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mardi, 30 avril 2013

FABULONS UN PEU

 

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CE N'EST PAS BIEN, DUCHESSE MARINA SEMINOVA,VOUS AVIEZ PROMIS A CORTO D'ARRÊTER DE FUMER !

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On dira ce qu’on voudra : il y a des « classiques » qui tiennent le coup. Prenez La Fontaine. Voilà un bonhomme qu’il est intéressant. Rassurez-vous, je ne vais pas ressortir les éternelles fables qu’on fait apprendre aux petits (mais les apprennent-ils encore ?).

 

De toute façon – ce qui est d’ailleurs curieux si on y songe – les rengaines de La Fontaine, celles que les adultes croient encore connaître par cœur (on peut toujours essayer), beaucoup sont dans le livre premier des Fables : la cigale, le corbeau, la grenouille, le loup, le rat, le renard, le chêne. Si la tribu n’est pas au complet, on n’en est pas loin. J’en compte 9 qu’on ressasse à l’envi, pas moins. Des vedettes quoi, et qui font de l’ombre à bien des choses intéressantes.

 

Remarquez, je n’ai rien contre La Cigale et la Fourmi (c’est carrément la première). Mais c’est un peu comme la 40ème de Mozart, le Canon de Pachelbel, l’Adagio d’Albinoni ou Les Quatre saisons de Vivaldi (par les immarcescibles "I Musici" si possible) : au bout d’un moment, ça commence à bien faire. Que voulez-vous, c’est humain : l’habitude émousse la sensation. Enfin c’est ce qu’on dit.

 

Ce que je veux dire, c’est qu’à la façon de Radio Nostalgie, on repasse toujours les mêmes vieux airs. Des Fables de La Fontaine, on ne connaît que la partie émergée d’une masse qui mérite le détour, et même qui vaut le voyage. Rendez-vous compte qu’il y en a 240 au total. Deux cent quarante, sans compter divers compliments, adresses et flatteries à quelques notabilités du moment.

 

Personnellement, j’aime bien Les Deux Pigeons (livre IX), très connue pour son début (« Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre »). Mais ce que j'en préfère, c’est la fin : une des très rares fables où l’auteur « fend la carapace » dont il se cuirasse partout ailleurs.

« Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?

Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !

Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?

Ai-je passé le temps d’aimer ? ».

Magistral coup d’œil dans le rétroviseur, en même temps qu’inquiétude de l’avenir.

 

hugo pratt,bande dessinée,corto maltese,corto maltese en sibérie,la fontaine,fables de la fontaine,fabrice luchini,la jeune veuve,gérard manset,la vallée de la paixOn n'est pas obligé de faire un détour par la chanson de Gérard Manset (c'est dans La Vallée de la paix) : « Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre Mais le filet peut bien se tendre Tout est gibier qu'on plumera Y a-t-il un bonheur ici-bas ? ». C'est plus du piratage qu'un hommage, dirai-je avec tout le respect que m'inspire l'art de Monsieur Manset.

 

Aujourd’hui, je voudrais en proposer une, qui n’est pas à dire vrai dans les oubliettes, mais qui gagne à être lue avec gourmandise. C’est une fable pleine de sel, d’ironie – peut-être même dotée d’une touche de misogynie, diront certains. Personnellement, je crois que son propos dépasse les femmes pour s’étendre à l’espèce humaine, à travers un de ses traits marquants : « La vie continue », comme disent tous ceux qui viennent de perdre un être cher.

 

 

XXI

LA JEUNE VEUVE

 

La perte d’un époux ne va point sans soupir.

On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.

Sur les ailes du temps, la tristesse s’envole ;

Le Temps ramène les plaisirs. Entre la veuve d’une année

Et la veuve d’une journée

La différence est grande : on ne dirait jamais

Que ce fût la même personne.

L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.

Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;

C’est toujours même note et pareil entretien :

On dit qu’on est inconsolable ;

On le dit, mais il n’en est rien,

Comme on verra par cette fable,

Ou plutôt par la vérité.

L’époux d’une jeune beauté

Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme

Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler. »

Le mari fait seul le voyage.

La belle avait un père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler.

A la fin, pour la consoler,

« Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes :

Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.

Je ne dis pas que tout à l’heure

Une condition meilleure

Change en des noces ces transports ;

Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose

Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose

Que le défunt. – Ah ! dit-elle aussitôt,

Un cloître est l’époux qu’il me faut. »

Le père lui laissa digérer sa disgrâce.

Un mois de la sorte se passe.

L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours

Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.

Le deuil enfin sert de parure,

En attendant d’autres atours.

Toute la bande des Amours

Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,

Ont aussi leur tour à la fin.

On se plonge soir et matin

Dans la fontaine de Jouvence.

Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ;

Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :

« Où donc est le jeune mari

Que vous m’avez promis ? », dit-elle.

 

 

Je ne sais pas vous, mais moi, le passage que je préfère est celui où l’épouse crie à son mari qu’elle veut mourir avec lui, et que La Fontaine conclut par : « Le mari fait seul le voyage ». Tout La Fontaine est dans ce vers brutal, sobre, efficace, exemplaire. Cette fable et ce vers, j’aimerais bien les entendre dits par Fabrice Luchini, tiens.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 29 avril 2013

UN CHEF D'OEUVRE DE LA BD

 

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DANS LA CACHETTE (ILS ONT ECHAPPE AUX POLICIERS), BLANCHE-NEIGE N'A PLUS UN POIL DE SEC

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Silence est un roman, un vrai. Avec son protagoniste éponyme, ses personnages importants, les secondaires, que l’on devine tous avec des psychologies frustes, mais des histoires personnelles complexes, voire embrouillées. De vrais personnages qui existent avec force. 

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"LA MOUCHE" EST DANS LE BOCAL

 

L’action se passe dans les Ardennes (Comès est belge, évidemment, comme tous les grands de la BD). Il faut accepter d’entrer dans le jeu : il y aura de la sorcellerie, et qui marche ! Et pas besoin d’appeler à la rescousse Les mots, la mort, les sorts, le célèbre livre de Jeanne Favret-Saada, pour avoir confirmation que ça existe. On est quasiment chez les sauvages. 

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ON DIRA CE QU'ON VOUDRA : DIDIER COMÈS EST UN ARTISTE

Silence, l’idiot du village, est le valet de ferme d’Abel Mauvy, le plus gros propriétaire, sans scrupule, de Beausonge (oui, le nom, bof !), à qui nul n’oserait s’en prendre. Silence est muet et simple d’esprit, tout juste écrit-il quelques mots sur une ardoise. Mais comme tel, il est proche des forces premières (les vipères, par exemple), dont l’esprit circule dans l’atmosphère. 

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LA SORCIERE FAIT LE PREMIER PAS (SI ON PEUT APPELER ÇA UN PAS)

Les autres personnages sont le Toine, un paysan voisin de Mauvy ; La Mouche, vaguement sorcier, mais qui aura à faire à trop forte partie pour ses petits pouvoirs ; Julio, le directeur de cirque ; Zelda, la naine qui fait montreuse de serpents dans le même cirque, et dont Julio est amoureux (en vain). 

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L'ANTRE DE LA SORCIERE

Et puis il y a « La Sorcière » qui, entre parenthèses, en dehors d’avoir un beau cul, mérite bien son surnom, et qui veut se venger des gens de Beausonge, pour des raisons anciennes, entre autres parce qu’ils lui ont autrefois crevé les yeux. Mais ils ne savent pas qu’elle n’a pas besoin d’yeux pour « voir ». Enfin il y a Blanche-Neige ! C’est un nain, vaguement bandit, que Silence découvre dans la prison où on l’envoie. Un personnage improbable et formidable.

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LES DEUX COMPAGNONS DE CELLULE

Car on envoie Silence l'innocent en taule pour le meurtre de la « Sorcière », que l’immonde Mauvy a commis en le faisant accuser. Silence n’avait bien sûr aucune raison de tuer la sorcière, car « Silence è genti ». C’est vrai que Mauvy a raison de se méfier de la sorcière. Il le sait, c’est d’ailleurs pour ça qu’il fait appel à La Mouche, qui concocte pour lui un crapaud spécial qui doit achever cette femme qui veut sa mort. Malheureusement pour lui, grâce à Silence, elle en réchappe.

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LE SORT JETÉ PAR "LA MOUCHE" A BIEN FAILLI REUSSIR

Elle se venge d’abord de La Mouche, qui finit suspendu par le cou à une corde pour s’être cru victime d’une attaque massive d’araignées. Puis elle fait mourir des vaches, elle fait brûler des granges, elle rend malade le Toine. Le curé et le médecin s’avouent impuissants. Et puis, quand elle veut faire mourir Abel Mauvy, Silence jette au feu l’œuf ensorcelé, car « Silence è genti ». 

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"LE MAGE" EN PLEINE ACTION DE MEDIUM

En prison, Silence rencontre les fous : c’est une prison-asile. Un soir, l’un d’eux est pris d’une transe divinatoire et, avec la voix de la sorcière, lui révèle le moyen de découvrir toute la vérité : en respirant la fumée de certains champignons, grâce à quoi il devient extralucide. Le nain, copain de Julio et de Zelda, s’évade de l’asile une nuit de Noël, mais en compagnie de Silence, pour lequel il s’est pris d’affection. 

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C'EST ABEL MAUVY, LE MECHANT, QUI EST DU MAUVAIS CÔTÉ DU FLINGUE

Mais juste au moment d’accomplir la vengeance contre Abel Mauvy, Silence redevient « genti » (l’effet des champignons est dissipé). Tout ça finit mal, évidemment, à coups de destin et de fatalité (il paraît que ce n’est pas pareil). Qu’on se rassure, le méchant est puni. Qu’il se prénomme Abel, pourquoi pas ? Qu’il se nomme Mauvy est plus en accord, car c’est lui qui incarne le Mal, dans cette histoire.Au total, un vrai roman, je vous dis. Et servi par le trait d’une sorte de génie de la chose.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 28 avril 2013

UN CHEF D'OEUVRE DE LA BD

 

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SILENCE EST-IL VRAIMENT MUET ? BLANCHE-NEIGE VEUT EN AVOIR LE COEUR NET. 

 

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A propos de Bien et de Mal, j'ai envie aujourd'hui de parler d'une BD où les deux frères ennemis s'affrontent en un combat terrible et violent. En même temps, je voudrais rendre hommage à une sorte de génie de ce que certains, soucieux de reconnaissance officielle (en attendant peut-être la Légion d'Honneur) appellent emphatiquement le 9ème art : il s'appelle DIDIER COMÈS.

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ENTRE SILENCE ET LA SORCIERE, C'EST LE GRAND AMOUR

Sale temps pour la planète BD. J’ai récemment parlé de Fred, mort le 2 avril, le grand Fred, le père de Philémon. J’ai le tort d’avoir passé sous silence (c’est le mot exact, comme on verra) la mort de Didier Comès, survenue pourtant un mois avant (le 7 mars). C’est sûr que Comès, en regard du phénomène Philémon, dispose d’une surface médiatique nettement plus restreinte. 

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LIBÉRATION DU 8 MARS

La différence est grande. D’abord par le fait que Didier Comès n’a jamais imaginé un héros de série. Fred non plus, au départ, n’avait pas fait Philémon pour exploiter un filon. Il le dit dans la biographie que lui a consacrée Marie-Ange Guillaume :

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"LA MOUCHE" EN VOIT, DES ARAIGNEES

« Quand tu fais Le Naufragé du A, tu sais déjà que tu m’emmèneras dans d’autres albums ? – Pas du tout ! J’aimais bien ton personnage, mais je ne pensais pas aller si loin avec toi. C’est grâce à un petit lecteur de dix ans que j’ai continué. Il m’a écrit une lettre où il me demandait : ″ Monsieur Fred, pourquoi Barthélémy le ″puisateur″ (sic) n’est pas remonté du A de l’Atlantique à la fin de votre histoire ? ». Ça m’a donné envie de t’envoyer chercher le ″puisateur″ » (p. 100). Il faut comprendre que c’est Philémon qui s’adresse à Fred. On peut ne pas apprécier le procédé.

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L'EVASION DE BLANCHE-NEIGE ET SILENCE 

C’est vrai aussi que Comès avait démarré une série, avec son Ergün l’errant, bien dans la veine d’un fantastique qui se faisait beaucoup à l’époque, mais après le deuxième épisode, il a laissé tomber. Peut-être que ça l’assommait, peut-être qu’il avait déjà ses autres idées en tête – et quelles idées ! – (série reprise ensuite pas Benoît Peeters et Deubelbeiss, mais dans un tout autre esprit). Le Maître des ténèbres laissait libre cours à un dessin virtuose et somptueux, mais envahi par une surcharge baroque étouffante.

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"LA MOUCHE" DANS LA CAMPAGNE 

L’idée même de série, de toute façon, n’est pas évidente. Car même dans la série Philémon, j’ai honte de l’avouer, je trouve qu’il y a à boire et à manger, et que certains épisodes (en allant vers les derniers) sont moins, disons pour rester gentil, « inspirés ». Il y aurait beaucoup à dire, mais ce sera pour une autre fois. 

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JULIO, DIRECTEUR DU CIRQUE DE LA GAIETÉ

Non, si une seule œuvre suffisait pour que le nom de Didier Comès restât inscrit en lettres de feu au firmament de la bande dessinée (ça c’est pour montrer qu’aucune image à la noix, aucun stéréotype éculé n’est hors de ma portée), ce serait Silence. J’ai suivi Comès quand il a fait La Belette, j’ai eu plus de mal ensuite, peut-être parce que ça devenait un peu compliqué. Il ne faut pas confondre "complexe" et "compliqué". Moi, j'aime qu'on reste simple, surtout dans le complexe.

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ZELDA, LA NAINE MONTREUSE DE SERPENTS

Silence, dans son genre, est un livre insurpassable, unique. Dans un autre domaine, qu’est-ce qu’une chanson réussie ? Une certaine adéquation entre la poésie d'un texte et les moyens musicaux qui la mettent en scène. Dans la bande dessinée, c’est exactement le même problème : il faut que les moyens mis en oeuvre épousent étroitement l'esprit de ce qui est raconté. Avec Silence, Didier Comès a magistralement résolu l’équation : les moyens dont il se sert pour raconter son histoire entrent avec celle-ci dans une adéquation miraculeuse.

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LA MAISON DE LA SORCIERE

Les moyens ? Un noir et blanc épais, violemment contrasté, zébré de traits posés à la pointe de l’épée. A l’arrivée, un roman brutal, primitif. Aussi primitif que la communauté rurale dans laquelle l'action est censée se situer.

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

 

samedi, 27 avril 2013

LE MAL ? Y EN A PLUS !

 

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Pour finir d’éponger le bol de soupe que j’ai renversé ici il y a une semaine et qui risque de s’étaler à n’en plus finir, ce qui rendrait la chose assommante, je vais revenir à mon petit René Girard, et à son hypothèse magistrale sur le sacrifice rituel dans les sociétés humaines (voir ici même, 22-23 avril). Il faut bien dire que La Violence et le sacré enfonce de première force le trop célèbre Totem et tabou de Sigmund Freud, livre que, soit dit en passant, Elias Canetti détestait cordialement.

 

Le sacrifice rituel, donc, permet à la société d’évacuer la violence intestine qui s’accumule forcément dans la collectivité, en la dirigeant sur un seul, et de rétablir ainsi l’unité et la stabilité du groupe. Cette violence découle d’un processus d’indifférenciation entre ses membres, du fait du mimétisme du désir : je désire « naturellement » un objet désigné comme désirable par le fait qu’un autre le désire, et ce faisant, je deviens en quelque sorte, sa copie conforme, mais aussi son rival. Selon cette hypothèse, c’est le seul fait de vivre en société qui fabrique ce mécanisme, et aucune, par conséquent, ne saurait y échapper.

 

Si l’hypothèse de René Girard est valide, l’indifférenciation des individus débouche sur la violence intestine, à laquelle on ne peut échapper si l’on n’y remédie par des cérémonies rituelles auxquelles adhère l’ensemble de la société. Cette ère semble définitivement révolue, car nous vivons à celle du progrès technique, de la consommation, de la démocratie et de la société de masse.

 

Il n’est pas sûr, cependant, que le mécanisme mis au jour par René Girard, soit de ce fait obsolète. Qu’est-ce que nous avons ? Le Code Pénal ? Il ne fait peur qu’à ceux qui sont déjà des obéisseurs. La justice est elle un rite au sens ancien ? Quelle farce ! Elle est impuissante à purger la haine accumulée. Il n’y a qu’à voir le folklore des « marches blanches » inaugurées lors de l’affaire Dutroux.

 

Alors quoi ? Eh bien, mes bien chers frères, je vous le dis, il faut accepter que le Mal vive parmi nous, en liberté. Puisque nous n’avons plus de rite pour l’expulser, nous devons vivre avec le Mal. Tout ce qui nous semble étranger fait désormais partie de nous-mêmes. Et il faut se résoudre définitivement à ce que le « vivre-ensemble » soit renvoyé dans un hypothétique passé (il n’est pas sûr que les hommes aient jamais su vivre en société), et rayé de l’avenir.

 

Mais il faudra sans doute, si l’on accorde quelque crédit à l’hypothèse de René Girard, s’accoutumer à la banalisation de la violence. L’individu ayant disparu, dissous dans la masse, il est devenu interchangeable. Qu’on se le dise, n’importe quel individu aujourd’hui en vaut n’importe quel autre. Pour une raison qui commence à être évidente : l’individu est en trop.

 

Chacun vit, certes, chacun éprouve, chacun aime et déteste, chacun souffre et chacun se démène, mais tout ça n’a désormais plus aucune importance. Philippe Muray a écrit quelques volumes intitulés Après l’histoire. Mais lui, il avait compris avant tout le monde. J’exagère, quelques-uns l’ont compris bien avant (Günther Anders, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, …).

 

A l’époque où l’on change les mots, le sens des mots et les dictionnaires pour signifier le contraire de que ça signifiait hier, à l’époque où la novlangue a triomphé (cf. Victor Klemperer, George Orwell et quelques autres), tout est devenu possible. Et surtout n’importe quoi. A l’époque où l’humanité dynamite l’individu en proclamant sa toute-puissance, il n’y a plus, hormis les structures légales, de quoi « faire société ».

 

Et s'il n'y a plus de rites pour organiser la « vie en société », c'est peut-être parce qu'il n'y en a plus, de « société ». Certes, il y a bien des structures, mais c'est comme notre squelette : pour que ça fasse un corps, il faut de la chair, du sang, - de la vie, quoi !

 

Pourquoi croyez-vous que la violence tend à s'accroître dans les rapports sociaux ?

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

vendredi, 26 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (6)

 

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CECI EST LA UNE DE LA GUEULE OUVERTE N°22 D'AOÛT 1974

IL AVAIT UNE SACRÉE BONNE VUE, PIERRE FOURNIER : DOMMAGE QU'IL SOIT MORT (15 FEVRIER 1973) JUSTE APRÈS LE N°3, IL AURAIT PU EN AJOUTER UNE PALANQUÉE, PARCE QU'AUJOURD'HUI, LA MINORITÉ PULLULE, PIRE QU'UNE VEROLE !

CE SONT MÊME LES "MINORITÉS" QUI FONT LA LOI !

 

***

Où en étions-nous ? Ah oui, aux époques obscurantistes où les gens étaient autorisés à défouler leurs peurs, leurs jalousies, leurs haines sur de pauvres êtres sans défense, qui avaient le malheur d’être différents, soit physiquement, soit socialement, soit autrement. C’était très bien comme ça, finalement, parce que ça rassurait la population, qui savait, en quelque sorte, situer et nommer le Mal.

 

Finalement, c’est pratique, d’avoir une figure du Mal sous la main, comme soupape de sécurité. Quand la pression monte dans la cocotte-minute sociale, on lâche un peu les chiens, et puis la paix revient. Quand on gouverne, il est recommandé d’avoir un petit bouc émissaire sous la griffe pour pouvoir fomenter un petit pogrom en cas de mauvaise récolte.

 

Et puis ça fait un peu de viande dans les assiettes des enfants, les protéines, c’est bon pour la croissance. Alors un petit pogrom par-ci, pour garder la forme, un petit lynchage par-là, pour motiver les troupes, ça finissait par faire une tradition. C’était bien utile.

 

Je dis ça, parce qu’aujourd’hui, c’est fini. Nous ne savons plus nommer le Mal, le situer, le regarder. C'est simple, il est partout. Evidemment, nous ne savons plus le chasser hors de nous. Nous avons perdu la recette. Et nous avons banni toutes les autorités qui se chargeaient des opératios d'exorcisme. Le 20ème siècle, en faisant de l’innovation technique l’Être Suprême de l’humanité, a soudainement laissé le Mal courir où il voulait, et du coup, il l’a perdu de vue.

 

La conséquence ? D’abord la guerre de 1914-1918, évidemment. Prenez un gros hachoir à viande, mettez-y quelques millions de bonshommes en état de marche, c’est sûr qu’il en sort un gigantesque hachis parmentier, avec une couche de viande entre deux couches de bonne terre agricole. Cela dit, il n’est pas prouvé que l’acier et le plomb soient des fertilisants, ni qu’une fois les hommes fauchés et la terre labourée par l’artillerie, on puisse faire pousser des comestibles. Enfin, avec le temps, on doit pouvoir y arriver.

 

Ensuite ? La guerre de 1939-1945, avec d’un côté, les Juifs envoyés à l’usine (une très très grande usine), de l’autre, les Japonais bourrés de dragées de baptême (un foutu baptême). Avant le 20ème siècle, les hommes ont certainement rêvé d’anéantir leurs ennemis, malheureusement, les moyens techniques de réaliser leurs projets grandioses leur faisaient défaut.

 

Le 20ème siècle a procuré aux plus cinglés des humains les moyens concrets d’éliminer tous ceux qui étaient à leurs yeux surnuméraires. Ne jamais oublier que la guerre de 14, la bombe et le génocide des Juifs et des Tziganes furent des entreprises rendues possibles par le triomphe de la technique.

 

On dira ce qu’on voudra, mais l’ingénieur en général, et le moteur à explosion en particulier, ont fait énormément pour l’expansion du Mal, sa diffusion, sa dispersion dans l’atmosphère. Avec un exposé des motifs aux aspects innocents et imparables : « Ce n’est pas la technique qui est mauvaise, mais l’usage que les hommes en font ». La belle affaire ! Comme si ça innocentait l’ingénieur et le moteur à explosion !

 

Braves gens, n’accusez pas le scientifique et le technicien : ils sont neutres ! C’est bien connu chez les comiques professionnels : tous les ingénieurs du monde ont la nationalité suisse ! Et pour les adeptes de la Bible, on dira que tous les techniciens sont des Ponce Pilate. On reconnaît ces derniers à la propreté de leurs mains, vu qu’ils passent leur temps à se les laver.

 

Reste que le 20ème siècle a vu le Mal prendre son autonomie et voler de ses propres ailes. Il est devenu une machine, au point d’en devenir machinal. Quelqu’un a même pu écrire un Rapport sur la banalité du Mal. Elle s’appelait Hannah Arendt, et l’ouvrage s’intitulait Eichmann à Jérusalem

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Je pourrais aussi proposer une autre formulation du problème tel qu’il se pose à nous aujourd’hui. Que penseriez-vous de celle-ci : « Tout ce qui est inhumain est humain » ? Ou alors : « Rien de ce qui est inhumain ne nous est étranger » ? C'est fini, il n'y a plus de monstres. Dit autrement : tous les monstres sont des hommes d'apparence normale. Qu'est-ce qui m'empêcherait d'en être un ?

 

Je trouve que ça correspond assez bien à la figure prise aujourd’hui par l’espèce humaine pour lui servir de visage.

 

TOUT CE QUI EST INHUMAIN EST HUMAIN

 

Espérons que, dans l'avenir, qu'il soit proche ou lointain, nous n'aurons pas à inverser les deux adjectifs. 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 25 avril 2013

LE SI DOUX VISAGE DU MAL

 

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Détendons-nous un moment. Montrons que nous savons profiter des bons moments que nous offre l'existence. Faisons une petite pause et sortons en récréation. Ça nous changera un peu. Prenons le temps, puisque nous sommes dans la nature, de nous pencher sur le merveilleux monde des petites bêtes, sur cet univers chaleureux dont notre monde mécanique et bétonné est si dramatiquement dénué, sur ces adorables petits animaux de compagnie, qui nous donnent, jour après jour, une affection qu’ils ne songent jamais à mesurer, et dont ils n'attendent nulle contrepartie. 

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UNE JOLIE DAME PROMÈNE SES ANIMAUX DE COMPAGNIE

 

Penchons-nous sur l’existence des poux en général, et sur une catégorie particulièrement attachante de ces bestioles :

j'ai nommé le MORPION.

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Morpion : Le morpion (phtirius pubis) est un hémiptère dégradé de laLAROUSSE NOUVEAU.jpg famille des pédiculidés, court et ramassé, avec de fortes pattes terminées par des griffes puissantes. Il vit sur la peau où il se cramponne à l’aide de ses griffes, enfonçant son suçoir profondément dans la peau. Chez les individus sales, il pullule, gagne les poils de la poitrine, s’implante dans la barbe et jusque dans les sourcils, mais il ne vit jamais sur le cuir chevelu. Ses œufs, allongés en poire, sont fixés aux poils par un liquide gomineux. On détruit ces parasites avec des lotions de sublimé corrosif très étendues, traitement préférables aux onctions mercurielles (onguent napolitain et onguent gris). (Nouveau Larousse Illustré, édition de 1897-1903.)

 

MORPION 4.jpgOn aura noté que le mot "pubis" n'apparaît que sous son aspect latin, et que sa signification pileuse et basse est tout platement et uniment effacée. On aura aussi noté que le morpion, au moins en apparence, dédaigne d'infester l'anatomie féminine, injustice profonde que la photo ci-dessus contredit avec bonheur. On aura enfin noté les préoccupations hautement hygiénistes des auteurs, qui se sont engagés dans une saine lutte pour la généralisation des salles de bains. 

 

Tout ce qui s'appelle Larousse se fait, il est vrai, une idée tout à fait majestueuse de la pudeur, qu'il s'en voudrait d'effaroucher en venant à effleurer ses parties intimes. Mais comme ce blog ne se préoccupe que de vraie science, il est de notre devoir de compléter notre documentation en nous tournant vers de véritables autorités en la matière : les médecins.

 

Pou (s. m., pl. poux, du lat. pedis ; angl. louse, lice) : Insecte aptère,MORPION 2 PHTIRIUS PUBIS.jpg hématophage, parasite de l’homme. Il en existe trois espèces : Pediculus capitis, pou de tête, Pediculus corporis, pou de corps et Phtirius inguinalis, le pou de pubis ou morpion, de forme plus ramassée. Le pou détermine une dermatose prurigineuse, appelée pédiculose ou phtiriase (v. ce terme), et peut d’autre part transmettre diverses maladies infectieuses : le typhus exanthématique, la fièvre Q, la fièvre récurrente cosmopolite et la fièvre des tranchées. (Garnier & Delamare, Dictionnaire des termes de médecine, 29ème édition, 2006.)

 

MORPION 9.jpgAprès avoir noté que le morpion a changé de famille, passant de celle des hémiptères à celle des aptères (« Un peu de science éloigne de l'absolu, beaucoup de science en rapproche »), achevons notre petit tour de petit horizon en nous interrogeant sur un des principaux bienfaits que nous procure le pou en général, et le morpion en particulier.

 

Phtiriase (s. f., gr. phtheir, φθειρ, pou ; angl. phthiriasis). DermatoseMORPION 5.jpg prurigineuse provoquée par la présence, sur une partie du corps ou sur toute sa surface, d’un grand nombre de parasites appartenant à l’une des trois espèces de poux, Pthirius inguinalis ou Phtirius pubis, le pou du pubis ou morpion.

 

MORPION 8.jpgVoilà, Madame, voilà, Monsieur, en quelques mots, un panorama de ce que sont en mesure d’apporter à l’espèce humaine, si souvent et si profondément coupée de ses origines, les petits coins de nature qui subsistent encore tout près de nous, pourvu que nous apprenions à les apercevoir, à les apprécier et à leur faire une place dans notre vie quotidienne. Disons merci au morpion, et entonnons cet hymne impérissable que tous nous chantâmes, entre jadis et naguère :

 

« De profundis, morpionibus … ».

 

Rendons à César ce qui est à César, et au morpion ce qui est à tout le monde.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 24 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (5)

 

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QUELQUES-UNS QUI L'ONT OUVERTE, LEUR GUEULE

(DU TEMPS DE PIERRE FOURNIER)

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Alors c’est sûr que la mort du Christ a amené l’humanité à renouveler radicalement sa représentation du Mal. Cela dit, il s’en faut de beaucoup que l’Eglise catholique ait appliqué à la lettre le message. On peut même dire qu'elle s'y est opposée farouchement. A commencer par l’instrumentalisation grossière de l’opposition Dieu / Diable : à droite les bons, à gauche les méchants, même si Dante Alighieri, dans La Divine Comédie, fait suivre à ses héros un chemin plutôt vertical.

 

Je pense évidemment au sort des femmes qui décidaient de vivre seules pendant toute une période du moyen âge et qui, libres de la tutelle d’un homme, étaient suspectes de commerce avec le diable. Il n’était pas rare qu’elles se fissent (oui) traiter de « sorcières » (sur le sujet, voir Jules Michelet, La Sorcière), mais aussi brûler très concrètement pour ce même motif.

 

Je pense aussi aux deux personnages de nains dans le roman Tristan et Iseult (12ème siècle) : Frocin et Bédalis. Celui de la dénonciation et celui de la lance empoisonnée. Pour le coup, en voilà des carrées, des incarnations du Mal. Heureusement, ils subiront tous les deux le sort réservé aux méchants. Au lieu de naître nains, ils n’avaient qu’à être comme tout le monde.

 

L’époque n’était guère favorable au triomphe des méchants, n’hésitant guère à « stigmatiser » scandaleusement des « minorités visibles ». Eh oui, les rôles étaient bien partagés, bien différenciés : les tares physiques reflétaient forcément les âmes les plus noires. J’ai évoqué récemment l’immonde cloporte Zachée surnommé Cinabre imaginé par ETA Hoffmann.

 

A l’époque, plus tu es malformé et plus tu es laid, plus tu es haï de Dieu (donc des hommes). Comme représentation, c’est vraiment tout confort. A croire que des déchets de mentalité primitive ont été recyclés dans le soubassement des tréfonds des bases du socle des fondations de la civilisation occidentale. Tout y est passé : la femme seule, le bossu, le crétin des alpes, bref, tout ce qui était assez semblable pour être catalogué "humain", mais pas assez pour être vraiment pareil. Assez pour que les villageois puissent s’identifier, pas assez pour être assimilable. Une condition pour postuler à l'emploi de "victime".

 

Et ça a duré, duré, duré. Regardez les westerns d’avant Sergio Leone, le bon et le méchant sont immédiatement identifiables. Et pas seulement les westerns. L’équation est simple : le bon est beau et le méchant est laid. Je crois même qu’on pourrait dire que le méchant est crevassé et que le bon est lisse. Ou encore que le bon est blanc cheveux blonds, et le méchant blanc ou pas blanc, cheveux bruns (il y a des variantes). Ce qu’on voudra : riche / pauvre, indien / cow-boy, primitif / civilisé (Robinson Crusoé), musulman / chrétien, baptiste / méthodiste, nordiste / sudiste, ….

 

Ce n’est pas comme chez le père Goethe : moi qui viens de lire son épouvantable pensum intitulé Wilhelm Meister, je peux vous dire qu’on ne trouve, sur les 1000 pages à se farcir, strictement aucun personnage pour incarner le mal. C’est très curieux, d’ailleurs. Que du positif.

 

Les seuls néfastes sont la bande de brigands jamais identifiés qui attaquent la troupe de théâtre. A tout casser, ça prend une dizaine de pages, juste un courant d’air momentané. Pour tout le reste, qu’on se le dise : on est chez les bons. C’est pour ça que Wilhelm Meister ne raconte rien, qu’il n’y a pas d’histoire à proprement parler.

 

Tous les personnages dotés d’un prénom dans le roman sont du bon côté du manche, ou alors, s’ils n’y sont pas, ils ne vont pas tarder. Les gars sont « bien bâtis », « d’agréable tournure ». Chez les filles, c’est pareil, même Philine finira en bonne mère, pour vous dire. Je préciserai : "presque pareil", car Goethe trouve le moyen d’en faire passer trois de vie à trépas (Marianne, Aurélie et Mignon), on ne sait d'ailleurs pas bien pourquoi. A part cette (bien modeste) anicroche, Wilhelm Meister est un indécrottable militant du Bien.

 

C'est assez pour bouter le roman, sinon hors de la littérature, du moins hors du roman.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

mardi, 23 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (4)

 

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UN QUI L'A OUVERTE, SA GUEULE

(DESSIN DU REGRETTÉ PIERRE FOURNIER)

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Je disais donc du bien de La Violence et le sacré, grand livre de René Girard, et je laissais entendre qu’ensuite, ça se gâtait. Mais on peut déjà faire un reproche à l’auteur, à propos de son maître-livre, c’est de ne pas se prendre pour  un flacon d'urine éventée. Franco de port, il ne vous l’envoie pas dire : sa théorie du désir mimétique et de la victime émissaire est tout simplement "révolutionnaire". Elle envoie à la poubelle, en même temps qu’aux oubliettes, toute la psychanalyse de Papa Freud.

 

Mieux : elle l’englobe ! Pour vous dire la supériorité de son « pouvoir heuristique », comme on dit à l’université, pour dire qu’une théorie parvient à expliquer d'un seul jet homogène un ensemble de phénomènes éparpillés, que l’état précédent des connaissances ne permettait d’aborder qu’en ordre dispersé.

 

Remarquez que j’avais demandé (c’était entre deux portes, il est vrai) au père Denis Vasse, psychanalyste renommé, ce qu’il pensait des travaux de René Girard. Il m’avait regardé, puis m’avait répondu (je cite de vieille mémoire et en substance) : « Mais c’est qu’il ne s’occupe de rien de ce que nous faisons ». Circulez, y a rien à voir ! Un partout la balle au centre.

 

J’aurais quant à moi tendance à me méfier davantage de Girard que de la psychanalyse, et pour une raison précise : avec, et surtout après la publication de Des Choses cachées depuis la fondation du monde, il a viré au militant chrétien. Je précise que Denis Vasse était prêtre jésuite, mais n'a jamais confondu sa foi avec les choses de la science. Je n'en dirai pas autant de Girard. Chacun fait ce qu’il veut, mais quand on est militant, cela jette un drôle de jour sur l’objectivité des savoirs établis à l’université, qui sont davantage faits pour enrôler les adeptes d’une croyance que pour former des esprits à la méthode scientifique.

 

Je ne prendrai comme exemple que Judith Butler, militante avouée de la cause lesbienne, avec sa théorie du « genre ». Soit dit par parenthèse, on peut s’étonner que les affirmations qui forment le socle du « genrisme », et qui enfoncent les vieilles portes ouvertes du vieux débat « nature / culture », aient contaminé aussi facilement autant de soi-disant bons esprits, dotés d'un soi-disant bon sens, lui-même soi-disant rassis.

 

On s’étonne moins quand on voit que la théorie du genre sert de drapeau à tous les militants de la « cause » homosexuelle : nulle objectivité là-dedans, mais une arme, et une arme aux effets dévastateurs, car son champ d’action est le langage lui-même, le sens des mots et la façon dont ils désignent les choses. Les adeptes, ici, obéissent au raisonnement : « Puisqu'on ne peut pas tordre les choses, commençons par tordre les mots ». Et on peut dire qu'ils ont réussi, au-delà de toutes leurs espérances, à les tordre, les mots. Regardez ce qu'ils font aujourd'hui, au nom de l' « ÉGALITÉ » !

 

Revenons à René Girard et à Des Choses cachées …. En dehors des salades que l’auteur commence à débiter sur la supériorité du christianisme, je garde de la lecture de ce gros bouquin le souvenir d’une idée qui me semble encore étonnante de pertinence : à observer les bases du christianisme à travers une grille de lecture « sacrificielle » (le rite religieux conçu et mis en œuvre pour expulser d’une communauté humaine la violence accumulée, dangereuse pour sa survie, en la déviant sur un seul individu), Jésus Christ apporte une innovation radicale.

 

Si j’ai bien tout compris, la mort du Christ sur la croix est le premier sacrifice raté, le premier sacrifice qui échoue à rétablir la paix dans la communauté dont il devait raffermir la cohésion. En tant que sacrifice humain comparé à tout ce qui s’est pratiqué et se pratique dans les sociétés, primitives ou non, la mort du Christ est un ratage complet. Le dernier des sacrifices humains, si l’on veut, du fait qu’il est le premier sacrifice inefficace. Et en même temps, il s’avère comme façon radicalement nouvelle d’envisager le Mal.

 

Un ratage, pour la raison très simple que la victime est reconnue et déclarée innocente, alors que la « bonne » victime est celle sur la tête de laquelle s’est concentré tout le Mal accumulé, et dont toute la communauté doit pouvoir dire qu’il était juste de la tuer, au motif qu’elle était coupable.

 

Le message du Christ, de ce point de vue, est clair : s’en prendre à un individu innocent, et croire ainsi expulser hors de soi le Mal,  c’est commettre une injustice, voire un crime. Ce n’est pas parce que vous tuez un homme (choisi ou non au hasard) que vous chassez le Mal de la communauté. A cet égard, je suis bien obligé de reconnaître que la base du christianisme constitue une avancée décisive sur ce qu’on appelle la « mentalité primitive ». Le Christ est le premier à dire que le Mal est au-dedans de chacun, et que pour le rejeter au-dehors, il faut s’y prendre autrement.

 

On dira ce qu’on veut, mais c’est un vrai Progrès.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 22 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (3)

 

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POEME :

IL EST PAS MIGNON,

MON PETIT APION ?

ET MON P'TIT MORPION,

IL EST PAS TROGNON ?

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(ceci est la photo d'un morpion accroché à deux poils)

***

La « confession à la chrétienne » fut pendant des siècles le moyen mis au point par l’Eglise catholique pour expulser le Mal hors de l’âme des individus (et je ne parle pas de la messe). Mais aujourd’hui, il y a bien peu d’Eglise catholique (trop de gens voudraient la voir disparaître, elle est d'ores et déjà réduite au rôle de "groupe identitaire" parmi d'autres), encore moins de confession chrétienne. La question se pose : que faire avec le Mal ?

 

Il ne faut pas se leurrer : aucune société ne peut ne pas se poser la question. La preuve, c’est que toutes se la sont posée. Quelques-unes fonctionnent encore avec des institutions dédiées à cette tâche : les Dogons, par exemple, malgré les assauts conjugués des touristes, de l’argent et des marchandises en plastique, maintiennent encore un arsenal de croyances destiné à maintenir l’ordre dans l’ordre du monde, et à le rétablir en cas de besoin par toutes sortes de procédures compliquées (voir les ouvrages de Germaine Dieterlen, et surtout les entretiens de Marcel Griaule avec Ogotemmeli dans Dieu d’eau, 1948).

 

Quand l’idée est venue aux hommes qu’il était possible de chasser le Mal, ils ont inventé tout un tas de gestes et de cérémoniaux : ils ont arraché le cœur d’un semblable, ils ont précipité un semblable dans le feu ou dans l’eau, ils lui ont fait subir toutes sortes de tourments. Le semblable en question s’est appelé la victime. C’est sur celle-ci que se concentraient tous les maux accumulés.

 

Il est couramment admis de désigner aujourd'hui la victime sous le nom de « bouc émissaire » : attaché au milieu du village, le dit bouc recevait toutes sortes d’ordures, les paquets de boue et de fange dont s’allégeaient les habitants, puis il était bouté hors du village, bien loin dans le désert. Il paraît que ça se passait chez les juifs de l’antiquité. Avouez que c’est mieux qu’un sacrifice humain, bien que le spectacle perde en palpitant, comparé à un bon vieux sacrifice juteux et saignant.

 

Mais un rite ne dépend pas de ce qu’on y fait ou du protocole auquel il obéit : il s’agit avant tout, pour le rite et son responsable (prêtre, sorcier, chaman, ...), d’être efficace. Si la population, après le cérémonial, est effectivement libérée de tout le poids de Mal accumulé, elle n’en demande pas plus, pour recommencer à vivre. Le rite a marché.

 

René Girard a écrit là-dessus un livre génial : La Violence et le sacré (1972). Je ne vais pas vous réciter tout ça, je vais vous le faire  en bref et en simplifiant. Grosso modo, pour désirer quelque chose, un individu doit attendre que ce quelque chose lui soit désigné par quelqu’un comme étant désirable : si A désire X, B a raison de désirer X à son tour. Peut-être parce qu'il voudrait bien être comme A. C’est ce que Girard appelle « désir mimétique ».

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Je continue : dans un groupe, à force que les gens désirent les mêmes choses, ils deviennent à la fois des rivaux et des répliques les uns des autres. Pendant qu'à force de rivaliser, le destin des rivaux est, à terme, de se foutre sur la gueule, à force de désirer la même chose, le destin des rivaux est de devenir mécaniquement semblables les uns aux autres. C’est ce que Girard appelle « indifférenciation violente ». J'espère que vous suivez.

 

A force de monter entre des individus rivaux, la tension finit par produire la violence. Et comme cette violence risque d’aboutir à l’anéantissement de la collectivité en tant que telle (cela s’est vu par exemple chez les Iks, nord-est de l’Ouganda), les sociétés, pour se protéger et se pérenniser, ont élaboré, au fil de l’histoire, des protocoles expérimentaux dont le seul but était d’empêcher le massacre généralisé. On a appelé ça des « rites ». Lorsque le potentiel de violence atteint le maximum supportable, un mécanisme (la « crise sacrificielle » de René Girard) se déclenche pour rétablir la paix entre tous. C’est le moment du sacrifice proprement dit.

 

Pour que le sacrifice ait lieu, il faut que quelque chose soit sacrifié. C’est parfois quelqu’un. Les Grecs appelaient ce quelqu’un le « pharmakon » (mot qui signifie aussi bien « poison » que « remède »). René Girard multiplie les références à des peuplades exotiques, où un roi était élu à l’unanimité, mais qui était à terme destiné à jouer le rôle du pharmakon : être un jour sacrifié. Et ça marchait (enfin, c'est ce qu'on dit) ! Le pauvre roi commençait par être sacralisé, honoré, mais il devait finir dans la marmite : être brûlé après avoir été adoré, c'est dur !

 

L’important était que se produisît un « unanimité violente » contre la victime désignée. Le sacrifice de la « victime émissaire » n’est efficace qu’à condition d’unanimité : le bouc émissaire, s’il réussit à concentrer sur lui seul toute la violence contenue et retenue jusque-là dans la population, à ce moment précis, tout va bien. Ite missa est. Deo gratias. Allez en paix, et revenez dans un an. Le rituel d’élimination du Mal a rempli sa tâche : maintenir la force du « vivre ensemble ».

 

On pensera ce qu’on veut de l’hypothèse de René Girard, mais je crois qu’elle mérite attention. Au fond, elle repose tout entière sur cette autre, qui veut que nulle personne humaine ne désire quelque chose qui ne lui ait pas été désigné auparavant comme désirable par quelqu'un d'autre. C'est plausible, mais ... 

 

Malheureusement ça se gâte ensuite.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 21 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ? (2)

 

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SPECTACULAIRE ENVOL VERS LA LUMIERE DU SYMBOLE DE FRANÇOIS HOLLANDE ET DE TOUT LE PARTI SOCIALISTE DANS LES SONDAGES

APRES LE "CHOC DE MORALISATION"

ET LA CONFESSION DE JERÔME CAHUZAC

(car nous parlerons aujourd'hui de la confession, mes bien chers frères)

***

Je lançais donc un cri d’alarme : le Mal est désormais parmi nous, et ses racines inextricablement et durablement enchevêtrées s’enfoncent dans notre sol et étendent leur rhizome. La végétation qui émerge de ce sol où le Mal se mélange au Bien est désormais impure, et c’est son air que nous respirons, et ce sont ses pousses que nous trouvons dans nos assiettes.

 

Si nous étions en terre d’Islam, quel bonheur serait le nôtre ! D’une simplicité angélique. D’un côté le Coran, de l’autre le Sheitan (Satan). L'âme du musulman peut dormir sur ses deux oreilles, en paix avec elle-même. 

 

Au moins là, le Mal, il est nommé, et l’on se donne les moyens de le chasser, à coups d’exorcismes et de bûchers purificateurs. A coups de confession, aussi : on ne se doute pas du bienfait qu’a fait à l’humanité souffrante l’invention de la notion de péché, et du bienfait qui allait avec, quand le pégreleux en robe noire, derrière sa grille en bois, vous soufflait dans le nez, en même temps que son haleine fétide chargée d'ail et de molaires pourries, là-bas dans le fond, l'absolution rédemptrice : « Ego te absolvo ! Mon fils, vous direz trois Pater et deux Ave. Allez en paix ! ».

 

On repartait le cœur léger et l’âme guillerette, prêt (et autorisé) à recommencer. L’invention du péché, celle du Manuel du confesseur, celle de l’absolution furent des bouées de sauvetage lancées à l’humanité (au moins l'occidentale chrétienne), auxquelles celle-ci s’est accrochée avec succès pendant combien de siècles ?

 

La confession et le péché, l’aveu, l’absolution et la rémission, quel merveilleux moyen de se débarrasser  du Mal ! On l’expulsait hors de soi jusqu’à la prochaine fois. C’est sûr, il y avait une prochaine fois, aujourd’hui, un bon commercial dirait que c’est un « marché captif » : le client ne peut pas vous échapper. Il reviendra forcément. Même que l’homme en noir pouvait en rajouter dans la culpabilité : « Depuis combien de temps, mon enfant, n’êtes-vous pas venu ? ».

 

La civilisation qui a inventé la responsabilité personnelle, qui n’est finalement que la rançon de la liberté individuelle, a inventé dans la foulée le moyen souverain de résoudre en permanence le conflit entre la conscience et le monde (enfin, disons les actes commis dans le monde), entre la conscience et les autres.

 

J’ouvre une parenthèse. Pour être honnête, il faudrait dire que les curés sont allés très loin avec l’acte de contrition : « J’ai péché par pensée, par action et par omission ». La totale ! Quoi que tu fasses ou ne fasses pas, impossible d’échapper ! Que des moyens infaillibles mis au point pour, en accumulant les peccadilles journalières, se retrouver chargé de noirceurs et retrouver fissa le chemin du confessionnal. Je ferme la parenthèse.

 

Donc, carrément impossible de se coucher le cœur en paix : tout le monde a forcément, tous les soirs avant de s’endormir, quelque chose à se reprocher, ou quelque motif de s’en vouloir dans tout ce qu’il a pensé, dit, fait ou pas fait. C’est normal : le monde produit du Mal sans jamais s’épuiser, à jet continu. Le commercial en soutane n’a pas à bouger de sa chaise : le pénitent s’avance vers lui, à genoux, en se frappant du poing la poitrine : « Mea maxima culpa ».

 

C’était le bon temps où l’homme, ayant vaqué à ses occupations pendant la journée, faisait un détour par le confessionnal, rentrait chez lui et dormait du sommeil du Juste et l'âme en paix - non sans avoir au préalable dûment honoré bobonne de sa petite besogne repopulatrice. Le monde était bien organisé. Au moins dans les têtes.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 20 avril 2013

QUE FAIRE AVEC LE MAL ?

 

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Il n’y a pas si longtemps – c’était après le 11 septembre 2001 – le président des Etats-Unis George W. Bush, surnommé le Nabot Léon américain, a fait un grand discours dans lequel il lançait la grande croisade définitive contre « L’Axe du Mal ».

 

Vrai, on se serait crus revenus aux glorieux temps de la reconquête du tombeau du Christ, où Godefroi de Bouillon parvenait à convaincre toute la chrétienté de se lancer à l’assaut de l’Islam et de remporter sur lui l’éclatante victoire de la vraie religion sur ce que le monde comportait de pire en matière de paganisme, d’irréligion et d’incroyance : le mahométan.

 

Je note, juste en passant, qu’après les croisades (dont la dernière catastrophique, en 1204), les grandes entreprises occidentales et chrétiennes furent les « grandes découvertes » (autrement dit les « grandes conquêtes »). Les occidentaux chrétiens, ils ont dû se dire que les Arabes, les musulmans, le Sultan, sa Sublime Porte, c’était vraiment un morceau trop coriace à avaler, et qu'il valait mieux aller voir ailleurs si on y était. Et le plus fort, c’est qu’on a fini par y être, et même partout ailleurs.

 

Le problème, c’est que George W. Bush, pour lancer sa proclamation, est né mille ans trop tard (à quelques cheveux près). Notre époque, emmenée par un occident chrétien plus ou moins déchristianisé, ne sait plus quoi faire, avec le Mal. Elle a perdu le mode d’emploi. Elle ne sait plus où le mettre. Notre époque ne sait plus où est passé le Mal. A croire qu'il n'y en a plus, qu'il a disparu corps et biens.

 

Ou alors, au contraire, elle le voit tellement partout, qu’elle ne sait plus comment le vaincre, le Mal. Il est partout et nulle part. La recette, qui permettait de mettre un nom dessus et qui remontait à la plus haute antiquité, s’est égarée dans les poubelles mises au point par le progrès technique. Peut-être qu’un éboueur inattentif l’a mise, avec les autres détritus, dans l’incinérateur où finissent les surplus de notre force de travail. Allez la retrouver, maintenant !

 

Résultat, les sociétés qui savent encore expulser le Mal de leurs rangs se comptent sur les doigts de la main d’un voleur de Tombouctou, coupée avec une Charia en pleine forme et dûment aiguisée, par un militant exalté d’Aqmi. Résultat, faute d’être reconduit manu militari à la frontière, le Mal s’est installé au cœur des sociétés humaines qui, ayant mis au placard et au musée les outils (rituels religieux, peine de mort, …) qui servaient à organiser rituellement des charters de maux renvoyés dans leurs pays d'origine, essaient tant bien que mal de « faire avec », de le contenir dans des limites acceptables, et même de le recycler.

 

Mes bien chers frères, le Mal est donc parmi nous, il a pris racine, il se promène incognito, en liberté, dans nos rues et nos médias, il a pris les habits de tout le monde, il a pris la figure de tout le monde : dans ce monde soumis à la loi du : « Je fais ce que je veux quand je veux parce que je le vaux bien », impossible désormais de l’identifier, de le nommer, de l'isoler, pour l'expulser hors de l'homme.

 

Toute tentative de purification est désormais vouée à l'échec. On est mal barrés.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

vendredi, 19 avril 2013

IL JOUAIT DU PIANO-JOUET

 

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L'OUVRAGE DE MARIE-ANGE GUILLAUME

Fred, le dessinateur et inventeur d’histoires, a-t-il rencontré John Cage, le massacreur de l’idée de musique, capable de rester les bras ballants devant son piano pendant 4′33″ devant une salle comble, juste pour montrer que, même quand il ne joue pas, il continue à y avoir de la « musique », produite par le public lui-même ? Enfin, disons plutôt des sons. Bref, des bruits, quoi. Leurs routes se sont-elles croisées ? Cela m’étonnerait. Et pourtant …

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EXECUTION PUBLIQUE DE 4'33"

 Dans la vie, il faudrait pouvoir prévoir l’imprévisible, s’attendre à l’inattendu et ne pas se laisser surprendre par les surprises de l’existence. Ce serait la meilleure manière de gérer nos existences « en bons pères de famille » (je signale que l’expression figure en toutes lettres dans le Code civil, et s’adresse par conséquent aussi aux femmes). 

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JOHN CAGE EN PERSONNE JOUE SA "SUITE FOR TOY PIANO"

Heureusement, il n’en est rien. Heureusement, tout le monde n’est pas comme Goethe, à ambitionner d’encadrer la vie des individus et des sociétés dans le carcan de la rationalité, jusqu’à étouffer l’envie de vivre. Heureusement, la vie est pleine d’imprévoyants, d’inattendants et de surprenants. A ce titre, Fred mérite à coup sûr de figurer parmi les émerveillements de l’existence. 

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WILHEM LATCHOUMIA PROUVE QU'ON PEUT LA JOUER AVEC SON CUL

(CERTAINS DIRONT, PEUT-ÊTRE A JUSTE TITRE, QU'ON PEUT S'ASSEOIR DESSUS)

En l’occurrence, il s’agit du télescopage – improbable mais authentique –  entre l’imagination débridée de notre génial dessinateur et le savoir-faire desséché d’un imposteur de la musique moderne. C’est la raison a priori bizarre qui m’a fait donner à ce billet ce titre bizarre : Fred et John Cage. Eh oui : ils ont travaillé sur les mêmes instruments : des pianos-jouets.

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CETTE FOIS, C'EST MARGARET LENG TAN QUI S'Y COLLE, AVEC UN SERIEUX OLYMPIEN

J’ai eu récemment l’honneur et l’avantage d’évoquer ici la Suite for toy piano, qui fait glorieusement pendant aux 4′33″ précédemment citées. Alors je ne sais absolument pas si Fred est allé pêcher son idée chez John Cage. En explorant la chose sur internet, je me suis rendu compte que le toy piano, cette chose inventée pour encombrer la chambre du petit dernier à Noël, et lui permettre de casser durablement les oreilles de papa et maman, faisait fureur dans les salles de concert dites sérieuses.

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ET PHYLLIS CHEN NE VA PAS TARDER A S'Y METTRE

Fred a, on le sait peu, travaillé pour le cinéma. Il a, entre autres, écrit quarante contes. Ces contes étaient conçus à partir de mots. Fred raffolait de ça : prendre une expression au pied de la lettre et lui faire cracher son potentiel imaginaire. Le Train où vont les choses (son dernier album) a été extrait de cette mine-là.

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LE TOY PIANO FAIT FUREUR, VOUS DIS-JE !

(ICI, YAN TIERSEN)

Il raconte, dans le livre de Marie-Ange Guillaume (L’Histoire d’un conteur éclectique, Dargaud, 2011), le tournage d’un film construit autour d’une harpiste. Sous les yeux des habitants de HLM de banlieue, intrigués, des « Hell’s Angels » sont payés pour écouter sa musique d’un air béat.  Et puis des flics (acteurs) ordonnent à la harpiste et aux motards de déguerpir. 

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ALLEZ, ENCORE UNE LOUCHE DE MARGARET LENG TAN DANS LA "SUITE" DE CAGE

Les gens penchés aux fenêtres des HLM où se déroulait la scène engueulent alors les « flics » en hurlant : « Laissez-la continuer ! C’est beau, cette musique ! ». Ceci pour dire que Fred est toujours prêt à emmagasiner les bonnes histoires qui se déroulent sous ses yeux. Je veux dire, à construire des histoires à partir de ce qui se passe en sa présence. 

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ET DES PRIX DE CONSERVATOIRE S'Y METTENT TRES SERIEUSEMENT

L’un des contes écrits par Fred est intitulé Musique de petite chambre. Comme d’habitude, Fred se sert d’une expression toute faite pour faire courir son imagination. Je me dis qu’il aurait pu trouver un autre titre, je ne sais pas, Musique de chambrette, tiens, pourquoi pas ?

 

Le pianiste du récit, en grande tenue sous son vieux manteau, fait du porte à porte et propose ses concerts. Après avoir essuyé une rebuffade, il est invité par une femme qui possède un piano. Mais c’est un tout petit : un piano-jouet. C’est tout ce qu’elle a, un cadeau de ses parents, qu’elle a conservé. Comme c’est un piano à queue, il accepte de rester. Il installe tout pendant que la dame se change derrière un paravent.

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ET PUIS VOILA LE TRAVAIL DE FRED !

Mais les préparatifs de la dame s’éternisent, et tout d’un coup, le pianiste éclate : « Comment ? Je ne supporte pas qu’on arrive en retard à mes concerts, surtout à domicile ! Enfin quoi, madame ? C’est la dernière impolitesse ! ». Il claque la porte. Désolée, elle sort de derrière le paravent en grande tenue de grande soirée, et exprime ses regrets, tout en tapotant le piano-jouet, qui rend des sons d’ « authentique piano de concert ». L’amertume et l’ironie de ce petit récit font partie de la signature de Fred.

 

L’enfantillage assumé du « conteur éclectique », on me dira ce qu’on voudra, est infiniment aimable. L’enfantillage de John Cage, qui se prend très-très au sérieux, et que les gogos gobent comme des mouches, est infiniment haïssable.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

jeudi, 18 avril 2013

ET PUIS NON ! ... FRED N'EST PAS MORT ! ...

 

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MERCI, HERGÉ, DE ME PRÊTER CETTE IMAGE POUR LA CIRCONSTANCE

***

Tewfik Hakem avait interviewé Fred pour une émission diffusée en 2011. Il a rediffusé dernièrement l’entretien dans son émission de 6 heures du matin : Un Autre jour est possible. Cela vaut le coup, à l’occasion, d’être matinal.

 

NAUFRAGE 21.jpgCe qui apparaît, de Fred ? Un homme en toute simplicité. Son père était cordonnier, c’est vous dire, même si ça ne prouve rien. Une façon éminemment populo de parler, par exemple, de son amitié avec Jacques Dutronc : un manager lui avait demandé de faire quelques chansons pour lui. Il avait atterri dans ce milieu inconnu des studios d’enregistrement, et le contact s’était fait, facile, simple, magique. Cela a donné, évidemment, Le Fond de l’air est frais, Laïho, Laïho, mais aussi La Voiture du clair de lune.

 

Une façon aussi de renvoyer tous les intellos de la terre à leur potagerNAUFRAGE 23.jpg et à leurs légumes quintessentiels (je veux dire : desséchés). A la question bête : « Comment êtes-vous arrivé à Philémon ? », il répond : « Ben, vous savez, ça m’est venu comme ça. Je n’ai pas de projet, pas de marche à suivre. Quand je démarre, je ne sais pas ce qui va me venir sous la plume ».

 

NAUFRAGE 27.jpgBref, un pommier qui fait des pommes, et pas un intellectuel à tout découper en seize et à tout transformer en abstraction conceptuelle, pour mieux se convaincre et convaincre quelques gogos que c'est lui, et personne d'autre, qui comprend le monde dans lequel il vit (et nous avec). Pour Fred, intellectualiser était une façon de renoncer à palper le vrai et le jouissif de l'existence. Dans le monde de Fred, l'intellectuel se situe à l'antipode exact de la vie qui vit. Pour Fred l'artiste, vivre et intellectualiser sont carrément antinomiques.

 

A l’entendre (sa voix est celle d’un vieuxNAUFRAGE 29.jpg monsieur, mais qui a gardé intact le populo de son accent et de sa prononciation), les choses lui sont toutes tombées sur la feuille de dessin, sans avoir à chercher. Par exemple, le père de Philémon, dans la BD, ressemble à son propre père, pas besoin d’aller chercher loin.

 

NAUFRAGE 30.jpgEn fait, pour Philémon, Fred triche un peu. Car, comme il le déclare dans le livre de Marie-Ange Guillaume (L’Histoire d’un conteur éclectique, Dargaud, 2011, 29€ quand même, mais ça les vaut)L'HISTOIRE 1 D'UN CONTEUR ECLECTIQUE.jpg, tout se passe à Nice, pendant un repas de famille. Comme son fils Eric s’ennuie, il lui raconte une histoire. Et là c’est vrai, pas besoin d’aller chercher loin : « J’ai utilisé les éléments du décor : la mer, les bateaux, une bouteille ». Et c’est après qu’il a eu envie d’en faire un récit dessiné. Moi j’aurais ajouté une question : « Pourquoi précisément ce prénom : Philémon ? ». La réponse m’aurait intéressé. J’ai mes raisons. De vraies raisons que quelques-uns connaissent.

 

Avec le petit-fils, ç’a été un peu plus rigolo. Dans le jardin de la maison,NAUFRAGE 31.jpg il y avait un puits. Pour Alexandre, c’était forcément le chemin qui mène au A. La famille a été obligée de poser un énorme pot avec un « baobab » (dixit Fred) pour le boucher, et empêcher Alexandre de rejoindre l’île du A avec ses copains. Et notre moustachu dit ça d’un air bonhomme. Et qu’Alexandre l’appelait monsieur, ne voulant pas le croire son grand-père. Plus retors qu’il ne veut bien le paraître, Fred : va savoir si c’est vrai, qu’Alexandre l’appelait « monsieur ».

 

NAUFRAGE 33.jpgAlors le puits ? Sans vouloir décortiquer la chose, je note que dans le dernier épisode (Le Train où vont les choses), il est absent : fini, le puits. Ce qui fait la frontière, cette ultime fois, c’est la fumée produite par la « Lokoapattes », sorte d’épais brouillard qui fait tousser le hérisson, et dans lequel se perd le père (sans doute le "perd-père twitté") de Philémon, parce qu’il a rencontré le fantôme de Jojo, l'ancien garde-champêtre.

 

Cette frontière entre le « réel » et « l’imaginaire », le puits la dessinaitNAUFRAGE 34.jpg d’un trait épais, pour ne pas dire infranchissable : il fallait s’appeler Philémon pour y tomber. Dans ce 16ème et dernier épisode, la frontière a perdu de sa consistance, puisque, du fait de Joachim Bougon, le conducteur inattentif de la « Lokoapattes », celle-ci est sortie du « tunnel imaginaire » pour venir s’échouer dans des sables mouvants bien « réels ».

 

Mais Fred, grâce au « tunnel imaginaire », surmonte la difficulté. Normalement, si tout va bien, Philémon et Barthélémy le puisatier rejoindront la lettre A. Dans le fond, que le puits devienne tunnel, quelle importance ? L’essentiel n’est-il pas d’arriver à destination ? Ce qui reste définitivement sûr, c’est que Fred n’a jamais confondu « réel » et « imaginaire » (à l’instar de maints ados plus ou moins attardés, accros à leurs consoles). Mieux : il a réussi à donner à ses rêves et à son imaginaire la consistance d’une réalité durable.

 

NAUFRAGE 35.jpgEt cela est rendu possible, précisément, par le poste-frontière que le dessinateur-conteur a établi entre les deux mondes, par la magie d’un simple puits. L’île du A de l’océan Atlantique, c’est si l’on veut de l’imaginaire au carré. Qui fait que le fictif Philémon semble, en revenant dans le jardin paternel après une escapade sur le A, prendre corps dans une réalité un peu moins fictive que les histoires inventées. Une réalité plus proche de la nôtre, et dans laquelle Fred réussit à nous embarquer. On y croit.

 

Appelons ça le véritable esprit d’enfance, ou je n’y connais plus rien.

 

Comme je le disais lors de la parution du Train où vont les choses : monsieur Fred, merci du fond du coeur. Oui, vraiment, merci pour tout.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

mercredi, 17 avril 2013

FRED EST MORT !

 

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Je ne pouvais pas laisser passer l'événement sans m'y arrêter un moment. Je l'ai vaguement évoqué récemment, je le redoutais, et puis voilà, c'est arrivé : FRED EST MORT. 

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Il sera donc aujourd’hui question de Monsieur ARISTIDÈS. Othon ARISTIDÈS.  Et pour être précis : Othon Frédéric Wilfrid ARISTIDÈS (mais je ne garantis pas le Wilfrid). J’ai parlé de lui les 3 et 4 mars dernier. Son nom de plume a toujours été FRED. Il venait de publier Le Train où vont les choses, seizième album de l’extraordinaire (au sens le plus exact) série des Philémon. Une des séries de bandes dessinées qui me font croire à la possibilité de faire accéder le genre de la BD à la dignité d’œuvre d’art. 

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LE MONDE, PUIS LIBÉRATION, 8 AVRIL 2013 : ILS NE SE SONT PAS FOULÉS, POUR LEURS TITRES

 

NAUFRAGE 1.jpgA sa façon de reprendre telles quelles les sept premières pages du premier album, mais de laisser son héros étouffer dans une mer par trop réelle, au lieu de le faire atterrir à plat ventre sur une plage du A de l’Océan Atlantique, avec ses deux soleils, son centaure Vendredi, ses arbres à bouteilles, je craignais le pire. Le Train où vont les choses avait quelque chose de triste. Quelque chose même de funèbre et de testamentaire.

 

J’ai l’immense regret et la tristesse d’avoir eu raison en formulant mabande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaud crainte. Le grand Fred est donc mort le 2 avril dernier. Je ne dirai pas : « Il était ceci, il était cela ». D’autres s’en sont chargés. Et Philémon, avouons-le, c’est une histoire qui commence très bêtement. Du moins en apparence.

 

bande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaudSans vouloir faire l’éloge de feu Fred, je veux dire pourquoi, selon moi, les aventures de Philémon sont un pur chef d’œuvre littéraire (j’ai bien dit « littéraire »), et cela dès leur premier épisode – il faudrait même dire à cause du premier épisode. Le génie de Fred – n’ayons pas peur des mots –  éclate dans Le Naufragé du A, album qui joue le rôle de « Sésame » et qui ouvre l’incroyable grotte aux trésors. C'est dans ce premier album que Fred, chercheur d'or, tombe sur le filon. Je ne suis pas sûr qu'à ce moment-là, il se doute de ce qui lui est venu sous le crayon.

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Ali Baba, Simbad le marin et autres héros des Mille et une nuits peuvent aller se rhabiller. Ce n’est pas un hasard si Fred appelle "Simbad" son boxer favori, et en fait même le héros du cinquième épisode des Philémon : Simbabbad de Batbad. Le Naufragé du A, c’est tout simplement la clé qui ouvre ce palais merveilleux.

 

bande dessinée,fred,philémon,othon aristidès,le train où vont les choses,le monde,libération,philémon et le naufragé du a,poésie,marie ange guillaume,dargaudSans craindre d’exagérer, je dirai que tout Philémon est dans Le Naufragé du A. Les vignettes latérales dont sont jalonnés mes deux petits billets d'hommage sont extraites de cet événement fondateur. Ce premier épisode est le plus puissant, parce qu’il est le premier et, qu’à ce titre, c’est lui qui détient L’IDÉE. Tout le reste découle. Et cette idée, d’un certain côté, elle est toute simple. Prenez un puits, un bête puits abandonné. On est à la campagne. On a installé une pompe à bras. C’est donc le progrès.

 

Seulement voilà, la pompe tombe en panne. Disons même qu’elle seNAUFRAGE 17.jpg rebelle, et envoie dinguer le père de Philémon dans l’arbre. Notez que chez Fred, les histoires commencent au moment où quelque chose se détraque dans le « le train où vont les choses », qu’on appelle la « réalité ordinaire ». Le fiston reçoit l’ordre d’aller puiser de l’eau au puits.

 

NAUFRAGE 20.jpgLa porte ouverte sur l’autre monde, elle est là, au fond du puits. D’abord une bouteille, puis deux, avec des messages de détresse, ont émergé des profondeurs (mais en faisant : « plouf ! »). Philémon est trop intrigué pour résister : le voilà embarqué dans ses propres aventures. Arrivé au fond du puits, il lâche prise et se fait engloutir par un élément liquide aux dimensions impressionnantes pour un simple fond de puits : c’est la mer, avec des requins et des îles.

 

On est dans le conte, évidemment. Les aventures de Philémon commencent par un : « Il était une fois » imparable. Lewis Carroll avait écrit L’Autre côté du miroir et ce qu’Alice y trouva. Fred, à sa manière, a fait aussi simple et aussi magique. Et Marie-Ange Guillaume, qui s'est penchée sur le cas unique de ce magicien, est en plein dans le vrai en intitulant son excellent livre L’Histoire d’un conteur éclectique. Fred est un conteur.

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POURQUOI LE NOM DE MARIE-ANGE GUILLAUME NE FIGURE-T-IL QU'AU DOS, ET PAS SUR LA COUVERTURE ?

Voilà ce que je dis, moi.

 

mardi, 16 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 3/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

 

***

Dans le Christmas pudding (un étouffe-chrétien de première bourre) que représente Wilhelm Meister, le sommet de l’indigeste est atteint à la fin, dans les 400 pages des Années de Voyage, qui consistent pour une bonne part en discours sur la bonne administration des communautés humaines, que ce soit dans la vieille Europe ou dans les terres sauvages, vierges et futures de l’Amérique. On a l’impression, aux personnages sentencieux qui prononcent ces discours interminables, de voir à vue d’œil pousser d’interminables barbes de prophètes déjà grisonnants à la naissance.

 

Je suis injuste : on trouve aussi dans ces trois derniers chapitres un manuel technique complet sur l’art du filage et du tissage du coton. Il fallait que cette importante précision fût apportée, pour montrer le caractère résolument objectif et dépassionné de mes propos sur le livre de Goethe.

 

Cette humanité régénérée est saine, disciplinée. Tout le monde vit dans un bonheur raisonnable et mesuré. Chacun est à sa place et sait ce qu’il a à faire. Quand Wilhelm laisse son fils Félix (qu’il a eu de Marianne, tiens, j’ai oublié d’en parler) aux mains d’une communauté éducative, il observe que les enfants, suivant leur état d’avancement, se mettent, quand un étranger approche, au garde-à-vous les uns regardant le sol, les autres regardant le ciel, et les derniers regardant … (je ne sais plus). Il faut savoir que ce sont des symboles. Si vous voulez l’explication, je vous laisse aller voir. Tout ce que font les gens a été pensé en fonction du but recherché.

 

J’avais, dans le temps, fait une brève irruption dans la Communauté de l’Arche, quelque part au fond des Cévennes : j’ai retrouvé chez Goethe l’impression que m’avait laissée cette visite. Et ayant un temps côtoyé des gens appartenant au mouvement de l’ « anthroposophie », je ne m’étonne plus que Rudolf Steiner, le fondateur de la secte, ait été à ce point imprégné de l’esprit de Goethe qu’il a appelé son institution "Goetheanum" (Dornach, Suisse).

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LE PARTRIARCHE DE L'ARCHE, LANZA DEL VASTO (MODERNE WILHELM MEISTER ?), EN 1976, SOUS BONNE SURVEILLANCE

(photo parue dans Le Mouna frères, alias Mouna Dupont, alias Aguigui Mouna)

 

Je ne veux pas dire trop de mal de Rudolf Steiner, car il fut un esprit très vaste, aux centres d’intérêt multiples (par exemple inventeur de l’agriculture biodynamique, cf. l’école de Beaujeu, dans le Beaujolais, de Victor et Suzanne Michon), et fut sans doute sincèrement préoccupé du bonheur de l’humanité.

 

Je dois dire, cependant, que le seul contact que j’ai eu avec sa pensée fut un livre étrange où il parlait des "sept corps" de l’homme (sur l'Coran d'La Mecque, j'te jure qu'c'est vrai, même que ça finissait par le corps astral, enfin je crois me souvenir), et où les caractères d’imprimerie grossissaient à mesure qu’on allait vers le milieu, pour décroître ensuite jusqu’à la fin. Pour évaluer l'apport de Rudolf Steiner à l'humanité, comme dirait Charolles, l'ineffable inspecteur de l’immortel commissaire Bougret : « Ben patron, comme indice, c’est plutôt maigre ». Je m'abstiendrai donc de gloser davantage.

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J’ai bien essayé de mettre le nez dans le Traité des couleurs de Goethe lui-même, mais il m’a très vite fait mal à l’ongle incarné sur lequel il est tombé au bout de six minutes vingt-deux. Vous direz que je n’avais qu’à pas, et vous aurez raison.

 

Pour finir sur Goethe romancier, je dirai ceci : son Werther doit être considéré comme une erreur de jeunesse, car il ne ressemble en rien au personnage dans lequel il a fini, adulé des masses et ami des puissants. Les Affinités électives ? Pourquoi pas ? Mais avec cette faiblesse insigne de concevoir des personnages comme des corps chimiques qui, en présence d’autres corps, réagissent en fonction de leur nature et non de leurs désirs. C’est important : le désir de Julien Sorel pour Madame de Raynal modifie Madame de Raynal elle-même et, ce faisant, conduit le roman de façon décisive.

 

C’est peut-être finalement ce qui me rebute le plus dans les romans de Goethe : la place du désir agissant. Pour lui, le désir n'a guère d'existence face à la nature de chaque être : chacun doit se mettre à l'écoute de ce qui vient de ses profondeurs et, guidé par un maître soucieux de laisser parler cette nature profonde, trouver lui-même sa voie. Pour Goethe, le désir détruit la nature.

 

Pour Goethe, le désir est une menace et, comme tel, il doit être muselé et sévèrement tenu en bride par la raison. C’est pourquoi ses personnages ne vivent pas. Certes, Werther vit une passion, mais comme c’est une impasse sociale, il en meurt. Et pour Goethe, la mort de Werther finira par être une bonne chose.

 

Dans ses deux autres romans, il aura soin de placer le désir dans le carcan sévère des convenances de la raison et de l’équilibre social, qui doivent être les objectifs de toute société humaine. Ce qui est effrayant, dans les romans de Goethe, c’est cette obsession de la mesure et de l’équilibre : il s'agit de gérer la vie humaine, individuelle et collective, "en bon père de famille".

 

C’est finalement insupportable, ces personnages de Wilhelm Meister, tous pris dans la carapace de leur absence de désir vrai. Goethe, s'il avait vécu aujourd'hui, aurait peut-être (restons prudent) embrassé les carrières de la comptabilité et de la gestion.

 

La littérature romanesque de Goethe est celle d’un administrateur de l’humanité, froid et rationnel, dont l’œil est celui du gestionnaire soucieux d’optimiser le rapport entre le risque et le bénéfice, entre la colonne des recettes et la colonne des dépenses. Et la seule solution qu’il envisage pour résoudre l’équation est de couper les couilles au désir. Eh bien, à mon avis, sauf son respect, Goethe romancier peut aller se faire foutre.

 

Pour mon compte, je vote sans barguigner pour Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. C'est sûr qu'il souffre beaucoup, qu'il échoue beaucoup, qu'il n'est pas souvent heureux, mais bon dieu, que tout ce qu'il a écrit vit intensément, vibre dans l'air qui passe et vivifie celui qui lit, en comparaison ! Avec ses romans, Goethe a inventé l'inerte en littérature.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 15 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 2/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

(et se faire traiter de "vieil infarctus", palpez l'insulte !)

 

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Nous parlions donc du dernier roman d'un homme très à la mode autour de 1830 : Wilhelm Meister. L'homme en question n'est autre que le très majestueux et très chic Wolgang Goethe.

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En réalité, dans ce « roman », il n’y a aucun personnage. Je veux dire : qui soit de chair et de sang, dont le caractère dirige les actions. La meilleure preuve, c’est que tous, sans aucune exception, donnent l’impression de glisser les uns sur les autres sans se modifier les uns les autres.  A proprement parler, il n’y a aucune interaction entre les personnages. Ils sont là, définitivement extérieurs les uns aux autres. Ils ne sont pas là pour eux-mêmes, c’est pour ça qu’ils n’ont ni chair, ni sang, ni caractère.

 

Même le personnage de Mignon (qu'on se demande comment Ambroise Thomas en a tiré l'argument et la substance de tout un opéra), que Wilhelm, pour dire le vrai, achète au saltimbanque qui la maltraite, n’a d’existence que théorique. On sent bien que son amour pour Wilhelm est une décision du romancier, mais pas un élan de cette fille déguisée en garçon. Et quand elle meurt (on ne sais pas de quoi précisément), c’est comme si on regardait faire, de loin, avec des jumelles, dans l'eau d'un aquarium. Goethe a inventé la « littérature à grande distance ».

 

Mais il est vrai, tout bien pesé, que Mignon est le personnage qui se détache sur le fond d'inexistence de tous les autres. Un personnage qui, me semble-t-il, a quelque chose à voir avec le Bartleby de Herman Melville, qui finit par se laisser mourir, tout simplement parce qu'il a un seul credo : « I would prefer not to ». Elle, elle meurt après avoir (enfin !) revêtu des vêtements de fille - on n'ose pas dire parce qu'elle les a revêtus.

 

Mignon est attachante, parce qu'elle a voué sa vie à ce Wilhelm qui est loin de la valoir, qui est incapable d'envisager l'énormité du don qu'elle lui fait (elle lui fait don de toute sa personne, sans attendre rien en retour, le genre de don dont il est impossible qu'un homme ordinaire se remette jamais), et qui, quand il contemple son agonie et sa mort, est dans l'incapacité d'éprouver ce qu'on appelle un sentiment humain. Wilhelm est un bloc de gélatine. Une molle pâte à modeler. A peine se demandera-t-il quel corps féminin lui a tenu compagnie dans une auberge, une nuit après boire : est-ce Philine ? Ne serait-ce pas plutôt Mignon ?

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Wilhelm, soi-disant dans sa période d’apprentissage, qui dure tout de même quasiment 600 pages, traverse les situations, les personnages, les événements, à peu près en ligne droite, et sans en être effleuré. A aucun moment il n’est modifié par ce qui lui arrive ! Et pourtant, à l'arrivée, il est digne d'entrer dans la secte des "Renonçants". Par quel prodige ?

 

A la réflexion, le prodige est peut-être simplement la numérotation des événements censés animer le roman, dans l'ordre chronologique. Goethe a dressé la liste de tout ce qui devait se passer autour de son Wilhelm, et en bon comptable, il coche chaque case une fois qu'il l'a remplie.

 

Pour comparer, prenez Julien Sorel, Eugène de Rastignac ou Lucien de Rubempré : une fois le livre refermé, aucun n’est semblable à ce qu’il était au début. La vie que son auteur lui a fait vivre a bouleversé ses points de repère et, entre l'incipit et l'excipit, le monde lui-même a changé. Eh bien pas Wilhelm ! Comme Tintin sous la plume d’Hergé, ma parole, la houppe toujours aussi droite à la fin qu'au début !

 

Au point que je me demande vraiment ce qu’il a pu apprendre. Si, bien sûr ! Goethe ne se prive pas de dire qu’il apprend. Ah ça, il ne nous épargne pas beaucoup de conversations, de comptes rendus d’observation, et tout et tout. Mais à aucun moment le lecteur ne voit ce qu’il apprend en train d’entrer en lui. Aucun effort, aucune contention de l’esprit.

 

On ne le voit jamais travailler pour apprendre : Wilhelm Meister, braves gens, se contente de passer. Comme Johnny Halliday dans L’Idole des jeunes, Wilhelm Meister, qu’on se le dise, pourrait chanter : « Je cherche celle qui serait mienne, Mais comment faire pour la trouver ? Le temps s’en va, le temps m’entraîne, Je ne fais que passer ». C’est ça, son apprentissage. 

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D’accord, il écoute, il regarde, mais il ne fait pas grand-chose. Plus grave : il ne ressent rien. Un comble, dans un livre où le maître-mot, entre autres, est « activité ». La clé de cette bizarrerie est dans le statut social auquel se destine Wilhelm : il le porte d’ailleurs dans son nom. Il ne sera jamais un ouvrier ou un artisan. Ce ne sera pas un manuel. Il sera chef. Wilhelm se forme pour devenir Meister (Maître). Mais quand il sentira sa véritable vocation de chirurgien monter en lui, il le sentira en véritable abruti.

 

Puisque j’en suis aux mots-clés, j’ai déjà mentionné « activité ». Il y a aussi « sérieux », « morale ». Il s’agit dans l’ensemble de se rendre « utile » à la population en lui procurant une « activité » « sérieuse », dans laquelle, avec modestie et application, elle trouvera son équilibre. Le ton de tout le livre, au fond, est professoral d’un bout à l’autre. Goethe veut faire le bonheur de l’humanité en lui enseignant les moyens concrets les plus propres à lui permettre de l’atteindre.

 

A cette fin, il intercale dans son récit des épisodes qui l’interrompent, mais aussi le nourrissent. Ainsi, tout le Livre VI des Années d’apprentissage est constitué par la « confession d’une belle âme », épouvantable et éprouvant journal tenu par une jeune femme soucieuse d’élever son âme vers des altitudes éthérées et vertueuses ; laborieux et besogneux journal édifiant d’une abstraction humaine, sorte d’idéal désincarné ou d’ectoplasme vague proposé comme modèle à toute femme qui tiendrait à se respecter. La femme supposée avoir tenu ce journal s’appelle Macarie (si j’ai bien compris). Or Macarie vient en droite ligne de μακαριος, qui, en grec, signifie « bienheureux ». Mais elle n’existe pas : elle vaticine.

 

Un mot des quelques chapitres intitulés « L’homme de cinquante ans ». Cette histoire intercalée se veut évidemment aussi édifiante que le reste. Un capitaine ou un major, je ne sais plus, a une sœur qui est mère d’une jeune fille. Celle-ci est promise au fils du major, qui se trouve éloigné, j’ai oublié pourquoi. Elle s’amourache du père, qui a entrepris, sous l’influence d’un homme qui travaille dans le théâtre, une cure de rajeunissement au moyen de toutes sortes d’artifices.

 

Le fils, de son côté, se voit circonvenu par les manœuvres séduisantes d’une jeune veuve, très courtisée, et se verrait fort bien l’épouser. Le père est embêté, mais finit par se faire à l’idée d’épouser une jeunesse, et s’y voit conforté après une entrevue « à cœur ouvert » avec son fils. Mais qu’on se rassure : les promis s’épouseront malgré tout, et le père se fera une raison en épousant lui-même la jeune veuve.

 

Le point cuculminant de la cucuterie est atteint au début des 400 et quelques pages des Années de voyage, quand Goethe fait rencontrer à Wilhelm ni plus ni moins que Saint Joseph, et la Vierge Marie, dans une forêt des montagnes, en train de refaire le coup de « la fuite en Egypte » (titre du 1er chapitre, le 2ème étant intitulé « Saint Joseph II »). L’auteur n’a même pas oublié l’âne et le petit Jésus. Et il nous fait visiter la crèche. Mais on ne va pas jusqu'à la croix, il ne faut pas exagérer.

 

C'est tellement gravement niais que cela en devient attendrissant.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 14 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 1/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

 

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Parenthèse inaugurale : François Hollande croit faire une diversion fructueuse en publiant le patrimoine des ministres ? Mon oeil ! Ce n'est pas le patrimoine des politiques qui est le problème. Une fois de plus, la classe politique ouvre la boîte à fumée, espérant mettre le couvercle sur l'essentiel (voir ici même les jours précédents).

 

***

 

Madame, Mademoiselle, Monsieur, autant le dire tout de suite : j’ai terminé la lecture de Wilhelm Meister, de Wolfgang Goethe. Enfin, quand je dis terminé, je devrais plutôt dire que j'en suis « venu à bout ». L’invraisemblable pensum, mes amis ! Comme disait mon père, quand nous tordions le nez sur la nourriture : « Quinze jours sous une benne ! Des briques sauce cailloux et des cailloux sauce brique ! Voilà tout ! ».

 

Eh bien, pour obtempérer, peut-être, j’ai bu le calice jusqu’hallali (je peux me permettre : qui sait concrètement ce que c'est, la lie ?), même si je me suis plusieurs fois adressé à lui : « Père, éloigne de moi ce calice ! ». Mais il semble que je ne m’appelle pas Jésus, ni mon père Dieu. Dont acte. Je ne l'ai d'ailleurs jamais cru, ni n'en ai fait mystère.

 

Je suis donc venu à bout de ce truc indigeste ! De la page 367 à la page 1353 du volume Pléiade des romans de Goethe : pas tout à fait mille pages ! Je ne crains pas d'affirmer haut et fort que j’ai survécu ! Je ne dirai pas, comme Sacha Guitry : « Si l’on pouvait mourir d’ennui, je serais mort à Angoulême » (cette phrase, merveilleuse de vacherie, est dans Les Mémoires d’un tricheur). Eh bien pour ce qui est de l’ennui, le Wilhelm Meister de Goethe, pour le lecteur, vaut largement l’Angoulême de Guitry, pour le bidasse. Goethe n'est pas un romancier.

 

 Pour le dire franchement, je n’ai jamais rien lu de plus profondément emmerdant, de plus essentiellement et mortellement mortel ! Mais comme c’est, paraît-il, un chef d’œuvre incontournable de la littérature mondiale, je tenais absolument à en avoir le cœur net : il fallait que j’allasse (si si !) jusqu’au bout, pour pouvoir, m’étant fait une opinion concrète et directe de la chose, en parler en pleine connaissance de cause.

 

Si on veut dire du mal de quelqu'un, autant savoir de quoi on cause. Je ne suis pas comme Pierre Bayard, l'auteur de Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? . Je signale en passant que ceux qui attribuent à Pierre Bayard la paternité de l'expression "plagiat pas anticipation" sont à la fois de vulgaires ignorants et des ignorants vulgaires. Revenons à Goethe.

 

Je ne résiste pas au plaisir de citer à nouveau le Klein Zaches d’E. T. A. Hoffmann (Le Petit Zachée surnommé Cinabre) que j’ai évoqué récemment : « En outre, Candida avait lu le Wilhelm Meister de Goethe, les poésies de Schiller, l’Anneau magique de Fouqué, et en avait oublié presque tout le contenu ». Je me permets d'insister sur : "en avait oublié presque tout le contenu". 

 

Qu’on se rassure, je ne m’appelle pas Candida et je ne suis pas la fille du très savant Mosch Terpin : il me reste quelques bribes de ma lecture. Qu'on se rassure au carré : je ne ponds pas ici un machin savant, genre frais émoulu de l'Université. Je m'en voudrais. Je veux juste faire part à qui en veut des impressions ressenties lors de la lecture par un lecteur de bonne foi.

 

Première remarque : Goethe pouvait, s’il l’avait voulu, faire tenir ses 1000 pages dans 200. Nul n’arrivera à me persuader du contraire. L’histoire aurait même pu tenir dans le format « nouvelle ». Qu’est-ce que ça raconte ? Wilhelm est un fils de bourgeois qui devrait se préparer au noble métier de gérant de l’entreprise paternelle, florissante au demeurant. Mais il s’est entiché de théâtre en général, et de la jeune actrice Marianne en particulier, avec laquelle il file le parfait amour.

 

Envoyé sur les routes pour récupérer quelques créances, le hasard place sur sa route une troupe d’acteurs, dont il va suivre quelque temps le destin médiocre et mesquin, comme producteur, puis comme auteur et même acteur. Après la troupe de Mélina, il entre chez Serlo, acteur chevronné, puis il se donne comme mission d’annoncer au seigneur Lothaire la mort d’Aurélie, son amante délaissée.

 

Au château de celui-ci il retrouve Jarno, qui lui avait fait une curieuse impression au château du comte. Il faut savoir que ce comte a versé dans le mysticisme après avoir vu Wilhelm déguisé, qu’il a pris pour un autre lui-même, et que la comtesse en pinçait secrètement pour le jeune homme. Il faut savoir que Wilhelm a gravé dans son cœur l’image d’une belle « Amazone », qui n’est autre que Nathalie, qui l’a fait soigner dans la forêt où la troupe a été attaquée par des bandits.

 

J’espère que vous suivez. Non ? Alors j’arrête. D'ailleurs moi aussi, j'ai du mal à suivre. J’arrête donc. Finalement, il y a pas mal de détails. Mais ces détails, tout le monde s'en fout, car ils ne sont là que pour espérer produire, sur le lecteur, je ne sais quels effets de réalité. Il y a donc beaucoup de détails. C’est un peu normal, vu le nombre de pages. 

 

Mais ces détails, comment dire ? Ce sont des péripéties qui se déroulent sans être vécues. Tiens, je crois qu’il y a du vrai dans la formule qui vient de me venir. Personne n'est doué de vie, dans ce livre. C'est un livre mort. C’est un livre qui, quelque bonne volonté qu’on y mette, vous reste totalement extérieur. Les personnages n’existent pas, ou si peu. Personne ne prend vie sous la plume de l'auteur.

 

Pour une raison assez claire : les actions que l’auteur leur prête n’agissent jamais sur le cours des événements ou sur les autres personnages. Leur peu d'existence personnelle tient aussi à leur absence de profondeur psychologique : Goethe se contente, pour les définir, d'un trait caractéristique, ce qui suffit à peine à en dessiner une silhouette qu'on pourrait mémoriser. Et ne parlons pas d'identification du lecteur !

 

Même la curieuse Philine, cette fille jolie et rendue complètement fofolle par son aspect primesautier, a bien du mal à exister. C’est un personnage théorique, dont le lecteur sent très vite qu’il est là pour figurer dans le casting. Avec les ectoplasmes de personnages qu’il invente, Goethe semble avoir procédé comme une équipe de télé-réalité préparant la prochaine série : un peu pour tous les goûts.

 

Les autres personnages féminins qui assaillent l’apprenti Wilhelm sont à l’avenant : Marianne l’amoureuse engrossée, Philine, la séductrice écervelée, Thérèse, qui se résoudrait bien au mariage, mais …, la comtesse, avec sa faiblesse coupable. Même que Aurélie, l'actrice, on ne sait pas bien, pour finir, pourquoi Wilhelm se fait un devoir d’aller engueuler Lothaire de l’avoir abandonnée et laissée mourir (de quoi, d'ailleurs ? On ne sait pas).

 

Et je vais vous dire : on s’en fout.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

samedi, 13 avril 2013

POLITIQUES : TOUS POURRIS 3/3

 

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UN JOLI CAS D'HYDROCEPHALIE

 

***

J’ai parlé de l’état de pétrification (c'est d'ailleurs curieux : la fossilisation semble ne pas faire obstacle à la putréfaction) avancée dans lequel se trouve la classe politique, du fait de l’organisation légale de la sélection de son personnel, caractérisée par la possibilité de passer sa vie dans les fonctions électives officielles, et même de cumuler ces fonctions. Ce que j’ai appelé la durée et la surface.

 

Tiens, est-ce que Gérard Collomb, grand-maire de Lyon, ne pourrait pas envisager de retourner enseigner le français, le latin et le grec dans un bon lycée ? Ah, on me dit qu'il serait mis à la retraite ? Eh bien en voilà encore une idée qu'elle est bonne ! Que dirais-tu d'un repos bien mérité, Gérard ?

 

Tout cela fait un paysage figé, où les bobines électorales visibles sur les affiches sont à peu près les mêmes d'un siècle à l'autre, d'un millénaire à l'autre. Pensez que Jules Cés... euh non, Jacques Chirac n'a jamais payé de loyer pour ses logements successifs : Hôtel de Ville de Paris 1977-1995, Palais de l'Elysée 1995-2007. Quarante ans à l'oeil, quarante ans aux frais de la princesse, y compris les frais de bouche. Après relecture, on va ôter dix ans, pour faire vraisemblable. Trente ans, ce n'est pas mal quand même. Un rat dans son gruyère : il n'y a pas d'autre mot. Et le docteur Alzheimer qui arrive pour finir, très opportunément. Tout effacer. A pu ! Pschitt !

 

Pour terminer cette poussée d’urticaire anti-politique, je voudrais mettre sur la sellette un autre vice de fond dans la sélection des élites politiques de la France.

 

Tout le monde a remarqué, je pense, que la population française est composée, à peu près à parité, d’hommes et de femmes. Que ces hommes et femmes sont d’âges très variables. Que la couleur de leur peau ne se résume pas à la blancheur. Que les tailles, les carrures et les poids sont extrêmement divers. Tout ça porte un nom : diversité. C’est même devenu une rengaine, un leitmotiv, une ritournelle, parfois une scie insupportable, bref, un refrain que certains entonnent régulièrement sur le ton de la revendication, voire de l’acrimonie.

 

Or quand on regarde du côté des palais de la république, le « Bourbon » et le « Luxembourg », magie-magie, on trouve une seule variété ethnique, qu’on définit ainsi : un homme, un blanc, un quarantenaire-cinquantenaire bien tapé, un bien nourri. On est bien obligé de constater que cette population précise diffère grandement de la population générale. Première anomalie.

 

Ensuite, si on revient aux gens ordinaires qui forment la population française (j’hésite à parler de « peuple français », parce que je me demande s’il existe encore), on note que certains sont sortis de l’école à seize ans et que d’autres sont devenus, par exemple, médecins, après dix ans d’études. La moyenne scolaire globale ne doit pas atteindre des Everest.

 

Or le « Bourbon » et le « Luxembourg » sont peuplés, dans leur immense majorité, des gens qui ont en général fait les plus longues études. Toujours en général, c’étaient même des très bons élèves, genre premiers de la classe. Ceux que, quand j’étais lycéen, on appelait les « polars » (pour « polarisés », parce qu’ils ne pensaient qu’au travail et au prix d’excellence à la fin de l’année). Pas tous, évidemment, mais j’attends que quelqu’un conteste que ce soit une tendance lourde et majoritaire. C’est la deuxième anomalie.

 

Résultat des courses ? La France est gouvernée par un tout petit monde. Le tout petit monde des premiers de la classe (mais un premier de la classe ne fait pas un chef : ce qui fait un chef n'est pas la meilleure copie rendue au prof, c'est d'abord un caractère). La France est devenue la République des bons élèves. Une HOMOGÉNÉITÉ  absolument remarquable. Tous fabriqués par le même logiciel intellectuel. 

 

Entre ces gens, les différences sont infinitésimales. Les similitudes, au contraire, sont criantes. Et ce tout petit monde est généralement habité par un sentiment aigu de la paroi qui sépare un dedans chaleureux et compréhensif d'un dehors hostile, mauvais et non-initié, comme dans n'importe quelle secte. Cela vous fabrique une CASTE en bonne et due forme. Qui tient à la fois de celle des brahmanes (c'est pour le côté aristocratie, à l'abri de la valetaille) et des "intouchables" (c'est pour le sentiment d'impunité judiciaire).

 

Tous ces gens ne regardent la réalité de la "population générale" qu'à travers des jumelles, et n'en ont une connaissance qu'une fois passée par le filtre d'une multitude d'intermédiaires. Tous ces gens pratiquent volontiers le contact avec la réalité ordinaire, à condition que ce soit à distance respectueuse, bien à l'abri de quelques forces de l'ordre judicieusement placées ou des vitres fumées de leurs voitures noires avec chauffeur. 

 

Alors, entre les produits des grandes écoles qui essaiment entre la haute fonction publique et les postes les plus élevés des plus grandes entreprise privées et publiques (ce qu’on appelle les « hauts fonctionnaires », alias « crânes d'oeuf »), d’une part, et d’autre part cette crème de la crème des élites proprement politiques qui proclament : « Le politique, c’est nous », admettez que ça commence à bien faire.

 

Le niveau scolaire moyen des Français étant ce qu’il est, admettez qu’on soit agacé de se faire faire des remontrances par des arrogants qui donnent l’impression de tout savoir. Si vous ajoutez le côté « Anciens des Grandes Ecoles » qui se tiennent les coudes, la mesure est comble.

 

L’homogénéité du « corps politique », qui tend à en faire un « corps chimiquement pur », se voit aussi à travers de curieuses réactions de solidarité corporatiste : dernièrement, jusqu’aux aveux de Jérôme Cahuzac, ce fut l’étrange modération de l’UMP, comme si Copé et ses sicaires avaient craint d’égratigner trop fort un « frère ». Il a fallu attendre, pour lâcher les chiens, que Cahuzac avoue. Les Serbes, les Hutus ont pratiqué l'épuration ethnique. Le système politique français pratique une épuration du même genre.

 

Il me semble que l’expression « corps politique » est d’une grande justesse, car elle rend bien compte du comportement spécifique : solidarité de corps face aux accusations de « tous pourris ! », accusations qui « font le lit du populisme, du Front National et de l’intolérance réunis » ; promptitude instantanée de réaction (intransigeance sur les principes) quand un membre de la caste se fait pincer sans doute possible : il faut réagir immédiatement, et expulser sans tarder le mouton noir pour protéger l'ensemble du peloton des dopés, pour dévier tous les soupçons sur le seul Richard Virenque, érigé en bouc émissaire.

 

Un corps étanche et homogène : « Que nul n'entre ici, s'il n'a pas » montré patte blanche, été dûment « adoubé » et n'a pas dûment juré « allégeance » ; en sont exclus (pas toujours séance tenante, cf. Georges Frêche, Jean Claude Guérini, car il y a la « présomption d’innocence ») ceux qui ont « failli ».

 

Le cas Cahuzac est éclairant : plus personne au PS ne le reconnaît dans la rue, surtout ceux qui, hier encore, lui tapaient sur l’épaule : « Coco, tu restes mon ami, je t'aime bien, mais il ne faudrait pas qu'on nous voie ensemble » (il faut s'appeler Julien Dray pour ne pas dire à Ségolène Royal qu'il a aussi invité Dominique Strauss-Kahn à son anniversaire, un vrai piège, dans lequel elle s'est vantée de ne pas être tombée).

 

Un corps étanche et homogène : ainsi fonctionne une mafia, ainsi fonctionne un parti politique, ainsi fonctionne une secte. Partout la même règle : soumission au parrain. C’est un « tout petit monde » où, d’un parti à l’autre, on se tutoie familièrement, on dîne ensemble, on se pique les femmes à l’occasion, et où l’agressivité et la violence sont là pour « faire le spectacle », quand le bon peuple est devant l’écran de télévision. Demandez à Daniel Cohn-Bendit combien il apprécie la table et la cave de Philippe de Villiers, tiens ! Cela vous épate ? C'est pourtant le fils de Villiers qui en parle. Les exemples foisonnent.

 

Conclusion : ceux qui constituent le corps politique sont trop peu nombreux, se connaissent tous trop bien et sont trop bien payés. En plus, ils ne quittent jamais la scène (je pense à Bernard Tapie, invraisemblable culbuto indéboulonnable). Un corps intellectuellement, socialement et culturellement d’une inquiétante homogénéité, du fait d’une sélection de type mafieux (ou incestueux ?).

 

Un corps tellement attaché aux avantages (je n’ai pas dit « privilèges », quoique …) liés aux belles fonctions que, quand on en détient une, on s’y accroche comme une moule à son rocher et que, si l’on a déplu, la relégation se fait sous la forme d’une promotion dans un placard honorifique (sans doute ce qui s'appelle « sortir de la crise pas le haut »).

 

Il faut que ces gens-là redescendent de leur Olympe. L'entarteur Noël Godin a montré la voie. Mais il faudrait que tout le monde, au jour le jour, puisse leur tirer les oreilles, leur cracher dessus à l'occasion, les engueuler le plus souvent, à la rigueur leur envoyer des oeufs et des tomates, en cas de surproduction agricole. Le jour où mon chien pourra, sans contravention, lever la patte sur la belle chaussure de Gérard Collomb (merdelion), je recommencerai à croire en la politique.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

vendredi, 12 avril 2013

POLITIQUES : TOUS POURRIS 2/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE

 

***

Nous en étions donc à la nécessité de casser l'idée même de carrière politique. Le premier moyen est de détruire la notion de « durée de vie politique ». Je préconise l'euthanasie politique à 10 ans. Après, c'est l'interdiction formelle de ressortir de la "vie civile". Pas de vieux chevaux de retour en politique.

 

Comment casser toute carrière politique ? Voici le deuxième moyen. En réduisant le statut politique d’un seul individu à la seule surface de cet individu : lui-même. Gérard Collomb (je m’adresse à celui que j’ai un peu connu, mais aussi à tous ceux qui sont dans le même cas), choisis ! Tu n’es pas trois personnes dans un seul corps.

 

La Sainte Trinité, dis-toi bien que c’est une vieille fable. Tu ne saurais être à la fois le « Père-et-Maire », le « Fils-et-Président-de-CUL » et le « Saint-Esprit-et-Sénateur-du-Rhône » ! Rien que pour toi, Gérard Collomb, ça fait deux espaces à libérer (et je ne sais pas tout). Et puis crois-moi : ça te libérera l’esprit et ça te détendra les mâchoires.

 

Voilà une vraie, fondamentale rénovation de la politique pour la France : un seul mandat (maire, conseiller, député, sénateur, ...) par individu, deux mandats successifs au maximum pour un seul individu : après, retour à la vie civile et interdiction de remettre les pieds en politique. Seul moyen d'en finir avec cette obsession de tous les responsables : une fois arrivé au pouvoir, tout faire pour y rester.

 

Messieurs les politiques, tant que vous n'aurez pas compris cette base irréfragable du divorce avec nous (population ordinaire, électeurs, contribuables, consommateurs, automobilistes, syndiqués, ...), tous vos blablas resteront des blablas. Vos discours des paroles verbales. Si, par extraordinaire, vous décidiez de remettre le pied dans la même réalité que nous, vous vous rendez compte des gains énormes dont bénéficierait la collectivité nationale ?

 

D’une part, n’étant plus découpé en tranches, le gars élu consacrerait tout son temps à son mandat unique ; d’autre part, plus question de durer : une fois exécutés les deux mandats, retour définitif à la vie civile. En plus, ça permettrait d’aller puiser les compétences, la jeunesse, les idées, l’enthousiasme et l'énergie dans l’énorme, l’innombrable vivier que ces idiots de journalistes appellent la « société civile », pour bien la démarquer de ce que Raymond Barre nommait le « marigot ».

 

Tant qu’on ne voudra pas admettre que la corruption de la caste politique est là, c’est la vie politique qui restera cadavre. Tant que les hommes politiques, semblables à des moules, sécréteront leur byssus (c’est comme ça que ça s’appelle) pour s’accrocher le plus longtemps possible à tous les rochers à leur portée, la caste politique française est condamnée à vivre dans son bocal, comme n’importe quelle mafia. Très loin de la population normale et démocratique.

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VOILA CE QUE C'EST, LE BYSSUS : UNE FOIS ARRIVÉ AU POUVOIR, COMMENT Y RESTER ?

Tiens, à ce propos, pourquoi les journalistes, parlent-ils du « fief » d’un député ? Pourquoi, en retraçant sa carrière, disent-ils qu’il a été « adoubé » par un ancien ? Pourquoi disent-ils qu’il a fait carrière après lui avoir « prêté allégeance » ? Le point commun entre ces mots ? FÉODAL. Pour dire que la mafia fait partie intégrante des mœurs politiques admises ! Ce langage a été consciencieusement intériorisé par les « braves » journalistes.

 

Les comptes en Suisse, à Singapour ou aux Îles Vierges britanniques, la fraude fiscale, les conflits d’intérêts seront des tentations et, de toute façon, ne seront jamais que des conséquences mécaniques de ce vice primordial : pouvoir faire carrière en politique.

 

Pouvoir envisager de faire toute sa carrière en politique (orientation « professionnelle » hallucinante mais trop souvent Contrat à Durée Indéterminée) et pouvoir occuper simultanément plusieurs postes à responsabilités sont déjà, en soi, une CORRUPTION. La corruption, elle  est déjà dans la perspective ouverte de creuser son trou dans le fromage républicain, et si possible plusieurs trous.

 

A ce titre, je le proclame, on a bien raison de crier : « TOUS POURRIS ». Ah ça, ils sont tout étonnés quand, à la fin de ses mandats, un président africain laisse pacifiquement la place à son successeur. Mais regardez-les, tous tant qu’ils sont, accrochés à leurs postes, comme des moules à leurs rochers. Même le vertueux Gérard Filoche, l’outragé, il n’a pas envie de le lâcher, son rocher.

 

Ont-ils assez brocardé Laurent Gbagbo, prêt à faire la guerre pour rester président, ces hommes accros à la piqûre quotidienne d'adrénaline que leur procurent leurs "responsabilités", et qui ne quitteraient la place que sous la menace des baïonnettes, tellement elle est bonne, la place !

 

Ouvrez les portes et les fenêtres ! Laissez tout le monde entrer dans la « carrière » ! Finissons-en avec le mode de sélection mafieux des élites politiques ! Ouvrez le TOUT PETIT MONDE de la politique à l’air du large. Tiens, savez-vous comment s’appelle l’avocate qui s’est occupée du divorce de Madame Cahuzac ? Elle s’appelle maître Copé, la propre sœur de Jean-François. Un tout petit monde, je vous dis. Un bocal. Et c’est ce tout petit monde qu’il faut détruire.

 

Messieurs les hommes politiques, un seul message :

 

FAITES LE MÉNAGE ! OU ALORS DU BALAI !

 

Je ne retournerai aux urnes que quand ce sera fait. Mais ce n’est pas parti pour. Je continuerai probablement longtemps à voter avec mes pieds, parce que les grosses moules qui nous gouvernent ne cèderont qu'une fois précipitées dans l'eau bouillante. Je le crains.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

jeudi, 11 avril 2013

POLITIQUES : TOUS POURRIS 1/3

 

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ON EST PEU DE CHOSE, MESSIEURS

 

***

Vous vous rappelez cet appel : « Dieu, si tu existes, envoie-moi un signe ! ». C’était Raymond Devos. Un prodigieux, celui-là. Eh bien à mon tour, je lance un appel solennel :

 

« Hollande, si tu existes, envoie-nous un signe ! ».

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En fait, je devrais plutôt demander à Madame Politique, si elle existe, de nous envoyer un signe, parce que Hollande, en ce moment, a plutôt l’air d’un petit rat pris au piège. Madame Politique n’est pas mieux lotie, vous me direz. Existe-t-elle encore ? J’en doute fort.

 

Je les entends, tous les curés laïques et toutes les grandes consciences républicaines et démocratiques, dressés « contre le Front National » : « Il ne faut pas entonner le refrain du "tous pourris". Ça fait le lit de tous les populismes » (ah, ce pluriel à "populisme" !). Eh bien moi, je dis que, s’il est vrai que les individus qui composent le « personnel politique » ne sont pas tous corrompus, ils sont arrivés à leur poste grâce à un système de sélection des élites politiques qui est corrompu jusqu’au trognon.

 

Le personnel politique est (peut-être) individuellement honnête, mais pourri collectivement. C'est le système en soi qui est malhonnête. Et c'est parce que le système est malhonnête qu'il est tout à fait légitime de crier : « TOUS POURRIS ! ».

 

Regardez le tableau de la vie dite politique en France, depuis … depuis … depuis … non, je renonce à dater : encéphalogramme plat ou presque. Enfin, moi, je n’appelle pas ça « faire de la politique ». Non, qu’on appelle ça « soigner sa carrière », je veux bien, mais « politique », non monsieur. « Je fais carrière dans la politique », ça sonne tout de suite plus vrai. Et « carrière politique », c’est aussi un oxymore : une contradiction dans les termes.

 

On commence par conseiller municipal, on continue maire, on poursuit conseiller général ou régional, puis président du conseil général ou régional, pour atterrir un jour, couronnement des ambitions, sur les bancs de l’Assemblée Nationale ou du Sénat. Certains voient plus loin, mais c’est donné à quelques rares auxquels, s’ils sont passés par Sciences-Po Paris, HEC et l’ENA (la promotion se porte très près du "Voltaire" en ce moment), les plus grands espoirs sont permis. Sans oublier que les fils ont tendance à s'installer sur le siège tout chaud laissé par les pères.

 

Résultat de ce parcours ? On voit toujours les mêmes bonshommes. Le casting ne varie pas d’un iota d’une élection à l’autre. Quand il entre en maison de retraite, le Français aura vu les mêmes trombines depuis qu’il est né, ou presque. Et le plus fort, c’est qu’on trouve ça tout naturel.

 

Les journalistes s’extasient, comme un chœur d’imbéciles : « Député depuis quarante ans de la même circonscription, c’est extraordinaire ! Comment faites-vous ? ». Mais non, bande de crétins congénitaux : non seulement ce n’est pas naturel, mais ce n’est pas NORMAL. C’est même de ça qu’elle est morte, la vie politique en France : la durée des carrières politiques.

 

Même chose quand ils s’adressent à Gérard Collomb : « Maire de Lyon ! Président de la Communauté Urbaine ! Sénateur du Rhône ! C’est extraordinaire ! Comment faites-vous ? ». Au passage, allez comprendre pourquoi aucun de ces fieffés imbéciles n’abrège Communauté Urbaine de Lyon en C. U. L., on se demande pourquoi. Au total, avec ses trois fonctions, une rémunération plus que confortable. C'est aussi de ça que la politique est morte : la surface politique occupée indûment par Gérard Collomb (et il n'est pas le seul).

 

Il faut savoir qu’avant d’occuper ces places officielles et électives (j’oubliais maire du 9ème arrondissement, mais c’était avant), il avait assez nagé dans toutes les eaux du PS, même les plus usées (Pierre Mauroy, si je me souviens bien), pour se voir confier je ne sais plus quelle fondation. Ah ça, on pourra dire qu’il les a gravis, les échelons de la « carrière ». En a-t-il assez sué pour arriver là où il est (merdelion) ! C’est sûr qu’ « il en a voulu ». Moi qui l’ai connu à la fac (si, si), je peux témoigner qu’il « en voulait » déjà. Passons.

 

Le problème de la politique en France, vous voulez que je vous dise, il est là et pas ailleurs. Et c’est un problème de temps et d’espace. Plus exactement de durée et de surface. Et pour résoudre, un seul moyen : réduire, comprimer, restreindre, limiter, circonscrire, borner. Empêcher la tache d’huile de se répandre dans l’espace et dans le temps. Empêcher qu’un citoyen ait la possibilité de « faire carrière » dans la politique.

 

Réduire la durée. Réduire la surface. Si Hollande existe, comme il persiste à vouloir nous en persuader, s’il veut entrer dans le club très fermé des « grands présidents », il fera une seule, mais une grande, une immense chose : briser les reins à toute « carrière politique ». Autrement dit : casser la durée et l’espace ouverts aux citoyens avides de pouvoir, d’honneur et de ..., non rien.

 

Comment casser toute carrière politique ? En réduisant la durée d’un parcours politique à deux mandats, mettons dix ans. On n’arrivera pas à me convaincre que s’occuper des affaires d’une collectivité (locale, territoriale ou nationale) puisse constituer l’objectif de toute une vie.

 

Non, « politique », ce n’est ni une profession, ni un métier.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mercredi, 10 avril 2013

LE CAS HUSAK

 

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CAS REMARQUABLE D'ANENCEPHALIE CHEZ UN SUJET FEMININ

 

***

Tout le monde a oublié le nom de GUSTAV HUSAK, ancien dignitaire du communisme tchécoslovaque. Heureusement que je suis là. C'était effectivement un cas : le bien nommé « Cas Husak » (ne pas confondre avec "cosaque"). D’abordHUSAK GUSTAV.jpg considéré comme un « modéré », il finit, après la fin du « printemps de Prague » et du pauvre Alexandre Dubcek, par s’aligner purement et simplement sur la rigidité intransigeante (et agonisante) de l’Union Soviétique. La poubelle de l’Histoire a refermé sur lui son couvercle magnanime.

 

Disons-le tout de suite : il n’est pas resté sans descendance. Le « Cas Husak » a proliféré après la chute du mur et la fin du communisme, deux événements qui ont offert sur un plateau, aux dignitaires méritants et ingénieux du système finissant, des moyens pour une réhabilitation fulgurante, en même temps que pour une promotion digne d’un coup d’Etat tribal en Afrique de l’Ouest. Sans parler du compte dans une banque des Îles Vierges britanniques (ou à Singapour, je ne sais plus).

 

Bon, j’arrête avec le gag épais (mais rappelons-nous celui de Gotlib : « Le gars GH' est formidable, et il fait rire tout le monde»).

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Venons-en à Cahuzac. Vous avez noté que tout le PS, « Dans une ténébreuse et profonde unité » (sonnet des Correspondances, Ch. B.), a conspué le « mauvais socialiste », le « mouton noir », bref, l’exception exceptionnelle et unique :

 

« Comme un seul ils ont déclaré,

Sans vergogne,

Qu’on les avait déshonorés,

Déshonorés ».

 

Heureusement, Tonton Georges permet de faire face à toutes les situations. Merci, Tonton Georges.

 

Cahuzac est donc le seul pourri du Parti Socialiste. Le seul pourri ? On serait bien content de l’apprendre, si c’était vrai. Jean-Claude Guérini ? PS. Comment s’appelle-t-il, le trésorier de l’actuel président ? Augier, je crois. PS. Kucheida, qui passait au tribunal hier ? PS. Sylvie Andrieux à Marseille ? PS. Gérard Dalongeville, à Hénin-Beaumont ? PS. J’en oublie peut-être un certain nombre. Et même plusieurs. Pour ne pas dire quelques-uns.

 

Vous avez entendu le chœur des petits saints, dirigé par les vierges madones Caroline Fourest et Clémentine Autain, entonner le grand refrain du : « Crier "Tous pourris", c’est tout bénef pour le Front National ». D’autant plus que, c’est vrai, il est probable qu’il en reste, des gens honnêtes, dans le personnel politique. Oui, je me dis que ça doit pouvoir se trouver. Peut-être bien. Ce n’est pas complètement impossible.

 

Certains se souviendront cependant que, dès 1948, Gilbert Cesbron, dans Notre Prison est un royaume, mettait dans la bouche de ses lycéens impertinents cet appel : « On demande un député honnête ! » (ils jettent le trouble dans une réunion politique).

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Tiens, prenez Gérard Filoche, celui qui « pète un câble » chez Michel Field. Indigné, qu’il était, par Cahuzac ! Personnellement offensé. J’espère que vous avez été émus par ses sanglots en direct dans le micro et devant la caméra : un grand moment de vérité politique, vraiment ! Si ce n’est pas une preuve, ça ! Ah bon ? Ça non plus, vous n'y croyez pas ?

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Accessoirement, ce qui est rigolo, c’est que Pierre Moscovici a beau soutenir qu’il n’était au courant de rien, Laurent Fabius démentir qu’il détient un compte en Suisse, plus personne ne les croit. Et le « plus personne » a, somme toute, raison. Dans le peloton du Tour de France, les soupçons de dopage tombent aussi forcément sur « ceux qui marchent à l’eau claire » (il paraît qu'il y a encore des héroïques), et il n’y a pas de raison qu’il en soit autrement : ils n’avaient qu’à pas être honnêtes.

 

Ou plutôt : ils n'avaient qu'à pas être là. Comment voulez-vous que le public fasse la différence ?

 

Je connais quelqu’un qui, à la fin de la guerre, pressenti pour la Légion d’Honneur, mais qui, ayant appris qu’un magouilleur de première, un de ceux qui ont retourné leur veste juste avant la limite, allait la recevoir en même temps que lui, redressa la tête, regarda bien en face la personne qui en parlait, et lui lâcha en pleine figure : « Si celui-ci est décoré, il faudrait que je sois fou pour l'accepter, la décoration ! Ce n'est même pas la peine d'en parler ! ». Ce qu’on appelle le sens de l’honneur.

 

Mais pour un qui l'a, le sens de l'honneur, combien iraient la chercher à plat ventre, la Légion d'Honneur ? Ce n'est sans doute pas du même "honneur" qu'il s'agit. De toute façon, si les vrais hommes "d'honneur" sont "légion", où est passé l'honneur ?

 

N’importe quel professeur vous le dira : dans n’importe quelle classe, un seul salopard à la grande gueule bien pendue, s’il s’y prend bien, suffit pour rendre tout un groupe d'élèves infernal et odieux. A-t-on pour autant déjà vu une telle classe faire la police dans ses rangs et mettre le trublion à la raison ? Non : ils la ferment. En politique, c’est pareil : si le soupçon met tout le monde « dans le même sac de nœuds de vipères lubriques », tous les « innocents » en puissance n’avaient qu’à pas être là. Ou faire la police dans leurs rangs.

 

Dans un groupe, la lâcheté, l’aveuglement, la complaisance ou l’incompétence des individus majoritaires face au salopard, ne sauraient tenir lieu d’absolution. Et c’est même le contraire, puisque ce sont autant de formes avérées de leur complicité. Qu'ils le veuillent ou non, ils y sont, dans le sac. Quelqu’un peut-il me dire la différence à faire entre cette passivité, même ignorante, et l’Omerta mafieuse ?

 

Messieurs, je ne vois plus qu'un moyen de vous dédouaner : cessez d'être complices, PARLEZ !

 

La conclusion logique du raisonnement est la suivante :

 

« Faites le ménage, ou alors : du balai ! ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 09 avril 2013

ÊTRE UN OTAGE FRANçAIS

 

8 1 APPAREIL DIGESTIF.jpg

CE QU'ON VOIT QUAND ON ENLEVE TOUT CE QUI N'EST PAS L'APPAREIL DIGESTIF

(la fonction digestive ne permet pas, hélas, de déterminer le sexe)

 

***

Puisque personne ne me demande mon avis sur la question, je vais le donner.

 

Oui, c’est vrai ça : que faire pour sauver la vie des otages français, que des méchants méchants détiennent abusivement et qui menacent de les tuer si … ?

 

Que faire ? Ma réponse sera brève, concise, laconique et, pour tout dire, compendieuse : RIEN. Pas un centime de rançon, pas un soupçon d’effort diplomatique, ce qui s’appelle RIEN. Un otage français doit être considéré a priori comme un individu perdu pour la nation.

 

Tiens, je lui donne une idée, à la nation. Avant même toute réflexion, rien que pour emmerder les auteurs de ces crimes, elle serait bien inspirée d’organiser, à chaque prise d’otage, des funérailles nationales solennelles pour les personnes injustement soustraites à l’affection des leurs.

 

On porterait aux Invalides, en grande cérémonie, autant de cercueils vides revêtus du drapeau national, avec l’inscription « Mort pour la France », attribution posthume de la Légion d’Honneur et pension à la veuve. Le président, détenteur de la fierté nationale, prononcerait un discours martial où il promettrait que le crime ne resterait pas impuni. Voilà qui serait digne et fort !

 

Je vous garantis que ça aurait une autre gueule que les voies tortueuses de diplomates ou de services secrets, et que les atermoiements des responsables politiques qui, pris entre le feu émotionnel et médiatique des affections familiales et le feu terroriste de bandits lancés en plein hold up, promettent maladroitement je ne sais combien de millions de dollars à verser sur un compte offshore.

 

La seule chose à faire, c’est de menacer les preneurs d’otages des pires représailles, au cas où il leur prendrait la fantaisie de faire subir le moindre mal à leurs captifs.

 

Ce n’est pas que la vie des personnes injustement séquestrées ne m'importe pas ou n’a aucune valeur : des individus, tout comme moi, des personnes qui n’ont pas moins de valeur, mais pas plus. Regardez la balance : dans un plateau, un être vivant menacé, dans l'autre, tout un pays. L'équation, elle est là.

 

Qui sont les preneurs d’otages ? Motif religieux, idéologique, philosophique ou autres, ce sont des bandits. Au nom d’Allah, au nom de la lutte armée, au nom de la cause, au nom de tout ce que vous voulez : ce sont des gangsters. Le plus souvent organisés en mafia, parfois en secte dominée par un gourou (Boko Aram au Nigéria).

 

La prise d’otage est un acte de guerre. Proclamer que, par principe, la vie des otages est sacrée, c’est se déclarer vaincu avant d’avoir combattu. C’est se coucher, s’humilier, se déclarer vaincu par qui ? Quelques fruits pourris de l’humanité.

 

La honte d’être Français me submerge, chaque fois qu’un otage est libéré contre rançon. Comment ? N’importe quelle fripouille peut faire plier ma nation, au simple prétexte qu’elle détient quelques individus en possédant la carte d’identité et le passeport ?

 

Qu’est-ce que c’est que cette « nation », qui en passe par les quatre volontés de quelques canailles, passe sous leurs fourches caudines, garnit leur compte en banque et améliore leur arsenal ?

 

Qui se déclare vaincu ? L’Etat français. Une collectivité nationale, une institution politique, une entité fondée sur le droit, une structure qui regroupe 65 millions de citoyens. Comment peut-on envisager une seconde d'hésiter entre les deux plateaux de la balance ?

 

Demandez-vous pourquoi il y a si peu de prises d’otages sur des citoyens britanniques : tout le monde sait que les gouvernants anglais ne négocient jamais avec les preneurs d'otages. Pourquoi le Français est-il une denrée recherchée ? C'est simple : le Français est une marchandise qui rapporte gros, pour la seule raison que le client est facile, et qu'il paie bien.

 

Et le client est d’autant plus facile que tout le monde s’y met : les proches, les associations montées pour la circonstance, les spécialistes des droits de l’homme.

 

Le bandit, dans sa grotte ou dans son palais, peut compter sur tous ces alliés involontaires, qui sont juste ses complices : ils sont dans la place, lancent des appels, collent des affiches, interpellent le pouvoir et l'opinion publique, rédigent et font signer des pétitions, manifestent, interviennent dans les médias, font ce qu'il faut pour que nul n'oublie les otages. Plus ils sont actifs et influents, meilleur c’est pour faire grimper les enchères.

 

C’est tout simplement insupportable.

 

Otage libéré est synonyme de défaite nationale.

 

On me dira : « Tu en parles à l’aise, blogueur insensible. Ça se voit que tu n’es pas dans cette situation ». Je sais. Et je ne saurais dire quels seraient mes sentiments au cas où. En attendant, et en souhaitant que cela n’arrive à personne, je campe sur ma position : « Messieurs les preneurs d’otages, vous n’aurez rien ! Mais comptez bien vos abattis ! Vous n’emporterez rien au paradis d’Allah ! ».

 

Françoise Claustre (Tchad, 1974), Jean-Paul Kaufmann (Liban, 1985), Ingrid Betancourt (Colombie, 2002), beaucoup d’autres ne me le pardonneraient pas. Je sais.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

lundi, 08 avril 2013

EN PENSANT A QUELQU'UN QUI EST LA

Et puis, voilà, ce soir d’hiver, pendant que tu marches dans les rues, quelqu’un te tape, familièrement, sur l’épaule. Tu te retournes : ce n’est pas lui, c’est son absence, elle est venue, elle est là, en personne. Elle est venue pour toi, avec sa consistance. Presque vaporeuse.

 

Il n’est pas là, évidemment, mais tu le vois, fraternel. Il y a ce quelqu’un, là, qui respire et qui t'appelle. Et puis tu regardes mieux, là tout autour. 

 

Et c’est là que tu les entends respirer, que tu les vois être là, parce que, comme on dit, « la vie continue». Là que tu sais qu’il continue à y en avoir, des autres. 

 

Des autres qui respirent, qui rentrent chez eux, qui allument la lumière. Quand ils habitent au rez-de-chaussée, sans doute par pudeur, le verre a été dépoli : la transparence, d’accord, mais avec le filtre d’une certaine poésie. C'est précisément ce léger trouble de la vision qu'il faut fixer. Quelqu'un est là : on ne voit pas son visage, on voit, vaguement, ce qui l'entoure, quelques objets, quelques couleurs, beaucoup d'estompe.

 

Les gens, dedans, ne savent pas que tu regardes. Il vaut mieux qu'ils ne se doutent de rien. Va savoir, peut-être fermeraient-ils les volets, baisseraient-ils le store ?

 

Après tout, ces photos sont peut-être des indiscrétions : quand on vit à l'intérieur de soi, on ne se voit pas de l’extérieur. La lumière, ça brûle du dedans, ça sert aux gens du dehors à savoir, quand ils voient les yeux qui brillent, que, là au moins, il y a quelqu’un. Là qu'on vit, là qu'on habite.

 

La photo n’est pas très nette, c’est sûr, à cause du rideau, à cause du verre dépoli, parfois à cause du bougé, mais ce qui est sûr, aussi, c’est que tu te dis, malgré toi : « Il est là».

 

Si tu le dis, alors c'est vrai. Et puis bon, parce qu’il faut bien, à la fin, tu rentres chez toi. Va te mettre au chaud. Allumer la lumière. Et c’est bon de se dire, en arrivant, que oui : son absence est là, un paysage qui tient compagnie.

 

La photo est juste là pour dire ça : dans pas longtemps, elle sera là, la cicatrice. C’est un simple témoin. Et c’est vigilant.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

samedi, 06 avril 2013

L'ART ET LE VERBE ETRE

 

 

Bon, ce n’est pas pour radoter, c’est juste pour mettre un point final à cette longue série.

 

Chaque petit individu a donc, désormais, le droit d’être original, et ce faisant, de se faire un nom, voilà donc le Graal ultime du char d’assaut de la modernité. Pour faire exister coûte que coûte le sacro-saint individu, hérité des Lumières. A ce titre, il a le droit de désigner ce qu’il fait (et qu’il est, espère-t-il, seul à faire, à cause des droits d’auteur) comme activité artistique, parce que tel est son bon plaisir. Et que tel l'ordonne Madame Egalité.

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST PHILIP NEWCOMBE

LE TITRE EST "WEENER" 

Le paradoxe n’est pas laid, qui me rappelle ce dessin de Sempé où, dans une librairie vaste comme une cathédrale aux immenses murs couverts de dizaines de milliers de livres, le brave libraire félicite un auteur pour son premier bouquin : « Cela doit faire du bien, de se sentir émerger de la masse ». Attention les yeux, quand on sera sept milliards à avoir le droit d’émerger de la masse ! Je sens que ça va dépoter !

 

Chaque individu a le droit d’innover, c’est-à-dire de désigner comme de l’art l’objet de son « travail ». C'est-à-dire, à élargir jusqu'à lui-même la définition de ce qui est artistique. A s'inclure comme partie prenante dans le monde de l'art, comme s'il craignait que personne ne le fasse s'il n'en prenait pas l'initiative. On n'est jamais si bien servi que par soi-même. 

 

C’est ainsi qu’en musique, sont entrés la « techno », qui n’est rien d’autre que de la percussion avec du semblant de sons musicaux pour faire croire, et le « rap », qui est la même chose, mais avec des mots - si possible hargneux, vindicatifs et violents.

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST RAPHAËL HEFTI

LE TITRE EST "SUBSTRACTION AS ADDITION"

Le « slam », petit dernier avant la prochaine « innovation », n’est pas autre chose, mais cette fois sans les sons musicaux, et qui plus est, avec un usage de la rime étrangement conformiste, curieusement passéiste, bizarrement démodé. La fraîcheur d’âme de tous ces petits qui font une « standing ovation » à la défunte rime, et qui jouent les Louis XVIII pour sa Restauration, ça vous a quelque chose de  profondément touchant. Souvenons-nous cependant que la Restauration a mal fini (1830).

 

Le pauvre verbe « être » – vous  savez, ce prince tout-puissant qui établit des équivalences entre ce qui le précède et ce qui le suit – a été mis à mal, à contribution, à la torture et à toutes les sauces. Allez contredire, en argumentant subtilement, sur un plateau de télévision, l’énergumène qui lance, autoritaire : « Le rap est de la musique » ! 

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST PHILIP NEWCOMBE

LE TITRE EST "GOBSHITE"

Allez lui faire admettre que la musique ne se réduit pas à de la scansion diversement (pas trop quand même) rythmée, et qu’il lui reste, s'il y consent, deux ou trois petites choses à apprendre ! Que "SA" culture, ce n'est pas "LA" culture.

 

Si vous faites ça, c'est le meilleur moyen de vous attirer des répliques du genre : « Mais de quel droit ? - Au nom de quel principe ? - Au nom de quelle autorité ? - Au nom de quelle valeur absolue ? ». Et là, vous, je vous vois comme si j'y étais, vous ramez contre le courant, à remonter à Platon, au monde des Idées, à la hiérarchie des valeurs, à l'élévation de l'âme par la contemplation du Beau. Disons-le tout net : vous êtes très mal embarqué. Le verbe « être » est péremptoire à lui seul. Il dissuade.

 

Le verbe « être » est donc le grand petit soldat de l’innovation, car il est une véritable baguette magique, grâce à laquelle la frontière imposée par la définition s’abolit d’elle-même, puisque la définition, c’est lui ! Regardez dans le premier dictionnaire venu : la première définition venue répond à la question : « Qu’est-ce que c’est ? ». Dites-moi que c'est faux, tiens, pour voir. 

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST HENRIQUE OLIVEIRA

LE TITRE EST "DESNATUREZA"

Les surréalistes ont abondamment donné dans ce panneau, avec leur « jeu » (tiens tiens) : « Qu’est-ce que … ? – C’est … ». Le surréaliste Joséphotographie,arme à feu,kalachnikov,art contemporain,cornélius castoriadis Pierre (rien à voir avec Jean-Marc Thibaut) a même écrit un roman érotique de qualité pas détestable intitulé Qu’est-ce que Thérèse ? – C’est les marronniers en fleurs.

 

Maintenant, allez prouver par a + b que non, Thérèse n’est pas les marronniers en fleurs ! La faute au verbe « être », qui a tout autorisé, à commencer par les innovations les plus innovantes. Tout a donc commencé par une faute de la grammaire (pas la même chose qu'une faute de grammaire). Bon sang, mais c'est bien sûr ! Ention et damnafer (citation du regretté Fred, qui vient de mourir, voir ici, les 3 et 4 mars) ! J'aurais dû m'en douter !

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST PIERRE BURAGLIO

LE TITRE EST "PAYSAGE 2 CV"

Faites comme Francis Picabia qui, dans une galerie d’art, suspendit un jour (autour de 1920), avec une ficelle, un morceau de macadam dans un cadre doré magnifique, et dites : « Ceci est de l’art ». Passez muscade ! C’est bien le diable si les réfractaires à l’esbroufe, impressionnés par la clameur unanime des dévots, oseront marmonner dans leur barbe : « Foutage de gueule ! ». Ils seront écrasés par l’audace de l’innovation.

 

Le verbe « être » est le roi de l’ubiquité, qui fait franchir à ce que vous voulez des distances infranchissables, et instantanément, qui plus est ! Sans bouger de votre fauteuil. Voilà, vous avez compris d’un seul coup tout le surréalisme, toute la publicité et une bonne partie de l’univers médiatique actuel. L'équivalence absolue et triomphante. Enfin, une équivalence supposée. Entre l'univers des mots et l'univers des choses.

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CECI EST UNE OEUVRE D'ART

L'ARTISTE EST BERTRAND LAVIER

LE TITRE EST "GIULIETTA"

Ce serait de la 'pataphysique si ce n'était de la promotion et de la dévotion. La 'Pataphysique, qu'on se le dise, ne promeut rien et ne célèbre rien. La 'Pataphysique se contente de manifester l'immarcescible permanence et l'eccéité immanente de Faustroll.

 

Ici, c'est l'équivalence dévastatrice. Vous atteignez en un instant les territoires les plus sauvages, véritables réserves à ciel ouvert, bourrées à craquer de trésors d’imagination utilisables. Et tout ça par la magie du verbe « être » qui, tel Satan, en déposant le monde à vos pieds, vous en a fait l'offrande sous la forme du « déchet ultime ». Le monde en son entier. Comme chante Léo Ferré : « Thank you, Satan ! ». Ou si vous préférez :

 

« Bâton des exilés, lampe des inventeurs,

Confesseur des pendus et des conspirateurs,

 

O Satan, prends pitié de ma longue misère ! ».

 

Thank you, Charles Baudelaire ! 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

NB : Le nom de SATAN me fait, à tort ou à raison, penser à un bel ouvrage de Cornélius Castoriadis paru en 1996. Voici à quoi il ressemble.

vendredi, 05 avril 2013

ART, INDIVIDU ET FOURMILIERE

 

FAMAS.png

LE FAMAS (OU "CLAIRON"), AVEC OU SANS SON BIPIED, TIRE LA MUNITION 5,56 OTAN, VITESSE INITIALE 1300 METRES PAR SECONDE (environ), C'EST-A-DIRE JUSTE EN DESSOUS DE LA VITESSE DU SON, MAIS AUSSI UN TROU MINUSCULE POUR ENTRER, UNE EXCAVATION POUR SORTIR

***

 

L’innovation en art a deux fonctions : donner du boulot à toute la surpopulation que les progrès de la médecine ont donnée à l’humanité ; permettre aux petits gars dégourdis de délimiter un territoire qui n’appartienne qu’à eux, et à personne d’autre. Le mot d'ordre étant : « Individu über alles ». C'est l'hymne mondialisé de l'humanité radieuse (sur l'air de l'hymne allemand, cf. Haydn, opus 76 n°3, spécialement le 2ème mouvement, Poco adagio cantabile).

 

Pour ça, il n’y a pas à tergiverser : il faut ouvrir ! OUVRIR LES FRONTIERES. Cela commence par l'abolition des définitions, qui élèvent des frontières entre les mots.

 

La première frontière à ouvrir, c’est évidemment celle qui définit l’art lui-même. N’y allons pas par quatre chemins, mais par cinq.

 

ROTHKO 1 MARK.jpg1 – Premier chemin, les moyens propres de l’art. Tout doit être mis à contribution : la couleur, le trait, la surface, le support, les matières, etc. Une mine pour une première vague de spécialisations et de division du travail. On donnera la couleur à Rothko (ci-contre), à Klein et quelques autres. Le trait ? On va le donner à Twombly, tiens, que vous en semble, et quelques autres. Le mouvement ? A Pollock. La surface ? Olivier Debré ne ferait pas mal, qu’en penses-tu ? Je m’en charge. Pour résumer, ici, on se contente de quelques militants révolutionnaires de la tradition, de l’atelier, du chevalet et, disons-le, de l’Académie.

 

2 – Deuxième chemin : la réalité tout entière, minérale, végétale,BEUYS 4 PAPIER.jpg animale. La réalité, qu’on se le dise, est un grand artiste, le plus grand, le plus ingénieux, le plus plus. Rien ne surpasse. Cailloux, écorces, œil de tigre, algues entremêlées, tout doit y passer. Je n'énumère pas, on y serait jusqu'à la Toussaint. On va appeler Beuys et tous ses potes de l'arte povera (ci-contre, sa pile de papiers froissés).

 

CHAISSAC 1 GASTON.jpg3 – Troisième chemin : là, autant prévenir tout le monde, on commence à recruter hors des académies. On y fait même entrer des catégories de productions autrefois dignes de la poubelle, mais que les besoins de la cause ont hissées sur le piédestal qui annonce le musée historique. Commençons, si vous le voulez bien, par l’univers esthétique si charmant de nos chères têtes blondes. Le « style enfance de l’art » va faire fureur, je vous le promets. Là, Dubuffet, Chaissac (ci-contre) et compagnie feront merveille.

 

4 – Quatrième chemin : dans la même veine, nous appelons sur leERNST 1 MAX.jpg podium des formes réhabilitées, des cagibis empoussiérés d’une bourgeoisie arrogante, suffisante et colonialiste, un masque Tschokwé, une porte Dogon avec sa serrure, bref, tout ce que le primitif a bêtement entreposé dans ses greniers en termes d’ingéniosité formelle, de thèmes picturaux, et d’authenticité humaine. Toutes les ethnies que la Terre a portées sont invitées à mettre au pot. L'art occidental ne s'est pas privé de piquer dans la caisse (Max Ernst (ci-contre) et les surréalistes les premiers).

 

FOUS 1.jpg5 – Cinquième chemin : allons au bout de notre idée de recyclage des rebuts, et ouvrons une bonne fois pour toutes les asiles de fous, délions les camisoles de force, observons, avec André Breton et Paul Eluard, les pages admirables noircies par les malades mentaux (L’Immaculée conception, 1930), accrochons à nos cimaises les plus prestigieuses des hallucinations de nos grands schizophrènes. Eux aussi méritent d’apporter leur pierre à l’édifice.

 

La conclusion de ce panorama (incomplet, faut-il le dire ?), c’est que tout ce qui n’était pas de l’art est devenu de l’art. Si ça ne l’est pas encore devenu, ça a vocation à le devenir. Le char d’assaut de la modernité n’a pas fini d’écraser les vieux préjugés, pour faire surgir, devant nos yeux et nos oreilles ébahis et émerveillés, le resplendissant, étincelant musée de toutes les merveilles que l’humanité est allée récupérer au fond de ses poubelles, de ses écoles maternelles et de ses asiles de fous.

 

Cette débauche de récupération est évidemment mise au service des milliards de trajectoires individuelles qui n’attendaient que l’occasion de dessiner sur un sol appauvri les sinuosités désespérées de fourmis cherchant la brèche dans le lisse de la paroi qu’on ne sait quelle main invisible a dressée devant leurs ambitions.

 

Notons malheureusement que, en fait de trajectoires individuelles, le myrmécologue consciencieux a du mal à mettre un nom sur chacune des fourmis à l’œuvre dans la fourmilière.

 

A propos de notre fourmilière humaine, il y a fort à parier que le myrmécologue consciencieux portera, au bas de son rapport d’observation, la mention : « A perdu la boussole ».

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

NB (après-coup) : Le myrmécologue sera bientôt, fort heureusement, doté d'outils (avec la RFID, on y est presque) qui lui permettront de suivre n'importe quelle fourmi dans la fourmilière et de reconstituer l'intégralité de son parcours, seconde par seconde depuis sa naissance. Le progrès fait rage.