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mercredi, 21 août 2013

HENRI BOSCO : TANTE MARTINE

Revenons à Henri Bosco. Finalement, ce qui agace, dans Tante Martine, c’est d’abord l’esprit dans lequel il a été écrit : c’est la façon dont Pascalet perçoit le monde, les choses et les gens, s'efforçant toujours de les animer de forces secrètes. Dans l’imaginaire du narrateur, il faut absolument que de l’obscur soit caché au sein de la réalité.

 

Il faut que quelque chose de magique se fasse pressentir, mieux, se manifeste concrètement parmi les témoins et les acteurs. Je n'oublie pas, cependant, que c'est un vieil homme qui se revoit dans un garçon de 10 ans, et que l'enfance de Pascalet est, dès lors, une enfance reconstituée a posteriori. Longtemps après. On imagine bien que l'eau de cette enfance a été longuement filtrée par le sable de la mémoire de l'homme qui écrit.

 

Ainsi, lorsque Tante Martine décide qu’on participera à la messe, voici ce que déclare Pascalet, qui se souvient, devenu vieux, de celles qui l’ont marqué dans sa vie : « Ainsi celle que j’entendis, en grec, sur un appontement dans l’île de Lemnos, face à la mer. Mais aucune n’a touché mon cœur comme celle de ʺLa Moulinelleʺ, célébrée un jour de septembre pour la fête des Saints Archanges dans le petit jardin de Frère Théopiste ». C’est au cours de cette messe que les quatre assistants et le prêtre entendent une étrange voix qui récite la prière. Tous tombent à genoux : « Mais de temps à autre à nos voix se mêlait, plus haute et plus claire, inexplicablement cette voix inconnue ». Pascalet, pendant toute la messe, a senti derrière lui la présence des trois archanges, sans pour autant oser se retourner.

 

Même scène mystérieuse devant le mas de ʺLa Sirèneʺ. La jeune Mâche, rousse de quinze ans qui n'est pas la fille de ses parents (« Ah bon !? »), entraîne Pascalet, un soir, à assister à un spectacle d’une étrangeté effrayante : une vingtaine de gens inconnus se rassemblent devant la façade, de l’autre côté de l’étang où sont blottis les deux gamins. Hommes et femmes séparés encadrent un vieillard aveugle. L’âme d’une personne est enfermée dans un arbre de la forêt, et le cœur d’hommes et de femmes pousse une plainte lamentable, censée demander aux arbres de répondre : lequel recèle l’âme perdue ?

 

On le voit, Tante Martine est plein à craquer. Au-delà des motifs d'agacement, ce qui me touche, c'est que j’ai l’impression que Henri Bosco a voulu, avec ce livre, faire ce que fait Jean-Sébastien Bach au moment où la fugue va s’achever : on appelle ça une « strette », qui récapitule, en le concentrant, tout ce qui précède. Et là, tout ce qui précède, c’est l’œuvre entière de l’écrivain. Autant dire toute sa vie.

 

On y voit apparaître en effet, plus ou moins fugitivement, bien des personnages qui forment les compagnons du narrateur depuis le début de sa carrière : le chien Barboche, Bargabot le braconnier, Saladin le jardinier, Jéricho le Juif (errant, bien sûr, puisque c’est le colporteur), Béranger de Sivergues, le berger.

 

Même Gatzo le Caraque (Bohémien) est nommé. Même un âne qui porte des culottes (on peut se reporter aux titres des oeuvres) ! On entend aussi des échos d'Hyacinthe. Comme si l’auteur, sentant qu’il arrivait au bout, avait tenu à faire une dernière fois le tour de son univers. A cet égard, le livre a un côté émouvant. Il y a ici quelque chose de testamentaire, voire de funèbre.

 

Le personnage de Tante Martine lui-même est le point focal de l’ouvrage : sans raconter toute l’histoire, disons qu’elle vient tenir le « Mas du Gage » au moment où les parents de Pascalet doivent s’absenter pour longtemps, et que le garçon de dix ans découvre une personnalité rude quant aux manières, mais plus tendre que la tendresse à l’intérieur, et qui s'en veut pour cela même. L’action commence en septembre et se termine au repas de Noël : un espace de temps assez inoubliable pour que l’auteur, au soir de sa vie, éprouve le besoin d’y revenir avant de s’en aller.

 

Tante Martine me fait penser (dans une certaine mesure, il ne faut pas exagérer) à la Mère Gisson que Hermann Broch a mis au centre de son livre Le Tentateur : c’est une femme qui « sait ». Elle perçoit ce qui est au-delà des apparences. Elle en diffère parce qu’elle-même a une faiblesse : quelqu’un l’attend quelque part, une fille la demande, des courriers s’échangent, une blessure mystérieuse reste ouverte.

 

Alors, résultat des courses, demanderez-vous ? Disons-le nettement : malgré le mal que j’ai pu en dire, j’ai lu ce livre avec grand plaisir, car c’est un livre d’écrivain authentique. On est dans la littérature au sens fort, et c’est ce qu’il me faut. Mais si j’avais à situer les réserves que j’ai à faire, je dirais les choses de la manière suivante : je ne suis pas de la « tribu » de Henri Bosco. Ce n'est pas ma famille de pensée. Cela ne m'empêche aucunement de goûter sa façon d'être écrivain. Mieux : d'être un véritable auteur.

 

Passons sur son catholicisme fervent. Passons sur l’omniprésence de la campagne et de la nature (de la « ruralité »). Passons même sur le spiritualisme, sur l'animisme. Je crois qu’au centre de la littérature d’Henri Bosco, il y a la certitude et la volonté de faire apparaître, dans les choses et dans les gens, la dimension qui les dépasse. Choses, plantes et individus ne sont pas seulement ce qu’ils sont : ils sont plus qu’eux-mêmes, et quelque chose parle au-dedans d’eux, à travers eux, au-dessus d'eux, une part cachée que ne voient et n’entendent que ceux dont le « cœur » est prêt.

 

Ce n’est pas ma famille d’esprit, mais je respecte. D’abord parce que c’est une littérature honnête. Ensuite parce que, de livre en livre, l’univers qu’elle propose présente un visage d’une grande cohérence : Henri Bosco ne triche pas avec lui-même. Enfin, parce que c'est écrit dans un langue travaillée à la petite scie, découpée et chantournée en artiste. Quand un écrivain parvient à ce point de fidélité à ses aspirations, et qu’il y arrive en se servant de l’écriture comme d’un moyen proprement artistique, il n’y a plus qu’à s’incliner. Ce que je fais ici même, séance tenante.

 

Voilà ce que je dis, moi.

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