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dimanche, 01 septembre 2013

SAN ANTONIO ÜBER ALLES

 

***

Mais revenons à nos san-antoniaiseries. Je le répète : dans un bon San Antonio, la langue jubile. Et le lecteur avec. C’est vrai que, tout bien pesé, ça ne pisse pas loin, c'est bas de plafond, c'est souvent ringard, mais au moins, d'abord ça fait plaisir, ensuite ça repose, enfin l'avantage, c'est que ça ne se hausse pas du col à toiser la populace du haut de son œil pincé comme un anus de gallinacé. Vous avez remarqué ? San Antonio, sodomiser des bestioles de la famille des syrphidés (ordre des diptères) n’est pas son fort. Ci-dessous, « parasyrphus lineola» (non, ce n'est pas une guêpe, c'est un syrphidé, je veux dire une mouche).

 

Ceux qui se haussent du col font juste croire qu'ils font partie de ces seigneurs en mie de pain qui se font passer pour des statues en marbre de Carrare ou de Paros et, pour arriver à leurs fins, ils arborent, entre leurs deux mâchoires en béton armé, le sourire californien, vous savez, celui qui est tout niaiseux de contentement, façon Beach Boys, celui qui a fait tant de tort aux moniteurs de ski entre Courchevel et Megève.

 

Eux, je prétends donc que ce n’est pas leur bouche, mais leur œil qui est en cul de poule. Pas mal trouvé quand même, non ? "Avoir l'œil en cul de poule" ? Je vais déposer la marque à l'INPI. Mais l'œil en cul de poule, m'est avis que ça doit leur faire mal quand ils l'ouvrent. Je ne leur ai jamais examiné le rectum, pour m’assurer s’il s’apparentait de préférence à l’un ou à l’autre orifice, mais si leur œil se mettait à déféquer en vous regardant, je n'en serais pas autrement étonné. Est-il, Dieu, possible de donner au spectateur une telle impression de chier, juste en soulevant la paupière pour vous envisager ? Je m'égare.

 

Remarquez pas tant que ça, si je me souviens d'un poème vaguement scatologique qui avait cours dans la famille à l'époque où il y avait des pots de chambre, au fond desquels était parfois peint un gros œil, façon : « L'œil était dans la tombe et regardait Caïn ». Le poème familial finissait, pour sa part, ainsi : « L'œil était dans le fond et regardait mon père ». Bon, c'est sûr que ce n'est pas pour de pareils vers qu'on entre à l'Acadéfraise.

 

Pour revenir à La Vérité en salade, dès le nom de la personne qui demande le secours du fils de Félicie, sa « brave femme de mère », ça commence à carburer : Mme Bisemont (bise mon quoi ?). Un nom qui me fait penser à Votez Bérurier et à son immortel « Bellecombais, Bellecombaises », qui introduit sa harangue de candidat à la mairie de Bellecombe. Je ne m'en lasse pas.

 

Mme Bisemont est une vioque chargée comme un arbre de Noël de breloques en or massif, qui s’envoie en l’air avec un petit jeune, qui a lui-même une jolie copine, avec laquelle il imagine un stratagème pour soutirer un peu de compensation financière à son dévouement sexuel. Seulement, tout ça vire mal, et ça fait toute une histoire.

 

Vous avez remarqué que l’intrigue est présente, évidemment, chez San Antonio, sans ça il n’y aurait pas de roman, mais qu’elle devient parfois le cadet des soucis de l’auteur, en particulier quand il s’agit de résoudre l’énigme. Frédéric Dard se fiche souvent du dénouement comme de sa première étrangleuse à rayures (mettez "limace à carreaux lilas" si vous préférez). Comment ça finit, c’est le cadet de ses soucis, et il a, pour conclure, des manières parfois tout à fait cavalières.

 

Mais quand il est en forme, la langue frétille comme un gardon qu’un hameçon cruel vient de tirer des eaux trop claires de la Cérigoule. Voyez page 33 de La Vérité en salade. Je ne vais pas recopier la tirade, juste la fin : « Grandes premières en habit ! Petites dernières ! Balzac zéro zéro zéro un ! ». Soudain, l’esprit des amateurs de cinéma fait tilt ! Ils viennent de reconnaître un classique. Bon sang mais c’est bien sûr : « Jean Mineur publicité, 79 Champs Elysées », le petit mineur qui lance sa rivelaine à la fin de la séquence publicitaire, à l’entracte ! Dard, on peut dire que tout lui est bon. Peut-être parce que c'est un cochon ?

 

Pas la peine de faire l’éloge de San Antonio : il s’en occupe tout seul. Mais avant de terminer mon laïus, une révérence du côté de l’illustrateur favori de la série pendant les vingt premières années de son existence : Michel Gourdon (voir Viva Bertaga plus haut, et la grosse demi-douzaine montrée hier). Les illustrations de couverture ont acquis grâce à lui une homogénéité de ton, une cohérence qui vous fait repérer aussitôt les premiers tirages dans les boîtes des bouquinistes (bien vérifier cependant que la date de dépôt légal coïncide avec le copyright).

 

Personne n’est éternel, heureusement, et l’éditeur a été obligé de se tourner vers d’autres illustrateurs, avec plus ou moins de bonheur, il faut bien le dire. C’est sûr que le style Gourdon ne donne pas une idée juste du « ton » San Antonio, parce que ses images semblent prendre la chose au sérieux, et annoncer un polar comme tous les polars, bien carré. Or San Antonio n'est pas carré, il est tordu, il le sait et il le dit. Tenez, c'est dans lequel que le commissaire croise la route d'une belle nana qui a ceci de particulier qu'elle enlève sa culotte sans y mettre les mains ? Essayez pour voir. Je crois me souvenir que c'est une Israélienne, qui se paie un entre-deux avec Béru et San A. 

 

Mais il ne faut pas oublier que les aventures du commissaire sont publiées dans la série « Spécial Police », et que la présentation obéit donc à certaines règles éditoriales. L’humour et les allusions salaces n’apparaîtront que plus tard en façade. Celles que j’apprécie sont celles qui rappellent les dessins que Pierre Etaix (oui, le cinéaste, le clown, le ...) avait faits pour Les Petits mots inconvenants (Balland), un livre rigolo de Jean-Claude Carrière : salaces, mais subtils et humoristiques.

Certes, le commissaire San Antonio est un vieux réac, un misogyne, un homophobe de première bourre (et je ne sais pas ce qu'il pense des Arabes), et c’est sûr qu’aujourd’hui, il ne pourrait plus déblatérer ses horreurs sur les gonzesses ou sur les fiottes (et fières de l'être) sans se prendre dans le buffet autant de procès que le malfrat récalcitrant encaisse de valdas défouraillées par le soufflant d’un argousin de littérature devenu un personnage quasiment historique. Mais c’est peut-être ce qui me le rend sympathique, justement. Je prends le risque des valdas. Il faut bien mourir de quelque chose, n'est-ce pas.

 

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 31 août 2013

BRAVO SAN ANTONIO !

 

NEGRE TAMPON.jpg

"LES ESCLAVES AU BRESIL : IL SE FIT ECRASER LA TÊTE ENTRE DEUX TAMPONS".

LE COMMISSAIRE BOUGRET VERRAIT ÇA, IL CONCLURAIT QUE LE GARS N'EST PEUT-journal des voyages,littérature,frédéric dard,san antonio,bérurierÊTRE PAS VENU LÀ DE SON PLEIN GRÉ, ET QUE CE N'EST PEUT-ÊTRE PAS UN SUICIDE.

"AH PATRON, C'QUE VOUS ÊTES FORT !", S'ECRIERAIT ALORS L'INSPECTEUR CHAROLLES.

***

SA2 BERURIER AU SERAIL.jpgCar c’est sûr, les meilleurs San Antonio sont ceux où Frédéric Dard y va joyeusement du calembour minable, de la niaiserie délicieuse, de la blague de bistrot, de la brève de comptoir à deux balles, bref, quand il lâche les chevaux-vapeur à l’inspiration, à l’imagination. Dans le registre minable ou dérisoire si possible. Quand il débride le moteur de Ferrari qu’il a sous le capot de son bolide verbal. Quand il lâche la bonde au fleuve puissant de l’invention lexicale. C’est là, je le dis, qu’il est le meilleur. 

 

Un bon San Antonio, c’est celui où la langue jubile. Que dis-je, effervesce, érupte, éructe, turgesce, éjacule et surrectionne. Certes, on est dans le registre populo, familier, argotique, mais je n'y peux rien : l'argot entre dans le corpus des langues, vivantes ou mortes, que je pratique avec délectation, chaque fois que l'occasion m'en est fournie. Sans l'argot, la langue française ne se mâcherait pas avec autant de gourmandise.

 

Et il me faut bien reconnaître que, dans Du Mouron à se faire, elle estSA2 FAUT ÊTRE LOGIQUE.jpg obligée de se faire reluire elle-même, la langue, parce que personne ne lui fait rien, à la pauvrette, qu’elle fait tapisserie (comme on ne dit plus) et que, réduite à se palucher elle-même, la « joie » qui en résulte n’a rien à voir avec les étoiles, les planètes et les galaxies qui l’illuminent quand quelqu’un d’assez doué la chatouille et l’entreprend comme il faut, là où il faut et en profondeur. Dans ce volume, la langue doit se contenter de l’orgasme du pauvre. Si on peut appeler ça un orgasme. 

 

Certes Karl Marx disait : « A chacun selon ses besoins. De chacun selon ses moyens », mais on n'est pas obligé de le croire. Cela veut dire qu'on ne peut pas toujours être au top. Enfin, je crois : on ne m'a jamais demandé de faire le traducteur, ce qui fait que je n'ai jamais essayé de transcrire de langue charabiesque en langue galimatiesque.

 

C'est vrai aussi qu'à l'opposé, il arrive à Dard d'en faire trop. Quand il est trop Dard, en quelque sorte. Pardon. Dans J'ai essayé : on peut ! (le titre est excellent et, pour une fois, justifié et expliqué, mais il ne faut rien exagérer), il en fait des tonnes, il en rajoute dans la sanantoniaiserie, dans la digression parasite, dans le méandre sinueux (« Pléonasme, sortez des rangs ! », braillait l'adjudant de Fernand Raynaud), dans le détour filandreux, dans le festonnement ornemental, dans le plissement associatif des idées, que le lecteur en perd totalement de vue l'argument, l'intrigue et la dramaturgie. C'est dommage. Comme si San Antonio virait à la littérature expérimentale.

 

Non, Frédéric Dard n'est pas James Joyce : un seul suffit amplement (moi qui ai lu Ulysse, parfaitement, oui monsieur, je ne sais pas trop, d'ailleurs, ce que les thuriféraires de l'Irlandais lui trouvent de si génial. Ah si, c'est vrai, il paraît qu'il a cassé les (attention les yeux !) « codes narratifs »). Je salue bien bas, mais je n'en pense pas moins : qu'est-ce qu'on en a à faire, franchement, des codes narratifs ? Frédéric Dard brille de tous ses feux quand il a trouvé l'équilibre de son déséquilibre. Je ne sais pas si vous suivez.

SA1 LA VERITE EN SALADE.jpg

SA2 LES ANGES SE FONT PLUMER.jpgEt cet équilibre, il peut le trouver. La preuve, si vous ouvrez La Vérité en salade, vous vous rendez tout de suite compte que vous avez tiré un bon numéro. D’abord à cause des « témoignages » affichés à la porte d’entrée, tous plus « san antoniesques » les uns que les autres, comme celui de Monsieur Vermot, profession Almanach : « Vos San-Antoniaiseries nous font beaucoup de tort ». Ou celui-ci : « Les bras m’en tombent », signé La Vénus de Milo. C’est idiot, mais c’est sympa. Ça met en confiance. Ça se met à la hauteur du lecteur. Je veux dire que ça accepte de descendre jusqu’au lecteur. Ça con-descend, même, on pourrait dire.

 

Je n’y peux rien, quand je lis ça à l’entrée de laSA2 SALUT MON POPE.jpg boutique, j’ai envie d’aller voir de plus près ce qu’il y a en magasin. Ça me coupe les vacances agréablement, parce que ça me fait oublier un moment l’ennui qui accompagne presque toujours ces parenthèses de vacuité existentielle, aussi vides que les dimanches après-midi des enfances mornes et familiales. Autrefois. C’en est curieux : comment se fait-il que les vacances soient devenues synonymes de bain de jouvence, de compensations bénéfiques et de réparations salutaires de tout le mal que représente la vie normale pour une foule invraisemblable de gens ?

 

SA2 SAN ANTONIO POLKA.jpgMoi qui demeure, quoi qu’il arrive, d’une courtoisie de qualité nippone (ni mauvaise), j’imagine bien ce que dirait San Antonio en pareille circonstance : « Mais bande de loquedus, si la vie normale vous stresse, pourquoi acceptez-vous sans barguigner de la mener, fidèlement et obstinément, jour après jour ? Alors ça, ça me les coupe, ça me les brise, ça me les menu ! Je ne sais pas, moi, ma vie normale me semble normale. Je veux dire qu’elle me contente à peu près. Individuellement, je veux dire. Et je dis bien « à peu près ». Mais enfin, vous rêvez à quoi, vous ? C’est quoi, cette caricature d’existence : onze mois de labeur chiant, un mois d’éclate ? Ça rime à quoi, ce cinéma ? ».

 

Bon, au lieu de s’exciter bêtement, on va fermer le clapoir duSA2 TU VAS TRINQUER SAN ANTONIO.jpg commissaire, bien qu’on ne puisse pas dire qu’il ait entièrement tort. C’est vrai que l’obsession vacancière, qui consiste en réalité à fuir sa propre maison en espérant se fuir soi-même, pour aller à grands frais s’entasser dans des boîtes de conserve de masse, pourvu que la conserverie soit en bord de mer, tout ça me semble assez épileptique, sudoripare et pestilentiel.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

vendredi, 30 août 2013

FREDERIC DARD ECRIVAIN

 

MAIN CLOUEE.jpg

"LE SECRET DU NAVIRE : J'AI VU CLOUER SUR LA TABLE LA MAIN GRAISSEUSE DU MEXICAIN"

JOURNAL DES VOYAGES

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J’ai donc lu récemment La Mort de Virgile, de Hermann Broch : les Grandes Jorasses par la face nord, sans assurance, en hivernale, en maillot de bain et en apnée. Ensuite j’ai lu Tante Martine, de Henri Bosco. Déjà, ça fait un choc, le passage de l’un à l’autre. Je devrais dire le basculement de l’un dans l’autre : du haut de la très haute montagne inhospitalière à l'oxygène raréfié, on descend dans les vallées parfumées de la Provence. Encore que, du moins me semble-t-il, l’esprit de Bosco et celui de Broch ne soient pas si étrangers l’un à l’autre qu’on pourrait le croire, en matière de quête spirituelle et de plongée dans l’insu.

 

Tout de même, à lire Bosco, on se sent presque en vacances par rapport à la contention radicale et verticale qu’exige Broch de son lecteur, tout au moins dans La Mort de Virgile. Tante Martine fait donc un peu figure de délassement, quand sa lecture intervient après. Mais Paul Valéry l’avait bien dit : « Ô récompense après une pensée / Qu’un long regard sur le calme des dieux ». C’est là qu’on se sent en vacances : Henri Bosco, c’est les vacances après Hermann Broch.

 

Les doigts de pied se mettent d’eux-mêmes en éventail, on est sur l’herbe douce, on commence à regarder les feuilles par en dessous et, de fil en anguille, après avoir apporté sa modeste contribution à l’augmentation de capital du contentement de la copine étendue à côté, sans se demander si l’appel d’offre était réglementaire, légal, ou même moralement défendable, on sombre dans cette délicieuse somnolence de l’être procurée par le farniente. La Cérigoule murmure pas loin, gardant au frais le reste de rosé de Provence. Même les oiseaux piquent un roupillon. On était venus pour ça.

 

Alors maintenant, essayez d’imaginer, à l’intérieur même de ces vacances, somme toute encore un peu studieuses, des sortes de vacances au carré. Car qui passe authentiquement ses vacances à ne rien faire ? Et ça se comprend. Ne faire strictement rien, rester étendu au soleil comme la limace sur la feuille de laitue, c’est s’exposer au pire risque qui menace l’humanité souffrante : se mettre soudain à penser. Qui aurait la témérité d’affronter le monstre ?

 

C’est là, au milieu des après-midi torrides, dans la touffeur des étés où déjà pointe à l’horizon l’horreur de la rentrée, que vous vous accrochez à la planche de salut : un livre ! Vous avez bien lu. Mais pas n’importe lequel. Les vacances au carré ne peuvent décemment se passer ailleurs que dans un volume édité par les éditions Fleuve Noir, dans la collection « Spécial Police », et plus précisément dans la série passée à la postérité sous l’appellation générique de SAN ANTONIO. Voilà, c’est dit.

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Maintenant, ce n’est pas parce que le nom magique est lâché qu’il faut se précipiter à l’aveuglette. Dans les cent soixante quinze titres parus, on dira ce qu’on voudra, mais il y a du bon et du moins bon, il y a à boire et à manger, il y a de la chèvre et du chou, du haut et du bas, de la poire et du fromage, du ziste et du zeste, du chien et du loup. Entre nous et le pont de l’Alma, ma petite sœur n’irait pas plus y mettre la main que dans la culotte du zouave. Il y faut un minimum de prudence, de circonspection et de discernement.

 

Il faut bien dire que le bon Frédéric Dard ne l’était pas tout le temps, et il lui est arrivé plus d’une fois d’avoir des coups de mou dans le porte-plume. C’est forcé, c’est humain, c'est normal et c'est comme ça : le meilleur chroniqueur de presse, qui sue sang et eau pour fournir avant le bouclage les 1500 signes quotidiens qui font bouillir sa marmite, il y a forcément du déchet dans sa production. On ne peut pas toujours être au top, c’est l’évidence. Même chez Alexandre Vialatte, on trouve parfois que l'auteur ne s'est pas donné trop de mal. Un frustration, certes légère, mais indéniable, s'ensuit fatalement. On dira que c'est la vie.

SA1 DU MOURON A SE FAIRE.jpg

Les deux numéros de « San Antonio » que je viens de lire en sont l’illustration éclatante. Prenez Du Mouron à se faire, je vais vous dire, c’est laborieux, ça se traîne, on n’y croit qu’à moitié, et surtout, pas une seule page de bravoure. Quelques petites crottes de formules sont tombées sur le macadam pour faire plaisir, mais on sent bien que le cœur n’y est pas.

 

On dira, pourquoi le commissaire est-il allé se planquer à Liège, je vous demande un peu ? D’abord c’est la Belgique, et rien que pour ça, l’auteur aurait dû y réfléchir à deux fois. Ensuite, c’est la ville natale d’André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), passé à la postérité pour un seul air de bravoure et de baryton, c’est dans Richard Cœur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi, L’univers t’abandonne … » (pour les amateurs, cliquez ci-contre). Un baryton plus un richard : deux raisons d’éviter, non ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 29 août 2013

HERMANN BROCH ECRIVAIN

LA MORT DE VIRGILE 3 

Qu’est-ce qui fait céder Virgile à la colère de son empereur ? Je crois que le poète se rend compte que, lui comme son illustre souverain, ils sont chacun engagés dans une impasse, et qu’Auguste, en se mettant en colère, laisse entrevoir un défaut dans sa cuirasse (puisque sa raison souveraine n’a pas su venir à bout de celle de Virgile), agit comme jadis Alexandre le Grand quand il fut mis, face au « nœud gordien », de dénouer celui-ci, qu’il trancha simplement de son épée.

 

Un aveu de faiblesse, mais en même temps, l'affirmation d'une certitude et d'un pouvoir. Si la volonté de détruire l'Enéide est inaccessible aux arguments de la raison, autant en finir au plus vite avec les arguments, et autant le décréter du haut de la souveraine autorité du Maître.

 

Toujours est-il que Virgile consent à abandonner son précieux manuscrit aux mains d’Auguste, et que ce consentement le plonge dans un bain de félicité qui illumine toute la dernière partie. Il n’est ni dieu ni animal, et comme il est homme, il est à mi-chemin, comme tout le monde. Or le mi-chemin est somme toute l’espace impur, l’espace des dissonances entre les aspirations, les désirs et la réalité.

 

L’absolu n’est pas de ce monde, il faut que l’homme se résolve à l’idée d’être dans la dissonance, d’être lui-même une dissonance : « Il n’y a de dissonance, ni dans l’acte du dieu, ni dans celui de l’animal », écrit Hermann Broch. A croire qu’il a lu Sur le Théâtre de marionnettes, de Kleist : « De même aussi retrouve-t-on la grâce, après que la connaissance ait semblablement passé par, et à travers un infini. C’est ainsi qu’elle apparaît le plus pure dans la forme de l’homme, ou bien qui n’a aucune conscience, ou bien qui possède une conscience infinie : c’est-à-dire, et tout aussi bien, chez la marionnette et chez le Dieu ».

 

Dès lors, Virgile peut être en paix avec le monde et avec lui-même, ayant atteint le point de l’existence depuis lequel il n’est plus possible de percevoir des contradictions, le point à partir duquel l’individu saisit l’Unité de tout. C’est, au fond, ce que recherche le narrateur de L’Aleph, de Jorge Luis Borges, et qu’il découvre, stupéfait, dans l’escalier d’une simple cave, « à la partie inférieure de la marche, vers la droite ».

 

C’est aussi ce que recherche André Breton, quand il proclame : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçu contradictoirement » (Second manifeste du Surréalisme). Pour Virgile, cet instant de l’Unité retrouvée, on comprend que c’est l’instant qui précède la restitution de son âme à l’univers.

 

Il faut aussi parler du message ultime que Virgile adresse à son empereur (p. 351) : « La profondeur de ton œuvre est souvent énigmatique Virgile, mais maintenant tu parles également par énigmes.

 – Pour l’amour des hommes, pour l’amour de l’humanité, le Dispensateur du salut s’offrira lui-même en sacrifice ; par sa mort, il fera de sa personne un acte de connaissance, un acte qu’il lancera à l’univers, pour qu’à partir de cette suprême réalité symbolique du secours charitable, la création commence à se développer ».

 

Je crois qu’il n’y a pas besoin d’expliciter l’identité du « Dispensateur du salut ». C’est une prophétie, si l’on se souvient qu’on est, au moment de cet échange, jour de la mort du poète romain, 19 ans avant l’ère chrétienne. Virgile prophète, maintenant ! Remarquez, Dante Alighieri (« Nel mezzo del camin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura, / ché la diritta via era smarrita ») l’a bien désigné et choisi pour le guider à travers l’enfer, le purgatoire et le paradis, pour le conduire jusqu’à Béatrice. D’ailleurs, Broch, à la suite de Dante, embauche à son tour le personnage de Virgile : « Il n’y a jamais eu qu’un seul guide, c’était toi ; toujours tu seras destiné à nous guider » (p. 243). On n’est pas plus clair.

 

Hermann Broch aime sans doute, dans la symétrie, la force symbolique : de même que, dans Le Tentateur, les douze chapitres (tiens, le même nombre que dans Au-dessous du Volcan de Malcolm Lowry), comme des chiffres sur le cadran d’une horloge, accompagnent et signifient l’écoulement du temps et l’accomplissement de l’action, de même, dans La Mort de Virgile, il borne les deux lourds chapitres où se concentre le sens au moyen de deux autres beaucoup plus brefs, où la respiration est plus facile.

 

Dans le premier chapitre (« l’eau – l’arrivée »), on suit les vacillements, hésitations et difficultés du cortège de la litière où gît le poète, depuis le navire jusqu’au palais, avec un détour par les bas-fonds abjects de la ville. Le deuxième chapitre (« le feu – la descente ») développe dans un long monologue intérieur les ruminations qui l’amènent à sa décision de brûler l’œuvre.

 

Le troisième (« la terre – l’attente ») voit le poète se confronter à des amis, qui sont aussi des admirateurs, qui sont incapables de comprendre à la suite de quel cheminement intérieur, il en est arrivé à cette décision. Le dernier chapitre (« l’éther – le retour ») se situe entre le moment du consentement (la soumission à la volonté d’Auguste) et celui de l’adieu. C’est le plus léger, le plus aérien. C’est le chapitre de la réconciliation de Virgile avec le monde et avec les limites humaines.  

 

Je l’ai dit, l’intrigue (un roman, c’est une intrigue) est plus que mince et tient à pas grand-chose : un poète décide de brûler son œuvre, puis y renonce. Pour entrer dans ce livre absolument sans équivalent, il faut accepter de suivre le même itinéraire, il faut se faire un peu Virgile soi-même, il faut accepter de se laisser guider par l’âme du poète dans les méandres de son itinéraire complexe et subtil. Il faut renoncer au récit linéaire, et se laisser porter par le souffle d’une écriture ample comme l’espace. Je dirai qu’il faut accepter de se laisser perdre dans cette forêt profonde, ténébreuse et inspirée.

 

C’est le manuscrit de La Mort de Virgile que Hermann Broch emportait, quand il a quitté l’Allemagne nazie. En 1938, je crois. Il a bien fait, nom de Zeus !

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 22 août 2013

BOSCO : UN RAMEAU DE LA NUIT

Je suis dans Henri Bosco, j'y reste. A la réflexion, on y est bien accueilli. La table est bonne. Les lieux sont rustiques, mais confortables.

 

Quand on passe par Lourmarin (Vaucluse), il est bon, en dehors de la visite obligatoire au château, de faire un tour au cimetière. Pour une raison qui dépasse un peu l’évidence. LOURMARIN TOMBE A CAMUS.jpgCertes, on peut s’amuser à aller voir par courtoisie la tombe d’Albert Camus, ça ne peut pas faire de mal, avec son inscription rustique dans une pierre mal équarrie (on se veut simple, n’est-ce pas) et son agréable fouillis végétal. 

 

Mais l’essentiel, au cimetière de Lourmarin, si l’on ne veut pas faire comme le troupeau vomi par les cars des touristes branchés « littérature » (je ne suis pas sûr qu'il y en ait tant que ça), est de rendre une vraie visite à la tombe de Henri Bosco (1888-1976). Assurément, des deux, c’est lui, le grand écrivain. L’avantage, c’est que vous y serez seul.

TOMBE HENRI BOSCO.jpg

Je préfère de loin Bosco au « philosophe pour classes de terminale » (je ne sais plus qui disait ça d'Albert Camus), qui se prend très au sérieux, toujours guidé par le devoir de tous les militants du monde, de tous les « défenseurs de causes » : lutter pour des idées, étendard au vent. Insupportable. J’en suis resté à : « Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente ».

 

A son actif, la mémoire de Henri Bosco repose sur une œuvre considérable, et une œuvre, par bonheur, exclusivement littéraire. J’ai déjà dit combien certains aspects, en particulier tout ce qui tourne autour de la spiritualité, avaient quelque chose d’agaçant. Cela étant dit, je le tiens pour un écrivain majeur du 20ème siècle. D’abord parce qu’il possède un ton qui n'appartient qu'à lui, parce que, livre après livre, il a élaboré un univers romanesque profondément original, personnel et particulier.

 

Ensuite, parce que cet univers romanesque se double d’un univers « psychologique » (cela dit faute de mieux) qui ne ressemble à aucun autre, et qui, pour aller vite, se caractérise par une sorte de creusement dans le visible, une obsession sans doute héritée de l’enfant que fut Bosco, qui se décrit comme nerveux, fiévreux, très attiré par le songe, par la nuit, par les mystères dont il dote les choses et les êtres.

 

Tout objet appartenant à la réalité possède un corps, une apparence, mais recèle, pour qui veut la voir, une âme secrète : « Les plus humbles [merveilles] me sont les plus chères. J’y tiens (et cela depuis mon enfance) par un goût que j’ai, inné, obsédant, de la vie secrète des hommes et des choses ». Car dans l’œuvre de Henri Bosco, il y a au moins deux mondes : l’un est d’un prosaïsme laid, plat, bas et brut ; l’autre, le vrai, est nocturne et poétique, mouvant et périlleux.

 

« Poétique » n’est jamais dit comme tel. Bosco semble surtout ne pas vouloir se revendiquer du registre poétique, et pourtant, j’ai envie de dire que sa façon d’écrire a à voir avec une poésie en action. Mais il est surtout ouvert sur les infinis, sur les rêves, les dangers qui guettent la raison lucide quand l’être qui gît tout au fond de chacun se met à guetter avec angoisse et envie ce qui pourrait surgir de l’ordinaire pour le fissurer.

1950 UN RAMEAU DE LA NUIT.jpg

Pourquoi je reparle de Henri Bosco ? Parce que je viens juste de lire Un Rameau de la nuit. Publié en 1950, c’est donc un livre de la maturité. L’auteur connaît et maîtrise son univers, sa langue est au sommet, ses hantises pourraient presque paraître naturelles. Ici, les reproches que je lui faisais dernièrement n’ont pas lieu d’être. Certes, il parle de la « lymphe » qui monte du fond de la terre dans le corps des arbres. Certes, il décrit comme une agression le grand coffre aux aigles sculptés qui meuble sa chambre dans la vaste maison qu’il loue. Certes.

 

Mais l’essentiel n’est pas là. Et selon moi, l’essentiel a quelque chose d’extraordinaire. Le préambule laisse craindre le pire (« Mais déjà le sentier s’acheminait vers elle. Il marchait devant moi. Confiant, sans se retourner, filant tout droit, il me montrait cette crête pierreuse, et, certain de se faire suivre, il grimpait dans les cailloux. Il était content. Je le sentais bien. C’était un pauvre et vieux sentier qui avait dû attendre »). Autant le dire, cette façon de s’exprimer me rase très vite. Je la tiens pour un simple formalisme, et purement esthétique.

 

Heureusement, l’auteur laisse bientôt de côté ce ton pénétré d’animisme qui m’écœure tant soit peu, pour en venir à plus de concret. BEETHOVEN 3.jpgCe n’est pas que j’éprouve quoi que ce soit d’hostile à ce qui vient du plus intime de l’homme : le 2ème mouvement (« andante molto cantabile ed espressivo ») de la sonate opus 109 (ci-contre le compositeur, juste après le 26 mars 1827, jour de sa mort)  marqué « gesangvoll, mit innigster Empfindung » me fait tomber à la renverse. Mit innigster Empfindung ! Mais les quelques phrases citées ci-dessus m’apparaissent factices et maniérées, comme un excès d’artifice dont l’auteur aurait pu se passer aisément, tout en arrivant au résultat souhaité. Pas besoin d’en rajouter.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 21 août 2013

HENRI BOSCO : TANTE MARTINE

Revenons à Henri Bosco. Finalement, ce qui agace, dans Tante Martine, c’est d’abord l’esprit dans lequel il a été écrit : c’est la façon dont Pascalet perçoit le monde, les choses et les gens, s'efforçant toujours de les animer de forces secrètes. Dans l’imaginaire du narrateur, il faut absolument que de l’obscur soit caché au sein de la réalité.

 

Il faut que quelque chose de magique se fasse pressentir, mieux, se manifeste concrètement parmi les témoins et les acteurs. Je n'oublie pas, cependant, que c'est un vieil homme qui se revoit dans un garçon de 10 ans, et que l'enfance de Pascalet est, dès lors, une enfance reconstituée a posteriori. Longtemps après. On imagine bien que l'eau de cette enfance a été longuement filtrée par le sable de la mémoire de l'homme qui écrit.

 

Ainsi, lorsque Tante Martine décide qu’on participera à la messe, voici ce que déclare Pascalet, qui se souvient, devenu vieux, de celles qui l’ont marqué dans sa vie : « Ainsi celle que j’entendis, en grec, sur un appontement dans l’île de Lemnos, face à la mer. Mais aucune n’a touché mon cœur comme celle de ʺLa Moulinelleʺ, célébrée un jour de septembre pour la fête des Saints Archanges dans le petit jardin de Frère Théopiste ». C’est au cours de cette messe que les quatre assistants et le prêtre entendent une étrange voix qui récite la prière. Tous tombent à genoux : « Mais de temps à autre à nos voix se mêlait, plus haute et plus claire, inexplicablement cette voix inconnue ». Pascalet, pendant toute la messe, a senti derrière lui la présence des trois archanges, sans pour autant oser se retourner.

 

Même scène mystérieuse devant le mas de ʺLa Sirèneʺ. La jeune Mâche, rousse de quinze ans qui n'est pas la fille de ses parents (« Ah bon !? »), entraîne Pascalet, un soir, à assister à un spectacle d’une étrangeté effrayante : une vingtaine de gens inconnus se rassemblent devant la façade, de l’autre côté de l’étang où sont blottis les deux gamins. Hommes et femmes séparés encadrent un vieillard aveugle. L’âme d’une personne est enfermée dans un arbre de la forêt, et le cœur d’hommes et de femmes pousse une plainte lamentable, censée demander aux arbres de répondre : lequel recèle l’âme perdue ?

 

On le voit, Tante Martine est plein à craquer. Au-delà des motifs d'agacement, ce qui me touche, c'est que j’ai l’impression que Henri Bosco a voulu, avec ce livre, faire ce que fait Jean-Sébastien Bach au moment où la fugue va s’achever : on appelle ça une « strette », qui récapitule, en le concentrant, tout ce qui précède. Et là, tout ce qui précède, c’est l’œuvre entière de l’écrivain. Autant dire toute sa vie.

 

On y voit apparaître en effet, plus ou moins fugitivement, bien des personnages qui forment les compagnons du narrateur depuis le début de sa carrière : le chien Barboche, Bargabot le braconnier, Saladin le jardinier, Jéricho le Juif (errant, bien sûr, puisque c’est le colporteur), Béranger de Sivergues, le berger.

 

Même Gatzo le Caraque (Bohémien) est nommé. Même un âne qui porte des culottes (on peut se reporter aux titres des oeuvres) ! On entend aussi des échos d'Hyacinthe. Comme si l’auteur, sentant qu’il arrivait au bout, avait tenu à faire une dernière fois le tour de son univers. A cet égard, le livre a un côté émouvant. Il y a ici quelque chose de testamentaire, voire de funèbre.

 

Le personnage de Tante Martine lui-même est le point focal de l’ouvrage : sans raconter toute l’histoire, disons qu’elle vient tenir le « Mas du Gage » au moment où les parents de Pascalet doivent s’absenter pour longtemps, et que le garçon de dix ans découvre une personnalité rude quant aux manières, mais plus tendre que la tendresse à l’intérieur, et qui s'en veut pour cela même. L’action commence en septembre et se termine au repas de Noël : un espace de temps assez inoubliable pour que l’auteur, au soir de sa vie, éprouve le besoin d’y revenir avant de s’en aller.

 

Tante Martine me fait penser (dans une certaine mesure, il ne faut pas exagérer) à la Mère Gisson que Hermann Broch a mis au centre de son livre Le Tentateur : c’est une femme qui « sait ». Elle perçoit ce qui est au-delà des apparences. Elle en diffère parce qu’elle-même a une faiblesse : quelqu’un l’attend quelque part, une fille la demande, des courriers s’échangent, une blessure mystérieuse reste ouverte.

 

Alors, résultat des courses, demanderez-vous ? Disons-le nettement : malgré le mal que j’ai pu en dire, j’ai lu ce livre avec grand plaisir, car c’est un livre d’écrivain authentique. On est dans la littérature au sens fort, et c’est ce qu’il me faut. Mais si j’avais à situer les réserves que j’ai à faire, je dirais les choses de la manière suivante : je ne suis pas de la « tribu » de Henri Bosco. Ce n'est pas ma famille de pensée. Cela ne m'empêche aucunement de goûter sa façon d'être écrivain. Mieux : d'être un véritable auteur.

 

Passons sur son catholicisme fervent. Passons sur l’omniprésence de la campagne et de la nature (de la « ruralité »). Passons même sur le spiritualisme, sur l'animisme. Je crois qu’au centre de la littérature d’Henri Bosco, il y a la certitude et la volonté de faire apparaître, dans les choses et dans les gens, la dimension qui les dépasse. Choses, plantes et individus ne sont pas seulement ce qu’ils sont : ils sont plus qu’eux-mêmes, et quelque chose parle au-dedans d’eux, à travers eux, au-dessus d'eux, une part cachée que ne voient et n’entendent que ceux dont le « cœur » est prêt.

 

Ce n’est pas ma famille d’esprit, mais je respecte. D’abord parce que c’est une littérature honnête. Ensuite parce que, de livre en livre, l’univers qu’elle propose présente un visage d’une grande cohérence : Henri Bosco ne triche pas avec lui-même. Enfin, parce que c'est écrit dans un langue travaillée à la petite scie, découpée et chantournée en artiste. Quand un écrivain parvient à ce point de fidélité à ses aspirations, et qu’il y arrive en se servant de l’écriture comme d’un moyen proprement artistique, il n’y a plus qu’à s’incliner. Ce que je fais ici même, séance tenante.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 20 août 2013

HENRI BOSCO ECRIVAIN

Eh bien voilà, c'est la rentrée. La vie va pouvoir recommencer. Les gens vont recommencer à mourir, recommencer à naître, recommencer à s'ennuyer au travail. Il va y avoir de nouveau des accidents, des assassinats, des suicides. L'ordinaire, quoi. L'ordinaire politique, l'ordinaire économique, l'ordinaire social. Pendant la durée légale, c'est vrai que le monde semble tout entier avoir plongé en apnée dans le bonheur bronzé. Le problème, avec l'apnée, c'est qu'il faut retourner à la surface. Si possible pas trop tard. 

 

C'est donc la rentrée. Les événements de l'actualité mondiale vont recommencer à se produire. Les journaux vont retrouver une épaisseur justifiant à grand-peine leur prix exorbitant. Nous voici de nouveau à pied d'oeuvre. Certains auront peut-être accompli quelques devoirs de vacances.

 

C'est mon cas. Je sais, je suis incorrigible. Et je commence dans le sérieux. Je veux parler aujourd'hui d'un auteur connu pour quelques volumes de littérature "enfantine" (L'Ane Culotte, L'Enfant et la rivière, ...) : Henri Bosco. A peu près oublié comme auteur pour les grands. Et là, je dis tout simplement que c'est injuste. Je vous explique ça, mais après le principe de précautions oratoires.

 

***

 

Henri Bosco fait partie dans ma mémoire d’un patrimoine involontaire. J’ai en effet lu plusieurs livres de cet auteur (pas seulement un écrivain : un véritable auteur, pour le coup) incité par un homme que j’ai pris pendant trop longtemps pour un ami, et dont j’ai – bien tardivement selon moi, il faut le dire – rejeté brutalement l’emprise, et renié l’influence. Je l'ai chassé de chez moi. Il avait fait des dégâts.

 

Je lui dois pourtant d'avoir connu L'Amitié Henri Bosco, association dont je fus longtemps adhérent (dans les années 1980), et d'avoir été en contact avec sa secrétaire d'alors, Monique Baréa, qui habitait Les Oliviers III, Nice (si je me souviens bien). Une dame à la correspondance délicieuse, pour ce dont je me souviens. Je ne sais dans quel déménagement ont disparu les savants cahiers que j'avais en ma possession, et que publiait cette association fervente et savante.

 

Il est résulté de la brouille évoquée plus haut un long désamour pour les œuvres de Henri Bosco, qui m'étaient advenues par l'entremise de ce personnage louche. Je crois effectivement que ce désamour est injuste. Car c’est sur ses instigations que j’ai lu des œuvres de Henri Bosco. Et j'ai délaissé les œuvres en même temps que j'ai condamné la personne. J'avais pourtant aimé les lire. D’abord Le Mas Théotime. Ensuite Malicroix. Quelques autres, parmi lesquels Le Sanglier, Bargabot, Pascalet, etc. Il m'en est resté quelque chose.

 

Je n’ai rien retenu du Mas Théotime, je ne sais pourquoi. De Malicroix, en revanche, il m’est resté quelques images très fortes, à commencer par la silhouette puissante et maléfique de Maître Dromiols, le notaire. Et puis aussi un jour de mistral dément, qui encercle et transperce jusqu'aux os, de part en part, une maison construite sur une île au milieu du Rhône.

 

Et puis cette nuit où le héros sauve la vie du vieux Balandran en soutenant de sa main la nuque, seul endroit de son corps recélant encore quelque chaleur, foyer que le jeune héritier s'est efforcé, des heures durant, d'entretenir, jusqu'à la résurrection. Il y a aussi, je crois, cet improbable exploit fluvial (peut-être une histoire de bac à traille) que l'héritier doit accomplir pour imiter ce que fit un aïeul. Je n'ai jamais relu ce livre. La folie nocturne qui s'y déployait m'en est restée.

 

Il m’est globalement resté de ces lectures une impression d’âpreté, de senteurs fortes, de rocaille et de violence nocturne. L’ample stature du notaire de Malicroix me fait penser à celle du père du héros, dans Le Roi Bohusch, de Rainer Maria Rilke : des épaules et une poitrine puissantes, véritable cuirasse que le père a été incapable de transmettre à son fils contrefait et bossu, et dont un rêve obsédant de celui-ci ne lui permet pas de se revêtir (« Je ne retrouvais pas la poitrine de mon père ! », cité de mémoire).

 

Du Sanglier, en dehors de l'incendie qui ravage la campagne, je me souviens de l’étreinte clandestine et sauvage, muette et affolée, qu’une fille mystérieuse fait subir dans le noir au narrateur, avant de s'éclipser brusquement, toujours ombrageuse. Dans les romans de Bosco que j'ai lus, me semble-t-il, demeure toujours présente une sourde et invisible menace.

 

Pascalet, deuxième partie d'un volume intitulé Bargabot, m’est resté, parce que l’auteur y a placé une scène mémorable entre toutes, donnant naissance à ce phénomène professoral appelé Aristide de Cabridolles. Le narrateur, lui-même double de l’auteur, s’ennuie ferme au collège où il est pensionnaire. Il est même malheureux, il dépérit. Il juge tous ses professeurs d’insupportables épouvantails sentencieux. Soudain jaillit la silhouette improbable d'Aristide de Cabridolles, et l’enchantement se produit : Pascalet revit, et l'enthousiasme ne tarde pas à le soulever dans les hautes sphères.

 

Rien que le portrait de ce maître vaut le poids d’or d’une belle pépite : « Plantez devant vous un grand diable, maigre comme un clou, à bec d’aigle. Les cheveux drus, l’œil petit, bleu, perçant, une tête de rapide rapace, tout nerfs. Les lèvres minces, les moustaches grises, très courtes, le front bas mais solide, net, le menton énergique. Un grand air cavalier et galant. Et toute l’âme frémissante. Âme et corps fastueusement enveloppés, été comme hiver, dans une vaste cape aux ondulations gracieuses. Cette cape valait toute l’éloquence du monde. Elle parlait. C’était une cape oratoire, non parfois sans emphase, mais de haute envolée. Ses plis pouvaient se dérouler soudain et toucher au lyrisme. On l’avait conçue pour le mouvement. Elle suivait et, à l’occasion, précédait le pas, le geste, comme une aile gonflée par la brise ou le vent des tempêtes ».  Le « tout nerfs » me ravit. Tout l'épisode est à lire.   

 

Suivent de grandioses leçons de latin ineffaçables, et des scènes burlesques, à coups d’Inspecteur intraitable (ah, cet ahurissant « momamomaï », que Cabridolles demande à Pascalet de traduire, à la grande fureur de monsieur l'Inspecteur), dont la dignité s’offense de la brusque apparition de Rapax, le rat qui loge sous l’estrade et qui a bondi effrayé, quand le maître a donné d’exaltation un grand coup de pied.

 

Après sa suspension administrative (logique), Aristide de Cabridolles réunit en un dernier, frugal et splendide festin (pain rustique, olives, fromage de chèvre, eau claire) en pleine nature, ses élèves, unanimement acquis à sa cause, puis est bien obligé de les quitter : « Rejetant sur l’épaule avec grandeur la cape inoubliable, il s’éloigne à grands pas ». Je garde une affection indélébile à ce professeur que je n'ai pas eu : sa silhouette garde dans la mémoire de l'enfant imaginaire qu'on a été le prestige des heures d'enseignement vécues en état d'émerveillement, surtout si on ne les a pas vécues. C'est une prouesse littéraire.

 

Après des années de délaissement, j’ai donc eu la curiosité récemment de retourner faire un tour du côté de Henri Bosco. Plusieurs œuvres acquises jadis sont restées en déshérence, délaissées, mais, je ne sais pourquoi, jamais abandonnées. Prenant au hasard, j’ai ouvert Tante Martine. C’est un des derniers livres qu’il ait écrits (il est mort en 1976).

 

Je ne sais pas si c’est moi qui ai changé (sans doute …), mais il y a des aspects de cette littérature qui me sont devenus insupportables. Cette façon que l’auteur a de faire vivre, voire de donner une âme aux choses, aux arbres, aux animaux, ça finit par porter sur les nerfs. C’est peut-être cette tendance au spiritualisme, à l’animisme, voire au sentimentalisme qui m’énerve.

 

Un exemple : « La porte était entrebâillée. Elle paraissait triste. Pourtant c’était une porte de bon accueil, du moins dans la journée. Certes grave, solide, autoritaire et d’une inébranlable certitude, et tout à coup pour la première fois j’en découvrais l’inquiétude et la méfiance. Elle avait pris cet air équivoque des portes qu’on a laissées entrebâillées soit par inadvertance, en s’en allant, soit à dessein, et cela se devine. L’être de la maison en est modifié » (p. 239). Moi je veux bien, mais bon. Je commence à lâcher dès que la porte devient triste. Je suis affreusement prosaïque.

 

Autre chose : le lexique. On dirait que l’écrivain est pris de tics. Ce ne sont, tout au long du récit (le livre se présente comme tel), que des considérations tournant autour du cœur (façon : "si on t'engueule, c'est qu'on t'aime"), mais aussi autour de la peur, de la curiosité et du mystère, thèmes habituels, mais ici, Henri Bosco les met au premier plan, de façon insistante, presque démonstrative. Or quand l’auteur éprouve le besoin de préciser et d’expliquer, c’est toujours mauvais signe : un romancier qui échoue à montrer et à faire vivre et qui se fait pédagogique ne fait pas, au moins a priori, de la bonne littérature.

 

Et pourtant, malgré tout ça, Tante Martine est à ranger dans la bonne littérature. J'y ai été pris. Et serré. Si ce n'est pas une preuve ! Cela mérite réflexion.

 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 15 juillet 2013

HERMANN BROCH L'INACTUEL

Le Tentateur est organisé en 12 chapitres, et l'action se déroule du mois de mars au mois de novembre : 9 mois, comme s'il fallait attendre qu'Agathe ait son enfant. Hermann Broch met en présence un certain nombre de forces et de personnages. J’ai parlé de la mère Gisson, un peu sorcière (mais au sens de sorcier de la tribu), que tout le monde respecte et/ou craint plus ou moins. Le Docteur, qui sert de narrateur, tient dans la pièce qui se joue le rôle du rationaliste, mais un rationaliste tant soit peu repenti.

 

Médecin-chef dans le grand hôpital d’une grande ville (jamais nommée), il a choisi, dix ans auparavant, de se retirer modestement dans ce petit village de montagne, où la mairie lui loue une villa, à Kuppron-le-haut, son « cabinet de consultations » étant situé à l’étage de l’auberge Sabest, à Kuppron-le-bas. Il voulait vivre autrement. Il est quasiment le seul à faire le lien entre les deux, par ses allées et venues obligées.

 

Quitter la ville a été pour lui un choix : la grande ville symbolise la quintessence de l’artifice technique qui a coupé l’homme de ses racines terrestres et, pour le dire vite, naturelles. Mais le « retour à la nature » qu’il a ainsi opéré n’a rien d’une partie de plaisir ou d’un retour dans un quelconque paradis : la vie est âpre, la nature est âpre, les gens sont âpres.

 

Le Docteur (on ne le connaîtra que sous cette appellation), qui a tissé des liens très différenciés avec tous les personnages importants, est respecté, à la fois comme homme de la science et comme homme de l’art. C’est un sexagénaire, c’est aussi un célibataire : la seule histoire d’amour qu’on découvre s’avéra impossible, et fut sans doute pour quelque chose dans sa conversion en médecin de village.

 

Dans son esprit, le pouvoir de la science a reculé devant on ne sait quoi, comme un besoin de reconnaître quelque chose de plus haut que soi. Est-il croyant pour autant ? Ce n’est pas sûr du tout : « Euh, monsieur le Curé, ne connaissez-vous pas la convention que j’ai faite avec notre Seigneur Dieu ? … A Pâques, à la Pentecôte et à la Noël, je lui rends mes devoirs … et autrement, il fait qu’il prenne la peine de venir chez moi ». Ce qui est sûr, c’est qu’il ne supporte pas cette vision moderne de l’humanité, où l’individu est à lui-même son propre cul-de-sac, juste parce qu’il croit se suffire à lui-même.  

 

Face à lui, l’homme de la foi catholique, le curé ne fait pas le poids. Il ne voit pas Dieu plus loin que les fleurs de son jardin et, quand il s’agit de monter pour la cérémonie de la « Bénédiction de la Pierre », à la chapelle et à l’ancienne galerie de mine, son corps a le plus grand mal à accomplir l’effort nécessaire, contrairement à l’ancien curé Arleth, fameux gaillard dont on devine l’usage qu’il faisait de la « Fiancée de la Mine ». Celui-ci en serait bien incapable.

 

L’appétit matériel et l’intérêt sont personnifiés par Lax, propriétaire d’une scierie située près du village du haut, et qui intrigue pour accroître ses propriétés aux dépens de Joanni et de Krimuss, qu’il domine de toute la hauteur de sa force, de sa ruse et de son culot. Le boucher-aubergiste Sabest est marié à Minna. Suck, l’ami du Docteur, est marié à Ernestine. Wetchy, l’agent d’affaires calviniste, est marié à une petite femme craintive. Wenter est marié (mal) à une fille de la Mère Gisson.

 

Bon, qu’est-ce qui se passe, dans ce bouquin, parce que ça commence à bien faire, les préliminaires ! Eh bien il ne se passe pas grand-chose : le nommé Marius s’installe comme valet chez Wenter et, dès ce jour, la vie dans la vallée de Kuppron est déstabilisée. Comment ? Marius cause, parle, prophétise et, en parlant, subjugue progressivement tous les gens du village d’en bas, puis ceux d’en haut.

 

Son But ? L’or. Mais à la façon des antiques religions terriennes et magiques. L’or au fond de la montagne, produit par le feu du dedans. L’or qu’il se propose de trouver en se servant de sa baguette de sourcier. Il vaticine. Il fait venir Wenzel, sorte de gnome ou de nain difforme, par ailleurs bizarrement costaud.

 

Le couple Marius-Wenzel, joint à la recherche de l’or et de la puissance qu’il donne à celui qui le trouve, me fait penser aux deux personnages de la Tétralogie de Wagner : Loge, le maître du feu, et Alberich, le nain difforme qui déclenche la tragédie en forgeant l’anneau de la toute-puissance avec l’or volé au Rhin (et dont le fils Hagen tuera Siegfried : le magnifique « Hagen, was tuest du ? Hagen, was hast du gemacht ? » vers la fin du Crépuscule des dieux).

 

Marius juge inacceptable, au nom des forces primitives qu’il s’efforce de réactiver, que l’on allume la radio chez Wenter, comme il juge inacceptable qu’on batte le blé à la machine. Il fait tout (y compris le sabotage de la batteuse, par Gilbert interposé)  pour convertir ceux d’en bas au battage à l’ancienne, au fléau (« Docteur, le battage à la machine est un péché »). Bref, le grand retour en arrière, la grande régression vers le primordial.

 

Il paraît que le « salaf » qu'on entend dans "salafiste" veut dire « ancien », pour signifier le retour à l'Islam d'origine, quand il était encore intouché. Monseigneur Lefebvre, lui, voulait revenir à l'authenticité authentique de la messe de Saint Pie V. Hitler voulait revenir à la pureté de la race aryenne.

 

La question posée par Le Tentateur est là : entre l'effort dément pour retrouver la pureté innocente des origines et le lâche abandon de la dignité humaine dans toutes les trouvailles de la modernité, qu'est-ce qui reste à l'homme ? Dans le livre de Hermann Broch, l'homme, c'est le Docteur. Et le Docteur, il ne sait pas répondre à la question. Alors ...

 

Le Tentateur est un livre de l'actualité la plus actuelle.

 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 11 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE (fin)

 

ANTON RÄDER SCHEIDT PEINTRE.jpg

LE PEINTRE ANTON RÄDERSCHEIDT ET SON EPOUSE, PAR AUGUST SANDER

 

***

Cette fois, promis, c’est la dernière halte chez Montaigne, ses Essais et leur Livre III. Je commence par deux petites gourmandises, dont la première prolonge la note d’hier sur le mariage : « Socrate, à qui on demandait ce qui était le plus commode, de prendre ou ne prendre point de femme : ʺLequel des deux on fasse, dit-il, on s’en repentiraʺ » (III, V, Sur des vers de Virgile). Certains diront que Rabelais avait déjà conclu dans ce sens, quoique de façon moins compendieuse, puisque tout son Tiers Livre, et une partie de son Quart Livre, et même du Cinquième, développent à l’envi l’hésitation inquiète de Panurge quant à savoir s’il doit ou non prendre femme (Pantagruel lui déclare gentiment : « Et je vous vois bien en point, selon ces trois sorts : vous serez cocu, vous serez battu, vous serez volé », Tiers Livre, XII).

 

La deuxième gourmandise se trouve juste quelques pages plus loin, dans le même chapitre : « Zenon, parmi ses lois, réglait aussi les écarquillements et les secousses du dépucelage », Zénon dont Montaigne affirme par ailleurs : « On dit que Zénon n’eut affaire à femme qu’une fois en sa vie : et que ce fut par civilité, pour ne sembler dédaigner trop obstinément le sexe ». On imagine bien la dame, après avoir reçu le coup : « Monsieur, vous daignâtes me baiser et consentîtes à me besogner, mille grâces vous soient rendues, vous êtes fort civil ! ».

 

Toujours à propos des joies du sexe, Montaigne y va de sa sévérité : « Nous mangeons bien et buvons comme les bêtes, mais ce ne sont pas actions qui empêchent les opérations de notre âme. En celle-là nous gardons notre avantage sur elles ; celle-ci met toute autre pensée sous le joug, abrutit et abêtit par son impérieuse autorité toute la théologie et philosophie qui est en Platon ; et même il ne s’en plaint pas. Partout ailleurs vous pouvez garder quelque décence : toutes autres opérations supportent des règles d’honnêteté ; celle-ci ne se peut pas seulement imaginer, si ce n’est vicieuse ou ridicule. Trouvez-y, pour voir, une façon de faire sage et discrète. Alexandre disait qu’il se reconnaissait comme mortel principalement par cette action et le dormir : le sommeil suffoque et supprime les facultés de notre âme ; la besogne les absorbe et dissipe de même ». Pas besoin, je pense, de préciser de quelle « besogne » il s’agit.

 

Le paragraphe qu’il consacre à l’esprit des filles, spécialement averti dès le plus jeune âge des choses de l’amour et du sexe, n’est pas à dédaigner : « Nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour : leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fût-ce qu’en le leur représentant continuellement pour les en dégoûter ». Jusque-là, rien de bien épastrouillant, comme dirait Marcel Proust.

 

Vient l’anecdote familiale : « Ma fille (c’est tout ce que j’ai d’enfants) est en l’âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier [la formule est délectable !] ; elle est d’une complexion tardive, mince et molle, et a été par sa mère élevée de même d’une forme retirée et particulière : elle ne commence encore qu’à se déniaiser de la naïveté de l’enfance. Elle lisait un livre français devant moi. Le mot de fouteau s’y rencontra, nom d’un arbre connu [hêtre] ; la femme qu’elle a pour sa conduite l’arrêta tout court un peu rudement, et la fit passer par-dessus ce mauvais pas. Je la laissai faire pour ne troubler leurs règles, car je ne m’empêche aucunement de ce gouvernement : la police féminine a un train mystérieux, il faut le leur laisser. Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais n’aurait su imprimer en sa fantaisie, de six mois, l’intelligence et usage et toutes les conséquences du son de ces syllabes scélérates, comme fit cette bonne vieille par sa réprimande et interdiction ». Encore une histoire qui a échappé à Villeroy et Boch, euh non, Roux et Combaluzier, zut, Boileau et Narcejac, crotte de bique, voilà : Lagardémichar. Ouf, j’y suis arrivé.

 

La fin du passage : « Mon oreille se rencontra un jour en lieu où elle pouvait dérober aucun des discours faits entre plusieurs femmes sans soupçon : que ne puis-je le dire ? Notre Dame ! (fis-je) allons à cette heure étudier des phrases d’Amadis et des registres de Boccace et de l’Arétin pour faire les habiles ! Il n’est ni parole, ni exemple, ni démarche qu’elles ne sachent mieux que nos livres : c’est une discipline qui naît dans leurs veines [citation latine : ʺet Vénus elle-même les a inspiréesʺ, Virgile],que ces bons maîtres d’école que sont nature, jeunesse et santé, leur soufflent continuellement dans l’âme ; elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent ».

 

Comme j'ai eu plusieurs fois l'occasion d'entendre ce que se disent entre elles les filles quand elles sont sûres de ne pas être entendues, je ne peux, hélas, que confirmer le propos de l’auteur : les conversations entre garçons, sur ce plan, oscillent de la surenchère frimeuse au propos de sacristain pieux. Quant à Pierre Arétin (1492-1556), on ne peut pas dire que ce soit de la petite bière éventée qu'il fait couler dans ses Ragionamenti, comme on peut le voir ci-dessous, sur la gravure illustrant un des épisodes.

ARETIN SODOMIE.jpg

ELLE AIME VISIBLEMENT ÇA 

Et que pensez-vous de cette sucrerie : « Je trouve plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu’un pucelage ; et est le vœu de la virginité le plus noble de tous les vœux, comme étant le plus âpre : ʺLa puissance du diable est dans les reinsʺ, dit S. Jérôme » ? Et qu’en pensent messieurs Lagardémichar ?

 

Pour conclure cette trop longue série, je dédie la citation suivante à tous les syndicalistes, à tous les militants de partis, à tous les petits soldats des « associations » qui ont pour noble objectif de faire avancer la cause des « minorités visibles » sur la voie du « progrès » (si vous voyez ce que je veux dire) :

 

« La plupart des choses du monde se font par elles-mêmes ».

 

Oui vraiment, je la dédie à tous ceux qui sont convaincus que, sans leur « lutte », rien n’avancerait, et qui se croient les moteurs sans lesquels l’humanité s’endormirait et régresserait. On va dire que j’exagère, et j’avoue bien volontiers que c’est vrai. Je le fais même exprès.

 

Cela dit, si je regarde l’histoire du mouvement ouvrier, le calendrier rétrospectif de ce que l’on a appelé les « conquêtes sociales », depuis la journée de 15 heures (dimanche compris) jusqu’à celle de 10 heures (loi du 30 mars 1900), puis de 8 heures augmentée des congés payés (Léon Blum, 1936, La Belle équipe, Jean Gabin, …) ; et si je regarde l’inversion de ce processus depuis les années 1970, et l’invraisemblable facilité (rétrospective) avec laquelle les « conquêtes » ont été progressivement grignotées, je finis par me poser des questions.

 

Les « luttes », parfois violentes, la combattivité des militants et des syndicats ont eu beau s’y opposer, les bastions ouvriers (Renault Vilvoorde, les « Conti », Pétroplus, Peugeot Aulnay, la liste est interminable) sont tombés. Et « pendant le combat, la chute continue ». Le résultat est là : précarisation, chômage, baisse du pouvoir d’achat, etc. On est visiblement en bout de course du processus d’embourgeoisement relatif de la « classe ouvrière ». Et je dirais presque, avec Montaigne, que personne n’y peut rien.  

 

Je me demande en effet, pour illustrer la phrase de Montaigne, si les progrès sociaux ne se sont pas contentés d’accompagner, grosso modo – et en fin de compte assez régulièrement –, les progrès des techniques, qui, au rythme des « gains de productivité », permettaient aux responsables de laisser tomber (sans que leur portefeuille eût trop à en souffrir), du haut de la table où ils n’ont jamais cessé de festoyer, les miettes capables de calmer les ardeurs revendicatives.

 

N’est-ce pas l’abbé Félicité Robert de Lamennais (mort en 1854) qui disait : « Donnez au malheureux les bribes tombées de votre table » ? L'ouvrier armé d'un couteau face au patron armé de son gros cigare ne seraient-ils finalement que des personnages en train de jouer des rôles sur des scènes de théâtre ?

 

Ce petit raisonnement, qui vaut évidemment ce qu’il vaut, je l’envoie pacifiquement dans les gencives de DB, qui me disait avec une sorte de jubilation masticatoire : « Je suis en lutte », alors que, tout en se déclarant communiste, elle venait toujours dans des tenues recherchées et qu’elle était propriétaire d’un bel appartement au cœur bourgeois du 6ème arrondissement de Lyon, à proximité immédiate du Parc de la Tête d’Or.

 

Bourgeoise et communiste, j’attends encore qu’elle me donne une explication qui ne soit pas complètement tire-bouchonnée.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

lundi, 08 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

Je continue ma petite promenade dans les Essais de Montaigne, en empruntant non l’autoroute « lagardémichar », mais en flânant par les chemins buissonniers que j’y ai tracés pour mon propre compte, et par les « ronds de sorcière » (les ramasseurs de mousserons me comprendront) où je me suis arrêté pour cueillir.

 

Parlant de l’attitude de certains hommes face à la mort (De juger de la mort d’autrui, II, XIII) et, ayant cité le cas d’un homme trop faible pour se poignarder : « Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, dédaigna de n’employer celui de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta lui-même sa gorge à l’encontre, et la transperça ». La conclusion vaut son pesant d’épices, tournée magistralement par la plume de l’auteur : « C’est une viande, à la vérité, qu’il faut engloutir sans mâcher, si l’on n’a le gosier ferré à glace ». Il a pas le sens de l’image, Montaigne ? Et peut-être une terrible jubilation devant cet héroïsme.

 

Tiens, revenons aux femmes : « Nous avons appris aux Dames de rougir oyant seulement nommer ce qu’elles ne craignent aucunement à faire ; nous n’osons appeler directement nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de débauche ». Les « Dames » d’aujourd’hui, en société, n’ont plus de ces pudeurs désuètes. La femme d'aujourd'hui, normale, je veux dire, normalement féministe, c'est-à-dire férue d'égalité des sexes, c'est-à-dire devenue aussi machiste que le macho, la femme d'aujourd'hui, dis-je, ne rougit plus, ou alors elle a honte.

 

Et cette autre anecdote, absolument délicieuse, dans le même chapitre (De la présomption, II, XVII), au sujet d’un homme qui a longtemps mené une « vie de bâton de chaise » et qui finit par se marier (« faire une fin » ?) : « Il se maria bien avant en l’âge, ayant passé en compagnon sa jeunesse : grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matière de cornardise lui avait donné de quoi parler et se moquer des autres, pour se mettre à couvert, il épousa une femme qu’il prit au lieu où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances : ʺBonjour, putain ! – Bonjour, cocu !ʺ ». Y a-t-il besoin d’expliquer « gaudisseur » et « cornardise » ?

 

J’aime énormément (même chapitre, je n’y peux rien) ce propos qui, après un début d’apparence laborieuse, débouche sur un magnifique hommage : « Le monde regarde toujours vis-à-vis ; moi je replie ma vue au-dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte. Je connais des hommes assez, qui ont diverses parties belles : qui, l’esprit ; qui, le cœur ; qui l’adresse ; qui, la conscience ; qui, le langage ; qui, une science ; qui, une autre. Mais de grand homme en général, et ayant de telles pièces ensemble, ou une en tel degré d’excellence qu’on s’en doive étonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul. Et le plus grand que j’aie connu au vif, je dis des parties naturelles de l’âme, et le mieux né, c’était Etienne de la Boétie : c’était vraiment une âme pleine et qui montrait un beau visage à tout sens ; une âme à la vieille marque et qui eût produit de grands effets, si sa fortune l’eût voulu, ayant beaucoup ajouté à ce riche naturel par science et étude ».

 

Pour moi, c’est une des plus belles pages que Montaigne ait écrites. Une « âme à la vieille marque », quelle formule magnifique. Il est regrettable que le poncif en la matière se résume à la « lagardémichardise » : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » (De l’amitié, I, XXVIII). Nous sommes tous plus ou moins lagardémichardisés. Qui ferait révérence, aujourd'hui, aux « âmes à la vieille marque » ? Et qu'on n'aille pas, pour me contredire, exhumer le cadavre de Stéphane Hessel.

 

Au sujet de La Boétie, on trouve encore quelques remarques dans III, IV : « Je fus autrefois touché d'un puissant chagrin, selon ma complexion, et encore plus juste que puissant : je m'y fusse perdu à l'aventure si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoin d'une véhémente diversion pour m'en distraire, je me fis, par art, amoureux, et par estude, à quoi l'âge m'aidait. L'amour me soulagea et retira du mal qui m'était causé par l'amitié ». Si l'on ajoute le chapitre XXIX du Livre I (Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boetie, que Montaigne supprima à l'époque pour ne pas faire double emploi avec la publication en volume de ces poèmes), c'est tout, je crois, ce qu'on trouve au sujet de ce parangon de l'amitié que formèrent Montaigne et La Boétie.

 

Vous voulez savoir ce que Montaigne a de commun avec Molière ? C’est la haine de la médecine et des médecins : « Que les médecins excusent un peu ma liberté, car, par cette même infusion et insinuation fatale, j’ai reçu la haine et le mépris de leur doctrine : cette antipathie que j’ai à leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante-quatorze ans, mon aïeul soixante et neuf, mon bisaïeul près de quatre-vingts, sans avoir goûté aucune sorte de médecine. La médecine se forme par exemples et expérience ; aussi fait mon opinion.

         En premier lieu, l’expérience me la fait craindre : car, de ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en leur gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper à leur autorité ». Excusez la longueur des citations dans la présente note, c’est un peu commandé par le texte lui-même. Et goûtez « si tôt malade et si tard guérie ».

 

A propos de la médecine, certains diront peut-être qu’elle n’a plus rien à voir aujourd’hui avec celle du temps de Montaigne. Je répondrai seulement que, certes, les progrès dans le diagnostic, dans le traitement des maladies sont incontestables, mais que ce dont parle Montaigne a moins à voir avec une quelconque efficacité technique de la médecine qu’avec la relation, d’une part, entre le médecin et son malade (il exerce son autorité sur lui), et d’autre part, entre la personne et son propre corps, comme si Montaigne voyait une insupportable démission, un abandon de souveraineté personnelle, dans le fait de s’en remettre à quelqu’un supposé savoir, juste pour aller mieux. Et, si possible, guérir.

 

Philippe Muray parle très bien (Le XIXème siècle à travers les âges) de cette volonté de guérir les autres qui anime par exemple George Sand, et de cette obsession d'aller mieux, qui pousse les gens à s'en remettre à des guérisseurs qui, tout bien pesé, s'avèrent être de vulgaires charlatans, gourous et autres escrocs du coeur, de l'esprit et de l'âme, pour soulager le portefeuille de ceux qui attendent un peu de soulagement. Tartuffe était peut-être l'hypocrisie personnifiée, mais il était surtout et avant tout un escroc convoitant le bien d'Orgon, et y serait parvenu si Molière n'avait placé la pirouette finale pour que ça finisse bien tout en flattant le roi.

 

Ce qui choque Montaigne, dans le rapport des gens avec les médecins, c’est l’abandon de leur liberté entre les mains des « spécialistes » et des « experts », un peu comme, dans le discours du Grand Inquisiteur de Karamazov, les chrétiens qui n’ont rien de plus pressé que de se soumettre à une autorité au lieu de vivre la liberté apportée par le Christ. Comme il le dit ailleurs (II, XVII) : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme ». Ce qui m’amuse beaucoup (disons : jusqu’à un certain point), c’est ce qu’il dit des « coliques » dont il a gravement souffert.

 

Moi qui ai comme lui croisé la route de ces « coliques frénétiques », j’approuve ses railleries à l’encontre des « crottes de rat pulvérisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide ». Il est vrai que le lithotriteur n’existait pas, mais que dois-je penser, quand j’entends tel homme de l’art – bien vivant – me déconseiller formellement le lait et le chocolat, tandis que tel autre m’ordonne des infusions et décoctions de je ne sais plus quelles plantes, et qu’un troisième voit dans l’oseille, l’asperge et la rhubarbe les causes certaines de mes problèmes de concrétions calcaires dans les rognons ? Que savent-ils exactement ?

 

Notre rapport à la science a fait de celle-ci une autorité supérieure, mais mettez en présence et écoutez, je ne sais pas moi, trois économistes proposant leurs solutions pour sortir de la crise, trois politiciens soucieux de restaurer la France dans sa grandeur, ou trois climatologues (dont un climatosceptique) discutant du réchauffement anthropique de la planète, moi je vous le dis : on n’est pas sortis de l’auberge rouge.

 

Parce que l’autorité supérieure en question, elle est pulvérisée en une multitude d’options diverses et contradictoires. Les experts eux-mêmes ont l'embarras du choix. Allez vous y retrouver, dans ces conditions. Plus personne ne sait, et l’on croule sous les boussoles qui se contredisent.

 

Nous savons à la fois trop de choses pour ne pas donner aux optimistes cet air de confiance niaise et sans limite qui s'épanouit sur le groin de leur suffisance, et trop peu de choses pour comprendre l'infinité des interactions qui forment le vivant, et pour avoir conscience des conséquences de nos actes (OGM, gaz de schiste et tout le bataclan). Dès lors, ces conséquences nous échappent pour l'essentiel, y compris aux experts et autres spécialistes.  Marchand de boussoles, tiens, peut-être un créneau porteur, vous ne croyez pas ?

 

Montaigne m’a au moins appris quelque chose de tout à fait actuel : que sait-on de source sûre ? Qui sait quelque chose ? A quoi doit servir ce que l'on sait ? Il m’a appris que l’homme d’aujourd’hui est finalement d’une arrogance imbécile, alors qu’un minimum de modestie, je dirais même d'humilité devant le monde devrait être la règle unique. La vraie faiblesse qui est la nôtre, c’est que nous possédons les moyens irrésistibles (parce que techniques) de faire passer notre arrogance dans la réalité, au risque de la détruire. L'arrogance de l'homme d'aujourd'hui, elle est dans la puissance technique qu'il est en mesure de mettre en oeuvre. L'ivresse de toute-puissance qui caractérise la psychologie infantile.

 

Il est certain que Montaigne était pénétré de la même idée que les Grecs de l’antiquité classique, qui appelaient cette infraction, ce péché d’orgueil si vous voulez, du nom d’βρις (hybris, tout ce qui dépasse la mesure). Et peut-être est-ce un symptôme révélateur que l’adverbe « trop » soit mis à toutes les sauces dans le langage actuel (« C’est trop cool, trop bon, trop fort ! »). En occident (et grâce à lui, partout ailleurs), le viol de la juste mesure est consommé depuis longtemps. 

 

On s’en est mis plein la lampe. Mais qui a déjà vu une cuite carabinée sans gueule de bois carabinée consécutive ? L’humanité l’attend encore, sa gueule de bois consécutive. Selon toute probabilité, elle sera sévère. A mon avis, la cellule de dégrisement est déjà en vue.

 

Jacques Lacan, qui n'a pas dit que des conneries, disait : « Le réel, c'est quand on s'y cogne ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 07 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE BOURGEOIS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Montaigne fut le premier écologiste. Je ne l’affirme pas, je le prouve : « Mais, quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essaient à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges, et avec combien de vraisemblance on nous les apparie, certes, j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres même et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle ». Qui y trouverait à redire ?

 

Peut-être Carolyn Christov-Bakargiev, responsable d’une foireuse foire d’art contemporain (« arcon » en abrégé, opposé à l’ « art temporain », je crois que la dame sévit à la Documenta de Kassel), qui a par ailleurs rédigé une Déclaration des Droits des plantes (elle travaille même sérieusement à leur faire accorder le droit de vote, des élections locales jusqu'à l'ONU) : elle trouverait Montaigne d’une insupportable pusillanimité. Une femme tonique, une merveilleuse éradicatrice de civilisation, à l'image exacte des canons de l'époque où elle a été condamnée, hélas, à exister.

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ELLE A POURTANT L'AIR NORMAL, MADAME CAROLYN CHRYSTOV-BAKARGIEV

Dans l’Apologie de Raymond Sebond (II, XII), Montaigne tourne dans tous les sens la question de ce qui différencie l’homme de l’animal. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas convaincu que l’homme est un animal si différent que ça des autres animaux : « ceux qui entretiennent les bêtes se doivent dire plutôt les servir qu’en être servis ».

 

On n’est pas plus net, ce me semble, et la hiérarchie établie par la doxa biblique, le Vatican et la Sorbonne latinisante entre les êtres vivants n’est, aux yeux de Montaigne, qu’une manifestation d’arrogance dérisoire. Pascal Picq et tous ses copains de l’abolition des frontières entre l’homme et l’animal doivent hoqueter de bonheur en voyant se profiler à l'horizon la tombe à venir de l’humanité. Et toc ! Pascal Picq voit une amorce du politique dans les rituels tribaux des groupes de chimpanzés, c'est vous dire ce qui nous pend au nez. Moi je dis à Pascal Picq : « Ben mon pote, on n'est pas sortis de l'auberge espagnole ». Remarquez que Sarkozy en chimpanzé (avec Hollande en Cheetah ?), ça n'aurait rien de bien défrisant. Notez que "cheetah" veut dire "guépard" (d'après mon dictionnaire).

 

Marcel Gauchet, dans Le désenchantement du monde (1985), rappelle que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ». Je soupçonne quant à moi le sieur Michel de Montaigne d’y être pour quelque chose. Vous voulez une preuve ? Prenez le chapitre XVI du Livre II des Essais (De la gloire) : « Le marinier ancien disait ainsi à Neptune en une grande tempête : Ô Dieu, tu me sauveras si tu veux ; tu me perdras si tu veux. En attendant, je tiendrai mon timon toujours ferme et droit ».

 

La Fontaine, au siècle suivant, a dit la même chose autrement : « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Eh oui, l’homme chrétien n’attend plus passivement le bon vouloir de la providence : il fait quelque chose pour faire advenir la providence. L'action humaine entre en action. C'est une révolution, car c’est le début de la fin du christianisme. Si l’homme doit agir pour que le Ciel l’aide, c’est que le Ciel n’est pas tout-puissant, et que l’homme est devenu impatient, et il s'agace de cette bizarre impuissance du Ciel à combattre le Mal qui le menace. La remarque de Montaigne, comme celle de La Fontaine, c’est une marque du slogan futur : « Deviens ce que tu fais ». Dit autrement : agis, et tu seras sauvé. Tout le monde actuel, quoi, à part le "sauvé", vu la façon dont tourne ce qui reste de la nature. Mais comme dit l'autre (c'est toujours "l'autre") : il suffit d'y croire.

 

Et l'on se demande pourquoi nous sommes déchristianisés !!! Je le disais : avec Montaigne, le ver est dans le fruit : il voit l'homme non plus comme l'exclusive créature de Dieu, mais comme l'une parmi toutes les autres. Une sorte de « primus inter pares ». Avec Montaigne, le vrai n'est plus légitime. Tout simplement parce que, avec Montaigne, il n'y a plus de vrai de vrai.

 

Montaigne n'est peut-être qu'un symptôme de la montée en puissance qui attend l'Occident au tournant, mais ce ver dans le fruit que j'y vois, cette démission de légitimité du vrai, c'est exactement au même rythme qu'il croque dans la pomme que nous sommes. Le « canard du doute », qu'on trouve dans Les Chants de Maldoror, d'Isidore Ducasse, alias Comte de Lautréamont. Comme dit Maldoror : « Je te salue, vieil océan ! ».

 

Voilà : je te salue, vieil océan.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 06 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE D'INDUSTRIELS, PAR AUGUST SANDER

 

***

 

Je pioche dans mon anthologie personnelle des Essais de Montaigne : « Je suis dégoûté de la nouvelleté, quelque visage qu’elle porte, et ai raison, car j’en ai vu des effets très-dommageables » (I, XXIII, De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue). Cette pathologie tout uniment avouée porte un nom savant : c’est le misonéisme, c’est-à-dire la haine de tout ce qui est nouveau. S'il recevait comme nous sur le crâne le déluge de nouveau dont tous les marchands de la terre et autres planètes voisines nous assaillent, dans quel état respiratoire se trouverait-il ?

 

J’aime bien ceci : « Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aisées, et le planter même ; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l’élever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter ; mais, depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir » (I, XXVI, De l’institution des enfants). Messieurs et bien chers frères, sachons rester humbles : pour ce qui est des hommes, "il y a peu d'industrie à les planter". Il n'a malheureusement pas tort. Heureusement, il dit quelque part ailleurs : « Madame, j'espère que vous avez eu autant de facilité à le faire sortir que de plaisir à le faire entrer » (cité de mémoire).

 

Au sujet du « devoir conjugal », Montaigne conseille aux maris la modération sexuelle « à l’accointance de leur femme ». Car « il y a de quoi faillir en licence et débordement », dont il craint les pires dommages. Et il conclut sur ce point : « Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assez éveillées pour notre besoin. Je ne m’y suis servi que de l’instruction naturelle et simple. (…) Certaines nations, et entre autres la Mahumétane, abominent la conjonction avec les femmes enceintes ; plusieurs aussi, avec celles qui ont leurs flueurs » (I, XXX, De la modération). Le Kama-Sutra débridé, ce n'est pas son affaire, on a bien compris. Mais "qu'elles apprennent l'impudence d'une autre main" ! Franchement, il a de ces formules ! Tout le monde aura compris "flueurs", je pense.

 

Montaigne décrit ainsi son blason : « Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en face » (I, XLVI, Des noms). Traduction de l’héraldique, qui est un langage, un art et une science : sur fond bleu, un champ de trèfles jaunes, sur lequel est posé horizontalement une patte de lion dont les griffes sont rouges, comme le montre l’illustration. Je ferai éventuellement quelque chose sur le langage du blason, m'étant arrivé de voir mes modestes propos publiés dans de modestes revues modestement savantes.

BLASON MONTAIGNE.gif

Montaigne n’aimait pas la nouveauté (voir plus haut), ce qui lui faisait parfois manquer singulièrement de flair : au combat, il aime mieux se fier à la qualité de son épée (et de son bras) qu’au « boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir votre fortune ». Il ajoute pour faire bonne mesure : « et sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en quitterons un jour l’usage ». Comme quoi, mon Mimi (Montaigne se prénomme Michel, nobody's perfect), tout le monde peut se tromper : que dirais-tu si tu lisais nos journaux, entre les écoliers américains abattus par dizaines de milliers, les escrocs politiques français par centaines de milliers, les rebelles syriens par millions et les journalistes russes sous le règne de Poutine par milliards ?

 

J’aime bien l’anecdote suivante, concernant une de ses amies, que Montaigne rapporte dans De l’ivrognerie (II, II) : la dame est veuve et chaste. Un beau jour, catastrophe, horreur, enfer et damnation, elle est enceinte, il n’y a pas de doute. Bravant le risque de la honte, elle fait demander au coupable, par le biais du curé en chaire, de se dénoncer, promettant de lui pardonner « et, s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée, ayant bien largement pris son vin, si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble ». Je traduis « indécemment » par « le cul à l'air » ...ou pire.

 

Ah le vin ! Je note ici que ce n’était pas un valet de pâturage, mais de labourage : comme dit la chanson : « Emmener sa femme au champ pour la…bourer ». C’est peut-être à cela que Sully pensait, en évoquant les mamelles de la France, allez savoir ? Montaigne achève ainsi une digression où il est question de son père (« Pour un homme de petite taille, plein de vigueur et d'une stature droite et bien proportionnée ») : « Revenons à nos bouteilles ».

 

Et cette autre histoire gaillarde, où il conte « le bon mot que j’appris à Toulouse, d’une femme passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie je m’en suis soûlée sans péché » (II, III, Coustume de l’île de Cea). J'adore ce cri du coeur : "Je m'en suis soûlée sans péché !". Presque une apologie du viol, vous ne trouvez pas ? On ne risque pas de trouver ces quelques histoires dans Lagarde et Michard. On va peut-être dire que je les choisis exprès ? Et moi, impavide, je rétorque : « Ben tiens, je vais me gêner ! ».

 

Maintenant, je voudrais m’adresser à tels grands-pères de ma connaissance, qui se mettent à fondre comme beurre en casserole chaude et deviennent gagas quand le petit-fils les regarde dans les yeux, grave comme un pape le jour de la messe de Pâques : grands-pères fondus et gagas, lisez donc le chapitre VIII du Livre II des Essais de Montaigne. Son titre ? De l’affection des pères aux enfants. Il me semble que c’est en mesure de décoiffer quelques chauves. Montaigne s’adresse (respectueusement) à madame Geoffroy d’Estissac :

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« Comme, sur ce sujet de quoi je parle, je ne puis recevoir cette passion de quoi on embrasse les enfants à peine nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables. Et ne les ai pas soufferts volontiers nourris près de moi. Une vraie affection et bien réglée devrait naître et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant du même pas que la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même, s’ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle ». J'insiste sur "s'ils le valent". En clair : si le bébé montre en grandissant qu’il mérite notre affection, allons-y, mais s’il ne la mérite pas, n’y allons pas. Autrement dit : c’est au gamin de prouver qu’il mérite d’être aimé. Que penserait Montaigne de l'actuelle divinisation de l'enfant ? 

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CES DEUX VIGNETTES SONT TIRÉES DE DINGODOSSIERS 1, DE GOSCINNY ET GOTLIB

Mais ce n’est pas fini. Il conclut même très fort : « Il en va fort souvent au rebours ; et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons auprès de leurs actions toutes formées, comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes ». Ce n’est peut-être pas gentil pour les guenons. Notez que Montaigne ne s’exclut pas de la réaction niaise de l’adulte face au bébé. Peut-être même qu’il s’agace de réagir ainsi. Eh oui, ma pauvre dame, on ne fait pas toujours comme on veut.

 

Voilà ce que je dis, moi, aux grands-pères de ma connaissance !

 

 

 

vendredi, 05 juillet 2013

POURQUOI J'AI LU MONTAIGNE

 

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COUPLE, PAR AUGUST SANDER

 

***

Alors pour finir : « Mon Montaigne à moi, c’est quoi ? » (sur l'air célèbre d’Edith Piaf). La réponse à la question, tout le monde connaît, c’est : « Je suis toujours à la fête ». Mon Montaigne à moi, c’est devenu une anthologie. Mon anthologie. Ou ce que vous voulez, appelez ça épitomé, miscellanées, chrestomathie, analectes, je n’y vois aucun inconvénient. J’accepte même « florilège », c’est vous dire si j’ai l’esprit large.

 

Parfaitement, je me suis fait ma collection de citations de Montaigne. Je vous rassure, elle ne ressemble guère à ce dont monsieur Lagarde et monsieur Michard ont toléré la présence dans leur relevé laborieux des balises du parcours obligé du lycéen. Je ne dis pas que mes quarante-cinq pages A4 leur feraient toutes dresser leurs trois cheveux sur leur crâne chauve, mais ils seraient horrifiés à l’idée qu’on puisse en mettre quelques-unes sous les yeux de la jeunesse. Et pourtant, ils auraient à y gagner. Je parle des yeux des lycéens.

 

Tiens, pour mettre en appétit, vous apprécierez ceci : « Les outils qui servent à décharger le ventre ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci destinés à décharger nos rognons. Et ce que, pour autoriser la toute puissance de notre volonté, Saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait, et que Vives, son glossateur, enchérit d’un autre exemple de son temps, de pets organisés suivant le ton des vers qu’on leur prononçait, ne suppose non plus pure l’obéissance de ce membre : car en est-il de plus indiscret et tumultuaire ». On trouve ça au chapitre XXI du livre I, intitulé De la Force de l'imagination, p. 102-103.

 

Trois cents ans avant que Joseph Pujol, le virtuose du pet volontaire (nom de scène : « le Pétomane», à partir de 1891) se produisît devant des salles combles de Parisiens en délire ! « Premièrement, il faisait le Pet de la jeune fille timide, puis le Pet de la couturière, le Pet du monsieur bègue, etc. Ensuite, écartant les basques de son habit rouge et, tirant de sa petite culotte un tuyau de caoutchouc, fumait une cigarette ... par sa bouche postérieure », écrivent Jean Feixas et Romi dans Histoire anecdotique du pet (Ramsay/Pauvert). Il jouait aussi à la flûte "Au Clair de la lune" et "Le Roi Dagobert". Mais revenons à Montaigne.

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Pour faire bonne mesure : « Joint que j’en sais un si turbulent et revêche, qu’il y a quarante ans qu’il tient [retient] son maître à péter d’une haleine et d’une obligation constante et incessante, et le mène ainsi à la mort ». L’édition de 1595 ajoute cette fragrance délicate de méthane intestinal : « Et plût à Dieu que je ne le susse que par les histoires, combien de fois notre ventre par le refus d’un seul pet, nous mène jusqu’aux portes d’une mort très angoisseuse ; et que l’Empereur qui nous donna liberté de péter partout, nous en eût donné le pouvoir ». J'en conclus que Lagarde et Michard se sont privés d’un moyen facile de motiver les adolescents à la lecture de Montaigne.

 

Rien ne serait plus efficace au lycée pour faire comprendre qu’il est dangereux de réprimer chez l’homme, par souci de convenance, ce qui vient de la nature. C’est ce qui est arrivé à Claude Chabrol, qui a eu un « malaise vagal », parce qu’il retenait un énorme pet (qu'il commit finalement sur le brancard qui l'emportait à l'hôpital), par pure courtoisie pour Sacha Distel, qui poussait des roucoulades interminables à la fin d’un banquet (c'est Claude Chabrol lui-même qui raconte l'épisode).

 

Il était culturellement intolérable à Lagarde et Michard de ne pas infliger au lycéen le ciseau des censures paralysantes qu’eux-mêmes avaient subies étant jeunes, comparables au rituel de la piqûre du TABDT (ou DTTAB) imposé aux jeunes recrues du service militaire, quand il y en avait encore un (une piqûre qui paralyse l’épaule, enfin c’était à l’époque d’Hérodote ou d'Hippocrate pour le moins).

 

Mon anthologie à moi, si quelque hiérarque éducatif de la technostructure ministérielle en prenait incidemment connaissance, serait en deux temps trois mouvements déclarée hérétique et brûlée séance tenante en place de Grève, s’il existait encore une « Place de Grève », et si l’on brûlait encore les livres. Aujourd’hui, c’est moins spectaculaire : il suffit de ne pas en parler. Le mutisme sur un grand livre est devenu plus efficace qu’un incendie volontaire. Ou que son étude par Lagarde et Michard.

 

Parce que je vais vous dire : la philosophie de Montaigne, je m’en tamponne le coquillard. Non, ce n'est pas vrai, mais c’est vrai qu’apprendre les étapes de son trajet philosophique (pyrrhonien ou sceptique ?) n’est pas le plus sûr moyen de provoquer (et de ressentir) l’intérêt. Pour mon compte, je voulais, en ouvrant une bonne fois pour toutes le bouquin, savoir ce que ce monument avait à me dire. À me dire à moi. Personnellement. Je l’ai dit : n’avoir en perspective que « ce qu’il faut savoir » (tous les vade-mecums de la terre), cela suffit à me décrocher la mâchoire à force de bâiller.

 

Quand le « Commendatore » lance son invitation (c’est chez Mozart) : « Verrai tu a cenar meco ? », Don Giovanni répond : « Verro » (« Viendras-tu manger en ma compagnie ? – Je viendrai »). Pendant ce temps, Leporello souffle : « Oibo ; tempo non ha, scusate ». N'étant pas Commandeur, j’ai invité Montaigne à ma table, et je dois dire que nous avons devisé agréablement, même si nos propos n’auraient en aucun cas pu être insérés dans le Lagarde et Michard 16ème.

 

Il faut bien dire que les deux auteurs, riches rentiers du manuel scolaire connu sous l'appellation « lagardémichar », ont réduit à presque rien, sinon quelques poncifs, l’incroyable et riche matière contenue dans les 1116 pages du livre. Mais pouvaient-ils faire autrement ? Et est-il possible d'enseigner vraiment les Lettres ? J'en doute.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 30 juin 2013

SALE TEMPS POUR LE LIVRE 1

J’ai grandi parmi et avec les livres. Sans doute aussi grâce à eux. J’en ai même, comme je le disais, « soustrait quelques-uns au commerce légal ». Mais il y a prescription depuis longtemps. Et puis, dans certaines circonstances, n’est-ce pas, « nécessité fait loi ». Passons sur ces temps révolus depuis lurette. Les librairies ont toujours exercé sur moi l’attraction irrésistible que la lueur de la flamme exerce sur le papillon de nuit. De vrais phares dans l’obscurité dont le marin perdu attend le salut. Ou l'autodafé.

 

Je parle d’une époque où la fringue et la banque n’avaient pas atteint le paroxysme de l’arrogance du haut de laquelle elles toisent depuis quelque temps déjà les passants anonymes que nous sommes, à qui elles ne daignent décerner de nom et d’identité qu’au prorata de l’épaisseur des liasses de banknotes (« Je suis Brésilien, j’ai de l’or, et j’arrive de Rio de Janeire. (…) Prenez mes dollars, mes banknotes, mais dites-moi que vous m’aimez ! », chante Dario Moreno, dans La Vie parisienne, d'Offenbach) que les portefeuilles sont prêts à cracher, aligner, allonger ... Je parle du temps d’avant, d’avant que l’argent et le tape-à-l’œil ne se soient rendus presque totalement maîtres de nos espaces, de l’air que nous respirons, et bientôt de nos vies, si ce n'est déjà fait.

 

Je parle du temps où l’amateur de livres, cet inutile essentiel, pour satisfaire ses goûts et sa curiosité, n’avait que trois pas à faire. La presqu’île était farcie de librairies, du minuscule estanco à peine éclairé au quasi-salon de réception façadé de larges baies vitrées, entre lesquelles on avait l’embarras du choix, et où la disposition et l’aménagement des lieux, mais aussi le choix des livres prioritaires, étaient liés à la personnalité propre du libraire, donnant à son local une identité qu’il était seul à posséder.

 

C’est pourquoi il fallait poser un pied dans chacune, donner à chacune sa chance. Si j'avais été naturaliste, j'aurais parlé de l'ère de la « bibliodiversité », bien avant que les espèces se raréfient, voire disparaissent. Parce que, après tout, la biodiversité, c'est bien joli, et ça satisfait le désir de nature de quelques illuminés manquant de lucidité sur le processus en cours, processus qui n'est rien d'autre qu'une éradication en bonne et due forme de la nature.

 

Après ? Quoi après ? Après la mort de la nature, décidée par tous les négateurs de la nature, qu'ils soient spéculateurs financiers ou promoteurs du mariage homosexuel (l'homme détient la toute-puissance sur toutes les formes de liberté, grâce aux marchés, quintessences de la liberté, et la toute-puissance sur toutes les lois de la nature, grâce à la glorification de l'homosexualité), l'homme sera bien obligé de trouver des solutions pour survivre sans la nature.

 

Malheureusement, ce ne sera peut-être pas possible. L'idéologie a toujours le nez plus cassable que la réalité.  Et pour le livre, ce n'est pas comme dans la forêt primaire : il n'y a pas de canopée pour reproduire les espèces rares. Je définis la canopée : « Ce qui était hors de l'atteinte de l'homme ». Je dis "était", à cause des « radeaux des cimes », ces merveilleuses inventions qui se produisent au moment même où on cessera très bientôt d'en avoir besoin.

 

Au motif que même le plus invisible à l'oeil nu des animalcules n'a plus le droit d'échapper à la connaissance scientifique. La civilisation actuelle a horreur du vide : elle a horreur des vides juridiques (« Vite, une loi ! criait Sarkozy) ». Elle a horreur des vides scientifiques qui s'élargissent au moment même où les savoirs se font logiquement plus pointus (« l'avancée même du savoir crée de l'ignorance sur ses propres bords », c'est de moi, ça : relisez cette petite phrase, et dites-moi si j'ai tort ; et dites-vous que, si j'ai raison, c'est l'ignorance qui ne cesse de progresser ; bizarre, vous avez dit bizarre ?). 

 

La biodiversité a existé, mais c'était bien avant que le mot fût fabriqué. Quand le mot n'existait pas, ça voulait dire que la chose existait encore. On n'avait donc pas besoin de la nommer, tout simplement parce qu'elle allait de soi. On commence à vouloir "biodiversifier" quand on se rend compte que tout se bioraréfie. Mais la bioraréfaction est une tendance lourde. 

 

De toute façon, ce n'est que des générations après ceux qui ont commis les actes que l'homme se met à réfléchir aux conséquences, et qu'il commence à accuser les ancêtres des autres de ses malheurs présents. Et, éventuellement, à essayer de tâcher de tenter de corriger le cap du navire, un navire qui met des dizaines d'années, désormais, à infléchir sa route. Etonnant, non ? Mais revenons à la question du livre.

 

Rendez-vous compte que j’ai acheté mon volume de Henri Bergson (Œuvres, édition du centenaire, 1600 pages de papier bible, 43 francs) chez un libraire dont l’échoppe était blottie sous les arcades du péristyle de l’Opéra. J’ajoute que je lui achetais aussi mes Marc Dacier, Jean Valhardi et autres Jerry Spring (dessinateurs Eddy Paape et Jijé) : « Il faut de tout pour faire un monde. – Bien parlé, Madame Michu ». C'étaient des bandes dessinées, il n’y a pas de raison.

 

Il y avait aussi Jacques Glénat-Guttin, le même qui a viré son Guttin pour devenir le Glénat de la grande maison grenobloise de bandes dessinées, celle-là même qui éditait l’excellente revue Circus. Glénat était un copain du libraire, et la feuille périodique qu’il publiait vaillamment (Les Equevilles : le mot « équevilles » désigne, à Lyon, tout ce qu’on destine à la poubelle) égratignait et horripilait le maire d’alors.

 

Le merdalor se nommait Louis Pradel, grand bétonneur, à qui les Lyonnais doivent le « Blockhaus » (alias Centre d’Echanges de Perrache), et à qui tous les automobilistes traverseurs de Lyon chantent des actions de grâce, chaque fois qu’ils se rendent soit sur la Côte d’Azur soit à Paris. Tout le monde a compris que je parle du Tunnel de Fourvière, que le monde entier nous envie. Et tout le monde regrette amèrement que Pradel ait visité Los Angeles, voyage qui lui inocula illico la folie des grandeurs : il voulut à tout prix que l’autoroute traversât la ville, tout comme dans la ville américaine.

 

Je reviens à mon péristyle de l’Opéra : pensez, des boutiques, dont une librairie, installées dans les flancs même de ce temple ! Inimaginable. Heureusement, Jean Nouvel a été appelé pour mettre bon ordre à tout ça, il a viré du péristyle les bouquins, les accessoires de danse, les pipes Nicolas et le marchand de timbres (qui était, lui, côté rue Joseph Serlin, je m’adresse aux quelques « happy few » qui ont connu), comme indignes de l’altitude sinistre et sépulcrale de son « inspiration » architecturale.

 

Jules Vallès (aux Editeurs Français Réunis), on le trouvait, évidemment et tout naturellement, à la « Librairie Nouvelle », qui occupait fièrement l’angle des rues Paul Lintier et Du Plat. Il fallait le faire ! Imagine-t-on aujourd’hui qu’il ait pu y avoir une librairie communiste implantée au cœur du quartier bourgeois par excellence ?

 

J’adorais le vieux qui tenait la boutique : pas trop doctrinaire, voire parfois un peu hérétique. Mais il devait être assez inoffensif, ou alors plus « dans la ligne » que je ne croyais, car il resta jusqu’au transfert de la librairie du Parti, oh, pas très loin, sur le quai Saint-Antoine, à l’angle de la rue du Petit-David, la rue de l’Adrienne de la première librairie « Expérience ». De toute façon, la « Librairie Nouvelle » n'a mis que quelques années à défunter pour de vrai. Comme le parti dont elle était l'émanation et l'instrument de propagande.

 

La « Librairie des Nouveautés » (ne pas confondre), alors tenue par une adorable dame blonde à haut chignon, je l’ai connue toute petite boutique assez sombre, quand elle était le rendez-vous de tous les amateurs de philosophie, dont le célèbre Henri Maldiney, dont le visage (je crois bien que c’était la joue, sans plus en être bien sûr) était gratifié d’une étonnante boule, comme un gros pois chiche. La dame blonde à haut chignon se piquait de poésie, et faisait partie de diverses confréries à ce destinées. La « Librairie des Nouveautés » fut reprise par monsieur B., qui sut en faire un lieu intéressant, voire important et qui a pris sa retraite sur les pentes nord-est de la Croix-Rousse.

 

Les librairies pullulaient donc dans la presqu’île, pour ainsi dire autant que faisans d’élevage un matin d’ouverture de la chasse (évitons, si vous le voulez bien, de parler de ce qu’il en restait le soir même, des faisans d'élevage). Et pour ce qui est de la chasse, on peut dire que les fanatiques du « bibliocide », dûment munis de leurs permis de construire, n’ont pas fait de quartier : ils ont fait feu sur toute oreille de libraire qui dépassait, transformant la presqu’île, peut-être pas en désert, mais pas loin. Seules quelques grosses usines sont restées debout, si elles ne flageolent pas sur leurs cannes. Le tableau n’est pas gai.

 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 28 juin 2013

POURQUOI JE LIS

 

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JEUNES PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Je ne lis pas pour lire. La lecture est un moyen, pas une fin en soi, je ne sors pas de là. C’est vrai que si je me pose la question de savoir pourquoi je lis, la réponse ne vient pas de soi. Mais après tout, est-il si important de savoir pourquoi on fait les choses ? Et puis aussi : peut-on vraiment le savoir ? 

 

Pour mon propre compte, les lecteurs qui viennent incidemment ou fidèlement sur ce blog s’en sont fait une idée plus ou moins précise : je l’avoue sans honte, sans fard et sans vergogne : je lis pour jubiler. Disons-le carrément : je lis pour jouir. Comme le chien rongeant son os, j'ai la lecture d'un égoïsme carabiné et d'une possessivité intempérante. En cette matière, l'injustice que je mets constamment  en pratique est à toute épreuve, hors de portée des magistrats les plus empreints de rectitude morale et juridique.

 

Jubiler, donc. Pas que. Mais je déteste perdre mon temps, en particulier avec ce que l’actualité appelle « Littérature ». La petite crotte intitulée Qu’as-tu fait de tes frères ? est le dernier étron en date (chié par un certain Claude Arnaud) sur lequel je me suis penché, et à la non-écriture duquel j’ai consacré, hélas et en vain, de précieuses minutes, et accessoirement une note ici même, je veux oublier quand. Ces minutes et cette note eussent été mieux employées si j'eusse laissé le livre fermé. Mieux : si j'avais laissé le volume au libraire. La note eût eu le privilège de ne même pas être appelée à naître. Pauvre libraire, finalement, d'être obligé de vendre ça ! Pour ceux que ces propos défrisent, je renvoie à l'esprit d'injustice radicale revendiqué plus haut. 

 

Oui, je lis pour jubiler. Cela veut dire que je ne lis pas pour savoir. Si du savoir découle, c'est en plus. Cadeau. Encore moins pour apprendre une leçon qu’il faudrait réciter. Je ne lis pas pour me conformer aux impérieux diktats de l’époque, qui vous ordonnent : il faut avoir lu Walter Benjamin.

 

Qu’est-ce qu’ils ont tous à aboyer le nom de Walter Benjamin (prononcer béniamine) ? Et qu'est-ce qu'ils en font, de leur lecture ? Ils se sentent coupables ? Redevables (Walter Benjamin, juif, s'est suicidé en 1940 à la frontière avec l'Espagne, faute, me semble-t-il, d'un visa) ? Je n'ai rien contre ce monsieur. La preuve, j’ai essayé : j’ai laissé tomber. De la tortillonnade de circonvolution cérébrale (mais je réessaierai peut-être, j’ai bien fini par lire Le 19ème de Philippe Muray). 

 

Jubiler, oui, ça m’a été donné par des livres très divers. J’ai déjà parlé de Moby Dick, un livre qui transporte la matière humaine infiniment  loin, jusqu'aux confins, presque jusqu'à l'esprit, juste à côté de l'âme, je veux dire juste un peu avant ; un livre que j’ai regretté de fermer quand je l’ai fini, mais un livre qui a comblé mon âme d’un enthousiasme presque indécent. C’est vrai ça : comment Herman Melville a-t-il pu aligner vingt chapitres de description du cachalot sans me donner envie de jeter le bouquin ?

 

Je n'en suis toujours pas revenu. Comment a-t-il fait pour que, au contraire, tout au long de ces vingt chapitres ahurissants, la joie n’ait pas cessé de grandir (je précise quand même, pour les connaisseurs, que je l'ai lu dans la traduction de personne d'autre que l'immense Armel Guerne, qui exerçait, en plus du sacerdoce de poète, celui, combien plus exigeant et combien plus religieux à ses yeux, de traducteur) ?

 

Bien sûr, je peux analyser la chose, dire que Melville entre dans le cachalot comme on fait le tour du monde, pour l’explorer, et en découvrir, pays par pays, les merveilles, pôles compris. C’est d’ailleurs ce qu’il a fait dans le très curieux Mardi, ce gros livre bizarre où quelques personnages montés dans une modeste pirogue (« royale » quand même) voyagent jusqu’à l’extrême des quatre points cardinaux, pôles compris.

 

Mais jubiler ne suffit pas, quand on lit. Encore faut-il pouvoir en faire quelque chose ensuite. Prenez le pur bonheur de Cent ans de solitude (dirai-je le nom de l’auteur ?). Ce livre pareil à nul autre vous plonge dans l’ambiance primordiale de la famille Buendia, native du village colombien de Macondo, avec Arcadio Buendia, Remedios la Belle et bien d'autres personnages, dans les générations desquels on se perd (j’ai lu ce livre une seule fois, il y a fort longtemps, sur le conseil de mon ami Bosio, merci Bosio, car il n'a toujours pas fini de faire résonner ses harmoniques). Ce que la grande Marthe Robert appellerait un « Roman des Origines »

 

Mais finalement, ce livre-monde, quels effets a-t-il produits en moi ? Même question avec ce livre formidable de Yachar Kemal, Mémed-le-Mince : un tout petit endroit du monde que le talent (ou le génie) de l’écrivain transforme en univers par la seule magie du verbe : on comprend bien que le cadi est un petit chef local qui impose la loi de son bon plaisir arbitraire et minable, mais on est emporté dans les dimensions quasiment célestes dans lesquelles le récit et les personnages sont enchâssés (les savantasses appellent ça de « l'épique »).

 

Ces livres, si je regarde ce qu’ils m’ont laissé, restent un peu comme ce que les physiciens appellent des « solitons », ces « ondes solitaires qui se propagent sans se déformer dans un milieu non linéaire et dispersif ». Ce que je retiens ici, c’est « ondes solitaires ». Le reste m’échappe évidemment : c’est de la physique, n’insistez pas.

 

Des livres sans cause et sans conséquence. Sans cause parce que leur lecture est venue par hasard, au gré des circonstances. Sans conséquence parce que, comme le nuage dans le ciel ou l’homme dans la femme (proverbe chinois idiot, mais peut-être que celui qui l'a inventé connaissait la pilule contraceptive, et qu'il ne parlait que du plaisir), ils ne laissent pas de trace. Tout au moins visible : je n'aimerais pas qu'on voie sur ma figure que j'ai lu les romans de Goethe. 

 

Je veux dire que ces livres ne construisent rien en vous après être passés. Un buron, une borie, un bastidon, je ne sais pas, mais quelque chose qui ait à voir avec un abri de berger. Ou alors à votre insu. Des livres morts en vous, des morts sans descendance apparente et dont vous êtes le cul-de-sac, bon gré mal gré.

 

Des livres dont vous ne saurez jamais comment vous pourriez restituer le bonheur qu’ils vous ont procuré. Sinon en en conseillant la lecture aux gens que vous aimez, piètre consolation. Des livres dont vous auriez envie, si c'était possible, de rendre au monde les bienfaits qu'ils vous ont offerts. Des livres qui vous laissent inconsolable d'avoir à les fermer, et dont le deuil en vous ne finira jamais. Oh, l'amour de ce deuil qui est une joie !

 

Des livres qui sont à eux-mêmes des culs-de-sac définitifs, parce qu’au-delà d’eux, il n’y a plus rien. Dans la même direction, personne n'est en mesure d'aller plus loin. Ils ont vidé le paysage. Non : ils ont vidé le fini du monde sans limite dans l’infini de leur espace borné. Ils ont transféré la soluble et frêle substance de l’univers dans la matière indestructible dont ils ont été faits, grâce au génie d’un homme unique et désespéré, comme le sont tous les hommes, car en lui s’est déversé, on ne sait pourquoi ni comment, le sens entier de l’existence humaine. Et que s'il n'en est pas mort, c'est juste parce qu'il a tout délégué, jusqu'à sa propre mort, à l'encre posée sur le papier.

 

Ce ne serait pas mal, comme définition d'un chef d'oeuvre : un livre qui est allé tout au bout de lui-même, un cul-de-sac qui a vidé son auteur de toute sa mort pour en faire un être vivant, et au-delà duquel il n'y a plus rien, que le vide sidéral. Oui, ce ne serait pas mal. Là, je verrais bien Au-dessous du Volcan. A la Recherche du temps perdu. Qu'en pensez-vous ? Mais moi qui ne fais jamais de liste, même pour faire les courses, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Chacun pour soi.

 

C'est de l'ordre de l'accomplissement. C'est seulement pour ça que je lis des livres. Chacun pour soi.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 27 juin 2013

POURQUOI JE LIS

Je ne suis pas un immense lecteur. Je suis même un lecteur un peu laborieux. Ce que je lis, il faut que je le mâche longuement, que je le mastique, que je le contemple en train de s'écraser en nourriture entre mes dents, avant d'aller alimenter et irriguer les canalisations de mon moi littéraire. Si je devais me comparer, je dirais que, dans l’ordre des lecteurs, j’appartiens à la famille placide et patiente des ruminants contemplatifs.

 

A propos de contemplatif, je me consolerais en me disant que Julien Gracq, qui n’a pas couvert de ses œuvres des kilomètres de rayons, a écrit sur le tard ce merveilleux petit bouquin intitulé Les Eaux étroites, qui, en condensant une matière longuement ruminée pour en polir le pur éclat de chacune des facettes, ouvre sur cette sorte d’infini en profondeur que recèle ce paysage minuscule, sa rivière de l’Evre, qui passe à Saint-Florent-le-Vieil. 

 

Le paysage de mes lectures n'est pas aussi vaste, et n'a rien à voir avec les horizons des mers vides à perte de vue, avec ceux des plats pays aux ciels sillonnés de nuages, ou avec ceux de ce désert de sable où se découpe une caravane au sommet de la dune, sur fond de ciel, si possible en contre-jour (en fin de journée). Mes paysages de lecture sont bornés par les arbres qui dressent leur opacité bienfaisante et lumineuse au bout de mon jardin affectif. Même s'il arrive qu'un cachalot pointe sa mandibule débonnaire et souffle ses vapeurs non loin de mon embarcation.

 

Pour dire le vrai, ça fait déjà quelque temps que je n’ai plus envie de lire pour lire. Et même de lire pour avoir lu. Vous savez, ces œuvres qu’il faut avoir lues si l’on ne veut pas mourir idiot. Si, bien sûr, je m’en suis collé, des Mémoires d’Outre-tombe et des Rougon-Macquart. Mais souvent par devoir. Il ne faudrait jamais lire par devoir. Je plains de tout mon coeur les élèves de lycée : pour rien au monde, je n'aurais souhaité être à leur place. Même si ... Comment pourraient-ils aimer la littérature, s'il ne s'agit que « d'avoir 10 en français » ?

 

Pour les Mémoires … de Chateaubriand, j’exagère, car j’ai pris du plaisir en beaucoup d'endroits, - moins pour les tableaux historiques, où l'auteur s’efforce toujours de ne pas dessiner son propre personnage en trop petit dans un coin en bas, comme un vulgaire donateur, tiens, comme un « Chanoine van der Paele » dans un tableau de Jean Van Eyck, comme on faisait à la Renaissance et avant, - que pour les routes européennes (en particulier alpines) parcourues en tout sens et les portraits, en pied ou collectifs, aux contours dessinés d’un beau trait précis.

 

Les 20 Rougon-Macquart, je me les suis avalés dans l’ordre, enfin presque : non, je n’ai pas fini Le Docteur Pascal, c’était au-dessus de mes forces, le curé laïc, sa probité inentamable, son cœur gros comme ça, sa "bonne âme". Mais le docteur Pascal, on sait que c'est Zola en personne, c'est sans doute pour ça que je n'ai pas pu finir l'assiette. 

 

Mais avant d’en arriver à ce dernier épisode, j’avais eu le temps de détester Le Ventre de Paris, Au Bonheur des dames et La Faute de l’abbé Mouret : Zola se serait amusé à décrire par le menu chacune des milliards de milliards de gouttes de pluie pendant les quarante jours et les quarante nuits qu’a durés le Déluge, il ne s’y serait pas pris autrement. De quoi noyer tout lecteur moyennement bien intentionné. Ces énumérations ! Epaisses comme des Dictionnaires de Cuisine, commes des Catalogues de la Redoute ou comme des Traités de Botanique Paradisiaque (dans l'ordre des titres) !

 

Au moins, mon verdict sur les romans de Zola, je ne le tiens de personne d’autre que de moi : tout ça est, à quelques exceptions près, épais, lourd, bourratif et indigeste. Parmi les exceptions, je dirais volontiers qu’il y a quelques friandises délectables à se mettre sous la dent, dans La Débâcle, La Bête humaine, malgré l'obsession gynophobique du héros, mais dont Robert Musil, dans L’Homme sans qualités, s’est peut-être souvenu pour son incroyable personnage de Moosbrugger.

 

Je goûte aussi quelques douceurs cachées dans La Conquête de Plassans, Son Excellence Eugène Rougon, L’Argent, La Curée. Non, tout n’est certes pas à jeter, même si j’aurais eu parfois envie de lui dire : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! ». Zola a possédé vraiment la science (à défaut de l'art) d’écrire, mais je regrette qu’il ait écrit sous la dictée de l’idéologie, de la théorie et du poids documentaire. Et cette obsession de l’hérédité, ma parole ! Un vrai petit Lyssenko avant la lettre, vous savez, l'adepte stalinien de la transmission à tout crin des caractères acquis.

 

En revanche, quelqu'un qui n'a jamais lu L'Iris de Suse ne sait pas ce qu'est l'émerveillement. Il est vrai que, lorsque je l'ai ouvert, j'étais tout prêt et disposé, car je m'étais de longtemps familiarisé avec le bonhomme Giono et les concrétions romanesques qu'il a laissées sur son passage, comme par exemple le cycle du capitaine Langlois, ou alors Deux Cavaliers de l'orage, ce livre tout à fait improbable (ce colosse qui abat d'un seul coup de poing un cheval qui sème la panique, mais ça finira mal), ou encore le long cycle d'Angelo, ce héros chéri de Jean Giono (pour qui a lu Le Bonheur fou, est-ce que quelqu'un pourrait me dire pourquoi Angelo enferme son sabre dans un placard avant de sortir dans la rue où il sait que rôdent des spadassins, peut-être envoyés par sa propre mère ?). Giono n'explique rien : il montre. Voilà un romancier.

 

En fait, je peux bien l’avouer, je n’ai jamais lu « pour lire ». Je connais des gens (on en connaît tous, j’imagine) qui ne peuvent pas sortir de chez eux sans un livre à la main. Dans le métro, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’est un enfer de livres ouverts, d'écrans de portables et de casques sur les oreilles, comme si les gens ne voulaient pas risquer de communiquer avec les gens présents en y frottant une parcelle de leur corps ou de leur tête, et se servaient de ces moyens pour s’embusquer dans leur tanière impénétrable, toutes griffes dehors.

 

On dirait que les gens se bouchent les oreilles avec leurs casques et les yeux avec leurs livres. Et c’est eux qui, ensuite, cherchent anxieusement l’âme sœur sur quelque site de rencontre. Je me dis que la peau virtuelle sur écran, l'écran fût-il tactile, est moins douce à caresser que celle qu’on vient de frôler, ici, là, dans le métro ou sur le trottoir, au rayon de ce magasin ou à l’arrêt de ce bus, et qu'on se met à suivre, à aborder, ... et plus si affinités. On ne sait jamais.

 

Car la peau qu'on vient de frôler et de laisser se perdre dans la foule, et qui t'inflige ce regret qui te mange le coeur et la mémoire si tu n'as pas fait le geste ou l'effort (Les Passantes, Georges Brassens), cela s'appelle le désir. Mais un désir rétrospectif, celui où tu te dis : « Merde, j'ai loupé l'occase du siècle ! ». Trop tard. Au sujet du regret que nous infligent après coup nos désirs désormais timorés et frileux, voir la rubrique « Transports Amoureux » dans le journal Libération.

 

Je conseille à tous les avanglés (« Te bâfres comme un avanglé ! », trouve-t-on dans Le Littré de la Grand-Côte) de « contact » électronique de relire comme un manuel de savoir-vivre les dernières pages de Ce Cochon de Morin, de Guy de Maupassant, c'est le beau Labarbe qui est envoyé pour arranger la sale affaire de Morin : « ʺJ’avais oublié, Mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire.ʺ Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes. Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout ». Les bougies, c'était donc ça ! Maupassant ne reculait devant aucun "sacrifice" ! Quel salaud ! Quel macho ! Non : quel homme ! Au moins, lui, il donne envie de "lire" des "livres" !

 

Au lieu de ça, à cause de la musique portable, mais aussi, hélas, du livre de poche, on est dans la civilisation du « On ferme ! », au moment même où celle-ci se proclame à renforts de trompettes « Ouverte 24/24, 7/7 ! ». On n’en a pas fini avec le paradoxe et l’oxymore. Et la morosité tactile, éperdue et portable. Et les petites annonces amères « Transports amoureux » de Libé.

 

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 25 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

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PAYSANNE, PAR AUGUST SANDER

 

***

Pour finir ce petit parcours informel dans un livre – Le 19ème siècle à travers les âges de Philippe Muray – fort, quoique fondé sur une thèse qui ne me convainc pas vraiment, il faut quand même essayer de dire d’où il tire sa force. C’est sûr, il reste un livre qui plane très haut au-dessus de la mêlée.

 

Au premier rang – c’est là-dessus que je finissais hier – vient une érudition étonnante (je disais « écrasante »). Il vous parle en effet des têtes d’affiches (Hugo, Balzac, Zola, mais aussi allumeurs de réverbères intellectuels et autres becs de gaz du 19ème, comme Auguste Comte, Ernest Renan, et autres acharnés anti-catholiques). Mais il vous parle aussi des queues d’affiches.

 

C’est vrai que la liste des noms cités par Muray tout au long du bouquin a un côté affolant. Pour vous dire, l’index des pages 675 à 686 ne compte pas moins de 726 noms propres. Beaucoup d’entre eux ne sont cités qu’une fois, alors que le nom de Victor Hugo apparaît à 214 reprises. Bon, on peut se demander si toutes ces lectures sont vraiment de première main, mais quoi qu’il en soit, cet aspect encyclopédique du livre demeure impressionnant.

 

L’intérêt de très nombreuses références est de mettre en lumière des facettes tout à fait méconnues de certaines célébrités littéraires. Si tout le monde connaît à peu près le penchant développé par Victor Hugo pour faire tourner les guéridons, c’est que tous les spectres bavards qui s’y sont manifestés (y compris Jésus Christ) parlaient le Victor Hugo sans peine, parfois même en alexandrins hugoliens, en revanche, les dernières œuvres d’Emile Zola sont à peu près totalement ignorées.

 

Il n’est pas sûr que la foule se précipite sur les vingt romans de la suite épuisante des aventures des familles Rougon et Macquart, mais des titres comme Nana, Au Bonheur des dames, Germinal ou La Bête humaine font partie d’un patrimoine littéraire commun, scolaire sans doute, mais réel. Muray s’attache quant à lui à la trilogie réunie sous le titre Les Trois villes (Lourdes, Rome, Paris) et à la tétralogie Les Quatre évangiles (Fécondité, Travail, Vérité, Justice). Que personne ne lit plus. En grande partie parce que c'est tout à fait illisible.

 

Il s’en prend à la logorrhée qui s’empare de la plume de Zola sur le tard : « Je passe sur le fait que, bien entendu, au fur et à mesure qu’il approche de sa fin, Zola se dispense de plus en plus de l’obligation fatigante d’écrire, tout simplement ». Il voudrait dire que Zola devient gaga et se contente de laisser courir sa main sur le papier, il ne s’y prendrait pas autrement. Mais c’est vrai qu’il n’est pas le seul à juger toutes ces dernières œuvres assez nulles sur le plan littéraire.

 

Je passe sur l’étrange multiplication que Muray opère deux pages avant la phrase citée : « Il ne faut pas moins de trois gros livres, trois livres de huit cents pages chacun, soit environ mille huit cents pages, pour … » (authentique). Il reste que Zola s’imagine en Grand-Prêtre et en Prophète, il se rêve en fondateur de la « Cité Nouvelle ». Son anti-catholicisme (la nouvelle « religion » étant fondée sur l’enseignement généralisé et sur la science) fait qu’il donne pour finir dans le panneau de la Littérature Edifiante. Ecoeurant.

 

Bon, je ne voudrais pas que mon propre commentaire tire à ce point en longueur qu’on puisse le qualifier de logorrhéique, alors je vais conclure. Je ne reviens que pour mémoire sur l’hypothèse occultiste : à mon avis, le « socialoccultisme » n’existe guère que dans le livre de Philippe Muray. Un regard original qui fait voisiner le progressisme des théories et utopies sociales et l’illuminisme des théories spiritistes les plus abracadabrantes, mais qui, selon moi, échoue à en montrer les implications réciproques de l’un dans l’autre : la cloison reste debout, épaisse, étanche.

 

Je ne voudrais pas insister trop lourdement sur ce qui fait la puissance du livre, mais il faut redire que son apport principal est dans le grand brassage de toutes sortes de matières, dont l'aboutissement est une remarquable synthèse sur la grande coalition des intérêts qui se sont ligués depuis les Lumières et la Révolution, pour abattre une bonne fois pour toutes le grand ennemi du Progrès : l’Eglise Catholique, rejetée dans l’obscurantisme moyenâgeux, au nom de la marche de l’humanité vers son avenir radieux, et de la nouvelle croyance : la Religion du Progrès.

 

J’ai oublié d’en parler, mais Philippe Muray mentionne un dommage « collatéral » de cette exaltation du Progrès grâce à la Science : l’antisémitisme, qui culmine en France à la fin du 19ème avec l’affaire Dreyfus, et au 20ème avec les chambres à gaz.

 

A cet égard, le regard de Philippe Muray est clairvoyant : la logique du Progrès de la Science et de la Technique, sorte de mécanique infernale mise en route par cette promotion démesurée de la Déesse Raison, si magnifiquement qu’il soit habillé, c’est l’horreur de la 1ère Guerre Mondiale (dont François Hollande s’apprête à « célébrer » le centenaire l’an prochain, en très grande pompe), c’est l’horreur des camps de la mort, c’est l’horreur de la première bombe atomique, c’est l’horreur des génocides qui ont jalonné le 20ème siècle d’un bout à l’autre (Arméniens, Juifs, Tziganes, Cambodgiens, Rwandais, …). Pardon, j’exagère, nous avons la télévision, les smartphones et les sachets de récupération des crottes de chiens sur les trottoirs. Ça compense largement.

 

A tout prendre, je considère Le 19ème siècle à travers les âges comme un excellent ROMAN du siècle romantique. Par la place centrale qu’il donne aux grands écrivains et poètes (ce n’est pas rien que le dernier chapitre soit un salut au maître Baudelaire dans ses derniers temps : « Crénom ! Non ! Crénom ! »), mais aussi par le style dont il maintient le caractère flamboyant d’un bout à l’autre, Philippe Muray, s’il n’a pas rédigé la meilleure des thèses universitaires possibles sur le sujet qu’il se proposait, a néanmoins écrit un chef d’œuvre : le meilleur roman possible sur un siècle dont, dit-il en 1984, nous ne sommes toujours pas sortis (d’où la formule du titre). 

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On voit, si l'on tient vraiment à le qualifier de réactionnaire, le sens qu'il faut donner à l'adjectif. Merci Maître Muray.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 24 juin 2013

PARLONS DE PHILIPPE MURAY

 

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PAYSANNE, PEUT-ÊTRE L'EPOUSE DU PAYSAN D'HIER (FAUTEUIL), PAR AUGUST SANDER

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Parlons-en donc, de l’occulte et de l’occultisme. Philippe Muray, dans son livre Le 19ème siècle à travers les âges, en fait une ritournelle, quiphotographie,august sander,allemagne,hommes du 20ème siècle,littérature,philippe muray,le 19ème siècle à travers les âges,mme blavatsky,allan kardec,george sand,éliphas lévi,fulcanelli,occultisme,spiritisme,saint-simon,proudhon,charles fourier,victor hugo,michelet,religion,église catholique,socialisme,masse et puissance,elias canetti tourne, à mon avis, à l’incantatoire et à l’obsessionnel. Il évoque évidemment les piliers de la « pensée occultiste » du 19ème : Mme Blavatski (Isis dévoilée, La Doctrine secrète), Pierre Leroux (inspirateur du Spiridion de George Sand, seul roman exalté par Renan, qui détestait les romans), Allan Kardec (Le Livre des Esprits, Le Livre des Médiums), Eliphas Levi (Philosophie occulte), Fulcanelli (Les Demeures philosophales, Le Mystère des cathédrales), etc.

 

D’autre part, il ne cesse de parler de tous les courants « socialistes » (Saint-Simon, Fourier, Proudhon, ...) qui fermentent ou bouillonnent au fond de la marmite de ce qu’il appelle le « progressisme ». Il fait de Hugo, de Michelet, de Renan (et quelques autres) les « Maîtres Autels » ou les Grands Prêtres de la « religion » qui est appelée à supplanter le règne tyrannique du christianisme.

 

Cette religion emprunte à divers horizons du monde d’alors, spécialement aux croyances asiatiques en général et indiennes en particulier. Là où je crois que Philippe Muray a raison, c’est quand il parle de « syncrétisme » : toutes les religions sont invitées à se fondre en une seule, dans le creuset d’une nouvelle religiosité (plutôt que d’une religion), assez vague et vaseuse pour réunir un consensus unanime de l'humanité tout entière (croit-on).

 

Le  fondement de tout ça est la conviction que l’humanité, sans autre transcendance qu’elle-même, possède en elle-même les moyens de se sauver. Enfin débarrassée des oripeaux catholiques et de l’attirail prétendument universel (sens du mot « catholique ») qui accaparaient injustement toute la légitimité de l’autorité dans la direction des esprits, l’humanité peut enfin s’élancer vers un salut qu’elle ne devra qu’à elle-même et à ses propres mérites.

 

Philippe Muray, tout au long de son livre, fait avancer ses deux navires amiraux de front : le Socialisme et l’Occultisme, regroupés sous une même bannière (le « progressisme »), voguent de conserve, depuis le « charnier natal » (ah, « routiers et capitaines, vol de gerfauts, rêve brutal ») jusqu’à leur port de destination, comme si leurs destins respectifs étaient indissolublement liés.

 

Et si j’ai un reproche à faire au concept qui sert de base au livre, c’est celui-là : le « socialoccultisme », tout bien considéré, me laisse diantrement sceptique. Pour une première raison, relativement simple, c’est que le limon que charrie l'Amazone des pensées socialistes du 19ème siècle représente une masse tellement disproportionnée par rapport aux divers ruisseaux occultistes qui se sont jetés dedans tout au long, que je ne pense pas qu’il ait eu le moins du monde besoin de ces minuscules, et somme toute ridicules, affluents.

 

Que l’occultisme ait fait voile vers le « progressisme » (anti-catholique) des pensées socialistes est une chose. Qu’il ait en quoi que ce soit contribué à l’émergence des « consciences de classe » et à la formulation d’un quelconque progrès social, en est une autre, et tout à fait différente. J’admettrais à la rigueur que les deux soupes aient mijoté dans le même chaudron au départ, mais je doute fortement que les occultistes aient exercé quelque action sur les mouvements politiques et sociaux qui ont conduit à l’instauration de la 3ème République. Les soupes n'ont pas attendu très longtemps avant de séparer leurs substances.

 

La deuxième raison de mon scepticisme tient à la composition même du livre. Philippe Muray pointe sans doute avec raison que Brejnev faisait appel à un voyante-guérisseuse, dans la dernière ligne droite qui a conduit la tête du communisme dans le mur de Berlin quand celui-ci s’est effondré, mais il peine beaucoup à retracer le fil généalogique (et disons-le : logique) qui ferait comprendre de quel lien organique serait faite la parenté, s’il y en avait une. La juxtaposition (coïncidence, concomitance, si vous voulez) ne saurait tenir lieu de lien logique. Que a et b soient simultanés n'implique pas que a soit cause de b et inversement.

 

Les deux vaisseaux (l’Occulte et le Socialiste), peut-être qu’ils « voguent de conserve », mais leurs trajectoires, non seulement ne se confondent jamais, mais finissent par diverger. Quelques bulles d’aveux de Muray éclatent d’ailleurs à la surface quand il écrit que tel occultiste (j’ai oublié qui) se fait carrément prendre pour une pomme et foutre de sa gueule chez les gens normaux.

 

Peut-être qu’il y a un « bouillon » primordial où cohabitent et mijotent  tourneurs de tables et imagineurs et organiseurs de sociétés idéales. Mais à mon avis, la mayonnaise ne prend pas : les deux substances se séparent avec le temps, comme l’huile et l’eau dans la bouteille. Même le géant de la synthèse syncrétiste dix-neuviémiste et du tournage de guéridon spiritiste – Victor Hugo en personne – suscite les tapotements déférents de mentons, les index respectueux tapotant les tempes, et les ricanements des plus irrévérencieux des admirateurs.

 

C’est là qu’intervient la méthode d’exposition de Philippe Muray : enfoncer le clou, enfoncer le clou, enfoncer le clou. Pour cela, il martèle sa formule « socialocculte » à longueur de pages. J'ai parlé de ton incantatoire. Et pour tout dire, ce qui apparaît le mieux dans l’effort de démonstration, c’est le martèlement de l’idée centrale, comme le bruit des bogies sur les rails dans les trains d’autrefois. A coups de formules, a coups de listes : qu’est-ce qu’il y a comme liste de noms, par exemple ! Peut-être davantage dans la première partie.

 

Et ce n’est pas le recours au sexuel par Lacan interposé (« tout acte sexuel est un acte manqué ») qui peut arranger le tableau et renforcer la conviction du lecteur. L’idée du ratage sexuel, assumée par le catholique mais niée par le socialoccultiste, me laisse dubitatif. Et faut-il le dire : faute d’une argumentation en bonne et due forme.

 

Ce livre est un livre fort, écrit par un intellectuel de toute première force, mais qui vacille quand le lecteur y cherche des appuis concrets, des arguments qui aient l’air de preuves, du solide quoi. Car Muray peut bien aller chercher les correspondances des auteurs qu’il cite, les aspects les plus méconnus de leurs œuvres ou de leur vie, ce qui me manque, à l’arrivée, c’est le vrai ciment.

 

Je le dis d’autant plus volontiers que, n’ayant jamais érigé une statue de bronze à Philippe Muray, je n’ai pas à la déboulonner. C’est un livre de littérature, écrit par un grand écrivain. Il m’est arrivé de le comparer à Masse et puissance, d’Elias Canetti. Mais c’est une erreur. Canetti, lui, a construit sa vie autour et à partir de l’idée de « masse », qu'il a portée pendant quarante ans avant d'en faire un livre.

 

Muray a une intuition, fulgurante si l’on veut : l’inconscient du rationalisme révolutionnaire (figuré par toutes les tendances de l’occulte) habite secrètement l’idée de Progrès Social et d’amélioration du sort de l’humanité (figurée par toutes les tendances du socialisme). J’espère que les inconditionnels de Philippe Muray me pardonneront, mais je crois vraiment qu’il remplace, dans ce livre malgré tout formidable, la faiblesse de l’idée par la prolifération de la formule, du style et de l’expression.

 

Et par un poids écrasant d’érudition, cela va sans dire.

 

Moralité de tout ça : méfiez-vous de tous ceux qui se déclarent prêts à faire le bonheur de l'humanité.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 20 juin 2013

ORWELL N'AIME VRAIMENT PAS DALI

 

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ENFANTS DE PAYSANS, PAR AUGUST SANDER

 

(BAUERNKINDER)

 

***

« Dali est un bon dessinateur et un être humain répugnant ». C’est là que nous en étions restés.

 

Le verdict moral de George Orwell à propos de Salvador Dali est sans appel. Mais il ne se contente pas d’un jugement moral. Car sans être un spécialiste de l’art pictural, il sait raisonner en s’appuyant sur le bon sens, mais aussi sur les choses qu’il connaît, et là, on peut dire qu’il a le sens de l’histoire de la peinture. Il va donc parler de Dali peintre. Et ça devrait décoiffer tous les adeptes séduits par la « palette » du « maître » !

 

« Ah, Dali le déliquescent, on ne comprend pas tout, mais qu’est-ce que c’est bien fait ! » Eh bien on peut dire que les adeptes devraient s’améliorer en matière de culture picturale. Il y a comme un « chaînon manquant ». Et il faut l’inculte (!) Orwell (en matière de peinture) pour débusquer l’escroc sous l’avant-gardiste.

 

Il n’est pas question pour lui d’exiger l’interdiction de l’autobiographie (réelle et fictive tout à la fois) de Salvador Dali : « … c’est une politique contestable que d’interdire quoi que ce soit ». Une variante, somme toute, quoique bémolisée, de la célébrissime phrase de Voltaire : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai etc. », parce qu’il ne faut pas exagérer, et qu’on ne peut lui demander l’impossible. Et puis finalement, ce n’est pas un problème d’accord ou de désaccord, mais un problème de choix de vie, voire une question de principe.

 

Car il prend soin de préciser, dans la suite de la phrase citée ci-dessus : « … les fantasmes de Dali éclairent sans doute utilement sur le déclin de la civilisation capitaliste. Mais ce dont il a assurément besoin, c’est d’un diagnostic ». Selon George Orwell, le résultat visible de la production « artistique » de Salvador Dali contient quelque chose de résolument avilissant pour l’homme : « Il ne devrait faire aucun doute que nous avons affaire ici à un esprit malade … ». Et encore ceci : « Il représente un symptôme de la maladie du monde ». Pour dire de quelle sorte est sa « grille de lecture ». Et combien je suis d’accord avec cette façon de voir.

 

Et puis en plus, George Orwell sait regarder. Il n’est pas historien de l’art, il n’est pas spécialement calé en critique de peinture, mais il dispose quand même d’un certain nombre de références. Et quand Dali ne fonce pas tête baissée sur la route surréaliste, l’attention de notre moraliste est attirée par « un indice qui constitue peut-être un début de réponse ». Cet indice est le style de dessin, qu’il juge en 1944 « démodé, surchargé d’ornements, édouardien ». C’est curieux d’ailleurs, car « édouardien », d'après ce que je crois en savoir, c’est plutôt la sobriété, opposée à l’exubérance victorienne du décor, mais je ne suis pas spécialiste. Peut-être un problème de traduction ?

 

Toujours est-il qu’il repère quelques influences dans le travail de Dali : Albrecht Dürer, Aubrey Beardsley, William Blake. Et puis, après avoir été troublé par une sorte de ressemblance générale qu'il a du mal à préciser, un détail attire son attention : un chandelier ornemental qui lui rappelle quelque chose. Bon sang mais c’est bien sûr : « la fausse bougie que l’on voit sur les lustres électriques, dans les hostelleries de campagne qui veulent se donner un style Tudor ». Et cela provoque immédiatement en lui « une vive impression de mièvrerie ». La mièvrerie de Salvador Dali ! C’était donc ça. Et les mouchetures d’encre semées pour dissimuler la chose n’y changent rien.

 

Il voit ici une image digne d’illustrer le conte de Peter Pan, là un crâne de sorcière de conte de fées. Et Orwell déduit : « Le pittoresque fait irruption à tout instant. Oubliez les têtes de mort, les fourmis, les homards, les téléphones et autres bric-à-brac, et vous vous retrouvez plongé dans l’univers de Barrie, de Rackham, de Dunsany et de Where the Rainbow Ends ». Le pittoresque ! Que des histoires pour enfants ! Ça la fout mal, pour celui qui se veut un grand pervers !

 

J. M. Barrie est le créateur de Peter Pan, Arthur Rackham un illustrateur de livres pour enfants, dont le dessin est empreint de préciosité, Lord Dunsany un auteur fantastique (La Fille du roi des Elfes), et le conte cité en dernier raconte l’histoire d’enfants qui voyagent sur un tapis volant. George Orwell voit Salvador Dali comme un enfant qui n’aurait grandi que physiquement. A tout prendre, il le juge indécrottablement infantile (scato, copro, nécro, sado, en un mot : pervers polymorphe). Etonnant, non ?

 

Pour enrichir son autobiographie, Dali n’a-t-il pas, au surplus, pioché dans les Ruthless Rhymes de Harry Graham, ces « comptines sans pitié pour foyers sans cœur » qui ne sont pas sans rappeler (c’est moi qui l’ajoute) Max und Moritz, les cruels enfants du grand Wilhelm Busch, finalement punis ? Par exemple, cette anecdote complaisante où il se vante d’avoir shooté dans la tête de sa petite sœur ressemble curieusement à la comptine féroce de Graham citée par Orwell.

BUSCH MAX UND MORITZ.jpg

LES IMPAYABLES, INÉNARRABLES ET INFERNAUX

MAX UND MORITZ,

DE WILHELM BUSCH

("Hélas, pourquoi faut-il souvent lire ou entendre parler de méchants enfants, comme par exemple les deux, ici présents, qui se nommaient Max et Moritz, qui, au lieu de se convertir au Bien au moyen d'un apprentissage ...", la suite un autre jour.)

 

Cet aspect de la pratique de Salvador Dali s’apparente à du pastiche. Sur ce, Orwell se lance dans une interprétation : « Mais il se peut que ces choses soient là également parce que Dali ne peut s’empêcher d’exécuter des dessins de ce genre, parce que c’est à cette période et à ce style de dessin qu’il appartient en réalité ». Ça vaut ce que ça vaut, mais je trouve ça intéressant.

 

Orwell enfonce le même clou : « Et supposez que vous n’ayez rien d’autre en vous que votre égoïsme et un bon tour de main ; supposez que votre véritable don soit pour le style de dessin minutieux, académique, figuratif, et votre véritable métier celui d’illustrateur de manuels scientifiques. Comment faire, dans ce cas, pour être Napoléon ? Il reste toujours une solution : la perversité ». Nous y voilà.

 

Ce procédé, consistant à provoquer, heurter et choquer le spectateur, qui est devenu extrêmement banal aujourd’hui, et quasiment obligatoire, Dali a su en faire une mine d’or à son profit : « Lorsque vous lanciez des ânes morts à la tête des gens, ils vous lançaient de l’argent en retour ». Comme quoi derrière l'argent que des élites faisandées investissent sur des artistes orduriers, il y a toujours un calcul des retombées potentielles en termes de prestige social. Le prestige d'un âne mort. Ce qui nous change de Rabelais, qui dit (Gargantua, 16) : « et ne fut possible de tirer de luy une parolle non plus qu'un pet d'un âne mort ». Les temps changent. C'est le progrès.

 

Ce que je retiens de cette étude de George Orwell sur un des peintres les plus célèbres du 20ème siècle, c’est d’abord cette formule, à propos de l’individu : « Dali est un bon dessinateur et un être humain répugnant ». Cette autre : « Il ne devrait faire aucun doute que nous avons affaire ici à un esprit malade ».

 

C'est ensuite une remarque sur l'état moral du monde. Car il est loin d’être seul coupable : les amateurs, snobinards et richissimes qui font fête à des artistes comme Dali sont tout aussi dépravés. Je ne dis pas « dégénérés », parce que c’est ainsi que les nazis désignaient les peintres et les musiciens qui n’était pas dans leur ligne (Die entartete Kunst). Et la dépravation de Dali trouve son exact reflet dans la dépravation des amateurs : « Il représente un symptôme de la maladie du monde ».

 

La maladie du monde, le premier à la rendre visible, c'est un certain Marcel Duchamp : un destructeur, sans doute, pas un pervers. Un malin qui fait de l'art avec les objets existants, et qui va torpiller les critiques d'art en inventant l'art intellectuel (l'inépuisable Mariée mise à nu ..., l'indéchiffrable Etant donnés : 1° la chute d'eau ...). Salvador Dali est un malin d'un autre genre : l'ordure et le difforme sont élevés au rang d'oeuvre d'art. Avec Andy Warhol, vous avez enfin l'oeuvre d'art indéfiniment polycopiée, vous avez définitivement l'art commercial des sociétés de masse. Duchamp, Dali, Warhol : c'est le trépied sacré sur lequel est assis tout l'art du 20ème siècle.

 

Pour moi, Orwell prenant Dali comme preuve de la déliquescence morale de la civilisation occidentale, voilà un point de repère auquel les paumés que nous sommes peuvent à l'évidence se référer. Et chaque jour qui passe confirme le diagnostic de George Orwell. Autrefois, on parlait avec respect d'un homme dont la droiture était insoupçonnable. J'ai le bonheur de saluer à mon tour la personne droite et l'oeuvre intègre de GEORGE ORWELL. Même si c'est lui qui a perdu la guerre morale, et que la saloperie a gagné. Il faut être héroïque pour se tenir droit, quand c'est le monde qui est tordu.

 

Que dire de Salvador Dali ? Que dire des goûts de François Pinault ? De Bernard Arnault ? De tous ces milliardaires qui couvrent d’or des Jeff Koons et des Damien Hirst ? Que dire, sinon que tout ça est OBSCÈNE et LAID, VULGAIRE et SALE ?

 

Vous êtes très moches, messieurs.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mercredi, 19 juin 2013

ORWELL N'AIME PAS DALI

 

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PÂTISSIER, PAR AUGUST SANDER

 

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George Orwell donc. Et pas dans le maître-livre qui l’a propulsé au rang de superstar de la science-fiction. Je trouve personnellement que 1984, un chef d’œuvre, évidemment, est plus alambiqué, plus complexe et plus allégorique que La Ferme des animaux.

 

Nous sommes d'accord : 1984 va incomparablement plus loin et plus profond, et son propos ne se limite pas finalement au stalinisme qu'il dénonçait explicitement (l'expression « Big Brother » comme pastiche de photographie,august sander,littérature,george orwell,1984,arts,peinture,salvador dali,la ferme des animaux,animal farm,ben,jeff koons,wim delvoye,cicciolina,andré breton,surréalisme,avida dollars,éditions ivréa,encyclodédie des nuisances« Petit père des peuples »). Et puis de toute façon, j’ai envie de parler d’un autre aspect de l'activité de l'auteur, plus proche du journaliste qu’il fut.  George Orwell a écrit des centaines de textes de natures très diverses. Ivréa et L’Encyclopédie des nuisances ont publié une partie non négligeable de ceux-ci, sous le titre Essais, articles, lettres. Une édition chronologique.

 

Quatre forts volumes. Environ 2000 pages. Je regarde ça, et je me reprends à espérer – oh non, pas dans l’humanité, rassurez-vous, simplement dans le courage et la ténacité d’éditeurs qu’on peut dire, pour le coup, indépendants. Je veux dire : libres. Et pour être en mesure de se dire libre, il faut avoir assez de coffre pour sacrifier quelque chose de soi. C’est Michel Noir, ancien maire de Lyon, qui déclarait : « Il vaut mieux perdre une élection que perdre son âme ». Une phrase qui a de la gueule, ne serait-ce que parce qu’elle est rare. Editeur peut être un beau métier, si l’on fait ce qu’il faut pour que ça le soit et le reste.

 

Alors évidemment, il n’est pas question de résumer ici 2000 pages, à moins que le résumé ne tienne sur 2000 pages. Non, je voudrais juste donner une idée de ce qu’on peut y trouver, en évoquant tel ou tel sujet que George Orwell a abordé à l’occasion. Tiens, pourquoi pas L’immunité artistique : quelques notes sur Salvador Dali, qui date de 1944 ?

 

J’aime bien quand quelqu’un de l'envergure aquiline de George Orwell, planant dans les hautes couches de l'atmosphère, repère soudain au ras du sol un charogne à sa mesure et plonge de tout son bec et de toutes ses griffes sur ce vil escroc qui a réussi à faire croire qu’il révolutionnait la peinture. Je passe sur « Avida Dollars » (anagramme de S. D.) dont André Breton l’a habillé pour l’hiver. Reconnaissons-lui une vraie créativité si vous voulez, mais seulement jusqu’en 1935, dans le cadre du groupe surréaliste.

 

Après, il a juste fait du pognon, du pognon et encore du pognon. J’exagère sans doute, mais pas tant que ça. Le soin qu’il apportait à la mise en scène de soi-même (il se déclarait lui-même narcissique) me le rend tout à fait antipathique. C’est ce qui parvient peut-être à gâter la perception que je peux en avoir, même si, quoi qu’il en soit, il me semble qu’il a fait naufrage dans l’incongru et le tape-à-l’œil, dont il a fait commerce, en produisant à tire-larigot des images pieuses d'un nouveau genre, quasiment sulpiciennes à force d'être parfaitement léchées.

 

Orwell aborde Dali d’un point de vue un peu voisin, puisqu’il le regarde sous un angle moral, comme le laisse entendre le titre ci-dessus (qui n’est pas la traduction de l’original). Il relève son goût marqué pour « la perversité sexuelle et la nécrophilie », le « thème excrémentiel », note que Dali « se targue de ne pas être homosexuel », et conclut : « … mais à part cela, il semble détenir la plus belle panoplie de perversions dont on puisse rêver ». On ne saurait être plus net dans le reproche.

 

Enfin, quand je dis « reproche », tout cela est formulé (pour le moment) sans jugement : pour Orwell, qui se veut davantage objectif que moralisateur, les faits parlent d’eux-mêmes, et il n’a pas besoin d’en rajouter, même si la morale, ici, est le critère : « L’obscénité est un sujet dont il est très difficile de parler en toute sincérité. Les gens ont trop peur soit de paraître choqués, soit de paraître ne pas l’être, pour être en mesure de définir les rapports entre l’art et la morale ». Il écrit ça en 1944, et il meurt en 1949. Il n’a pas eu la chance d’admirer le gobelet d’urine de Ben (1962), la scène de pénétration de la Cicciolina par Jeff Koons (1992) ni la machine à merde de Wim Delvoye (2000).

 

En fait, le commentaire d’Orwell est suscité par la parution de l’ « autobiographie » (on ne sait pas trop) de Dali The Secret Life of Salvador Dali. L’artiste s’y vante de certaines dépravations, de certains actes sadiques et autres turpitudes. Je dirai qu’il « en remet ». Et le commentaire d’Orwell montre que, s’il avait été médecin, il aurait été célèbre pour la qualité de son diagnostic : il met le doigt là où ça fait mal. Il sait que les saloperies révélées par Dali dans le bouquin peuvent tout aussi bien être réelles que fictives. Ce qui porte un nom : complaisance dans le sordide.

 

Voici, in extenso, le paragraphe que je crois névralgique de l'étude d'Orwell : « Ce que revendiquent en fait les défenseurs de Dali, c’est une sorte d’immunité artistique. L’artiste doit être exempté des lois morales qui pèsent sur les gens ordinaires. Il suffit de prononcer le mot magique d’ « art », et tout est permis. Des cadavres en décomposition avec des escargots qui rampent dessus, c’est normal ; donner des coups de pied dans la tête des petites filles, c’est normal ; même un film comme L’Âge d’or [où l’on voit une femme en train de chier, selon Henry Miller] est normal. Il est également normal que Dali s’en mette plein les poches pendant des années en France, puis détale comme un rat aussitôt que la France est en danger. Dès lors que vous peignez assez bien pour être consacré artiste, tout vous sera pardonné ». Ce paragraphe, est-il utile de le préciser, me réjouit au plus haut point. Au passage, les lecteurs un peu assidus de ce blog auront goûté à sa juste valeur la répétition du mot « normal ».

 

Il dit encore quelques petites choses intéressantes : « Il est aussi antisocial qu'une puce. Il est clair que de tels individus sont indésirables, et qu'une société qui favorise leur existence a quelque chose de détraqué ». Et même des choses assez drôles : « Si vous dites que Dali, tout en étant un brillant dessinateur, est une sale petite fripouille, on vous regarde comme si vous étiez un sauvage. Si vous dites que vous n'aimez pas les cadavres en putréfaction, et que les gens qui aiment les cadavres en putréfaction sont des malades mentaux, on en déduit que vous manquez de sens esthétique ».

 

Sans se gargariser de formules brillantes, c'est avec sobriété qu'Orwell assène les coups de son bon sens sur la tête du reptile.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 18 juin 2013

ORWELL N'AIME PAS DALI

 

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COUPLE DE PAYSANS (BAUERNPAAR), PAR AUGUST SANDER

***

 

Je ne sais pas si on lit encore beaucoup 1984 de George Orwell. Il paraît que les ventes aux Etats-Unis ont été multipliées pas 6 depuis les révélations dans The Guardian (journal anglais) sur les activités de la NSA dans le pays, orientées vers l’écoute indifférenciée de toutes les communications des citoyens. L’émoi des dits citoyens est à la hauteur de l’enjeu.

 

Rendez-vous compte. Le système d’écoute baptisé « Echelon », révélé au grand jour il y a une dizaine d’années, avait déjà fait sensation, alors qu’il se réduisait (si l'on peut dire) à surveiller, sur les réseaux de communication, un certain nombre de mots-clés qui, une fois situés et correctement décryptés, étaient censés procurer à l’hyperpuissance un niveau de sécurité jamais atteint auparavant, en désignant aux spécialistes les individus dangereux. C’était encore sélectif, voire artisanal. Juste un vernis de démocratie, mais bon.  

 

La puissance informatique est devenue telle aujourd’hui qu’ils peuvent se permettre de ne rien filtrer, de tout enregistrer. De façon indifférenciée. Pas de sélection, « ce que nous voulons : TOUT ». C’est drôle, c’était le titre d’une revue ou d’un mouvement en 1968. C’est devenu le nec plus ultra d’une des agences de renseignement les plus secrètes et les plus sophistiquées. Comme le chante Charles Trenet : « C’est la vie qui va toujours, Vive la vie, Vive l’amour ! Quand tout vit, c'est que tout va ! ». La couleur désuète de ces paroles a quelque chose d'attendrissant.

 

Donc admettons que George Orwell, c’est 1984. Big Brother ? Le télécran ? « Big Brother is watching you » ? De la gnognotte, parce qu’Orwell  l’ayant écrit avant 1950, s’il pouvait imaginer l’irruption de la caméra et de la télévision dans l’espionnage de la vie privée des individus, comment aurait-il pu prévoir la carte à puce, le téléphone portable, la puce RFID, Google, Facebook, Twitter et autres joyeusetés. Qui vous « tracent », comme on dit depuis peu, pour ne pas dire qu'on vous « traque », mot qui traduit exactement l'idée, puisqu'un « tracker dog » n'est rien d'autre qu'un chien policier. La technique permettrait de reconstituer la trajectoire d'une fourmi dans la fourmilière. D'ici qu'on y voie un traquenard ...

 

Grâce à ces innovations si intéressantes, la technique a permis de livrer à des responsables politiques ou économiques les informations les plus précises et les plus pointues sur les comportements des gens, dans le but de leur faciliter le commerce et la gestion des masses. Quoi, me dit-on, si je n'ai rien à me reprocher, je n'ai rien à craindre. Ah la belle âme. Ah le gros naïf, ravi de se faire espionner, sans doute parce qu'au moins, ça montre qu'on s'intéresse à lui. Ça lui donne le sentiment d'exister.

 

Et puis monsieur, j'ai au moins le droit de ne pas avoir envie d'être suivi, observé, espionné, décortiqué. Et si l'envie m'en vient, j'ai le droit de disparaître sans laisser la moindre trace. De la gnognotte, donc, que 1984, quand on voit les dernières avancées offertes aux instances de contrôle et de manipulation, mais quel magnifique sens de l’anticipation de la part de son auteur !

 

La novlangue ? Une autre anticipation géniale de George Orwell, au point qu’on peut dire que tous ceux qui fabriquent à tour de bras de la reformulation et de l’ « élément de langage » (tout ce que politiciens et marchands mâchonnent devant les micros et sur les affiches) ont à peu près piqué la méthode estampillée "Big Brother" pour repeindre la réalité dans la couleur du jour voulue par celui-ci.

 

On nage en effet depuis des lustres dans la novlangue, sans s’en formaliser, au point que le mot « euphémisme » est admis sans discernement ni discussion, comme un article de la loi fondamentale. Il est interdit d'utiliser les mots qui tranchent, ceux qui correspondent directement à la chose qu'ils désignent. Le détour par la périphrase adoucissante et menteuse, ou par l'euphémisme sucré qui fait passer l'amertume de la pilule sont désormais obligatoires. Euphémisme et périphrase règnent en maîtres absolus : « crise » mis pour « festin des grands carnassiers », « plan de retour à l’emploi » pour « licenciements massifs », et le reste à l’avenant.

 

L’expression américaine colonisatrice – « politiquement correct » – est devenue l’objet de gags ironiques au 128ème degré, où plus personne n’est en mesure de détecter l’intention première de celui qui parle (sincère ou duplice ?). Ce faisant, on oublie que la « political correctness » fut conçue au départ, aux USA, pour permettre aux « minorités » victimes de « discriminations », « stigmatisations », etc. (nains, noirs, homosexuels, femmes, etc.) de se venger de leurs « tortionnaires » à coups de rafales de procès aux retombées parfois tout à fait lucratives.

 

Dans la novlangue d’aujourd’hui, plus personne n’a les compétences pour affirmer qu’un mot veut dire ce qu’il dit, ou le contraire de ce qu’il dit, ou même le contraire du contraire de ce qu’il dit, qui n’est pas forcément réductible à son sens premier. J’espère que vous suivez.

 

Les pessimistes parleront de perversion toujours plus infernale des photographie,august sander,allemagne,george orwell,littérature,nsa,1984,espionnage,mai 68,big brother,puce rfid,google,facebook,twitter,novlangue,éléments de langage,euphémismemots de la langue, les indécrottables optimistes se réjouiront des progrès et de l’évolution. Pour mon compte, je suis d’avis de laisser les optimistes continuer à se laisser couvrir de crotte par l’anus du monde comme il va, de la même façon que Numérobis est couvert d’or à la fin d’Astérix et Cléopâtre, mais je ne vais pas refaire le coup de l’argent matière fécale, je ne m’appelle pas Sigmund F.

 

Moralité : on peut considérer le 1984 de George Orwell comme un schéma approximatif mais juste, quoiqu'incomplet, de l'avenir radieux offert à la liberté humaine par l'innovation technique. Je n'ai pas dit "progrès" technique, car il est désormais clair que la voie royale de l'innovation permanente diverge de plus en plus nettement de ce qu'il serait légitime de considérer comme le "progrès".

 

Selon moi, il serait même salutaire de bannir définitivement de notre lexique l'expression « Progrès Technique ». Du point de vue de la liberté humaine, si celle-ci a encore un sens, je propose même de parler désormais de « Régrès Humain ». Certains économistes parlent bien de « décroissance », alors hein ! 

 

Je propose de regarder la courbe ascendante de l'innovation technique (par exemple, Motorola vient de mettre au point une pilule-puce qui, aussitôt dans l'estomac, prendrait les commandes de toute l'électronique domestique) à la lumière de la courbe de l'évolution humaine : je suis prêt à parier qu'elle lui est inversement proportionnelle, et que plus la technique innove, plus l'humanité régresse.

 

On va me dire que j'exagère d'abuser, mais si l'on met bout à bout toutes les innovations, on voit se dessiner, maille après maille, le filet technique, invisible et parfait, dans lequel certains projettent d'enfermer les humains, sans qu'ils s'en aperçoivent. C'est comme dans Loft Story : on s'est habitués aux micros et aux caméras, jusqu'à oublier leur existence. 

 

C'est ça, le Régrès : permettre à la police et aux marchands de retrouver instantanément n'importe quelle fourmi humaine grâce aux traces électroniques dont elle balise chacune de ses activités, à l'exception du jardinage. Enfoncé, le Petit Poucet. Chacun de nous est devenu un « Enorme Poucet » : même plus besoin de chien policier. Pauvres parents, qui ne peuvent même plus aller perdre leurs enfants dans la forêt !

 

Si les gens se mettent à dire un de ces jours : « On n'arrête pas le Régrès », ce sera grâce à moi, vous vous rendez compte ? Mais George Orwell avait vu ça bien avant moi.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 09 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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UNE VUE SUR LE JARDIN DE CLAUDE MONET, A GIVERNY, PAR BERNARD PLOSSU

 

***

Maintenant, les anormaux, que faut-il en faire ? Je crois bien que c’est Valéry Giscard d’Estaing qui déclarait : « Le degré d’avancement d’une civilisation se mesure à la façon dont elle traite ses handicapés ». Etendez la portée de la phrase à l’ensemble de ceux que je me refuse à appeler autrement que des anormaux, et vous saisirez qu’il s’agit d’un message de tolérance, voire d’empathie.

 

[ Je me refuse à utiliser le mot « solidarité » dans ce contexte. D'abord parce qu'il est mis à toutes les sauces et employé à tort et à travers. Marre des « solidaires » et autres bonnes âmes prêcheuses et donneuses de leçons. Excusez, ça va passer. Reprenons. ]

 

Mais il est malhonnête, et même pervers, pour se donner des couleurs de tolérance, des reflets d’empathie et des fragrances d'altruisme – tendance altruisme flatteur pour celui qui le manifeste, genre « Médecins sans frontières » –, de décréter que les pommiers font des cerises, que les chats sont des gouttières. Et, accessoirement, que les anormaux sont normaux.

 

Il est vrai que nous vivons dans une France qui a été capable de rebaptiser « maritime », « atlantique » ou « de haute Provence » des départements qui avaient le tort de s’appeler Seine inférieure, Loire inférieure et Basses Alpes. Et les « handicapés » sont devenus des « personnes à mobilité réduite ». Et les cancres « apprenants à apprentissage différé ». Quelqu'un avait appelé ça la "novlangue" (le très regretté George Orwell).

 

Il fut un temps où Guy Béart rêvait de « changer les couleurs du temps, changer les couleurs du monde ». Puisqu’on ne peut pas empêcher la Loire d’attendre la partie inférieure de son cours pour se jeter dans l’océan, contentons-nous d’en modifier l’appellation administrative. Faute de modifier le réel, faisons comme les politiciens, et flattons les esprits. Cela coûte moins d'argent et moins d'efforts. Et comme ça donne le mauvais rôle à ceux qui critiquent la modification (le rôle du méchant), ceux-ci sont obligés de marcher sur des oeufs pour la contester. Quand ils osent le faire.

 

Les handicapés et les « Ligériens inférieurs » ne pourront pas se plaindre qu’on ne leur a pas passé de pommade. On ne redonnera pas aux premiers une mobilité complète et aux seconds de faire remonter la Loire à sa source, mais au moins on ne les entendra plus geindre et se lamenter qu’on les méprise et qu’on les « stigmatise » (mot très à la mode), ou alors il faudra qu’ils trouvent autre chose. Il est probable qu'ils trouveront autre chose. Rendez-vous au prochain euphémisme.

 

Puisqu’on ne peut pas empêcher le mongolien d’être mongolien, appelons-le « trisomique ». Ah comme ça, il faut avouer que ça change tout, n’est-ce pas ? Comme si, tout d’un coup, saisie d’une inexplicable frayeur, la France avait eu peur de nommer les choses par leur nom exact. La tendance est générale et plus personne ne parle des boueux (devenus « éboueurs »), des concierges, des balayeurs et des caissières. Les patrons d'entreprises eux-mêmes ne parlent plus jamais de leurs employés (devenus « collaborateurs »). Oyez, oyez, dames et damoiseaux : le « normal » nouveau est arrivé ! Vous allez vous régaler.

 

Le drôle de l’affaire, c’est que, dans cet effort pour donner un ton pastel à des réalités jugées désagréables, voire offensantes, on a forcément recours aux même procédés que les religions primitives, dans lesquelles les gens sont persuadés que les mots ont un pouvoir sur les choses : changeons le mot, disent-ils, nous changerons la chose. Vraiment une préoccupation de pays riche. En même temps que pure démagogie électorale.

 

Ce n’est rien d’autre qu’une pratique magique. Fabuleux progrès de la civilisation, le pouvoir des mots sur les choses, sous l'égide du sorcier de la tribu. Sans l'efficacité, malheureusement. Car le sorcier est efficace, puisque tout le monde croit en lui, tant que les blancs ne viennent pas semer leur souk, avec leur "science".

 

C'est ainsi que, plus la réalité échappe aux politiciens – et rien n’est plus désagréable au politicien –, plus les politiciens ont recours à cette magie (concrètement inoffensive, mais culturellement dévastatrice) : le pouvoir des mots sur les choses se manifeste dans des incantations grandioses (dernière incantation : Jean-Marc Ayrault décidant, après laphotographie,bernard plossu,claude monet,art,valery giscard d'estaing,handicapés,civilisation,société,normal anormal,george orwell,guy béart,novlangue,euphémisme,clément méric,jean-marc ayrault,françois hollande,anarchistes,fachos,ayoub,rabelais,littérature,pantagruel,tiers-livre,panurge,bucéphale,philippe de macédoine,alexandre le grand,robert margerit,mont-dragon,georges perec,penser  classer mort de Clément Méric, de « tailler en pièces de façon démocratique » les fachos, genre Serge Ayoub, ci-contre, et le climat de haine qu'ils véhiculent, une petite merveille d'oxymore). Ce genre d'incantation, ça vaut la danse de la pluie.

 

Toi Grand Sorcier, François Hollande. Toi Grand Chamane, Jean-Marc Ayrault. Toi Grand Pouvoir Magique. Moi faire brûler encens sur autel domestique pour honorer Toi. Hugh.

 

Personne n’est plus sage, dans le fond, que l’immense, que l’énorme François Rabelais, qui met dans la bouche de Pantagruel une phrase lumineuse, inoubliable et magistrale. C’est au chapitre XX du Tiers Livre. A Panurge qui s’exaspère des manières impudentes du muet Nazdecabre, à qui il demande s’il doit ou non se marier, il lance cette remarque : « Si les signes vous fâchent, ô combien vous fâcheront les choses signifiées ». Citation transmise à la famille Euphémisme, dont les membres se reproduisent pire que la vermine. Par pitié, qu'on leur apprenne la contraception, l'avortement et, pourqoi pas, l'euthanasie !

 

Que faire alors, en un temps affamé d'euphémisme, qui interdit l’usage des mots « normal » et « anormal » ? Un temps qui proscrit, sous peine de crucifixion médiatique ou correctionnelle, de se référer, pour penser, à des catégories, pour la raison que « ce n’est vraiment pas bien de catégoriser, c’est même très vilain » ? 

 

Un temps qui oublie, ce faisant, que si l’on avait ordonné aux scientifiques et aux penseurs de rayer le mot « catégories » de leur vocabulaire et de leurs pratiques, il n’y aurait à cette heure ni science ni pensée. Ce n’est pas pour rien qu’un livre posthume de Georges Perec porte fièrement ce titre : Penser / Classer.

 

Notre société a peur des mots. Enfin, quand je dis "notre société", je devrais dire le clergé intégriste d'un nouveau genre qui guette, à l'affût de tout, bien à l'abri de ses feux rouges et de ses chambres correctionnelles, le moindre faux pas des contrevenants aux articles du Code édicté par la Police du Langage et de la Pensée. Peut-être la France a-t-elle peur tout court. 

 

Bientôt, sans doute, elle aura peur de son ombre, comme le cheval Bucéphale (« Tête de bœuf », drôle de nom pour un équidé) si sauvage que Philippe de Macédoine n’en voulut pas, mais que son fils Alexandre (pas encore « Le Grand ») dompta après avoir observé la bête, et l’avoir placée systématiquement face au soleil. Moralité : Bucéphale n’accepta jamais d’autre cavalier qu’Alexandre (l'indomptable Erèbe, domestiqué au premier contact par Dormond, dans l'indispensable Mont-Dragon de Robert Margerit, devait être un lointain descendant). Quel Alexandre placera notre société face au soleil ?

 

« Si les signes vous fâchent, ô combien vous fâcheront les choses signifiées ».

 

Traduction en langage vulgaire, c'est-à-dire moderne : si vous criez : « Maman j'ai peur ! » quand on appelle un chat un chat et quand on met les mots exacts sur les choses, attendez-vous à chier dans votre froc quand vous serez mis en face des réalités qu'ils désignent. Elles n’auront pas de pitié. Et vous aurez du mal à vous en remettre.

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

 

vendredi, 07 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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ON PEUT S'APPELER ELLIOTT ERWITT, ÊTRE UN GRAND PHOTOGRAPHE, ET GARDER UN HUMOUR JUVENILE, PRIMESAUTIER ET, POUR TOUT DIRE, FACETIEUX.

 

***

Alors cette fois, à force de tourner autour, il va bien falloir y arriver, il va falloir le dire, ce que tu as sur le cœur. Tu vas finir par avouer : qui est normal ? Tu vas la déballer, ta marchandise, blogueur à rallonge ? Bon, maintenant, je crois qu’on peut y aller.

 

Mais j’aimerais que les quelques lecteurs de ces modestes billets soient convaincus que j’ai moins tourné autour du pot que je n’ai essayé de voir ce qui se passait dans les environs du pot, pour situer l’objet dans son paysage, avec les résonances qui vont avec, quelques harmoniques pour faire bon poids, au moins telles que je les entends.

 

Celui qui est normal, c’est celui qui est dans la moyenne. J’ai dit pis que pendre de la moyenne, de la statistique et de tout ce qui s’ensuit. Certes, mais voilà, ce n’est pas moi qui ai décidé de vivre avec les autres. J’ai bien été obligé de « faire avec ». Pas moi non plus qui ai décidé que ces autres formeraient tout autour une « société de masse ». Et ça c’est autrement compliqué à gérer qu’une tribu. Comme on dit : il faut faire avec, et développer les outils adéquats. Parce qu’on ne peut pas faire autrement. Du moins, je crois.

 

Ce que je regrette, c’est de m’être brouillé très tôt avec les mathématiques. Mais je défie quiconque a eu Monsieur Guigues en 6ème et 5ème de devenir un crack méritant la médaille Fields (prix Nobel pour les math.). Si tel n’avait pas été le cas, j’aurais ici même expliqué en long et en large la courbe de Gauss, cette grosse cloche qui lance la volée de ses plus belles vibrations quand tout le monde se retrouve sous le même carillon, ne laissant sur les marges que les marginaux. Ceux qui s’écartent trop de la moyenne.

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CE N'EST PAS MOI QUI L'AI ECRIT, "NORMALE" 

Tout le monde a compris. Voilà : celui qui est normal, c’est celui qui est, avec tout le monde, sous la partie la plus large de la cloche de la courbe de Gauss. La norme c’est ça : la loi de la majorité. Et même de l’immense majorité. Par exemple, les humains normaux sont dotés de deux yeux. Ceux qui n’en ont qu’un sont, en plus d’être anormaux, des cyclopes. Parmi eux, ceux qui s’appellent Polyphème sont en plus méchants. Heureusement, ils sont moins futés qu’Ulysse.

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PETIT POLYPHÈME EN PUISSANCE, QUE DE SAGES MESURES SANITAIRES PROPHYLACTIQUES ONT HEUREUSEMENT EMPÊCHÉ DE NUIRE. 

Cela les rejette très loin du centre de la cloche de Gauss, et les rapproche du même coup de la gauche de Dieu, c’est-à-dire tout ce qui s’abouse dans les chaudrons de Satan. Tous les Polyphème sont des anormaux. Dieu n’en veut pas (pas des Polyphème, des anormaux en général), qu’est-ce qu’il en ferait ? C’est même peint sur le mur du fond – du côté droit pour le spectateur – de la Chapelle Sixtine, pour dire que je n’invente rien, et que tout ça est vrai. Heureusement, Dieu ne fait plus la loi. Pour dire que la laïcité sert à quelque chose.

 

 

Même chose en ce qui concerne l’intelligence, comme le montre le graphique (plus haut). Combien ils sont, au centre ? 68%. Ce sont les tout à fait normaux. A gauche et à droite, vous avez deux fois 2% de marginaux, ceux qui sont carrément au-delà du plafond, et ceux qui sont relégués tout au fond de la classe, sous le plancher, on espère que c’est près d’un radiateur.

 

Entre les deux vous avez ce qu'on pourrait appeler les "presque", qui aimeraient bien aller vers les extrêmes, mais qui n'osent pas franchir le pas, qui restent plus ou moins attachés à la masse qui occupe le centre, parce qu'on a l'impression de rester au chaud. Pour le franchir, le pas, il faut s'appeler François Augiéras, Antonin Artaud ou Donatien-Alphonse-François (les prénoms de Sade). Il faut accepter d'être unique, donc d'être épouvantablement seul, et qui plus est, en butte à l'hostilité et aux pires tribulations. Il faut du courage, ou alors être un peu inconscient. Et il faut surtout ne pas pouvoir faire autrement.

 

Pour arriver à ça, il faut assumer d'être anormal. Comme un « signe particulier » sur les anciennes cartes d'identité.

 

Je note qu’il y a autant de petits génies que de grands débiles. Sans doute pour compenser. Je veux dire que les surdoués sont aussi anormaux que les attardés mentaux. Le problème des attardés mentaux, c’est peut-être qu’ils sont moins aptes (peut-être qu’ils s’en préoccupent un petit peu moins) à vouloir faire le bonheur des autres. Pour ça peut-être aussi que je me méfie des surdoués : ils pensent trop aux autres, à mon goût, c'est sans doute pour ça qu'on les appelle des politiciens. Quoi, surdoué, François Hollande ?

 

Eh bien merde alors, je l'aurais pas cru ! De quoi y perdre son latin ou son dentier.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 28 mai 2013

MALCOLM LOWRY, CLAUSULE

 

LOWRY 7.jpg

CETTE CITATION FIGURE EN EPIGRAPHE DU LIVRE DE GEORGES PEREC LES CHOSES, PRIX RENAUDOT 1965

(je signale que le verbe "to gripe" veut dire "donner des coliques" ou "ronchonner")

***

Finalement, tel un chien à l'os qu'il rongeait, je reviens au chef d'oeuvre de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, que j'avais délaissé (voir les billets du 19 au 23 mai), craignant de fatiguer ou de "gaver" le lecteur. Peut-être y aura-t-il des récidives. J'en étais à ce qu'il fallait (à ce qu'on pouvait) penser de ce livre hors-norme.

 

La deuxième manière d’envisager Au-dessous du volcan, ce serait d’y voir une sorte de poème monstrueux. Vrai de vrai, en maints endroits, j’ai oublié la tragédie de Geoffrey Firmin, le Consul, et je suis parti dans la barque folle de la prose lyrique de Malcolm Lowry, en faisant abstraction du contenu du récit.

 

Enfin, quand je parle de lyrisme, pour ceux qui ont une idée de la poésie grecque antique, j’hésite quand même entre l’élégie et le thrène. Malcolm Lowry n’a pas écrit quelque chose qui pourrait ressembler à un péan : aucun des trois personnages n’est en guerre, sauf peut-être contre soi-même. A commencer par le Consul.

 

Je pencherais pour le thrène, parce que ça se chante du côté du funèbre. L’élégie comporte, c’est vrai, une sorte de complaisance envers soi-même qui ne conviendrait guère au ton voulu par l’auteur. Qui est-ce qui gagne, dans l’affaire ?

 

Personnellement, j’aurais tendance à rapprocher le chef d’œuvre de Malcolm Lowry des Lamentations de Jérémie. C'est dans la Bible. Mises en musique au XVIIème siècle, elles ont donné des petits chefs d'oeuvre. Le prophète Jérémie pleure sur Jérusalem, ses malheurs et sa déchéance. Ses Lamentations étaient chantées durant les matines du "sacrum triduum" (jeudi, vendredi et samedi saints, je passe sur les détails, les "répons du mercredy", ...).

 

Il est évident qu’Au-dessous du Volcan s’arrête avant la dernière étape, mais les Leçons de ténèbres de Marc-Antoine Charpentier, de François Couperin ou de Michel Lambert n’ont pas été composées pour le jour de Pâques, ni pour la joie qui va avec, du moins chez les chrétiens, enfin j’imagine. Elles ont été composées pour accompagner les fidèles au coeur des ténèbres, parfois au grand dam des "vrais" chrétiens, qui condamnaient ces futilités esthétiques. Passons.

 

En parlant de lyrisme, je pense donc davantage à cette figure musicale. On a en effet l’impression, à maintes reprises au cours de la lecture, de voir l’écriture de Malcolm Lowry s’embarquer dans des rythmes de balancements marins, comme le frêle esquif d’un chant que des vagues pousseraient devant elles, sorte de bateau véritablement ivre, pour le coup.

 

En s’efforçant de restituer le mouvement hésitant des flux et reflux de la conscience de l’ivrogne Geoffrey Firmin, le mouvement des mots tel qu’il se produit dans les tréfonds de ce cerveau qui baigne dans l'alcool, l’auteur parvient à créer à certains moments autour de l’âme du Consul une sorte d’aura musicale, qui possède sa mélodie propre, ses harmoniques, ses rythmes, ses rappels de thèmes, ses accords incongrus.

 

C’est du moins l’effet que produit (selon moi) ce que suggère Lowry dans sa préface à l’édition française, quand il devance les remarques sur sa manière d’écrire : « Tout d’abord, son style pourra parfois accuser une fâcheuse ressemblance avec celui de l’écrivain allemand dont parle Schopenhauer, qui désirait exprimer six choses à la fois au lieu de les aligner les unes après les autres ».

 

Dans la préface, il dit aussi ceci, à propos du chapitre d’exposition : « … ce long premier chapitre qui établit tous les thèmes et contre-thèmes du livre, qui donne le ton, et frappe les accords de toute la symbolique employée ». Merci, monsieur Lowry, de venir confirmer après-coup cette impression de musique qui m’a accompagné à intervalles plus ou moins réguliers quand je tournais les pages de votre livre.

 

Malcolm Lowry, dans sa préface, ne se contente pas d’un ton subtilement ironique, il entrouvre des portes sur des espaces que je conseille de revenir visiter une fois tournée la dernière page. Par exemple, il propose de lire la descente aux enfers du Consul à la lumière (si j’ose dire) du « premier volet d’une sorte de Divine Comédie ivre ». Le premier volet, est-il besoin de le dire, c’est l’Enfer.

 

Il y évoque aussi le Mexique, qui lui sert de cadre, un pays violent et « génial », où la religion principale est celle de « la mort ». Bon, certes, il développe l’arrière-fond symbolique de son roman, mais là, ça fait plus décoratif, « la roue Ferris », d’autres gadgets. Je ne peux pas m’empêcher de penser que la quincaille, ça lui vient après coup, quand l’essentiel de l’éjaculation a eu lieu.

 

Bon, c’est vrai que pour un orgasme, surtout un orgasme masculin, neuf ans (la durée approximative de l’écriture du livre), ça semble un peu long, et que le mot « éjaculation » ne semble pas très approprié.  Pourtant, j’ai envie de maintenir l’idée, à cause de ce drôle d’effet d’un long flux de substance qui commencerait dès la première page, et qui ne cesserait qu’à la dernière. Si j’osais, je parlerais ici d’une « érotique de la langue », tant il y a de jubilation dans la succession des phrases. Ce disant, je n’ai pas la certitude de trahir l’intention de l’auteur.

 

Au-dessous du Volcan explore (c’est mon avis) une face cachée du désir humain. Un désir de vivre autant que de mourir. Le regret de n’avoir pas vécu selon le rêve élaboré dans la jeunesse (?), le désir d’expier l’échec dans une sorte de sacrifice de sa propre personne, et le poids du remords de ses actes passés, que l’âme n’a pas digéré. C’est vrai que ça fait beaucoup pour un seul Consul. Mais tout le monde n’est-il pas un peu Consul ?

 

Comme le dit Malcolm Lowry, toujours dans la préface : « Tout au long des douze chapitres, le destin de mon héros peut être considéré dans sa relation avec le destin de l’humanité ».

 

Le livre immole le « borracho » définitif qu’est Geoffrey Firmin. L’humanité actuelle ne zigzague-t-elle pas également, saisie par une ivresse qu’elle rejette obstinément hors de sa conscience, et qu'elle refuse donc, même à jeun, de reconnaître ?

 

C'est-il pas un beau slogan sur les banderoles de la prochaine manif : « Nous sommes tous des Geoffrey Firmin ! ». Ce serait peut-être une bonne façon pour notre humanité souffrante d'assumer l'état d'ébriété aiguë qui est le sien. « Dans la kabbale juive, l'abus des pouvoirs magiques est comparé à l'ivresse ou à l'abus du vin, ... » (préface). La puissance offerte aujourd'hui à l'homme par les moyens qu'il a créés ne ressemble-t-elle pas à cet "abus des pouvoirs magiques" ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 23 mai 2013

AU-DESSOUS DU VOLCAN 5

KOSINSKI 1 JERZY.jpgJerzy Kosinski, faisant parler un de ses personnages de L’Oiseau bariolé, ce livre-choc sur les restes et retours de barbarie chez les hommes en période de guerre, lui fait dire qu’il ne voit, entre les individus, que des relations comparables à celles qu’entretiennent entre eux deux sommets élevés : ilsKOSINSKI OISEAU BARIOLE.jpg sont séparés par des abîmes, et ne sauraient par conséquent se rencontrer, encore moins "faire société".

 

Cette confidence d’un sniper sans états d’âme au jeune héros de l’histoire n’est pas étrangère au livre de Lowry. Un exemple : « Le Consul se souvint de la carte qu’il avait dans sa poche et il fit un geste vers Yvonne, avec le désir de lui en parler, de lui dire un mot gentil à ce sujet, de se tourner vers elle, de l’embrasser. Puis, il se rendit compte que, s’il ne buvait pas un autre verre, sa honte du matin l’empêcherait de la regarder dans les yeux ».

 

Le facteur vient de lui donner cette carte voyageuse partie un an plus tôt au moment de la séparation. Yvonne lui écrivait : « Chéri, pourquoi suis-je partie ? Pourquoi m’as-tu laissée partir ? Pense arriver aux U. S. demain, en Californie dans deux jours. Espère trouver là un mot de toi. Je t’aime. Y. ». Qui sait ce qui serait advenu s’il l’avait reçue à l’époque, et si elle n’avait pas fait ce parcours invraisemblable autour du monde ?

 

Il est permis de tout imaginer, mais voilà. Notons que c’est sur la mention et la citation de cette carte que s’achève le chapitre 6 du roman. Je veux dire qu’arrivant à l’exacte moitié de l’ouvrage, elle sert forcément de clef de voûte à l’ensemble. A partir de là, c’est la pente descendante qui prend la direction des affaires, la maison de Jacques Laruelle, le trajet en car, l’arène de Tomalin, la cantina Farolito. On savait de toute façon que ça devait mal finir. Geoffrey Firmin le savait aussi, c'est pour ça qu'il a le geste incompréhensible, au chapitre 7, de glisser la carte postale sous l'oreiller de Jacques Laruelle.

 

Mais qu’il y ait des fascistes en Espagne ou au Mexique, au fond, peu importe. Ce qui tue Geoffrey Firmin, ce n’est pas le fasciste qui sort son revolver, croyant avoir à faire à un « escopion » communiste, peut-être témoin de son meurtre supposé de l’Indien qui montait le cheval marqué du numéro 7 (tiens tiens, encore lui), tout ça parce qu’il le confond avec son frère Hugh, aux activités incertaines. Celui qui tue le Consul, j'ai envie de dire que c'est le Consul en personne.

 

Politiquement, le Consul n’est plus rien. Il n’est même pas sûr que Hugh ait encore une existence politique. Yvonne n’est plus une actrice prometteuse, et depuis longtemps. Hugh n’est plus un marin guitariste activiste, vaguement « homme d’action ». Qu’est-ce qu’ils sont, tous les trois ? Geoffrey Firmin, ça fait longtemps qu’il n’est plus un honorable sujet de Sa Majesté, « Consul » plus ou moins « démissionné », on ne sait pas trop.

 

Ce qui est très curieux, dans ce tableau d’humains à la dérive, c’est l’omniprésence de la nature comme décor, comme fond de scène, et même comme personnage. La nature dans tous ses êtres : minéral, végétal, animal (l’oiseau, au chapitre 3, est-il un « cardinal », comme dit Yvonne, ou un « trogon à queue cuivrée », comme pense le Consul ?).

 

Le chemin suivi par Hugh et Yvonne dans leur promenade à cheval est minutieusement décrit, avec le dessin bizarre de la voie ferrée étroite, qui fut financée, paraît-il, « au kilomètre », d’où les improbables méandres, pour augmenter le kilométrage, donc les profits. Le Popocatepetl, avec sa jumelle Ixtaccihuatl, apparaît à tous les coins de page. Mais le cœur de toutes les références à la nature, il me semble bien que c’est leur âpreté inentamable, et surtout indifférente. Le paysage, tel que les mots le traduisent, semble imprégné de violence.

 

« Et par-dessus tout ça, on vous donne en étrenne » un Consul qui, selon toute vraisemblance, a pris la décision d’assumer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, tout ce qu’il n’a pas. Tout ce qu’il n'a pas fait et qu'il aurait dû faire.

 

Trop tard, on vous dit. Bon, je n'en finirais pas de parcourir ce livre incroyable, et je n'ai fait que l'effleurer à peine. Mais il va bien falloir passer à autre chose. 

 

 

Voilà ce que je dis, moi.