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dimanche, 07 juillet 2013

MON ANTHOLOGIE MONTAIGNE

 

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COUPLE BOURGEOIS, PAR AUGUST SANDER

 

***

Montaigne fut le premier écologiste. Je ne l’affirme pas, je le prouve : « Mais, quand je rencontre, parmi les opinions les plus modérées, les discours qui essaient à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges, et avec combien de vraisemblance on nous les apparie, certes, j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures. Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres même et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle ». Qui y trouverait à redire ?

 

Peut-être Carolyn Christov-Bakargiev, responsable d’une foireuse foire d’art contemporain (« arcon » en abrégé, opposé à l’ « art temporain », je crois que la dame sévit à la Documenta de Kassel), qui a par ailleurs rédigé une Déclaration des Droits des plantes (elle travaille même sérieusement à leur faire accorder le droit de vote, des élections locales jusqu'à l'ONU) : elle trouverait Montaigne d’une insupportable pusillanimité. Une femme tonique, une merveilleuse éradicatrice de civilisation, à l'image exacte des canons de l'époque où elle a été condamnée, hélas, à exister.

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ELLE A POURTANT L'AIR NORMAL, MADAME CAROLYN CHRYSTOV-BAKARGIEV

Dans l’Apologie de Raymond Sebond (II, XII), Montaigne tourne dans tous les sens la question de ce qui différencie l’homme de l’animal. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’est pas convaincu que l’homme est un animal si différent que ça des autres animaux : « ceux qui entretiennent les bêtes se doivent dire plutôt les servir qu’en être servis ».

 

On n’est pas plus net, ce me semble, et la hiérarchie établie par la doxa biblique, le Vatican et la Sorbonne latinisante entre les êtres vivants n’est, aux yeux de Montaigne, qu’une manifestation d’arrogance dérisoire. Pascal Picq et tous ses copains de l’abolition des frontières entre l’homme et l’animal doivent hoqueter de bonheur en voyant se profiler à l'horizon la tombe à venir de l’humanité. Et toc ! Pascal Picq voit une amorce du politique dans les rituels tribaux des groupes de chimpanzés, c'est vous dire ce qui nous pend au nez. Moi je dis à Pascal Picq : « Ben mon pote, on n'est pas sortis de l'auberge espagnole ». Remarquez que Sarkozy en chimpanzé (avec Hollande en Cheetah ?), ça n'aurait rien de bien défrisant. Notez que "cheetah" veut dire "guépard" (d'après mon dictionnaire).

 

Marcel Gauchet, dans Le désenchantement du monde (1985), rappelle que « le christianisme est la religion de la sortie de la religion ». Je soupçonne quant à moi le sieur Michel de Montaigne d’y être pour quelque chose. Vous voulez une preuve ? Prenez le chapitre XVI du Livre II des Essais (De la gloire) : « Le marinier ancien disait ainsi à Neptune en une grande tempête : Ô Dieu, tu me sauveras si tu veux ; tu me perdras si tu veux. En attendant, je tiendrai mon timon toujours ferme et droit ».

 

La Fontaine, au siècle suivant, a dit la même chose autrement : « Aide-toi, le ciel t’aidera ». Eh oui, l’homme chrétien n’attend plus passivement le bon vouloir de la providence : il fait quelque chose pour faire advenir la providence. L'action humaine entre en action. C'est une révolution, car c’est le début de la fin du christianisme. Si l’homme doit agir pour que le Ciel l’aide, c’est que le Ciel n’est pas tout-puissant, et que l’homme est devenu impatient, et il s'agace de cette bizarre impuissance du Ciel à combattre le Mal qui le menace. La remarque de Montaigne, comme celle de La Fontaine, c’est une marque du slogan futur : « Deviens ce que tu fais ». Dit autrement : agis, et tu seras sauvé. Tout le monde actuel, quoi, à part le "sauvé", vu la façon dont tourne ce qui reste de la nature. Mais comme dit l'autre (c'est toujours "l'autre") : il suffit d'y croire.

 

Et l'on se demande pourquoi nous sommes déchristianisés !!! Je le disais : avec Montaigne, le ver est dans le fruit : il voit l'homme non plus comme l'exclusive créature de Dieu, mais comme l'une parmi toutes les autres. Une sorte de « primus inter pares ». Avec Montaigne, le vrai n'est plus légitime. Tout simplement parce que, avec Montaigne, il n'y a plus de vrai de vrai.

 

Montaigne n'est peut-être qu'un symptôme de la montée en puissance qui attend l'Occident au tournant, mais ce ver dans le fruit que j'y vois, cette démission de légitimité du vrai, c'est exactement au même rythme qu'il croque dans la pomme que nous sommes. Le « canard du doute », qu'on trouve dans Les Chants de Maldoror, d'Isidore Ducasse, alias Comte de Lautréamont. Comme dit Maldoror : « Je te salue, vieil océan ! ».

 

Voilà : je te salue, vieil océan.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 26 novembre 2011

MONTAIGNE DERRIERE MONTAIGNE

MONTAIGNE CACHÉ DERRIERE  MONTAIGNE

 

On peut le regretter, mais c’est une vérité : Les Essais sont un livre très difficile d’accès pour des gens vivant au 21ème siècle. J’adore pourtant cette langue baroque, avec une syntaxe plus souple qu’un vieil adepte du yoga, et une liberté incroyable dans les trajectoires de phrases et même dans l’orthographe.

 

 

Petit exemple de liberté : quand il écrit « à cette heure », c’est tout simplement « asture ». La pensée sinue comme un chemin de montagne et, aussi sûr et infaillible que lui, arrive à son but. J’ai lu ce monument il n’y a pas si longtemps. Ce fut avec immense plaisir, je le dis nettement, même si certains trouveront que c’est un peu tardif.

 

 

Et pourtant MICHEL DE MONTAIGNE est un homme moyennement sympathique. Je dis cette énormité sur la seule base de ce que je peux savoir : Les Essais. D’un autre côté, si je peux proférer un tel sacrilège, c’est que l’auteur m’a procuré quelques éléments qui me permettent de forger un jugement. Je délaisse donc le jugement, et je remercie l’auteur pour les éléments.

 

 

Je préviens tout de suite : pas question de jouer les LAGARDE & MICHARD, nous sommes bien d’accord ? Je me suis quant à moi assez emmerdé pendant les cours du très estimable monsieur GENDROT (oui, celui des manuels bien oubliés GENDROT & EUSTACHE), qui m’avait collé une explication de l’extrait intitulé « Des coches » (Essais, III, 6).

 

 

Ce fut un naufrage, évidemment. Je n’avais rien compris au texte. Il faut dire que le chapitre n’aborde qu’incidemment le sujet donné par le titre, et fait principalement l’éloge des Indiens d’Amérique, en l’assaisonnant d’une diatribe contre les Conquistadors. J’ajouterai même que c’est systématique dans Les Essais : le contenu du chapitre a souvent un rapport tout à fait lâche et lointain avec le titre qui l’introduit.

 

 

Je signale qu’on y trouve aussi ce merveilleux passage (en orthographe moderne) : « Me demandez-vous d’où vient cette coutume de bénir ceux qui éternuent ? Nous produisons trois sortes de vent : celui qui sort par en bas est trop sale ; celui qui sort par la bouche porte quelque reproche de gourmandise ; le troisième est l’éternuement ; et, parce qu’il vient de la tête et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête accueil ». Pourquoi ne le trouve-t-on pas dans LAGARDE & MICHARD ?

 

 

Ailleurs, il signale diverses choses qu’il ne peut accomplir que dans certaines conditions. Qu’on se le dise, MONTAIGNE ne peut « faire des enfants qu’avant le sommeil, ni les faire debout ». Il mange en n’utilisant guère de cuillère et fourchette. « Et les Rois et les philosophes fientent, et les dames aussi. »

 

 

Mais il veille quand même à délivrer une image favorable de sa personne, fût-ce à travers la crudité de certains détails : « On te voit suer d’ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusqu’au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre les urines épaisses, noires et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point et écorche cruellement le col de la verge, tout en t’entretenant avec les assistants d’une contenance commune (…) ». Oui, il avait des calculs rénaux.

 

 

Sur l’éducation des garçons récalcitrants, MONTAIGNE n’y va pas par quatre chemins. J’ai déjà cité, il y a longtemps, ce passage, mais je ne résiste pas au plaisir : en présence d’un élève qui ne veut rien savoir et préfère le bal à la bataille : « Je n’y trouve d’autre remède, sinon que de bonne heure son professeur l’étrangle, s’il est sans témoins, ou qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville, fût-il fils d’un duc (…) » (Essais, I, 26). On ne se demande pas pourquoi ce n’est pas dans le LAGARDE & MICHARD.

 

 

MONTAIGNE, le sexe, les femmes.

 

 

C’est évidemment (!!!) dans le chapitre « sur des vers de VIRGILE » (Essais, III, 5) que l’on trouve des considérations sur les femmes et le sexe, mais aussi sur le mariage, qui ne manquent ni de bon sens, ni d’une furieuse modernité, ni d’un aspect croquignolet, à l’occasion. En gros, il ne comprend pas pourquoi les appétits féminins sont réprimés, alors que les hommes se permettent ce qu’ils veulent.

 

 

Je simplifie le raisonnement : « Il n’est passion plus pressante que le sexe, à laquelle nous voulons qu’elles résistent seules, non simplement comme à un vice de sa mesure, mais comme à l’abomination et exécration (…). Ceux d’entre nous qui ont essayé d’en venir à bout ont assez avoué combien c’était impossible, usant de remèdes matériels pour mater, affaiblir et refroidir le corps. Nous, au contraire, les voulons saines, vigoureuses (…), et chastes ensemble, c’est-à-dire à la fois chaudes et froides ». N’est-ce pas tout à fait équilibré ?

 

 

Quant aux filles, elles naissent et grandissent avec « ça » dans le sang : « Nous les dressons dès l’enfance aux entremises de l’amour : leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but ». Il raconte que sa fille lisant à haute voix, prononça le mot « fouteau » (hêtre), aussitôt interrompue par la gouvernante, d’où il conclut que le mot est définitivement gravé dans l’esprit de la fillette, avec le sens redouté, précisément, par la gouvernante.

 

 

Il écoute un jour, fortuitement, une conversations « entre filles » qui se croient seules : « Notre-Dame ! Allons à cette heure étudier (…) BOCCACE et L’ARÉTIN [livres coquins] pour faire les habiles. Il n’est ni parole, ni exemple, ni démarche qu’elles ne sachent mieux que nos livres : c’est une discipline qui naît dans leurs veines, que ces bons maîtres d’école, nature, jeunesse et santé leur soufflent continuellement dans l’âme ; elles n’ont que faire de l’apprendre, puisqu’elles l’engendrent ». Autrement dit : la femme comme le foyer de la concupiscence et comme la séductrice par essence. Eve et la pomme ne sont pas loin.

 

 

Il adhère au reproche fait au philosophe POLEMON, que sa femme traîna en justice parce qu’il se masturbait (« en un champ stérile ») plutôt que d’accorder son « fruit au champ génital ». Toujours sur les hommes, les femmes et le sexe, une petite chose délicieuse : « Je trouve plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu’un pucelage ; le vœu de la virginité est le plus noble de tous les vœux, étant le plus âpre ».

 

 

« Les Dieux, dit PLATON, nous ont fourni d’un membre [viril] désobéissant et tyrannique qui, comme un animal furieux, entreprend par la violence de son appétit de soumettre tout à soi. De même aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliment en sa saison, il devient forcené, impatient de délai et, soufflant sa rage en leur corps, obstrue les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux, jusqu’à ce que, ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. »

 

 

C’est dans son chapitre « de l’ivrognerie » (II, 2) qu’il raconte l’anecdote dont se servira HEINRICH VON KLEIST pour sa nouvelle La Marquise d’O… : ayant perdu son mari longtemps avant, elle se retrouve enceinte. Quand la grossesse crève les yeux de tout le monde, elle fait annoncer à la messe qu’elle épousera le coupable s’il se dénonce. Son valet se dénonce, qui avait profité de l’occasion, car elle, « ayant bien largement pris son vin, était si profondément endormie près de son foyer, et si indécemment, qu’il s’en était pu servir sans l’éveiller ». Conclusion de MONTAIGNE : « Ils vivent encore mariés ensemble ».

 

 

Je ne me souviens plus du chapitre, je me demande si ce n’est pas dans Essais, II, 12 (« Apologie de RAYMOND SEBOND »), qu’on trouve, parmi bien des anecdotes marrantes sur ce qui différencie (ou non) les hommes des animaux, celle qui raconte l’histoire d’un éléphant (animal supposé éprouver des sentiments analogues à ceux des humains) qui, amoureux d’une femme, introduit un jour sa trompe dans le corsage de la belle, et se met à lui peloter les seins avec gentillesse, délicatesse et savoir-faire. Je précise que MONTAIGNE reproduit, à propos des animaux, d'innombrables légendes héritées de l'antiquité.

 

 

MONTAIGNE n’aime pas se sentir bousculé par la nouveauté. « Rien ne presse un Etat que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice et à la tyrannie. »

 

 

Quand le pape décide d’instaurer le calendrier grégorien en 1582, il peste à sa manière : « Il y a deux ou trois ans qu’on raccourcit l’an de dix jours en France. Combien de changements devaient suivre cette réformation ! Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce néanmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : mes voisins trouvent l’heure de leur semence, de leur récolte, l’opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices, au même point justement où ils les avaient assignés de tout temps. Ni l’erreur ne se sentait en notre usage, ni l’amélioration ne s’y sent » (chapitre « des boiteux », comme de juste, III, 11).

 

 

La nouveauté que constitue, relativement, l’arme à feu, le prend complètement en défaut : ce n’est visiblement pas sa planète, car il trouve que ces « nouveautés factices » sont là surtout pour faire du bruit et effrayer les effrayés, et ne leur attribue aucune efficacité.

 

 

C’est dans Essais, I, 48 : « Il est bien plus apparent de s’assurer d’une épée que nous tenons au poing, que du boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui viendra à faillir, vous fera faillir votre fortune ». Le pauvre n’imaginait certes pas la fertilité des cerveaux de messieurs COLT, SMITH, WESSON, MAUSER et autres sublimes mécaniciens.

 

 

« Et, sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en abandonnerons un jour l’usage ». Je ne pense guère exagérer en soutenant que le PROGRÈS TECHNIQUE laisse MICHEL DE MONTAIGNE carrément de marbre.

 

 

Conclusion :

 

« Les Allemands boivent quasi également de tout vin avec plaisir. Leur fin, c’est l’avaler plus que le goûter. »

 

 

Voilà ce qu'il dit, lui. Voilà ce que je dis, moi.

(Vous avez compris : parce que c'était lui, parce que c'était moi. Ceci est pour LAGARDE & MICHARD, MONTAIGNE et LA BOETIE, et tout le fatras scolaire.)