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mercredi, 18 mai 2016

TCHERNOBYL ET APRÈS

LA SUPPLICATION,

de SVETLANA ALEXIEVITCH

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Petit florilège pour finir.

Sans commentaires et sans photos. En essayant de donner une idée des diverses facettes du livre, de la diversité des gens interrogés par l'auteur, mais aussi des points de vue et des problèmes rencontrés.

« "Qu’imaginais-tu ? Il a reçu mille six cents röntgens alors que la dose mortelle est de quatre cents. Tu côtoies un réacteur". Tout à moi … Tout aimé … » (p.25).

Une blague : « On demande à radio Erevan [la référence annonce toujours une histoire drôle] : "Est-ce qu’on peut manger des pommes de Tchernobyl ?" Réponse : "Bien sûr que l’on peut, mais il faut enterrer profondément le trognon" » (p.54).

« Nous n’aurons jamais d’asphalte correct ou des gazons soignés. Mais nous aurons toujours des héros ! » (p.88).

Un soldat « liquidateur », sa femme est partie avec leur gamin : « Nous sommes seuls. Nous sommes des étrangers. On ne nous enterre pas comme tout le monde, mais séparément, comme des visiteurs de l’espace » (p.93).

« Cela m’a pris quatre ans pour obtenir un certificat qui confirmait le lien entre des petites doses de radiations ionisantes et sa terrible maladie. Pendant ces quatre années, on me le refusait : "Les malformations de votre fille sont congénitales. Elle est invalide de naissance" » (p.97).

Une habitante de Pripiat : « A midi, il n’y avait plus de pêcheurs à la ligne au bord de la rivière. Ils sont rentrés chez eux tout noirs. Impossible de bronzer ainsi, même après un mois à Sotchi. Le bronzage nucléaire » (p.116).

« Je ne sais pas si je serai d’accord pour vous revoir. Il me semble que vous me percevez de la même manière que lui. Que vous m’observez, tout simplement. Que vous essayez de garder mon image, comme pour une expérience … » (p.120).

« Nous, les chevaliers » (p.124).

« Mais vous devriez voir ces images … Les visages des premiers pompiers, noirs comme du charbon. Et leurs yeux … Les yeux des gens qui savent qu’ils nous quittent. Sur un fragment, on voit les jambes d’une femme qui, le matin après la catastrophe, est allée travailler dans son potager. Elle a marché dans l’herbe couverte de rosée … Ses jambes ressemblent à un tamis. Elles sont couvertes de petits trous, jusqu’aux genoux … Il faut le voir, si vous écrivez un tel livre » (p.148).

Sur un des huit cents « sépulcres » autour de Tchernobyl, où sont stockés les déchets irradiés : « Des milliers de voitures, de tracteurs, d’hélicoptères … Des véhicules de pompiers, des ambulances … C’était le plus important sépulcre, près du réacteur. Il voulait le photographier dix ans après la catastrophe. (…) [Il n’arrive pas à obtenir l’autorisation] Et puis, j’ai fini par comprendre que le sépulcre n’existait plus que dans les rapports. En réalité, tout a été pillé, vendu dans les marchés, utilisé comme pièces détachées par des kolkhozes et des particuliers » (p.151).

« J’ai peur de vivre sur cette terre. On m’a donné un dosimètre, mais à quoi bon ? Je lave le linge, chez moi. Il est si blanc, mais le dosimètre sonne. Je prépare un gâteau, il sonne. Je fais le lit, il sonne. A quoi bon l’avoir ? Je donne à manger aux enfants et je pleure. "Maman, pourquoi pleures-tu ?" » (p.159).

Marat Philippovitch Kokhanov, ingénieur en chef dans le nucléaire : « Nous nous sommes longtemps servis du lait en poudre et des boîtes de lait concentré de l’usine de Rogatchev comme exemples de produits irradiés. Mais pendant ce temps, ces produits étaient en vente dans les magasins » (p.176-177).

Zoïa Danilovna Brouk, inspecteur de la préservation de la nature : « Et l’on jetait les déchets contaminés directement dans la nappe phréatique » (p.182). La même : « J’ai compris plus tard, quelques années plus tard, que nous avions participé … A un crime … A un complot » (p.184).

Lettre à l’auteur, écrite par une institutrice évacuée : « Le sort de millions de personnes se trouvait entre les mains de quelques individus. De la même manière que quelques personnes se sont révélées capables de nous assassiner. Ce n’étaient ni des maniaques, ni des criminels. De simples opérateurs de service dans une centrale nucléaire. Lorsque je l’ai compris, j’ai été bouleversée » (p.196).

Irina Kisseleva, journaliste : « Nous sommes arrivés dans le village non évacué de Tchoudiany : cent quarante-neuf curies … A Malinkovna : cinquante-neuf curies … La population avait reçu des doses de plusieurs dizaines de milliers de fois supérieures à celles des soldats qui gardent les zones d’essais nucléaires ! Des dizaines de milliers de fois ! Le dosimètre craquait. Il se bloquait au maximum » (p.223).

Vassili Borissovitch Nesterenko, directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des sciences de Biélorussie : « Des milliers de tonnes de césium, d’iode, de plomb, de zirconium, de cadmium, de béryllium, de bore et une quantité inconnue de plutonium (dans les réacteurs de type RBMK à uranium-graphite du type de Tchernobyl on enrichissait du plutonium militaire qui servait à la production des bombes atomiques) étaient déjà retombées sur notre terre. Au total, quatre cent cinquante types de radionucléides différents. Leur quantité était égale à trois cent cinquante bombes d’Hiroshima. Il fallait parler de physique, des lois de la physique. Et eux, ils parlaient d’ennemis. Ils cherchaient des ennemis ! » (p.229-230).

Natalia Arsenievna Roslova, présidente du comité des femmes de Moguilev "Enfants de Tchernobyl" : « Ma mère travaillait à l’état-major de la défense civile de la ville. Elle a été l’une des premières à apprendre ce qui s’était passé. Tous les appareils ont convenablement fonctionné. Selon les instructions accrochées dans chaque bureau, il fallait immédiatement informer la population et distribuer des masques et tout le reste. Ils ont ouvert les entrepôts secrets, mais tout ce qui s’y trouvait était dans un triste état, hors d’usage. Dans les écoles, les masques à gaz dataient d’avant la guerre et les tailles ne convenaient pas aux enfants. Les aiguilles des appareils enregistreurs restaient bloquées au maximum, mais personne ne comprenait rien. La situation était dantesque. Alors, ils ont simplement débranché les compteurs » (p.236). La même : « Lorsque l’empire a disparu, nous sommes restés seuls. J’ai peur de le reconnaître, mais nous aimons Tchernobyl. Cela a redonné un sens à notre vie. Comme la guerre » (p.240).

Un enfant : « Maman est venue. Hier, elle a accroché une icône dans ma chambre d’hôpital. Elle chuchote dans le coin, devant l’icône, se met à genoux. Tout le monde se tait : le professeur, les médecins, les infirmières. Ils pensent que je ne devine pas … Que je ne sais pas que je vais bientôt mourir … Ils ne savent pas que, la nuit, j’apprends à voler » (p.252).

J’arrête là : mon dosimètre personnel s’affole et crépite comme une mitrailleuse. Je me demande combien ont compris à l'époque ce que le continent européen a vécu le 26 avril 1986.

Le titre du livre, maintenant. La Supplication, franchement, j'avoue que j'ai mis du temps à trouver du sens. Pour une raison directe et simple : aucun des interlocuteurs de Svetlana Alexievitch ne supplie qui que ce soit, pour quelque raison que ce soit. Tous parlent des difficultés, des souffrances : nul ne se plaint. Nul ne demande. Nul ne revendique, aussi bizarre que ça puisse paraître.

L'original s'intitule Tchernobylskaïa molitva. Il paraît que ça veut dire "prière de (ou pour ?) Tchernobyl". S'il en est bien ainsi, "supplication" semble emphatique. Dans quel état Svetlana Alexievitch est-elle sortie de tous ces entretiens ? Comment était-elle, après avoir enregistré toutes ces atrocités épouvantables ? Je ne peux imaginer qu'on puisse sortir intact de ce genre d'expérience. De ces confrontations parfois insoutenables avec des gens qui ont vécu l'invivable.

J’ai ma dose, et au-delà. Et ce fut un moment assez rude à passer, je vous jure. Vivement les petites fleurs et les petits oiseaux. Merci à ceux qui ont eu le cœur assez bien accroché pour me suivre dans ce parcours, décidément éprouvant. Et difficilement oubliable.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : au fait, j'ai oublié de signaler que le nom de Tchernobyl signifie "l'étoile-absinthe", celle-là même qui apparaît dans l'Apocalypse de Jean. Vous avez dit "apocalypse" ? 

mardi, 17 mai 2016

TCHERNOBYL ET APRÈS

LA SUPPLICATION,

de SVETLANA ALEXIEVITCH

 

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Beaucoup de passages du livre laissent le lecteur sans voix, mais parmi les plus éprouvants, figure celui ou une mère, Larissa Z., évoque le cas de sa fille, née sans anus, sans vagin et sans rein gauche. Peut-on vivre, dans cet état ? Apparemment oui : « A la naissance, ce n’était pas un bébé, mais un sac fermé de tous les côtés, sans aucune fente » (p.95). Et puis : « Mais elle n’est pas morte, parce que je l’aime » (ibid.). Et puis : « J’ai tout raconté au pope. Il dit qu’il faut prier pour expier ses fautes. Mais dans notre famille, personne n’a commis de crime … De quoi serais-je coupable ? » (p.96). Un des témoins affirme qu'il y eut deux cent mille avortements en Biélorussie en 1993.

Le plus grand malheur immédiat des populations habitant autour de Tchernobyl (en dehors du fait que plusieurs interlocuteurs de l’auteur disent des choses de ce genre : « La prédestination de notre peuple pour n’importe quel malheur », p. 214), ce fut dit à l’époque, c’est d’abord le mensonge dans lequel on les a fait vivre, et le cynisme muet des autorités, encore soviétiques à l’époque. Comme le dit un ingénieur : « Nous n’avions plus besoin de la vérité » (p.238) On en a fait évacuer une partie (combien ?). Des centaines de villages ont été, purement et simplement, enterrés.

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Sergueï Vassilievitch Sobolev : « C’est là qu’on a enterré la "forêt rousse" abattue sur cent cinquante hectares autour du réacteur (dans les deux jours qui ont suivi la catastrophe, les sapins et les pins sont devenus rouges, puis roux » (p.151). Il fallait même « enterrer la terre » dans des fosses profondes, les « sépulcres ». Ivan Nicolaïevitch Jmykhov, ingénieur chimiste, déclare : « Nous soulevions la terre et l’enroulions comme un tapis. (…) Des centaines de kilomètres de terre arrachée, dénudée, stérile » (p.171). L’humus, la partie vivante du sol, avec les insectes et les vers, avait disparu : il ne restait plus que le sable.

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Les « liquidateurs » ? Les autorités les ont envoyés laver le toit. Ils ne devaient pas y rester plus de quarante-cinq secondes, protégés par des plaques de plomb qui ne protégeaient pas de grand-chose. Il y en eut même un qui, quelques jours après l’explosion, reçut l’ordre d’aller y fixer un grand drapeau rouge. Qu'est-il resté du bonhomme ? Un mois après, le drapeau, complètement cuit, était tombé en poussière, et il fallut répéter l’opération. Combien de fois ?

Combien de « liquidateurs » ont laissé leur peau à Tchernobyl ? Mon ami F., qui croit dur comme fer au nucléaire, parle de cinq cents mille, mais en ajoutant que ça ne pouvait se passer qu’en Russie. Le même Sobolev donne un chiffre : « Et les soldats qui ont travaillé sur le toit du réacteur ? Au total, deux cent neuf unités militaires ont été envoyées pour liquider les conséquences de la catastrophe. Cela fait près de trois cent quarante mille hommes. Un véritable enfer pour ceux qui ont nettoyé le toit » (p.145). Mais il faut aussi compter les mineurs, envoyés pour creuser sous la centrale pour congeler le sol à coups d’azote liquide, pour empêcher le réacteur de « s’enfoncer dans les eaux souterraines » (p.149).

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Qui est Sergueï Vassilievitch Sobolev ? Un spécialiste des fusées, du combustible pour fusées, qui travaillait sur la base de Baïkonour. Au moment de l’entretien avec l’auteur, il dirige un musée: « Mais mon œuvre véritable, c’est le musée. Le Musée de Tchernobyl. (Il se tait) Et parfois j’ai l’impression que ce n’est pas un musée, mais un bureau de pompes funèbres. Je travaille dans les pompes funèbres ! » (p.145). Il raconte encore : « Les robots téléguidés refusaient souvent d’exécuter les ordres, ou faisaient autre chose que ce qui leur étaient demandé : leurs circuits électroniques étaient détruits par les radiations. Les soldats étaient plus sûrs. On les a surnommés les "robots verts" à cause de la couleur de leur uniforme » (p.146).

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Et que penser du sacrifice, parfois tout à fait conscient et volontaire, des pilotes d’hélicoptères qui ont multiplié les rotations pour jeter des centaines de tonnes de sable dans le réacteur en feu ? Etait-il un héros, le colonel Vodolajski, comme l'image à laquelle l’homme russe est très souvent invité à s'identifier ? Toujours est-il que, après avoir reçu la dose maximale, il n’a pas voulu être évacué : « Il est resté pour apprendre la technique à trente-trois équipages supplémentaires. Il a fait lui-même cent vingt vols et balancé sur la centrale entre deux cents et trois cents tonnes de sable. Quatre à cinq vols par jour. A trois cents mètres au-dessus du réacteur, la température dans la carlingue atteignait soixante degrés. Vous pouvez vous imaginer ce qu’il en était en bas, pensant la durée de l’opération. La radioactivité atteignait 1800 röntgens par heure. Les pilotes avaient des malaises en plein vol » (p.149).

Je vous laisse deviner ce qu’il en est aujourd’hui du colonel Vodolajski. 

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 16 mai 2016

TCHERNOBYL ET APRÈS

LA SUPPLICATION,

de SVETLANA ALEXIEVITCH

PRIX NOBEL DE LITTERATURE

 

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Si, avec La Fin de l’homme rouge (Lattès, 1998, voir ici 6 et 7 mai), Svetlana Alexievitch avait fait une sorte de terrible bilan du passé communiste de la Russie (bien que beaucoup de témoignages soient bien ancrés dans le paysage tout à fait présent de la « nouvelle » Russie, celle de Poutine, si peu reluisante et charitable au petit peuple), avec La Supplication, elle dessine le tableau de l’horreur absolue qui s’est installée pour des centaines d’années, depuis le 26 avril 1986, dans la région de Tchernobyl.

La Biélorussie a été frappée plus durement que l’Ukraine par l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl : deux millions des citoyens (sur dix que compte le pays) vivaient dans le rayon d’action du nuage qui s’en est échappé. Le lecteur du livre, je vous assure, ne sort pas indemne d’une telle épreuve. Merci aux âmes bien trempées de la partager. Et que les âmes plus sensibles veuillent bien me pardonner. D'ailleurs, l’auteur nous prévient : la catastrophe n’est pas derrière nous, mais devant : « Plus d’une fois, j’ai eu l’impression de noter le futur » (p.35). Froid dans le dos, si on regarde la vérité bien en face.

[Les quelques photos qui parsèment ces billets sont entre autres du photographe Paul Fusco, dont j'ai montré ici quelques autres clichés le 28 avril dernier. Par ailleurs, je signale que je n'ai pas cherché ce qui pouvait bien différencier les rems des curies, les curies des röntgens, les röntgens des becquerels.]

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Et je pense à ce qui attend peut-être un jour les habitants de la région lyonnaise, qui vivent à quarante kilomètres à vol d’oiseau de la centrale de Saint-Vulbas. Mais non, voyons, vous ne risquez rien, on vous dit ! On est en France, on est sérieux. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tendance à ne plus faire confiance aux discours rassurants des thuriféraires du nucléaire (on se rappelle l'inénarrable professeur Pellerin, avec l'énormité fabuleuse de son mensonge au sujet d'un nuage radioactif resté bloqué à la frontière française, sans doute grâce à nos valeureux douaniers et à leurs "petits bras musclés").

Or, en l’état actuel des choses, on est obligé de faire confiance aux concepteurs, aux ingénieurs, aux techniciens, aux constructeurs : ils tiennent nos vies entre leurs mains. On est obligé de croire sur parole une poignée de gens qui détient en son pouvoir le sort de combien de millions d'autres ? Pour devenir antinucléaire, lisez La Supplication de Svetlana Alexievitch. Remarquez, je l’étais déjà bien avant. L’énergie nucléaire est une démence lancée à fond les ballons parmi les hommes.

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La méthode de l’auteur n’a pas varié : de longs entretiens avec toutes sortes de témoins du déroulement de la catastrophe et de ses conséquences à long terme. La différence avec son livre sur le système soviétique et celui qui lui a succédé crève les yeux. On peut dire que la société communiste (et après) était simplement inhumaine, et que la cause en était directement humaine. Alors que Tchernobyl a obligé les hommes à affronter une force incommensurable aux capacités de l’homme.

Car tout ce qui s’est passé après le 26 avril dépasse l’entendement, est totalement inimaginable. L’homme est tout simplement enterré vif : « Le train roule à toute vitesse, mais en guise de machinistes, il est conduit par des cochers de diligence » (p.187), dit Alexandre Revalski, historien, qui ajoute, soudain poète : « Les roues des charrettes s’enlisent dans la boue, mais nous tenons l’oiseau de feu dans nos mains. (…) Voilà de la superbe : nous allons cuire des œufs au plats sur le soleil » (p.186).

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Quant à Valentin Alexeïevitch Borissevitch, physicien, voici ce qu’il dit : « L’homme se détache de la Terre … Il manipule d’autres catégories temporelles et pas seulement la Terre, mais d’autres mondes. L’Apocalypse … L’hiver nucléaire … » (p.194). Un photographe : « Or Tchernobyl est une ouverture sur l’infini » (p.206). Comment l’homme pourrait-il être à la hauteur d’une invention qui outrepasse si absolument ses capacités ? Une enseignante constate : « Mais nous avons toujours vécu dans l’horreur et nous savons vivre dans l’horreur. C’est notre milieu naturel » (p.155).

C’est de la même démesure, celle aussi qu’honnissaient les Grecs de l’antiquité, que parle Günther Anders, à propos de la bombe atomique, dans L’Obsolescence de l’homme. Chez les Grecs, l'ubris (ὕϐρις) était châtiée par les dieux, parce qu'ils avaient le sens du sacré. La science a réussi au vingtième siècle à ressusciter une forme de sacré : la terreur que la bombe H a répandue parmi les hommes en est un signe, peut-être une preuve. 

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Et les consignes draconiennes de sécurité qui règnent sur les centrales nucléaires n'ont-elles pas à voir avec le sacré ? Celles-ci ne sont-elles pas gardées comme des temples, ces enceintes où l'on n'était autorisé à pénétrer qu'en observant un strict rituel de gestes et de comportements, sous peine de sacrilège ? Et les châtiments dont l'atome a déjà puni l'humanité (Hiroshima, Nagasaki, Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima, ...) ne sont-ils pas infligés par une divinité ?

Il y a de la transcendance dans l'atome, cet infiniment petit au potentiel infiniment grand, au service duquel se sont mis de modestes humains en blouse blanche. L'atome est un dieu implacable, fabriqué de toutes pièces par ses adorateurs. De plus, il est interdit de le toucher, d'entrer en contact avec lui : il est incommensurable. De plus, il est indestructible, puisqu'il faudrait l'enfouir au cœur de la Terre pour que l'homme échappe à son action. Et encore, ce n'est pas sûr : la Terre, comme toute la Nature, recèle aussi bien la Vie que la Mort.

La Supplication s’ouvre et se referme sur les témoignages de deux femmes de « liquidateurs ». Le premier est proprement insoutenable. Le mari, qui est pompier, est appelé sur les lieux dans la nuit du 26 au 27. Il y va en chemise, sans chapeau : « Ferme les lucarnes et recouche-toi. Il y a un incendie à la centrale. Je serai vite de retour » (p.11). Il a mis deux semaines à mourir dans d’atroces souffrances (« En quatorze jours, l’homme meurt… »). La femme raconte : « Les selles vingt-cinq à trente fois pas jour ... Avec du sang et des mucosités ... La peau des bras et des jambes se fissurait ... Tout le corps se couvrait d'ampoules ... Quand il remuait la tête, des touffes de cheveux restaient sur l'oreiller » (p.22). Plus loin : « Il avait également fallu couper l'uniforme, car il était impossible de le lui enfiler, il n'avait plus de cors solide ... Il n'était plus qu'une énorme plaie » (p.26).

Et elle, elle ne voit même pas les hideuses transformations physiques de son mari, elle ne voit que l’homme qu’elle aime plus que tout au monde, elle ne le quitte que pour dormir un peu, bien qu’on lui dise et répète que : « Ce n’est plus un homme, mais un réacteur » (p.24). Peu après, elle accouche d’une fille saine, sauf qu’elle a une cirrhose (« Vingt-huit röntgens dans le foie »), une malformation cardiaque, et qu’elle mourra à l’âge de quatre heures.

La femme, qui veut rester anonyme, termine ainsi son témoignage : « Mais moi, je vous ai parlé d’amour … De comment j’aimais » (p.31). Le dernier chapitre n’ajoute rien à cet enfer vécu, à part le fait que, intervenu plus tard sur le site, le mari met un an à mourir. Le chapitre initial et le final sont tous deux intitulés « Une voix solitaire ».

Une autre femme, qui habite Khoïniki (non loin de la centrale), raconte : « Ma fille m’a dit récemment : "Maman, si j’accouche d’un bébé difforme,je l’aimerai quand même". Vous vous rendez compte ? Elle est en terminale et elle a déjà des idées pareilles. Ses copines aussi, elles pensent toutes à cela … Un garçon est né chez des amis à nous. Il était tellement attendu ! Vous pensez, le premier enfant d’un couple jeune et beau ! Mais le bébé a une énorme fente en guise de bouche et pas d’oreilles … » (p.208-209).

Certains disent que l’homme s’adapte à toutes les situations. Je n’y croyais pas, mais après tout, c’est peut-être vrai.

Non, ce n'est pas vrai.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 15 mai 2016

DEUX BLAGUES DE DANY 7/7

SEX TOY

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HAREM

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samedi, 14 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 6/7

HARCÈLEMENT ?

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vendredi, 13 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 5/7

A LA PHARMACIE

Dernière vignette de la planche. La dame est venue se renseigner pour savoir si elle pouvait trouver ici quelque chose contre les rhumatismes, puis Parkinson, puis Alzheimer, puis l'infarctus, puis l'incontinence, et enfin la prostate. La pharmacienne s'étonne : mais pourquoi toutes ces questions ?

Réponse de la dame.

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jeudi, 12 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 4/7

EFFET(S)

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mercredi, 11 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 3/7

MARIAGE

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Tous aux abris !

La publicité débarque sur France Culture !

Voilà, c'est fait. La pub a posé l'ongle du petit orteil !

Pour le moment, c'est à 6 h 30 : les très riches (on parle de l'ISF) sont invités à penser aux paralytiques au moment de payer leurs impôts. Pour le moment, on nous épargne les sourds, les aveugles, les culs de jatte, mais jusqu'à quand ?

J'imagine qu'il attendent de voir les réactions pour y entrer le pied complet !

Moi, c'est simple, messieurs de France Culture, je vous préviens : je coupe le son.

Sur quelle terre VIERGE DE PUB faudra-t-il émigrer ?

HALTE A LA POLLUTION !!!!!!!!!!!!

mardi, 10 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 2/7

FIANÇAILLES

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lundi, 09 mai 2016

UNE BLAGUE DE DANY 1/7

CHAUSSETTES

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dimanche, 08 mai 2016

I'M A POOR LONESOME COWBOY

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CALAMITY JANE (N°30)

samedi, 07 mai 2016

S.A. NOBEL DE LITTÉRATURE

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La Fin de l’homme rouge, livre de Svetlana Alexievitch, est bourré de la souffrance du peuple russe. L’étonnant, c’est que certains communistes intimement convaincus sont restés d’indéfectibles fidèles du Parti, même après avoir passé dix ans dans les camps de travail sibériens, pour avoir dévié si peu que ce soit de la « ligne » officielle, du moins dans l’acte d’accusation que la police rédigeait et, au besoin, fabriquait intégralement pour les besoins de la cause (ce gars qui, sous la torture, avoue qu’il est un espion, puis demande au juge d’instruction pour qui il est convenu d’espionner et qui, face à l’échantillon que l’autre lui présente, opte pour l’espionnage au profit des Polonais). Beaucoup ont toujours ignoré jusqu’au motif réel de cette accusation. 

En tout cas, d’innombrables Russes (et autres) non communistes (ou pas assez), mais aussi des communistes pur jus, ont eu à connaître les camps. Tout le monde a entendu parler du Goulag, acronyme signifiant « administration centrale des camps ». L’URSS en a compté des milliers, répartis sur tout le territoire soviétique (ce que veut dire l' "Archipel" dont parle Soljenitsyne). Parmi eux, celui de Karaganda, où Anna Maïa, architecte de 59 ans, raconte que, petite fille, elle dut y suivre sa mère, qui avait été condamnée, et qu’elle y est, devenue adulte, retournée, dans une sorte de pèlerinage. Ensuite, elle se dit qu’elle n’aurait pas dû. 

Voici ce qu’elle raconte. Elle est assise dans l’autobus, à côté d’un vieillard qui lui parle du camp, autrefois : « "Vous parlez des baraques ? On a détruit les dernières il y a deux ans. Avec les briques, les gens se sont construit des remises, des saunas. Les terrains ont été vendus pour y construire des datchas. On se sert des barbelés pour délimiter les potagers. Mon fils a un terrain ici. Eh bien, vous savez, ce n’est pas très agréable … Au printemps, avec la fonte des neiges et les pluies, des ossements remontent au milieu des pommes de terre. Ça ne dérange personne, on a l’habitude. Ici, les os, c’est comme les cailloux, il y en a partout … On les jette le long des terrains, on marche dessus … On les piétine. On est habitués ! Dès qu’on commence à creuser, ça grouille littéralement …" J’avais le souffle coupé, j’ai cru que j’allais m’évanouir. Le vieux s’est tourné vers la fenêtre : "Tenez, là-bas, derrière ce magasin, ils ont comblé un cimetière. Et là-bas aussi, derrière les bains." Je n’arrivais plus à respirer. A quoi m’étais-je attendue ? A voir des pyramides ? Des monuments funéraires ? » (p.308). A ne pas lire au moment de l’apéro. 

Non plus que cet autre passage, où l’ancien colonel devenu homme d’affaires raconte le mariage qu’il a failli faire, et auquel il a renoncé après avoir rencontré son futur beau-père, dont il restitue les discours tenus un jour de boisson forte : « Je suis un soldat, moi ! On me donnait des ordres, et j’obéissais. J’exécutais des gens. Si on t’en donnait l’ordre, tu le ferais, toi aussi. Tu-le-fe-rais, nom de Dieu ! Je tuais des ennemis. Des saboteurs. Il y avait un papier officiel avec écrit dessus : "Condamné à la mesure suprême de défense sociale". Une sentence du gouvernement … Ah, c’était du boulot, je te dis pas ! Si le type n’est pas tué sur le coup, il s’écroule et il gueule comme un porc … Il crache du sang … Le plus désagréable, c’est de tirer sur quelqu’un qui rigole. Soit il est devenu fou, soit il te méprise. Les hurlements et les jurons, ça pleuvait des deux côtés. Faut jamais manger avant de faire ça. Moi je ne pouvais pas » (p.326-327). 

Plus loin : « Tu sais, c’était rare, mais ça arrivait qu’on tombe sur un soldat à qui ça plaisait de tuer … On le retirait de l’équipe des exécutants et on le mutait ailleurs. On n’aimait pas les gens comme ça ». Pour finir là-dessus : « On oblige la personne à se mettre à genoux, et on tire avec son revolver presque à bout portant dans la tempe gauche … près de l’oreille. A la fin de la journée, on a la main qui pendouille comme un vieux chiffon. C’est surtout l’index qui déguste. Nous aussi, on avait un plan à remplir, comme partout. Comme à l’usine. Au début on n’y arrivait pas. On n’y arrivait pas physiquement. Alors ils ont fait venir des médecins, un conseil de médecins, et ils ont décidé de faire des massages aux soldats deux fois par semaine. Des massages de la main droite et de l’index droit » (p.327). 

Svetlana Alexievitch, dans La Fin de l’homme rouge, a aussi recueilli une riche matière où apparaît, de façon éparse mais relativement nette, le portrait de ce qu’on appelle en général « l’âme russe ». Pour donner une idée approchante de la chose, disons que ce portrait est à même de provoquer chez les féministes exaltées le pire des urticaires virulents. Pensez : les femmes sont très généralement des mères dévouées, y compris pour leurs maris, et les hommes sont tous sommés de se conformer au rôle de héros virils, vodka comprise : « Nos hommes sont des martyrs, ils sont tous traumatisés, soit par la guerre, soit par la prison. Par les camps » (p.255). On voit que j’exagère à peine. 

Ce qui frappe aussi, au moment de l’effondrement de tout le système soviétique en 1991, c’est la rapidité avec laquelle les voisins, russes et autres, sont devenus des ennemis. Du jour au lendemain, les Géorgiens, les Tadjiks, les Abkhazes, se sont jetés sur les Russes, brutalement considérés comme des étrangers ou des envahisseurs. Ils les ont chassés, parfois tirés comme des lapins. Alexievitch raconte l’histoire de cette femme qui a épousé un Russe, que son propre frère agonit d’injures pour ce seul motif. Je ne me rappelle plus s’il le tue. 

On reconnaît le mécanisme qui a dressé les uns contre les autres, dans les années 1990, les Serbes contre les Croates ou les Bosniaques : ce fut brutal. Des voisins qui jusque-là vivaient en bonne entente, se mariaient et avaient des enfants ensemble, se retournent contre des voisins. Cela reste tout à fait incompréhensible : pourquoi la vie en bon voisinage devient-elle, du jour au lendemain, impossible, insupportable, inenvisageable ? Qu’est-ce qui fut mis sous le couvercle, pendant ces dizaines d’années ? Qui peut m’expliquer ? Cela dépasse l’entendement. 

Dernier point à mentionner : le tableau que peint Svetlana Alexievitch de la vie quotidienne des gens simples, du petit peuple, que cela soit dans le régime soviétique ou après la chute de l’Empire, ne change guère. Certains considèrent même que leur situation nouvelle est pire qu’avant. Si la « perestroïka » a suscité l’enthousiasme, la façon dont toutes les entreprises publiques, après 1991 (Boris Eltsine), tout ce qui faisait le « bien commun » ont été dépecés, les remplit d’une profonde amertume, eux qui sont obligés de courir à droite et à gauche toute la journée, simplement pour trouver le moyen de survivre. 

La fortune insolente et soudaine de ceux qu’on n’a pas tardé à appeler les « oligarques », les pouvoirs exorbitants que la richesse leur donne, sont proprement écœurants. Beaucoup ne les considèrent pas autrement que comme des gangsters. Est-il vrai que Vladimir Poutine, le « capo dei capi », en quelque sorte, possède quarante datchas ? Que sa fortune personnelle se monte à plusieurs milliards de dollars ? Le plus étonnant, dans certaines pages, c’est que beaucoup regrettent non pas le communisme, mais la perte de l’idéal exaltant auquel ils croyaient et qui les motivait. 

Si La Fin de l’homme rouge ne ressemble pas à ce qu’on a coutume de nommer littérature, le travail de collecte auquel s’est livrée Svetlana Alexievitch pour composer ce livre aboutit à cet objet littéraire, certes non identifié, mais d’une puissance d’évocation que j’ai rarement rencontrée dans des romans plus traditionnels. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 06 mai 2016

S.A. NOBEL DE LITTÉRATURE

SVETLANA ALEXIEVITCH

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Quel livre terrible que La Fin de l’homme rouge, ce gros livre (542 pages grand format) de Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature. Pour situer le cadre, disons que l’auteur s’est faite journaliste pour recueillir des dizaines de témoignages, chez les gens les plus divers, en les interrogeant non sur l’URSS, Staline ou le Communisme, mais sur la façon dont leur vie quotidienne se déroulait concrètement. On n’est pas dans les généralités abstraites et les grands principes. On est dans la réalité tangible d’existences particulières. 

Svetlana Alexievitch a fait de cette façon de procéder une véritable méthode de composition littéraire. Les fines bouches pourront bien dire qu’en laissant la parole à d’autres, l’auteur évite d’avoir à surmonter l’épineux problème de l’écriture et du style, et qu’à la limite, ce n’est donc pas de la littérature. Certes. 

Je répondrai que l’empilement de témoignages qui sont autant de cas particuliers, formulés dans des registres de langue extrêmement divers (du populaire au très soigné), finit par produire un effet saisissant de généralité, dont se dégage un vrai point de vue sur un monde, à la fois vaste et profond, comme dans les romans de Balzac. Comme dans la grande littérature. Une plongée terrifiante au cœur de la vie dans le système totalitaire mis en place par Staline (mais déjà, Lénine avait montré ce dont il était capable). 

Ce que les gens racontent dans le micro de l’auteur recouvre une période de temps très large, qui va, en gros, de la « grande guerre patriotique » (1941-1945), et même un peu avant, à nos jours, y compris le moment de bascule du communisme au capitalisme, que la phase de transition qui s’est appelée la perestroïka (Gorbatchev) a sinon provoqué, du moins facilité. Quelques interlocuteurs évoquent, au sujet du dernier maître du Kremlin communiste, la « faiblesse » de Mikhaïl Gorbatchev. 

C’est vrai que, vu rétrospectivement, le système soviétique finissant ne tenait plus que par l’extrême rigidité de ses structures bureaucratiques, et Gorbatchev a peut-être commis l’erreur de juger qu’on pouvait instiller une dose de souplesse dans un édifice qui, sclérosé de la base au sommet, n’attendait qu’une chiquenaude pour s’écrouler brutalement : « Sans Terreur, tout va s’écrouler en un clin d’œil » (p.324), dit assez justement un ancien exécuteur politique, qui s’était fait prescrire des massages de la main droite pour soigner les crampes qu’il avait le soir, quand il avait dû appuyer trop souvent sur la queue de détente (c'est le vrai nom de la "gâchette") de son revolver dans la journée, dans les caves de la Loubianka. 

Reste que le livre de Svetlana Alexievitch, en offrant au lecteur de plonger dans l’avant et dans l’après, permet de mesurer la profondeur et l’intensité du malheur auquel le peuple russe, dans son immense majorité, semble destiné. Toutes sortes de « profils » s’y côtoient, du plus humble ouvrier jusqu’à l’ancien colonel devenu un entrepreneur prospère (émigré au Canada). 

Les récits où la cruauté du système soviétique apparaît en pleine lumière sont légion. Par exemple celui-ci, d’un homme dont la femme a été arrêtée par le NKVD, comme beaucoup de ses amis : « A la dernière réunion du Parti, quand on avait récité la litanie des félicitations au camarade Staline, toute la salle s’était levée. Il y avait eu une tempête d’ovations. "Gloire au camarade Staline, l’organisateur et l’inspirateur de nos victoires ! Gloire à Staline ! Gloire à notre Guide !" Cela a duré un quart d’heure, une demi-heure … Tous les gens se regardaient, mais personne ne voulait être le premier à se rasseoir. Ils restaient assis. Et, je ne sais pas pourquoi, je me suis assis. Machinalement. Deux hommes en civil se sont approchés de moi : "Pourquoi vous êtes-vous assis, camarade ?" Je me suis levé d’un bond » (p.211). Inutile de dire que les ennuis ne faisaient que commencer. Sur le bureau du juge d’instruction, il reconnaît l’écriture de son voisin dans la lettre qui le dénonçait, celui qui a ressorti à la police, mot à mot, les conversations que sa femme et lui avaient en sa présence. 

Dans la cellule de cinquante personnes où il est enfermé, il raconte l’histoire drôle qui a envoyé son narrateur dans les griffes de la police politique : « Il y a un portrait de Staline au mur, un conférencier fait un exposé sur Staline, un chœur chante une chanson sur Staline, un artiste déclame un poème sur Staline … Qu’est-ce que c’est ? Une soirée consacrée au centenaire de la mort de Pouchkine ». Ce genre d’histoire abonde dans le livre, et donne une idée de la glaciation totalitaire qui a immobilisé le pays tout entier pendant soixante-dix ans. 

Les seules échappatoires qui offraient aux gens une issue de secours, une soupape de sûreté, étaient l’alcool, les livres et la cuisine. Pas le mitonnage de petits plats, mais la pièce où on les prépare. Les « réunions » qui s’y déroulent n’ont rien d’officiel, et c’est le seul endroit où les propos sont à peu près libres, si l’on excepte les délateurs possibles, mais aussi les éventuels micros, vers lesquels on se retourne parfois, par défi, pour s’adresser au flic censé écouter. 

Autre histoire de dénonciation, p.87 : deux femmes sont très amies, elles ont chacune une fille. L’une, un jour, quand elle est arrêtée, demande à l’autre de veiller sur sa fille. Dix-sept ans après, quand elle revient, elle baise les pieds de son amie, pour avoir veillé sur l'enfant. Et puis un jour où elle peut consulter le dossier qui l’a envoyée en camp, quand elle découvre que la lettre de dénonciation avait été écrite par cette « meilleure amie », elle se pend. 

Autre histoire encore : « Mais oncle Vania est revenu … Sans dents, avec une main desséchée et un foie hypertrophié. Il a recommencé à travailler dans son usine, au même poste, il était dans la même pièce, le même bureau … (Il allume une autre cigarette.) Et celui qui l’avait dénoncé était assis en face de lui. Tout le monde le savait, et oncle Vania le savait aussi … Ils allaient aux réunions et aux manifestations, comme avant » (p.321). 

Sans commentaire. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 05 mai 2016

VIVE L'OBSCURANTISME !

Est-ce que la liberté de conscience peut se résumer à l’attitude de cette dinde égyptienne qui déclame du rap ou du slam avec un mignon voile rose sur les cheveux ? Qu’on le veuille ou non, le voile sur les cheveux, parfois même sur le front, voire le visage, et même le corps entier (mains gantées de noir), est devenu un symbole.

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KABOUL, années 1970.

Celui de l’immense régression que l’islam fait subir au monde civilisé depuis l’arrivée de l’imam Khomeiny au pouvoir en 1979. Pour une raison globale très simple à formuler : la religion musulmane ne tolère pas qu’un musulman puisse envisager de quitter la religion musulmane.

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Etudiants, KABOUL, années 1970.

Quand tu es musulman, c’est jusqu’à la mort. Quelle belle chose que le principe de tolérance, qui va jusqu’à tolérer une religion intolérante.

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TÉHÉRAN, années 1970.

Curieux retournement d’un principe inventé par les philosophes des Lumières : l’intolérance venait d’en haut. C’est au roi qu’ils s’adressaient pour exiger de la tolérance.

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LE CAIRE, Université, 1978.

Comment faut-il considérer les belles âmes tolérantes, adeptes du multiculturalisme, qui jugent légitimes les revendications d’une communauté musulmane qui refuse d’accorder à quiconque le droit de la quitter ? Au mieux des malvoyants, malentendants ou malcomprenants (cf. les euphémismes brocardés en son temps par Guy Bedos). Au pire ... Oui, au fait : au pire ?

Voilà ce que je dis, moi.

Dernière minute : pendant la tolérance, l’offensive continue. Le prochain maire de Londres a bien des chances de s’appeler Sadiq Khan. Il est musulman. Il paraît que c’est un musulman modéré (il a voté pour le mariage homosexuel !). Je ne sais pas pourquoi cette histoire me rappelle le conte de Grimm « Le loup et les sept chevreaux », dans lequel le loup pose à la fenêtre une patte toute blanche de farine aux chevreaux qui, mis en confiance, lui ouvrent la porte. Avec Sadiq Khan, l’islam montre patte blanche. Londres est en train de nous jouer le scénario imaginé par Michel Houellebecq pour la fin de Soumission.

mercredi, 04 mai 2016

LES GANGSTERS AUX PARADIS

ZUCMAN GABRIEL RICHESSE CACHEE.jpgDans un premier temps, tout ce qui grenouille autour de la finance mondiale (cabinets d’audits, avocats d’affaires, experts comptables, fraudeurs du fisc, en général considérés comme des gens très propres sur eux, parce qu’on ne demande jamais à voir l’intérieur) doit considérer Gabriel Zucman comme un communiste enragé, comme un véritable danger pour le « climat » de leurs affaires, petites et grosses. 

Et puis tous ces gens gravitant autour de l’argent réfléchissent un moment. Ce moment écoulé, ils sont convaincus que Gabriel Zucman est le type même du gars parfaitement inoffensif, et que leurs affaires ne sont pas près de pâtir de la publication de son livre, La Richesse cachée des nations (Seuil, 2013). C’est simple : ils se rendent compte que toutes les solutions que propose l’auteur pour mettre fin à la dictature que la finance impose à la marche du monde n’ont strictement aucune chance d’être un jour appliquées. 

Juste le temps, on ne sait jamais, de prendre quelques précautions pour mettre le magot à l'abri des curieux et, on ne sait jamais, de « réactiver les réseaux » de leur influence, comme les journalistes français ont l'habitude de dire pour parler des intentions des hommes politiques soucieux de donner un coup d'accélérateur à leur carrière. Je goûte fort le cliché journalistique, je veux dire le lieu commun de la profession, dont je laisse à d'autres le soin de faire l'exégèse.

Pour tout dire, je goûte fort la façon débonnaire, ingénue et candide dont les journalistes français se font les échos et même les porte-voix des « éléments de langage » mis au point par les cabinets de communicants des hommes politiques. Une telle niaiserie bénévolente plaide en faveur de leur naïveté intrinsèque, en même temps qu'elle met en évidence la paresse intellectuelle et la pusillanimité qui règnent en maîtresses dans la profession.

Leur panique n’aura donc duré qu’un instant, qui a suffi pour qu’ils aperçoivent le gouffre qui les attendait si les grands Etats du monde s’entendaient pour mettre en œuvre les mesures proposées par l’auteur pour assainir le système financier qui enserre dans ses griffes le monde actuel, mesures d’une simplicité aveuglante et d’une radicalité insoutenable. 

Que dit Gabriel Zucman dans ce tout petit livre percutant (114 p.) ? Il part de constats et d’analyses précis du phénomène d'évasion et de fraude fiscale, qui lui permettent d’évaluer les sommes qui échappent à l’impôt, c’est-à-dire qui constituent, à dire les choses comme il convient, un flagrant délit de vol de la richesse des Etats par les « ultrariches », ceux que Thomas Piketty nomme le « centile », voire le « millime » supérieur. Il arrive à 5.800 milliards d’euros. Le plus fort, c’est que c’est crédible, parce qu’argumenté. 

Car comme son maître de thèse, Thomas Piketty en personne si j’ai bien compris, il peaufine à la petite scie les contours et les traits de sa méthodologie : ce que je dis n’est pas l’exacte vérité mais, en l’état actuel de la documentation disponible, c’en est la moins mauvaise approximation. Gabriel Zucman attend paisiblement le contradicteur. Il se conforme au précepte rayonnant de Jean-Sébastien Bach : celui qui travaillera autant que moi atteindra un résultat comparable. 

Qu’est-ce qui permet aux fraudeurs de frauder le fisc ? Le secret bancaire. A cet égard, le cas de la Suisse est exemplaire. Le plus surprenant, c’est que l’auteur (on est en 2013, ça a peut-être évolué depuis) soutient que les concessions des banques suisses aux exigences de l’administration fiscale américaine sont de la poudre aux yeux : les Suisses auraient en effet multiplié les filiales délocalisées, qui diluaient à l’infini leur responsabilité dans les fraudes éventuelles des contribuables américains : « Une grande partie des banques domiciliées à Singapour ou aux îles Caïmans ne sont autres que des filiales d’établissements suisses » (p.33). 

Tout commence donc en Suisse. Mais, dès qu’il a entendu dans l’air du temps souffler un vent mauvais (« contrôle », « régulation », « fiscalité », etc.), l’argent s’est fait pousser des ailes pour aller s’abriter sous des cieux plus cléments et moins regardants : Hong Kong, Iles Vierges britanniques, Panamá, Iles Caïmans, etc. 

Gabriel Zucman décrit aussi avec précision les mécanismes sophistiqués qui permettent aux plus fortunés de la planète de soustraire leurs revenus aux mauvais appétits des Etats légitimes. D’abord la délocalisation de ses fonds, par l’ouverture de comptes « offshore » (expatriés). 

Puis l’interposition entre les fonds et leur propriétaire de plusieurs couches de « sociétés-écrans » situées en divers « endroits sûrs » du monde, et dont la stratification permet de rendre invisible le possesseur en dernier ressort : « … bien que formellement domiciliées aux îles Vierges, les sociétés-écrans sont dans la plupart des cas créées depuis Genève ». Je passe sur les détails, pour arriver au plat de résistance : le Luxembourg. 

S’il y a quelque chose à retenir de ce livre, en dehors des solutions proposées, c’est en effet le « cas luxembourgeois ». Gabriel Zucman n’y va pas par quatre chemins : « Colonie économique de l’industrie financière internationale, le Luxembourg est au cœur de l’évasion fiscale européenne et paralyse la lutte contre ce fléau depuis des décennies » (p.92). 

Ce pays de 500.000 habitants a fait quelque chose d’absolument inouï : « Si le Luxembourg a réussi à devenir l’une des premières places financières mondiales, c’est en commercialisant sa propre souveraineté. A partir des années 1970, l’Etat s’est lancé dans une entreprise inédite : la vente aux multinationales du monde entier du droit de décider elles-mêmes de leurs propres taux d’imposition, contraintes réglementaires et obligations légales ».

Le pire, c'est que la richesse produite par l'industrie ne profite absolument pas au citoyen luxembourgeois, puisque, une fois déflaqué le montants des rapatriements financiers des multinationales installées là, il faut diminuer le PIB de 30% pour trouver ce qui va vraiment au pays.

Traduction : l’Etat luxembourgeois a accepté de disparaître en tant qu’Etat, pour se muer en commerçant. Il n’y a plus de nation luxembourgeoise. Il faudrait l’exclure de l’UE, nous dit l’auteur. J’attends les réactions des grands partenaires européens. Pour voir. A mon avis, Jean-Claude Junker peut dormir tranquille jusqu’à la fin des temps. Même chose en ce qui concerne l'échange automatique des données bancaires : le principe est magnifique, encore faut-il que tout le monde accepte de le mettre en pratique, si l'on veut qu'il devienne efficace.

L'efficacité. La faiblesse du livre, elle est là. Certes, Gabriel Zucman nous dit que rien n’y est utopique des propositions qu’il fait, mais il se garde d’examiner la question de savoir si celles-ci ont des chances de faire l’objet d’un consensus général. Première solution pour mettre fin à l’évasion fiscale : mettre en place un « cadastre financier mondial », calqué sur ce qui se fait en matière de propriété foncière : « … un registre mondial des titres financier indiquant sur une base nominative qui possède chaque action et chaque obligation ». Certes, certes. On peut rêver. J'imagine bien la ribambelle des prête-nom révéler l'identité des messieurs pour lesquels ils ont laissé utiliser leur nom. 

Deuxième solution : créer un « impôt mondial sur le capital », un « impôt global progressif sur les fortunes ». Mais bien sûr, monsieur, tout le monde va se précipiter à la table mondiale pour signer. Là encore, on peut rêver. Troisième solution : un impôt mondial sur les sociétés. Je n’entre pas dans les détails, qu’on sache seulement que chacune de ces propositions est soigneusement étayée et argumentée par l’auteur. 

Voilà. Un livre d’une solidité à toute épreuve pour ce qui est du constat, de l’analyse et des propositions. Le seul petit problème, c’est qu’on a l’impression qu’il a été rédigé sous la protection d’une bulle : il suffit de regarder où en sont les rapports de force et les processus en cours pour se dire que non, il n’a aucune chance d’en voir un jour le contenu transposé dans la réalité. 

Et je doute fort que les "Panama papers" changent quoi que ce soit à la situation. Ni les "Nuits debout". Ni l'action opiniâtre de Paul Jorion.

C'est regrettable, mais.

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 03 mai 2016

LE RYTHME, LE COLLECTIF ET LE PUBLIC

004.jpgAvec John Mayall et son groupe (Blue Mitchell, Clifford Solomon, Larry Taylor, Ron Selico, Freddy Robinson), l’événement rythmique collectif se produit dans « Good times boogie », et dure environ une minute, à partir de 5’15". C'est là que les gars cessent de jouer une musique qu'ils ont apprise : ils se sont trouvés ! A ce moment, ils sont devenus la musique en personne. En nom collectif. Mais ce qui se passe sur scène vient aussi de ce qui se passe avec la salle. 


Cela ne s'explique pas. Et ça ne dure pas, les instants à saisir par les oreilles. J'ai eu le même sentiment en entendant « What is this thing called love ? » par le trio Jarrett, Peacock, DeJohnette (c'est dans Whisper not, Paris, 1999, à partir de 8'33", quand Jarrett réduit son piano à un "Salt Peanuts" répétitif et discret, pour accompagner la fin du solo de Peacock, mais surtout l'effervescent solo de DeJohnette à la batterie, on ne peut pas s'y tromper : c'est à la reprise du thème que le public, n'en pouvant plus, éclate).

Ce qui m’intéresse dans « Mile 0 », dans le disque Uzeb live in Europe, c’est, en même temps que003.jpg l’événement collectif, la guitare basse d'Alain Caron qui, pendant presque tout le morceau (elle se tait parfois) et de sa technique assez particulière, fouette l’oreille de son timbre ultramétallique, comme un plectre impitoyable. La composition du morceau dans son ensemble, le thème principal en particulier, n’enlève rien à cette impression d’entraînement irrésistible.

Là encore, l’enthousiasme du public fait une bonne part du travail. C'est comme le professeur, quand il est face à une classe d'excellence. De deux choses l'une : soit il s'écrase comme une bouse de vache. Soit il se transcende et devient plus grand que lui-même, gravant quelques moments inoubliables dans quelques mémoires, à commencer par la sienne.


Il n’y a pas à tortiller du croupion, la présence active du public lors de l’enregistrement donne corps et consistance à la croyance, comme une confirmation éclatante, que j'ai raison de vibrer à ce que je suis en train d’écouter. 

001.jpgIl se produit quelque chose d'analogue quand j'écoute, de l'immense Oum Khalsoum (Om Kalsoum, Om Khaltoum, Oum Khoultoum ou comment que son nom s'écrive), l'enregistrement public de "Ana Fe Entezarak" (46'35"), de "Ahl El Hawa" (45'35") ou de "Keset El Ams" (mon préféré, 58'30") : l'enthousiasme des hommes qui sont là m'explique quelque chose de ce qu'il faut entendre et retenir du chant de "la perle de l'Orient". C'est précisément pourquoi je n'ai d'elle que des enregistrements publics.

Ou quand j'écoute "Sweet and lovely" (Erroll Garner, Eddie Calhoun, Kelly Martin,002.jpg 5'35"), qu'on trouve dans One world concert, en entier, mais attention à partir de 3'47" : à un moment donné, il se passe quelque chose du côté de la pulsation et de la syncope. Là encore, c'est à saisir, parce que ça ne dure pas.

Sans public, un artiste n'est rien qu'une sale manie. C'est Brassens qui le dit, dans "Le mauvais sujet repenti" (la chanson qui finit par le délicieux : "Comme je n'étais qu'un salaud, J'me fis honnête"). C'est le même Brassens qui chante « Si le public en veut, je les sors dare-dare. S'il n'en veut pas, je les remets dans ma guitare, Refusant d'acquitter la rançon de la gloire, Sur mon brin de laurier, je m'endors comme un loir » (on a reconnu les "Trompettes de la renommée").


Il a raison. Brassens a toujours raison. Même quand il a tort. Il a un vrai public. C'est même pour ça que Brassens a pu devenir Tonton Georges.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 02 mai 2016

LA VOIX D'ALLAIN LEPREST

La voix d’Allain Leprest diffère de celle du dernier Johnny Cash, parce qu'elle ajoute à la même rugosité ravinée du terrain sur lequel elle se déplace, une sorte de plénitude lumineuse, dans laquelle on croit entendre à la fois tout le drame de l’existence humaine, la certitude que seule la fraternité sauvera les hommes et une tonalité désespérée devant l’impossibilité de changer quoi que ce soit au destin de l’humanité.


C’est tout au moins comme ça que j’entends « Le temps de finir la bouteille », une chanson (parmi les mille que le chanteur a composées) au texte puissamment chargé de poésie : dans la bouteille, les images d’un rêve fou, forcément conjugué au futur antérieur (que pensez-vous de « Le temps de finir la bouteille, j'aurai enfanté mes parents » ?). Et puis après, quand on a dessoûlé ... Si vous ajoutez l'intensité de la présence scénique du bonhomme, vous aurez une idée de ce que c'est, un artiste. Comme disait Céline : c'est celui qui "met sa peau sur la table".

Allain Leprest, on peut le dire, a mis sa peau sur la table.

Il se dégage de l'ensemble une impression de grande cohérence. L'impression d'une existence entièrement une, d'un univers bien en place, où tous les éléments s'agencent et s'emboîtent selon une belle logique.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 01 mai 2016

LA VOIX DE JOHNNY CASH

Johnny Cash est mort en 2003. Sa discographie (55 albums) est impressionnante. Aux Etats-Unis, une institution, un monument. En 2000, il enregistre « American III : solitary man ». Ce n’est pas le dernier, mais pas loin. La voix, d’insolente, joyeuse, presque arrogante qu’elle était, est devenue caverneuse, grave, presque sombre. Exactement le genre de voix qui a ma préférence : pas un terrain plat, mais creusé, raviné, accidenté. Une voix sur laquelle les orages de la vie sont passés.

Celle de Johnny Cash s’est dotée de vibrations, comme une espèce de tremblement, presque une fêlure qui la fait résonner dans un registre mélancolique, propre à la nostalgie de quelqu'un qui se retourne sur tout le chemin parcouru, et qui semble regretter d'être bientôt au bout. La version qu’il donne de « Nobody » (Egbert Williams) est tout simplement saisissante.


Pour faire bonne mesure, on peut écouter dans la foulée celle qu'il donne de « Oh come, angel band » (Jefferson Hascall), air popularisé en leur temps par les Stanley brothers, qu’on entend dans le drôle de film (comme d'habitude) des frères Cohen O brothers, where are thou ? (2000). 




On dira ce qu'on voudra des Amerloques, de leur foutue Holy Bible et de leur infernale piété envers Dieu et l'argent, mais pour ce qui est d'harmoniser les voix et de chanter en chœur, alors là, les paroissiens de Saint-Denis de la Croix-Rousse peuvent toujours s'aligner, avec leurs chevrotements moroses, comme s'ils avaient honte d'être là. Comme s'ils ne tenaient pas à ce qu'on les entende.

Ceux qui ne sont pas convaincus qu'il faut apprendre à harmoniser les voix et à chanter en chœur avec ferveur pour devenir un bon prosélyte, peuvent écouter Alison Krauss (et al., comme on dit) dans la version qu'elle donne de « When I went down to the river to pray », choisie par les frères Cohen pour figurer dans leur film. 


C'est à se demander s'il y aurait autant d'athées en France si les croyants de France avaient appris à chanter comme ça. Je veux dire avec un peu de savoir-faire, de conviction et de fierté.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 30 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

LASCH LE MOI ASSIEGE.jpg2 

Alors maintenant, comment Christopher Lasch analyse-t-il l’évolution des pratiques picturales après 1950 ? 

« Les équipements d’enregistrement modernes monopolisent la représentation de la réalité, mais ils brouillent également la distinction entre réalité et illusion, entre le monde subjectif et celui des objets, gênant par là même les artistes lorsqu’il s’agit de se réfugier dans le fait brut du moi, comme le disait Roth. Pas plus le moi que son environnement n’est plus un fait brut. » Christopher Lasch, Le Moi assiégé, p. 135. On a déjà croisé une telle idée. On sait qu'elle vient de Guy Debord et de sa Société du spectacle : tout au long de notre existence, toutes nos perceptions (enfin, la plupart) nous parviennent aujourd'hui médiatisées sur un écran où se projettent des images élaborées par d’autres instances que nous-mêmes. Nous n'avons plus d'expérience directe du monde.

« L’artiste romantique projetait des mots et des images dans le vide, en espérant imposer l’ordre au chaos. L’artiste postmoderne et postromantique les voit comme des instruments de surveillance et de contrôle. » C’est l’écrivain William Burroughs qui inspire ici Lasch. 

Mais surveillance et contrôle ont été rendus possibles par la généralisation des sciences dites « humaines », au premier rang desquelles on trouve bien sûr la psychologie et la sociologie : « L’observation scientifique et sociologique abolit le sujet en faisant de lui le "sujet" d’expériences censées faire apparaître sa réaction à divers stimuli, ses préférences et ses fantasmes privés. Sur la foi de ses découvertes, la science construit un profil composite des besoins humains sur lesquels elle pourra baser un système (envahissant bien que pas ouvertement oppressif) de régulations comportementales » (p.141). "Régulations comportementales" ? On ne peut être plus clair, me semble-t-il, sur le processus d'asservissement des individus par un système devenu complètement anonyme, du fait que tout ce qui sert à connaître l'homme (les sciences humaines) fournira plus tard des outils perfectionnés pour le contrôler.

L’auteur puise la substance de ce raisonnement chez l’Anglais J.G. Ballard. La préoccupation que ce dernier exprime dans ses romans n’est autre que le processus d’onirisation de la vie, qui résulte de la « saturation de l’environnement par les images et l’effacement consécutif du sujet », tel qu’on peut en voir la manifestation dans le travail d’artistes comme Robert Rauschenberg, Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Jasper Johns, Robert Morris.

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Que ce soient une vignette de BD (Lichtenstein), une aiguille et son fil ou une pince à linge (Oldenburg), l’agrandissement démesuré (x 1000 ou 10000, pour le moins) de l’objet lui fait perdre sa matérialité utilitaire et le coupe de toute réalité concrète. Ce qui fait perdre toute possibilité pour l'œuvre d'art de signifier quoi que ce soit. Sans parler de l'infinie dérision dont de telles œuvres sont porteuses. Il se produit le même phénomène de déréalisation dans la multiplication de la boîte de Campbell Soup ou du portrait de Marylin (Warhol). Il est désormais admis que l’ « œuvre d’art » vole de ses propres ailes, loin de toute basse réalité, offrant au gré des caprices de l’artiste tel objet trivial à l’adoration des foules. On peut voir là une forme de prosternation devant le dérisoire : Clement Greenberg « croyait quant à lui que l’art ne devait jamais tenter de renvoyer à quoi que ce soit en dehors de lui-même ». 

Un tel courant a pour conséquence (c’est peut-être le but poursuivi par ces artistes) de dépersonnaliser l’œuvre d’art et d’éliminer la subjectivité (Sol Lewitt), tendant à « brouiller la frontière entre illusion et réalité ». Cette conception de la création artistique procède évidemment des coups inauguraux que Marcel Duchamp, en son temps, a portés au statut de l’artiste. On traitait André Breton de "Pape du surréalisme". Duchamp peut à bon droit être qualifié d' "Empereur du ready-made". Refusant de signer des « chefs-d’œuvre » au bas desquels il serait fier d’apposer sa signature, Duchamp voulut en finir avec la « confiscation » de la créativité par les seuls individus « créatifs ». Idée a priori généreuse et démocratique. 

Mais c'est du flan, une vaste blague, une farce grotesque et un désastre général, en vérité, car on sait ce qu’il en est advenu : non seulement le monopole n’a pas été mis à bas, mais il est à présent accaparé, non par des créateurs authentiques, mais par des individus qui se contentent de commercialiser une « idée » artistique, si possible spectaculaire (le bleu de Klein, l’outre-noir de Soulages, la Campbell Soup de Warhol), quand ce n’est pas par de vulgaires hommes d’affaires (Jeff Koons était courtier en matières premières à Wall Street, avant d'être embauché dans la domesticité au service du milliardaire François Pinault). 

Il est bien loin, le temps où la société demandait à l’artiste d’administrer la preuve de son savoir-faire et de sa maîtrise technique dans l’art de peindre. Aujourd’hui, tout individu (je ne dis pas "artiste", car tout le monde est concerné par l’appel) un peu astucieux devient une start-up potentiellement dotée d’un bel avenir commercial : sois assez ingénieux pour créer toi-même ton propre « créneau ». Il ne s’agit certes pas du même savoir-faire. 

Christopher Lasch se réfère à un essai du philosophe allemand Walter Benjamin, suicidé en 1940 à la frontière franco-espagnole, L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique. Qui dit production en série dit forcément société industrielle, société de consommation, société de masse. Chaque tendance de l’art contemporain va s’inscrire dans un « créneau » précis, celui qui lui est dévolu sur le marché d’une consommation donnée. Que cela s’appelle « minimal art », « systemic painting », « optical art », « process art », « earth art » ou conceptualisme, tous participent de ce mouvement de déconstruction (de « démystification »). Et chacun, bien rangé dans sa case, occupe le « segment de marché » qu’il a réussi à s’ouvrir. 

Christopher Lasch conclut logiquement à la « fusion du moi et du non-moi », sorte d’indifférenciation des moi, des êtres et des choses, un monde où les distinctions sont abolies, « un monde où tout est interchangeable ». C’en est au point que « la survie de l’art, comme de toute autre chose, est devenue problématique », au motif « que l’affaiblissement de la distinction entre le moi et son environnement – développement fidèlement consigné par l’art moderne jusque dans son refus de devenir figuratif – rend le concept même de réalité, ainsi que celui du moi, de plus en plus indéfendable » (p.155). 

Ce qui arrive arrive, ce qui existe existe, ce qui est là est là, c’est tout : il n’y a plus rien sous la surface des choses, toute substance, tout contenu sont révocables, l’unité de la personne est pulvérisée (« Puisque l’individu semble être programmé par des agences extérieures – ou peut-être par sa propre imagination exaltée – il ne peut être tenu pour responsable de ses actes »), l’insignifiance triomphe. Il n'y a plus que de pures apparences : images fabriquées par des gens de métier, et déconnectées de tout contenu humain réel. L'homme en personne devient virtuel.

Les artistes de la fin du 20ème siècle commentent leurs propres œuvres et le « geste » qui les y a conduits comme s’ils inventaient un nouveau monde. Mais c’est une simple grimace. N’est pas Christophe Colomb qui veut.

Au total, Christopher Lasch, en regardant l’évolution de l’art contemporain, semble contempler un champ de ruines. Difficile, je crois, d’aller plus loin dans la dénonciation de l’impasse où se sont engouffrés les artistes depuis cinquante ans et plus. 

Plus radical que Christopher Lasch, tu meurs. 

Voilà ce que je dis, moi.

vendredi, 29 avril 2016

CHRISTOPHER LASCH ET L'ARCON

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Je reviens une dernière fois sur Le Moi assiégé, de Christopher Lasch (voir 16 et 19 avril), pour voir un peu ce qu’il pense de l’art contemporain. C’est un sujet qui me tient à cœur. Il regroupe différents courants et tendances sous l’appellation d’ « esthétique minimaliste » (le titre original du livre est The Minimal Self). Et on peut dire que, même s’il ne porte pas trop de jugements de valeur, on comprend que toute son analyse aboutit à une conclusion simple : tout ce qu’on appelle art contemporain est dans un sale état. Et il ne faut pas chercher l'origine de cette situation ailleurs que dans la civilisation, elle-même dans un sale état. 

On comprend que les optimistes qui croient dur comme fer dans les vertus progressistes et émancipatrices du Progrès, de l’innovation technologique et autres contes de fées, évitent tant que faire se peut de lire les livres de Christopher Lasch : le tableau qu’il dresse du monde qui est le nôtre n’a en effet rien à voir avec celui dont ils s’ingénient à faire la promotion, jour après jour, et sur lequel leur pinceau suave dessine toutes les promesses mirifiques dont ils nous assurent que le monde futur les comblera au-delà même de nos espérances. 

La lecture de Christopher Lasch, à cet égard, est profondément démoralisante. Pan après pan, il ôte en effet le resplendissant habit de lumière dont les promoteurs de l’avenir radieux revêtent des illusions avant d’en refourguer le « grand récit » aux foules, priées de croire que le monde s’achemine sans faiblir vers toujours plus de mieux (Jacques Higelin le chantait : « Aujourd’hui peut-être, Demain ça sera vachement mieux », dans "Alertez les bébés", 1976). Sur la question, tout le monde devrait avoir lu Le Seul et vrai paradis : nul doute que le mythe du Progrès en prendrait un sale coup derrière les oreilles. 

Le monde de l’art ne pouvait évidemment pas rester à l’abri des bouleversements, des chambardements et autres destructions qui ont fait du 20ème siècle celui de la guerre militaire, politique et économique, bien que les critères auxquels se conformaient les artistes eussent déjà connu quelque bouleversement quand la 1ère guerre mondial s’est déclenchée. C’est sans doute pourquoi Christopher Lasch intitule la partie de son ouvrage où il aborde la question de la création artistique « L’esthétique minimaliste : art et littérature à l’époque de l’extrême ». 

L’idée d’extrême est cruciale à ses yeux : « L’art contemporain est un art de l’extrême non pas parce qu’il prend des situations extrêmes comme sujets – encore qu’une grande partie de l’art contemporain le fasse – mais parce que l’expérience de l’extrême menace jusqu’à la possibilité même d’une interprétation de la réalité par l’imagination » (p.132). Bien d’accord avec l’auteur, qui ajoute juste après : « Le seul art qui semble adapté à une telle époque (à en juger par l’histoire récente de l’expérimentation artistique) est un anti-art, ou art minimal », dont la caractéristique première n’est pas forcément le minimal comme style, mais la « restriction drastique de son champ de vision ». 

Par exemple, Anaïs Tondeur (on peut cliquer pour voir les images) a accompagné de son travail les recherches de Michael Marder sur les indéniables mutations génétiques qui touchent la flore autour de la centrale de Tchernobyl, en plaçant sur du papier photosensible des plantes irradiées de la région (on appelle ça des rayogrammes). Elle intitule ça « Tchernobyl’s herbarium ». Si ce n’est pas une restriction drastique du champ de vision de l’art, ça …. 

L’artiste contemporain fait le choix de l’ordinaire, de l’effacement de sa propre personnalité et, en décontextualisant radicalement l’objet, supprime toute relation qu’il entretient dans la réalité avec les autres objets. Appelons ça le parachutage arbitraire de l’inouï dans l’œuvre. L'artiste contemporain a réhabilité l' "acte gratuit". L’artiste, au surplus, en s’affirmant comme pleinement original, prétend ne se placer sous l’égide d’aucun maître, d’aucune école : seul son bon plaisir le guide. 

De plus, de quelle réalité parle-t-on ? Est-ce celle dont nous aurions une expérience directe, et qu’on appelle « le monde » ? On peut de moins en moins répondre par l’affirmative, tant notre relation avec elle passe par la vision que nous en fabriquent à chaque instant toutes sortes de médias. On reconnaît là une idée directement inspirée de Guy Debord et de sa « société du spectacle », concept dont Christopher Lasch est un familier, même s’il n’en fait pas état ici.

L’iPhonisation des hommes enferme en effet les esprits dans des murs immatériels, sur lesquels une « réalité » de plus en plus « virtuelle » projette l’image (la représentation) trompeuse d’un monde qui semble se plier au moindre de nos désirs. Pur fantasme infantile, évidemment, enraciné dans le narcissisme triomphant de l'époque : l'impression de toute-puissance qui précède, dans le psychisme, l'horrible séparation avec la mère. La séparation qui rend l'individu autonome.

Par ailleurs, selon lui, l’homme est devenu une simple entité statistique, dont la substance proprement individuelle et les motivations profondes, dûment et indûment scrutées en permanence au moyen d’outils sophistiqués, finissent par former l’image d’un être global, collectif et abstrait, censé représenter les tendances dominantes dans une société donnée : « Les médias font un effort sérieux pour nous dire qui nous sommes ». Magnifique formule. Comme dit Souchon : « Dérision de nous dérisoires » ("Foule sentimentale"). 

Sondages et enquêtes d’opinion dessinent et sculptent un ectoplasme d’identité collective, que ses promoteurs tentent de cautionner à coups de fables et de loufoqueries, au premier rang desquelles une prétendue scientificité dont ils s'efforcent d'habiller leur activité mercantile. A ce compte-là, pour savoir qui je suis, je n’ai plus à m’interroger à partir de ma vie intérieure : il faut seulement que j’ouvre le journal ou que je regarde la télé. Les médias inventent et fabriquent jour après jour un individu statistique, supposé tenir lieu de ciment social, voire national. Mais qui, accessoirement, a pour effet de devenir une norme impérieuse, à laquelle les individus de chair et de sang sont, sans que ce soit dit, invités vivement invités à se conformer. 

On a compris l’imposture. 

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 28 avril 2016

ENFANT APRES TCHERNOBYL

SÉQUELLES

Il paraît que les autorités biélorusses et ukrainiennes poussent les populations qui habitaient la région de Tchernobyl à retourner chez elles. Selon elles, tout risque est désormais écarté. La vie naturelle a repris comme avant. Animaux et plantes prospèrent. On n'attend plus que les hommes. Ben voyons.

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Il semblerait surtout que ce qui prospère dans les endroits désertés, c'est la mafia. On raconte qu'une entreprise clandestine située à 150 mètres du site récupère l'acier irradié et l'introduit dans le commerce officiel du métal. On raconte même que l'Europe a donné le feu vert à des aciers contenant "un certain taux" de métal irradié.

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Pour les Biélorusses et Ukrainiens, c'est-à-dire les humains, qu'est ce qui se passe en réalité ? Pour le savoir, il faut regarder les photos que Paul Fusco a prises dans des établissements recueillant des enfants ayant subi les effets des radiations (j'ignore si c'était ou non "in utero").

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La tératologie étudiait autrefois les individus atteints de monstruosités découlant d'aberrations chromosomiques ou génétiques, individus dont le seul avenir se situait dans les cirques, où ils se produisaient comme "phénomènes de foire". Le dépistage prénatal a globalement permis de prévenir de telles naissances.

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Paul Fusco nous assène la démonstration de la nocivité de l'atome. On s'en doutait un peu. Photos terribles. Il en a même fait un montage (ci-dessous 11'16"), intitulé Chernobyl legacy (héritage de Tchernobyl). J'invite les âmes sensibles à surmonter leur répugnance.


Bienvenue à Tchernobyl. Et bonne année ! Et meilleurs vœux ! Et la santé surtout !

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 27 avril 2016

EUROPE TTIP : LES COMPLOTEURS

Après la Russie atomique, l'Amérique. Ainsi, Obama a rendu visite aux Européens. Le président des Etats-Unis est bien bon. Les Européens devraient lui savoir gré de sa bonté ? En réalité, monsieur Obama est venu faire la leçon (le gros titre du Monde daté d'aujourd'hui) à la vieille Europe. Première leçon : le « Brexit », c’est caca, il ne faut pas. Il y tient. Deuxième leçon : les accords de libre échange (TTIP ou TAFTA, au choix) en cours de négociation, c’est du miel délectable, il faut. Il y tient. Qu’on se le dise : Barack Obama sait mieux que les Européens ce qui est bon pour l’Europe. 

C’est évidemment un mensonge pur et simple, gros comme une maison (blanche). Obama est venu nous rendre visite en VRP de première classe des intérêts des Etats-Unis. Le Royaume Uni ? Une tête de pont des USA, et ça embêterait beaucoup les Américains de ne plus avoir un espion à leur disposition en plein cœur des institutions européennes. 

Mais ne parlons pas de la Grande Bretagne : s’ils veulent récupérer leurs billes, après tout, libre à eux. Qu’ils soient dehors ou dedans, ça ne change rien du tout à la vie quotidienne des Européens, même si le monde des affaires et de la finance peut en pâtir. Mais pour ce qui est du TTIP, c’est une tout autre sauce qu’on est en train de nous concocter. Et les Allemands sont apparemment les seuls à se cabrer un peu devant la menace. 

Qu’est-ce que c’est, en effet, ces accords de libre échange ? Jugez plutôt : pour avoir accès aux informations, il faut être soit un député ou un sénateur national, soit un député européen. Vous avez alors accès à un immeuble parisien. Avant d’entrer dans une pièce sans aucune fenêtre, vous êtes dépouillé de tout appareil électronique qui risquerait de transmettre quoi que ce soit, et vous signez un papier qui vous menace de poursuites pénales si vous dévoilez quoi que ce soit de ce que vous avez découvert. Une fois dans la pièce, vous consultez la documentation sous le regard d’un vigile vigilant. Vous ne trouvez pas que cette façon de procéder pue la charogne ? Que ça sent les comploteurs à cent kilomètres ? Cela a tout d'une assemblée générale de gangsters.

Rien que pour cette raison, l’Europe aurait non seulement dû claquer la porte depuis longtemps, mais elle n’aurait jamais dû l’ouvrir pour venir s’asseoir en face de gens sûrement très malintentionnés, vu la gravité de mystérieux secrets qu’ils ont de toute évidence à cacher. Attendez-vous à savoir (comme disait la désopilante Geneviève Tabouis aux époques héroïques de la radio) que les Européens doivent s'apprêter à "l'avoir dans l'os" !

Moi, je dégage de ce théâtre d’ombre une information : des gens très puissants – des Américains pour l’essentiel – sont en train de fomenter un complot pour accroître encore la vassalisation de l’Europe et pour en faire un terrain de jeu et de profit pour les grands groupes industriels d’outre-Atlantique. La visite d’Obama n’est pas celle d’un allié, c’est celle d’un suzerain. 

A moins que ce ne soit celle d’un « parrain ».

Qui aura les noix assez bien accrochées pour lui dire merde, à ce « parrain » ? François Hollande ? 

Ne me faites pas rire, j’ai les lèvres gercées. 

Voilà ce que je dis, moi.

CORRECTIF de dernière minute : Manuel Valls a déclaré qu'il est hors de question pour la France de signer l'accord de libre-échange en l'état. Alors acceptons-en l'augure. L'avenir futur nous dira ce qu'il en est.

mardi, 26 avril 2016

TCHERNOBYL, TRENTIÈME

On commémore le trentième anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. La plupart des gens pensent que la catastrophe a eu lieu une fois pour toutes. Que, l’événement étant arrivé, ça y est, c’est fini. Pauvres gens, en vérité, s’ils savaient … La catastrophe, c’est tous les jours depuis trente ans. Alors bien sûr, elle fait moins de morts. D’abord, les « liquidateurs », c’est fini, s’ils ne sont pas tous morts, ces gens qui sont intervenus directement sur les lieux tout de suite après l’explosion du réacteur n°4 (combien ? 60.000 ? 100.000 ?), cela ne vaut guère mieux. 

TONDEUR 3 LIN.jpgMoins de morts aussi parce qu’une bonne part de laTONDEUR 10 BYRSONIMA.jpg population du coin (« zone d’exclusion ») a été virée de chez elle (les 50.000 habitants de Pripiat, la ville spécialement construite en 1974 pour les travailleurs du site nucléaire), qu’à part quelques vieux revenus parce qu’ils voulaient « mourir chez eux », seuls quelques touristes (si, si !) et les nettoyeurs et autres constructeurs du sarcophage définitif s’aventurent autour de la centrale. Enfin, il paraît que bien des gens sont tentés à leur tour de revenir « chez eux », et qu’il y aurait un mouvement depuis quelque temps dans ce sens. Mais il paraît aussi que 700 villages ont été "enterrés" (je me demande ce que ça peut vouloir dire concrètement), et que, pendant les travaux, les enterrements continuent. Ma foi, allez savoir.

Moins de morts donc, mais des conséquences sanitaires, ça c’est sûr. Les atteintes de la thyroïde ont été multipliées par cinq. Il paraît que les médecins ont beaucoup de maladies cardio-vasculaires à soigner. Divers handicaps et malformations touchent les nouveau-nés : « A Brahine, un petit centre pour invalides accueille des enfants handicapés moteurs ou retardés. Ils sont huit en ce début avril autour d’une table, occupés à faire des poupées russes en origami. Ils connaissent un chant qui vous serre la gorge : "La vie est pleine de röntgens" [ancienne unité de mesure de l’exposition à la radioactivité] » (Isabelle Mandraud, dans Le Monde daté 26 avril 2016). Bref sur le plan sanitaire, ce n'est pas la joie. Et ce n'est pas fini.

TONDEUR 7 MONADELPHIA.jpgLa catastrophe continue parce que la radioactivité continue, tout simplement, cette
TONDEUR 12 ESPECE INCONNUE.jpg chose invisible, inaudible, inodore, impalpable. Au point que des artistes s’intéressent à ce qui se passe encore aujourd’hui sur le terrain. C’est ainsi que l'artiste Anaïs Tondeur vient de réaliser toute une série de « rayogrammes » en se servant des plantes de la région frontalière entre Ukraine et Biélorussie dont un spécialiste a étudié l’évolution et les mutations génétiques après la catastrophe. Esthétiquement, le résultat est très surprenant.  

TONDEUR 6 GERANIUM.jpgLe photographe surréaliste Man Ray a beaucoup pratiqué (s'il ne l'a pas inventé) leTONDEUR 14 DOLICHOS.jpg rayogramme, qui consiste à disposer sur une feuille de papier photo divers objets, puis d’exposer un certain temps le tout à une source lumineuse :

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c’est vrai que l’image qui apparaît dans le révélateur a de quoi surprendre et séduire un esprit aussi avide d’expérimentation que l’était Man Ray.

Anaïs Tondeur, elle, a fait la même chose, mais avec des végétaux trouvés autour du site de Tchernobyl. Et plus fort que Man Ray, qui se passait déjà de l’appareil photo, elle se passe de toute source lumineuse : elle laisse le papier avec sa plante dans le noir. C’est la radioactivité qui se charge du reste (elle indique que le rayonnement est mesuré à 1,7 microsievert/heure). On en voit ici quelques exemples (dans le désordre : lin, géranium, monadelphia, dolichos, byrsanima, espèce inconnue). Elle a appelé son travail (avec Michael Marder ou Damien McDonald, je n’ai pas bien compris la répartition des rôles) Chernobyl herbarium. 

Le travail accompli par le photographe Alain-Gilles Bastide est tout différent. Lui, il est allé se balader du côté de Pripiat et du village de Tchernobyl pour en saisir, si possible,  « l’invisible ». Il montre les photos qu’il a ramenées de là-bas dans une exposition intitulée « Tchernobyl forever ».

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Le livre qui les rassemble, sous-titré "Carnet de voyage en enfer", montre l’image d’une tête de poupée vue sur place, qui donne une idée de la curieuse ambiance qui doit régner par là-bas. 

On ne voit plus Tchernobyl, on n’en entend plus parler si ce n’est aux « anniversaires ». C’est ce que les journalistes appellent « marronnier » dans leur jargon. Mais Tchernobyl continue son travail invisible. 

A cet égard, le titre Tchernobyl forever est excellent.

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 25 avril 2016

MAL WALDRON ALL ALONE

On connaît "After hours", où Mal Waldron accompagne Jeanne Lee, où celle-ci chante de belle manière quelques standards.

WALDRON LEE.jpg

Mais le morceau "All alone", où le pianiste semble se balader en rêvant, n'est pas mal non plus, en particulier grâce aux notes répétées. Même si je préfère à la version youtubeuse celle qui figure sur mon disque (une compilation).

 

dimanche, 24 avril 2016

UN LIVRE D’ISMAÏL KADARÉ

KADARE FROIDES FLEURS D'AVRIL.jpgFROIDES FLEURS D’AVRIL (ça tombe bien)

Il faut attendre le dernier chapitre de Froides fleurs d’avril, curieux livre de l’écrivain albanais, pour saisir le fond du projet de l’auteur. Drôle de roman, en vérité. On commence par suivre Mark Gurabardhi, le personnage principal, jusqu’à son atelier, où il s’apprête à accueillir son amie, dont il est en train de peindre le corps. Il est heureux de constater, quand elle se déshabille pour poser, qu’elle n’a pas touché à sa toison pubienne. Et puis, quand elle est devant lui, ils se disent que le tableau peut attendre : ils ont autre chose à faire. 

Au deuxième chapitre, Ismaïl Kadaré interrompt brutalement son récit pour raconter une étrange légende : deux parents sont obligés, pour rembourser une dette impérieuse à des gens, de déférer à leur exigence de donner leur fille en épouse à un serpent. Horreur ! Et pourtant il faut en passer par là. On redoute pour la vie de la jeune femme au cours de la nuit de noces. Pourtant, au matin, elle sort de la chambre nuptiale plus belle et radieuse qu’elle n’a jamais été. Que s’est-il passé ? 

Et la vie continue ainsi. Les parents sont soulagés et ravis de la façon dont les choses ont tourné, sans comprendre le pourquoi du comment, jusqu’à ce matin où leur fille sort de la chambre complètement défaite, livide, catastrophée : son époux a mystérieusement disparu. On ne tardera pas à en avoir le cœur net. Je ne révèle pas le secret, juste que ça fait penser à la fin de Lohengrin, et en même temps à l'histoire de la grenouille des contes qui se métamorphose en prince.

Alors le reste du bouquin, maintenant. Paru en 2000, il situe l’action dans une petite ville du nord de l’Albanie, dans la montagne : « B. ». Le dictateur est mort en 1985, le communisme quelques années plus tard, et le pays s’est alors complètement transformé. Pour devenir quoi ? Est-il enfin entré dans une ère de liberté, comme tout le monde l’a cru quand le Mur a été détruit à Berlin ? Hélas non. A-t-il retrouvé l’identité qui était la sienne avant la dictature ? Non plus. Alors quoi ? 

Disons que l’Albanie est devenue un terrain d’exercice pour une sorte de n’importe quoi sans visage bien déterminé. D’un côté, l’auteur évoque les réseaux de « traite des blanches ». D’un autre côté, il parle de ces mystérieuses Archives de l’Etat, dissimulées, paraît-il, dans une grotte de la montagne, derrière une grosse porte métallique qui ne s’ouvre que si l’on dispose des trois clés. Il se dit même que le premier président élu y aurait organisé une petite expédition, et qu’il serait ressorti de là pâle comme un mort, après y être resté enfermé pendant trois heures. Qu’a-t-il bien pu découvrir ?

Par-dessus le marché, voilà que débarque la mythologie grecque, à laquelle Kadaré se réfère dans plusieurs de ses romans. Ici, il commence par Prométhée, le voleur de feu et bienfaiteur de l’humanité, mais c’est pour porter bientôt son attention sur Tantale, dont on connaît en général davantage le supplice que le crime commis. L’auteur retient, sans trop « solliciter » le mythe, qu’il a dérobé aux dieux le secret de l’immortalité pour l’apporter aux hommes. Au grand dam de la population olympienne.

Mais il cherche aussi du côté d’Œdipe et d'allégories sexuelles. C’est vrai que Mark se demande si son amie et modèle ne couche pas avec son frère, et que l’inceste, Œdipe, il connaît. Alors … Même si, pour finir, il prête à son personnage Mark une conviction contraire : « Il était persuadé d’avoir toujours su ce qui venait de l’élucider en lui : Œdipe n’avait pas tué son père. Jamais non plus il n’avait été l’amant de sa mère » (p.219). Mais le héros grec figure ici pour une tout autre raison : parmi tant de criminels qui ont régné, il est le seul à s’être repenti, puisqu'il s’est crevé les yeux, mais pour un crime qu’il n’avait donc pas commis. Cherche-t-il l’entrée de la grotte, cette métaphore du sexe de la mère, dans laquelle il voudrait retourner pour s’y enfouir à jamais ? 

Kadaré écrit : « Tout tyran est une infinie potentialité de crimes ». Il vise ici tous ces dictateurs communistes Brejnev, Ulbricht, Enver Hodja, …) qui se donnent rendez-vous à l’entrée de la grotte de la montagne et qui eux, à la différence d’Œdipe, apparu en leur compagnie dans les jumelles de Mark, devenu pour l’occasion l’adjoint du commissaire, ne se sont jamais repentis. 

Il faudrait aussi parler de cet incroyable braquage de la banque locale, dont les auteurs semblent introuvables. Il faudrait parler de quelques personnages, intéressants quoique secondaires. Il faudrait enfin parler de l’assassinat de Marian Shkreli, le directeur qui chapeaute l’administration qui emploie Mark : une seule balle en plein front, tirée par Angelin, le frère de son amie-modèle, comme stipulé, au bon vieux temps du Kanun, dans le « Livre du sang », qui réglemente avec précision le cycle des vengeances (le cadre narratif d’Avril brisé, du même auteur). 

Mais ce meurtre peut-il être considéré comme une application du vieux Kanun ? Evidemment non : « Angelin des Ukaj a tiré sur Marian des Shkreli », non pas dans le strict respect des règles, mais pour obéir à des instructions d’un groupe de conspirateurs, instructions qu’il n’a même jamais reçues. Moralité : l’antique tradition, occultée par la férule communiste, ne saurait renaître de ses cendres. Elle est décomposée, malgré l’espoir de certains de la voir renaître. 

Le plus "drôle", si l’on veut, c’est qu’Angelin accepterait de se livrer à la police albanaise, mais à condition que l’Etat en personne, en le condamnant à mort pour son crime "rituel", accepte de passer, au nom des règles du Kanun, pour le vengeur en dernier ressort de la mort de Marian Shkreli. Comme on pouvait s’y attendre, « L’Etat albanais refusait de conformer ses dispositions à celles du Kanun ». 

Mais le motif du refus est encore plus cocasse : les autorités, pour justifier leur position, allèguent une curieuse raison : « Parmi les motifs invoqués figurait une directive tout juste arrivée du Conseil de l’Europe et qui semblait avoir un rapport indirect avec cette question ». L’Europe ! Mark n’en croit pas ses yeux : « Mark relut plusieurs fois le texte. Ses yeux s’arrêtèrent un long moment sur le mot "Europe" qui, du fait de l’extrême intensité avec laquelle il le fixait, lui parut frémir, puis s’estomper et tendre, eût-on dit, à s’effacer à jamais ». On comprend alors la signification du conte de la jeune femme épousant un serpent.

Ismaïl Kadaré conclut ainsi son roman sur une note aiguë d’euroscepticisme radical : l’Europe allant vers son évaporation ! Laissant les populations dans la désolation la plus complète. « Le peintre, sans trop savoir pourquoi, eut envie de pleurer ». Ainsi se clôt le roman.

Quinze ans après la parution, après la monnaie unique et après quelques péripéties croustillantes, on est bien obligé de conclure à la lucidité de ce regard. On entend aujourd’hui parler des Albanais à propos de trafic de drogue et de réseaux de prostitution. 

Quant à l’Europe, mieux vaut garder un silence recueilli, comme on fait généralement devant une tombe.

Un petit livre (220 pages en gros caractères) d'une rare densité, où l'auteur concentre une matière complexe. Ismaïl Kadaré est un grand écrivain.

Voilà ce que je dis, moi.

Note : je ne sais pas qui a eu l'idée saugrenue de reproduire en couverture "Les amants" de Magritte. De deux choses l'une : soit la personne n'avait pas lu le livre, soit elle n'y a rien compris. Magritte ! Un petit affichiste de bazar ! A-t-on idée !

Pour voir mes billets sur La Niche de la honte, La Pyramide, Le Monstre, Le Palais des rêves, du même auteur.