, on sait, par exemple, sur combien d’hommes costauds on peut compter pour la prochaine guerre, parce qu’on a pris le soin de les compter, mais rendez-vous compte de l’avantage ! Il semblerait que ça ait commencé avec LOUIS XIV. Et la statistique, qui n’est pas une science, mais une suite d’opérations, va permettre l’épanouissement d’une autre discipline, une discipline dévorante, qui va bientôt prétendre au noble statut de science alors qu’elle n’y a aucun droit : l’ECONOMIE.

 

 

HANNAH ARENDT écrit : « L’économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent certaines normes de comportement ». Ce qui est extraordinaire, dans cette mutation brutale (« rupture », mais pas en termes sarkozystes), c’est que la moyenne statistique s’impose bientôt comme une NORME. Autrement dit, magie-magie : le simple constat prend force de loi.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre ? Peut-être.

 

 

 

 

mardi, 29 novembre 2011

DE LA COURTOISIE EN PHILOSOPHIE

Résumé de l’épisode précédent : HANNAH ARENDT est très belle et Monsieur BERNARD est mort.

 

 

Monsieur STORA, le remplaçant de Monsieur BERNARD pour enseigner la philo, je ne sais absolument pas si c’est le BENJAMIN STORA qu’on entend régulièrement sur les ondes quand il s’agit pour les Français de comprendre le Maghreb. Je ne pense pas, parce que, pour s’occuper de l’Afrique du Nord, il faut être historien ou géographe, pas philosophe. Quoique ... (comme disait RAYMOND DEVOS).

 

 

 « Non-conformiste » résumera le mieux la situation. Je ne pense pas que, sous la houlette décontractée de Monsieur STORA, nous ayons fourni des efforts démesurés. Je me souviens plutôt de causeries informelles. Evidemment, ce n’est pas désagréable, et puis ça fait passer le temps. Et puis, aussi, il m’en reste quelque chose.

 

 

Car j’ai gardé un souvenir de son passage dans notre classe, un souvenir non négligeable, comme on va le voir. Je préviens qu’il ne préjuge en rien du fait que Monsieur STORA était ou non excellent, mais il m’a permis au moins d’enrichir mon vocabulaire d’un mot, d'un seul.

 

 

Il nous parla en effet un jour des fauteuils conçus par des dessinateurs d’avant-garde (pardon : des designers), qu’il avait qualifiés de vrais « baisodromes ». La preuve qu’il l’a dit, c’est que je m’en souviens. C’était sans doute ça, l’avant-garde pédagogique. Et ça annonçait 1968. Et puis, baisodrome, c’est une philosophie comme une autre, demandez à DOMINIQUE STRAUSS-KAHN.

 

 

Quant au troisième, Monsieur GIRERD, quand il a bien fallu remplacer Monsieur STORA, là, j’ai vraiment eu l’impression d’entrer dans une « classe-de-philo ». Affreux ! Le couvercle, pour le moins ! Quand on entrait dans sa classe, l'espace était déjà plus étroit, les murs s'étaient resserrés, le plafond s'était abaissé, on respirait plus difficilement. J’étais assis à côté de X…, et nous mettions une coche au crayon sur une feuille de brouillon, chaque fois que Monsieur GIRERD prononçait sa formule : « si-vous-voulez ». A la fin, on comparait nos décomptes, pour montrer que nous avions été des élèves excessivement attentifs et studieux.

 

 

L’année suivante, j’ai passé toutes mes notes prises en cours à SYLVIE, qui préparait son bac. SYLVIE attendit plusieurs années avant de m’avouer qu’elle s’y était fort amusée et divertie, en particulier à cause des nombreux petits dessins et du nombre appréciable des « je m’emmerde » dont j’avais pris soin de  farcir les dites notes. J’avais bien sûr totalement oublié ces détails poétiques.

 

 

Si l’on pouvait mourir d’ennui, je serais mort dans un cours de Monsieur GIRERD qui, pourtant, dans son costume impeccable, avait une façon fort élégante de sortir un mouchoir impeccable de sa poche pour s’en essuyer le front dans un sourire dénué, sinon d’humanité, du moins de justification, avant de soulever d’un doigt le bas de sa veste impeccablement coupée pour réinsérer le mouchoir dans sa poche.

 

 

Ce dont je me souviens, c’est que ce monsieur, finalement et tout compte fait, n’était pas trop mécontent d’être lui-même. On comprenait très vite qu’il était moins un philosophe que quelqu’un qui s’acquittait contre rémunération statutaire de sa tâche, qui consistait à enseigner la philosophie contenue dans les manuels, pour le compte de l’Etat français. Il n’était certes pas du côté du doute, au moment même où il parlait de DESCARTES.

 

 

Je suppose que ma haine de ce qu’on appelle  « scolaire », la pire antithèse de ce qu'on appelle « humaniste », je la dois au moins en partie à Monsieur GIRERD. A ce titre, je lui dois aussi une certaine gratitude. Et puis après tout, malgré ses efforts, je me dis qu’il n’a pas réussi à me dégoûter de toute philosophie. Conclusion : je me dis qu'il y a d’un côté les philosophes "pour philosophes et profs de philo", et de l’autre des hommes qui philosophent avec un sens aigu de la courtoisie.

 

 

Mon pire souvenir, en philosophie, fut certainement Anthropologie philosophique, de BERNARD GROETHUYSEN, livre entamé librement, je le précise, mais sans précaution aucune, inconsidérément et à l’aveuglette. Je ne souhaite pas une pareille épreuve à mon pire ennemi. Très courte, l’épreuve, il ne faut rien exagérer.

 

 

D’une manière générale, autant le dire, je déteste le spécialiste ou l’expert qui pense que, quand il s’adresse à des non-spécialistes, plus il les assommera de termes assommants, c’est-à-dire moins son public aura compris ce qu’il a dit, plus il en ressortira muni d’une auréole d’expert patenté, et plus son propos a des chances de devenir parole d’évangile. Ça, laissez-moi vous dire que ça n’attrape que les gogos, qui regardent le nœud de cravate de travers et le brushing défait avant d’écouter les paroles.

 

 

L’actualité économique nous offre mille exemples de ce vice radical qui a contaminé les économistes (avec la liaison « z », j’ai toujours envie de les appeler les « zéroconomistes »). Heureusement, l’actualité, quelle qu’elle soit, nous offre pour compenser une constante et parfaite illustration du bien connu proverbe : « Un clou chasse l’autre ».

 

 

Heureusement, aussi, le bureau de Madame Actualité est organisé comme celui de GASTON LAGAFFE qui, ajoutant le courrier du jour à la masse du courrier accumulé, précipite le courrier ancien dans la poubelle située de l’autre côté. Cela ne rend pas plus humbles, pourtant, les professionnels dont le métier est de s’occuper des charmes de Madame Actualité et qui, tous les matins, sont obligés de repartir à l’assaut de son corps inépuisable, toujours nouveau et toujours pareil, aussi vieux et aussi pimpant de jeunesse éclatante.

 

 

J’avais lu, il y a fort longtemps, un livre formidable, bien que de taille conséquente : L’Auto-analyse de Freud, de DIDIER ANZIEU. Voilà, me disais-je, une façon courtoise de s’adresser à moi, lecteur : quand je referme le livre, j’ai l’impression d’avoir compris ce qu’on m’a dit. Oui, je dirai qu’il s’agit là de courtoisie.

 

 

JACQUES LACAN a certainement eu ses raisons (précision et exactitude) pour s’exprimer, dans le même domaine qu’ANZIEU (la psychanalyse), mais s’il avait envie de rester entre spécialistes en s’adressant à des spécialistes, grand bien lui fasse et je ne m’en mêle pas. Après tout, on ne demande pas au chercheur en biotechnologie d’écrire le billet d’humeur du journal du jour en langage biotechnologique.

 

 

Mettez le nez, si ça vous dit vraiment, dans Télévision, du dit JACQUES LACAN (mince comme une jambon de sandwich de chemin de fer, et aussi indigeste, qui commence par le célèbre : "Je dis toujous la vérité. Pas toute."), et vous m’en direz des nouvelles. Sans entrer dans l’étude du cas « JACQUES LACAN », il y a quand même quelque chose de curieux, voire de rigolo. La question qui se pose, en effet, c’est de savoir comment il se fait que cette parole pour le club très fermé d’une élite d’initiés se retrouve galvaudée sur la place publique.

 

 

N’y aurait-il pas une petite envie de gloriole ? Allez, avoue JACQUOT, on t’en voudra pas. Le créneau est original : il fallait le trouver ! JACQUES LACAN fondateur de l’école

 

« HERMETISME DE PLACE PUBLIQUE » !

 

C’est pas rigolo, ça ? L'oxymore de compétition ! L'oxymore du mépris affiché ! Il fallait y penser ! « Regardez-moi ! Je parade, et vous êtes incapables de savoir pourquoi, mais vous êtes convaincus que je vous  suis supérieur. D'ailleurs tout le monde le dit. Au diable la courtoisie ! »

 

 

Je les vois très bien, les douze psychanalystes, les conspirateurs en mie de pain, place de la Concorde, avec leurs lunettes noires, leurs imperméables mastic, leurs chapeaux mous, qui murmurent entre eux tout en jetant des coups d’œil autour d’eux, comptant les badauds qui s’arrêtent autour de leur manège de complot de farce. Une belle idée publicitaire quand même.  Je lui prédis le plus bel avenir. Ah, on me dit que LACAN est mort ? Peut-être qu’il avait l’âge ?

 

 

Attention, fin de déviation, retour à l’itinéraire de départ. Retour à HANNAH ARENDT et à Condition de l’homme moderne. J’ai dit les efforts que ce livre m’a demandés. Là, j’ai eu envie de m’accrocher, au seul motif que j’avais déjà lu quelques choses de la dame qui m’avaient bien parlé. Je tâcherai d’être clair, dans la modeste mesure où j’ai moi-même mesuré enjeux, tenants et aboutissants, ce qui n’est pas gagné d’avance. Je ne vais pas résumer le livre, juste essayer de dire pourquoi je ne regrette pas de l'avoir lu.

 

 

A suivre, si je me sens de taille, ... et d’humeur.

 

 

samedi, 26 novembre 2011

MONTAIGNE DERRIERE MONTAIGNE

MONTAIGNE CACHÉ DERRIERE  MONTAIGNE

 

On peut le regretter, mais c’est une vérité : Les Essais sont un livre très difficile d’accès pour des gens vivant au 21ème siècle. J’adore pourtant cette langue baroque, avec une syntaxe plus souple qu’un vieil adepte du yoga, et une liberté incroyable dans les trajectoires de phrases et même dans l’orthographe.

 

 

Petit exemple de liberté : quand il écrit « à cette heure », c’est tout simplement « asture ». La pensée sinue comme un chemin de montagne et, aussi sûr et infaillible que lui, arrive à son but. J’ai lu ce monument il n’y a pas si longtemps. Ce fut avec immense plaisir, je le dis nettement, même si certains trouveront que c’est un peu tardif.

 

 

Et pourtant MICHEL DE MONTAIGNE est un homme moyennement sympathique. Je dis cette énormité sur la seule base de ce que je peux savoir : Les Essais. D’un autre côté, si je peux proférer un tel sacrilège, c’est que l’auteur m’a procuré quelques éléments qui me permettent de forger un jugement. Je délaisse donc le jugement, et je remercie l’auteur pour les éléments.

 

 

Je préviens tout de suite : pas question de jouer les LAGARDE & MICHARD, nous sommes bien d’accord ? Je me suis quant à moi assez emmerdé pendant les cours du très estimable monsieur GENDROT (oui, celui des manuels bien oubliés GENDROT & EUSTACHE), qui m’avait collé une explication de l’extrait intitulé « Des coches » (Essais, III, 6).

 

 

Ce fut un naufrage, évidemment. Je n’avais rien compris au texte. Il faut dire que le chapitre n’aborde qu’incidemment le sujet donné par le titre, et fait principalement l’éloge des Indiens d’Amérique, en l’assaisonnant d’une diatribe contre les Conquistadors. J’ajouterai même que c’est systématique dans Les Essais : le contenu du chapitre a souvent un rapport tout à fait lâche et lointain avec le titre qui l’introduit.

 

 

Je signale qu’on y trouve aussi ce merveilleux passage (en orthographe moderne) : « Me demandez-vous d’où vient cette coutume de bénir ceux qui éternuent ? Nous produisons trois sortes de vent : celui qui sort par en bas est trop sale ; celui qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise ; le troisième est l’éternuement ; et, parce qu’il vient de la tête et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête accueil ». Pourquoi ne le trouve-t-on pas dans LAGARDE & MICHARD ?

 

 

Ailleurs, il signale diverses choses qu’il ne peut accomplir que dans certaines conditions. Qu’on se le dise, MONTAIGNE ne peut « faire des enfants qu’avant le sommeil, ni les faire debout ». Il mange en n’utilisant guère de cuillère et fourchette. « Et les Rois et les philosophes fientent, et les dames aussi. »

 

 

Mais il veille quand même à délivrer une image favorable de sa personne, fût-ce à travers la crudité de certains détails : « On te voit suer d’ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusqu’au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre les urines épaisses, noires et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point et écorche cruellement le col de la verge, tout en t’entretenant avec les assistants d’une contenance commune (…) ». Oui, il avait des calculs rénaux.

 

 

Sur l’éducation des garçons récalcitrants, MONTAIGNE n’y va pas par quatre chemins. J’ai déjà cité, il y a longtemps, ce passage, mais je ne résiste pas au plaisir : en présence d’un élève qui ne veut rien savoir et préfère le bal à la bataille : « Je n’y trouve d’autre remède, sinon que de bonne heure son professeur l’étrangle, s’il est sans témoins, ou qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il fils d’un duc (…) » (Essais, I, 26). On ne se demande pas pourquoi ce n’est pas dans le LAGARDE & MICHARD.

 

 

MONTAIGNE, le sexe, les femmes.

 

 

C’est évidemment (!!!) dans le chapitre « sur des vers de VIRGILE » (Essais, III, 5) que l’on trouve des considérations sur les femmes et le sexe, mais aussi sur le mariage, qui ne manquent ni de bon sens, ni d’une furieuse modernité, ni d’un aspect croquignolet, à l’occasion. En gros, il ne comprend pas pourquoi les appétits féminins sont réprimés, alors que les hommes se permettent ce qu’ils veulent.

 

 

Je simplifie le raisonnement : « Il n’est passion plus pressante que le sexe, à laquelle nous voulons qu’elles résistent seules, non simplement comme à un vice de sa mesure, mais comme à l’abomination et exécration (…). Ceux d’entre nous qui ont essayé d’en venir à bout ont assez avoué combien c’était impossible, usant de remèdes matériels pour mater, affaiblir et refroidir le corps. Nous, au contraire, les voulons saines, vigoureuses (…), et chastes ensemble, c’est-à-dire à la fois chaudes et froides ». N’est-ce pas tout à fait équilibré ?

 

 

Quant aux filles, elles naissent et grandissent avec « ça » dans le sang : « Nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour : leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but ». Il raconte que sa fille lisant à haute voix, prononça le mot « fouteau » (hêtre), aussitôt interrompue par la gouvernante, d’où il conclut que le mot est définitivement gravé dans l’esprit de la fillette, avec le sens redouté, précisément, par la gouvernante.

 

 

Il écoute un jour, fortuitement, une conversations « entre filles » qui se croient seules : « Notre-Dame ! Allons à cette heure étudier (…) BOCCACE et L’ARÉTIN [livres coquins] pour faire les habiles. Il n’est ni parole, ni exemple, ni démarche qu’elles ne sachent mieux que nos livres : c’est une discipline qui naît dans leurs veines, que ces bons maîtres d’école, nature, jeunesse et santé leur soufflent continuellement dans l’âme ; elles n’ont que faire de l’apprendre, puisqu’elles l’engendrent ». Autrement dit : la femme comme le foyer de la concupiscence et comme la séductrice par essence. Eve et la pomme ne sont pas loin.

 

 

Il adhère au reproche fait au philosophe POLEMON, que sa femme traîna en justice parce qu’il se masturbait (« en un champ stérile ») plutôt que d’accorder son « fruit au champ génital ». Toujours sur les hommes, les femmes et le sexe, une petite chose délicieuse : « Je trouve plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu’un pucelage ; le vœu de la virginité est le plus noble de tous les vœux, étant le plus âpre ».

 

 

« Les Dieux, dit PLATON, nous ont fourni d’un membre [viril] désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend par la violence de son appétit de soumettre tout à soi. De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliment en sa saison, il devient forcené, impatient de délai et, soufflant sa rage en leur corps, obstrue les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce que, ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. »

 

 

C’est dans son chapitre « de l’ivrognerie » (II, 2) qu’il raconte l’anecdote dont se servira HEINRICH VON KLEIST pour sa nouvelle La Marquise d’O… : ayant perdu son mari longtemps avant, elle se retrouve enceinte. Quand la grossesse crève les yeux de tout le monde, elle fait annoncer à la messe qu’elle épousera le coupable s’il se dénonce. Son valet se dénonce, qui avait profité de l’occasion, car elle, « ayant bien largement pris son vin, était si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller ». Conclusion de MONTAIGNE : « Ils vivent encore mariés ensemble ».

 

 

Je ne me souviens plus du chapitre, je me demande si ce n’est pas dans Essais, II, 12 (« Apologie de RAYMOND SEBOND »), qu’on trouve, parmi bien des anecdotes marrantes sur ce qui différencie (ou non) les hommes des animaux, celle qui raconte l’histoire d’un éléphant (animal supposé éprouver des sentiments analogues à ceux des humains) qui, amoureux d’une femme, introduit un jour sa trompe dans le corsage de la belle, et se met à lui peloter les seins avec gentillesse, délicatesse et savoir-faire. Je précise que MONTAIGNE reproduit, à propos des animaux, d'innombrables légendes héritées de l'antiquité.

 

 

MONTAIGNE n’aime pas se sentir bousculé par la nouveauté. « Rien ne presse un Etat que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. »

 

 

Quand le pape décide d’instaurer le calendrier grégorien en 1582, il peste à sa manière : « Il y a deux ou trois ans qu’on raccourcit l’an de dix jours en France. Combien de changements devaient suivre cette réformation ! Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce néanmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : mes voisins trouvent l’heure de leur semence, de leur récolte, l’opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices, au même point justement où ils les avaient assignés de tout temps. Ni l’erreur ne se sentait en notre usage, ni l’amélioration ne s’y sent » (chapitre « des boiteux », comme de juste, III, 11).

 

 

La nouveauté que constitue, relativement, l’arme à feu, le prend complètement en défaut : ce n’est visiblement pas sa planète, car il trouve que ces « nouveautés factices » sont là surtout pour faire du bruit et effrayer les effrayés, et ne leur attribue aucune efficacité.

 

 

C’est dans Essais, I, 48 : « Il est bien plus apparent de s’assurer d’une épée que nous tenons au poing, que du boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir votre fortune ». Le pauvre n’imaginait certes pas la fertilité des cerveaux de messieurs COLT, SMITH, WESSON, MAUSER et autres sublimes mécaniciens.

 

 

« Et, sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en abandonnerons un jour l’usage ». Je ne pense guère exagérer en soutenant que le PROGRÈS TECHNIQUE laisse MICHEL DE MONTAIGNE carrément de marbre.

 

 

Conclusion :

 

« Les Allemands boivent quasi également de tout vin avec plaisir. Leur fin, c’est l’avaler plus que le goûter. »

 

 

Voilà ce qu'il dit, lui. Voilà ce que je dis, moi.

(Vous avez compris : parce que c'était lui, parce que c'était moi. Ceci est pour LAGARDE & MICHARD, MONTAIGNE et LA BOETIE, et tout le fatras scolaire.)

 

 

 

 

 

 

dimanche, 13 novembre 2011

EXTENSION DU DOMAINE DE HOUELLEBECQ

Le titre exact du livre est Extension du Domaine de la lutte. L’auteur s’appelle MICHEL HOUELLEBECQ. Il me semble avoir déjà parlé de lui. Petit livre. Qui fait vraiment dans le modeste : cent quatre-vingts pages, un argument terne. Est-ce que c’est son premier roman ? En tout cas, il est né en 1994. C’est marqué dessus.

 

 

Comme dans Plateforme, c’est un narrateur qui est censé tenir la plume. Et le narrateur, à la fin, décide d’en finir. Il a trente ans. Il roule en Peugeot 104, dont il perd les clés. Ça fait deux ans qu’il n’a pas couché. Il vomit facilement après plusieurs vodkas. Il est cadre moyen, analyste-programmeur dans une société (un SSII j’imagine ?) qui lui donne une façade d’existence sociale objectivement acceptable. Et totalement insipide.

 

 

C’est un livre sur l’envie de vivre. Ce qu’on appelle, dans les Curricula Vitarum (ben oui, c’est le pluriel), la « motivation ». En fait, c’est la motivation qui est terne. L’envie de vivre est faible. C’est un livre sur le ratage. Mais un ratage mal caractérisé, et pas grandiose du tout : le ratage ordinaire, quotidien, le ratage de tout le monde et de tout le temps, quoi. Une sorte de routine du ratage dont le narrateur a fait son principal vêtement de sortie dans le monde.

 

 

Une des pistes qui s’offrirait au narrateur, s’il en éprouvait un début d’envie, ce serait l’écriture. Mais l’écriture d’avance désabusée : « Ce choix autobiographique n’en est pas réellement un : de toute façon, je n’ai pas d’autre issue. Si je n’écris pas ce que j’ai vu je souffrirai autant – et peut-être un peu plus. Un peu seulement, j’y insiste. L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme ».

 

 

Ce chapitre 3 pourrait être considéré comme une sorte de « théorie littéraire ». Caractérisée par un rejet dégoûté de la psychologie. De l’anecdote. Et une préférence marquée pour le constat sec. Mais soigneusement sélectionné. Une littérature qui évite de prendre le lecteur par les sentiments. Ici, impossible en effet de s’identifier à cet être falot qui a du mal à exister à ses propres yeux. C’est l’avantage de cette narration neutre et distanciée.

 

 

C’est un roman sur le monde modérément et normalement chiant qui est le nôtre. Un monde et des individus face auxquels il est difficile d’éprouver. On dirait parfois un monde qui parodie l’époque où il y eut vraiment de la vie à l’intérieur des gens. Le narrateur : « Je n’aime pas ce monde. Décidément, je ne l’aime pas ». Exactement ce que dit la Valérie de Plateforme.

 

 

Le tableau ici n’est pas aussi précis, ni aussi poussé que dans les romans ultérieurs, mais la froideur et le peu d’intérêt sont à l’œuvre. L’univers où évolue le narrateur est défini de façon floue : une entreprise informatique comme il en existe sans doute des milliers. C’est fou ce qu’il y a de « un peu », dans ce livre.

 

 

HOUELLEBECQ s’attaquera ensuite à beaucoup plus net et consistant (l’industrie touristique, la recherche en génétique, la création artistique). Ici, il dessine dans ses grandes lignes ce qui deviendra sa « marque de fabrique » (désolé du cliché, mais c’est ça).

 

 

Bref, le premier roman d’un véritable AUTEUR.

 

 

Voilà ce que je dis moi.