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lundi, 08 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

Je continue ma petite promenade dans les Essais de Montaigne, en empruntant non l’autoroute « lagardémichar », mais en flânant par les chemins buissonniers que j’y ai tracés pour mon propre compte, et par les « ronds de sorcière » (les ramasseurs de mousserons me comprendront) où je me suis arrêté pour cueillir.

 

Parlant de l’attitude de certains hommes face à la mort (De juger de la mort d’autrui, II, XIII) et, ayant cité le cas d’un homme trop faible pour se poignarder : « Au rebours, Ostorius, lequel, ne se pouvant servir de son bras, dédaigna de n’employer celui de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme, et, se donnant le branle, porta lui-même sa gorge à l’encontre, et la transperça ». La conclusion vaut son pesant d’épices, tournée magistralement par la plume de l’auteur : « C’est une viande, à la vérité, qu’il faut engloutir sans mâcher, si l’on n’a le gosier ferré à glace ». Il a pas le sens de l’image, Montaigne ? Et peut-être une terrible jubilation devant cet héroïsme.

 

Tiens, revenons aux femmes : « Nous avons appris aux Dames de rougir oyant seulement nommer ce qu’elles ne craignent aucunement à faire ; nous n’osons appeler directement nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de débauche ». Les « Dames » d’aujourd’hui, en société, n’ont plus de ces pudeurs désuètes. La femme d'aujourd'hui, normale, je veux dire, normalement féministe, c'est-à-dire férue d'égalité des sexes, c'est-à-dire devenue aussi machiste que le macho, la femme d'aujourd'hui, dis-je, ne rougit plus, ou alors elle a honte.

 

Et cette autre anecdote, absolument délicieuse, dans le même chapitre (De la présomption, II, XVII), au sujet d’un homme qui a longtemps mené une « vie de bâton de chaise » et qui finit par se marier (« faire une fin » ?) : « Il se maria bien avant en l’âge, ayant passé en compagnon sa jeunesse : grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matière de cornardise lui avait donné de quoi parler et se moquer des autres, pour se mettre à couvert, il épousa une femme qu’il prit au lieu où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances : ʺBonjour, putain ! – Bonjour, cocu !ʺ ». Y a-t-il besoin d’expliquer « gaudisseur » et « cornardise » ?

 

J’aime énormément (même chapitre, je n’y peux rien) ce propos qui, après un début d’apparence laborieuse, débouche sur un magnifique hommage : « Le monde regarde toujours vis-à-vis ; moi je replie ma vue au-dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi ; moi, je regarde dedans moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte. Je connais des hommes assez, qui ont diverses parties belles : qui, l’esprit ; qui, le cœur ; qui l’adresse ; qui, la conscience ; qui, le langage ; qui, une science ; qui, une autre. Mais de grand homme en général, et ayant de telles pièces ensemble, ou une en tel degré d’excellence qu’on s’en doive étonner, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul. Et le plus grand que j’aie connu au vif, je dis des parties naturelles de l’âme, et le mieux né, c’était Etienne de la Boétie : c’était vraiment une âme pleine et qui montrait un beau visage à tout sens ; une âme à la vieille marque et qui eût produit de grands effets, si sa fortune l’eût voulu, ayant beaucoup ajouté à ce riche naturel par science et étude ».

 

Pour moi, c’est une des plus belles pages que Montaigne ait écrites. Une « âme à la vieille marque », quelle formule magnifique. Il est regrettable que le poncif en la matière se résume à la « lagardémichardise » : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » (De l’amitié, I, XXVIII). Nous sommes tous plus ou moins lagardémichardisés. Qui ferait révérence, aujourd'hui, aux « âmes à la vieille marque » ? Et qu'on n'aille pas, pour me contredire, exhumer le cadavre de Stéphane Hessel.

 

Au sujet de La Boétie, on trouve encore quelques remarques dans III, IV : « Je fus autrefois touché d'un puissant chagrin, selon ma complexion, et encore plus juste que puissant : je m'y fusse perdu à l'aventure si je m'en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoin d'une véhémente diversion pour m'en distraire, je me fis, par art, amoureux, et par estude, à quoi l'âge m'aidait. L'amour me soulagea et retira du mal qui m'était causé par l'amitié ». Si l'on ajoute le chapitre XXIX du Livre I (Vingt et neuf sonnets d'Estienne de la Boetie, que Montaigne supprima à l'époque pour ne pas faire double emploi avec la publication en volume de ces poèmes), c'est tout, je crois, ce qu'on trouve au sujet de ce parangon de l'amitié que formèrent Montaigne et La Boétie.

 

Vous voulez savoir ce que Montaigne a de commun avec Molière ? C’est la haine de la médecine et des médecins : « Que les médecins excusent un peu ma liberté, car, par cette même infusion et insinuation fatale, j’ai reçu la haine et le mépris de leur doctrine : cette antipathie que j’ai à leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante-quatorze ans, mon aïeul soixante et neuf, mon bisaïeul près de quatre-vingts, sans avoir goûté aucune sorte de médecine. La médecine se forme par exemples et expérience ; aussi fait mon opinion.

         En premier lieu, l’expérience me la fait craindre : car, de ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malade et si tard guérie que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en leur gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper à leur autorité ». Excusez la longueur des citations dans la présente note, c’est un peu commandé par le texte lui-même. Et goûtez « si tôt malade et si tard guérie ».

 

A propos de la médecine, certains diront peut-être qu’elle n’a plus rien à voir aujourd’hui avec celle du temps de Montaigne. Je répondrai seulement que, certes, les progrès dans le diagnostic, dans le traitement des maladies sont incontestables, mais que ce dont parle Montaigne a moins à voir avec une quelconque efficacité technique de la médecine qu’avec la relation, d’une part, entre le médecin et son malade (il exerce son autorité sur lui), et d’autre part, entre la personne et son propre corps, comme si Montaigne voyait une insupportable démission, un abandon de souveraineté personnelle, dans le fait de s’en remettre à quelqu’un supposé savoir, juste pour aller mieux. Et, si possible, guérir.

 

Philippe Muray parle très bien (Le XIXème siècle à travers les âges) de cette volonté de guérir les autres qui anime par exemple George Sand, et de cette obsession d'aller mieux, qui pousse les gens à s'en remettre à des guérisseurs qui, tout bien pesé, s'avèrent être de vulgaires charlatans, gourous et autres escrocs du coeur, de l'esprit et de l'âme, pour soulager le portefeuille de ceux qui attendent un peu de soulagement. Tartuffe était peut-être l'hypocrisie personnifiée, mais il était surtout et avant tout un escroc convoitant le bien d'Orgon, et y serait parvenu si Molière n'avait placé la pirouette finale pour que ça finisse bien tout en flattant le roi.

 

Ce qui choque Montaigne, dans le rapport des gens avec les médecins, c’est l’abandon de leur liberté entre les mains des « spécialistes » et des « experts », un peu comme, dans le discours du Grand Inquisiteur de Karamazov, les chrétiens qui n’ont rien de plus pressé que de se soumettre à une autorité au lieu de vivre la liberté apportée par le Christ. Comme il le dit ailleurs (II, XVII) : « Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme. Il n’y a rien d’allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme ». Ce qui m’amuse beaucoup (disons : jusqu’à un certain point), c’est ce qu’il dit des « coliques » dont il a gravement souffert.

 

Moi qui ai comme lui croisé la route de ces « coliques frénétiques », j’approuve ses railleries à l’encontre des « crottes de rat pulvérisées, et telles autres singeries qui ont plus le visage d’un enchantement magicien que de science solide ». Il est vrai que le lithotriteur n’existait pas, mais que dois-je penser, quand j’entends tel homme de l’art – bien vivant – me déconseiller formellement le lait et le chocolat, tandis que tel autre m’ordonne des infusions et décoctions de je ne sais plus quelles plantes, et qu’un troisième voit dans l’oseille, l’asperge et la rhubarbe les causes certaines de mes problèmes de concrétions calcaires dans les rognons ? Que savent-ils exactement ?

 

Notre rapport à la science a fait de celle-ci une autorité supérieure, mais mettez en présence et écoutez, je ne sais pas moi, trois économistes proposant leurs solutions pour sortir de la crise, trois politiciens soucieux de restaurer la France dans sa grandeur, ou trois climatologues (dont un climatosceptique) discutant du réchauffement anthropique de la planète, moi je vous le dis : on n’est pas sortis de l’auberge rouge.

 

Parce que l’autorité supérieure en question, elle est pulvérisée en une multitude d’options diverses et contradictoires. Les experts eux-mêmes ont l'embarras du choix. Allez vous y retrouver, dans ces conditions. Plus personne ne sait, et l’on croule sous les boussoles qui se contredisent.

 

Nous savons à la fois trop de choses pour ne pas donner aux optimistes cet air de confiance niaise et sans limite qui s'épanouit sur le groin de leur suffisance, et trop peu de choses pour comprendre l'infinité des interactions qui forment le vivant, et pour avoir conscience des conséquences de nos actes (OGM, gaz de schiste et tout le bataclan). Dès lors, ces conséquences nous échappent pour l'essentiel, y compris aux experts et autres spécialistes.  Marchand de boussoles, tiens, peut-être un créneau porteur, vous ne croyez pas ?

 

Montaigne m’a au moins appris quelque chose de tout à fait actuel : que sait-on de source sûre ? Qui sait quelque chose ? A quoi doit servir ce que l'on sait ? Il m’a appris que l’homme d’aujourd’hui est finalement d’une arrogance imbécile, alors qu’un minimum de modestie, je dirais même d'humilité devant le monde devrait être la règle unique. La vraie faiblesse qui est la nôtre, c’est que nous possédons les moyens irrésistibles (parce que techniques) de faire passer notre arrogance dans la réalité, au risque de la détruire. L'arrogance de l'homme d'aujourd'hui, elle est dans la puissance technique qu'il est en mesure de mettre en oeuvre. L'ivresse de toute-puissance qui caractérise la psychologie infantile.

 

Il est certain que Montaigne était pénétré de la même idée que les Grecs de l’antiquité classique, qui appelaient cette infraction, ce péché d’orgueil si vous voulez, du nom d’βρις (hybris, tout ce qui dépasse la mesure). Et peut-être est-ce un symptôme révélateur que l’adverbe « trop » soit mis à toutes les sauces dans le langage actuel (« C’est trop cool, trop bon, trop fort ! »). En occident (et grâce à lui, partout ailleurs), le viol de la juste mesure est consommé depuis longtemps. 

 

On s’en est mis plein la lampe. Mais qui a déjà vu une cuite carabinée sans gueule de bois carabinée consécutive ? L’humanité l’attend encore, sa gueule de bois consécutive. Selon toute probabilité, elle sera sévère. A mon avis, la cellule de dégrisement est déjà en vue.

 

Jacques Lacan, qui n'a pas dit que des conneries, disait : « Le réel, c'est quand on s'y cogne ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

Commentaires

Quelle magnifique photo de Papa ! Je ne la connaissais pas et du coup je l'ai enregistrée sur mon ordinateur.

Écrit par : Martine | lundi, 08 juillet 2013

La photo a été prise en 1994.

Écrit par : fred | lundi, 08 juillet 2013

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