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lundi, 15 avril 2013

WILHELM MEISTER DE GOETHE 2/3

 

2 COEUR INFARCTUS.jpg

ON EST PEU DE CHOSE

(et se faire traiter de "vieil infarctus", palpez l'insulte !)

 

***

Nous parlions donc du dernier roman d'un homme très à la mode autour de 1830 : Wilhelm Meister. L'homme en question n'est autre que le très majestueux et très chic Wolgang Goethe.

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En réalité, dans ce « roman », il n’y a aucun personnage. Je veux dire : qui soit de chair et de sang, dont le caractère dirige les actions. La meilleure preuve, c’est que tous, sans aucune exception, donnent l’impression de glisser les uns sur les autres sans se modifier les uns les autres.  A proprement parler, il n’y a aucune interaction entre les personnages. Ils sont là, définitivement extérieurs les uns aux autres. Ils ne sont pas là pour eux-mêmes, c’est pour ça qu’ils n’ont ni chair, ni sang, ni caractère.

 

Même le personnage de Mignon (qu'on se demande comment Ambroise Thomas en a tiré l'argument et la substance de tout un opéra), que Wilhelm, pour dire le vrai, achète au saltimbanque qui la maltraite, n’a d’existence que théorique. On sent bien que son amour pour Wilhelm est une décision du romancier, mais pas un élan de cette fille déguisée en garçon. Et quand elle meurt (on ne sais pas de quoi précisément), c’est comme si on regardait faire, de loin, avec des jumelles, dans l'eau d'un aquarium. Goethe a inventé la « littérature à grande distance ».

 

Mais il est vrai, tout bien pesé, que Mignon est le personnage qui se détache sur le fond d'inexistence de tous les autres. Un personnage qui, me semble-t-il, a quelque chose à voir avec le Bartleby de Herman Melville, qui finit par se laisser mourir, tout simplement parce qu'il a un seul credo : « I would prefer not to ». Elle, elle meurt après avoir (enfin !) revêtu des vêtements de fille - on n'ose pas dire parce qu'elle les a revêtus.

 

Mignon est attachante, parce qu'elle a voué sa vie à ce Wilhelm qui est loin de la valoir, qui est incapable d'envisager l'énormité du don qu'elle lui fait (elle lui fait don de toute sa personne, sans attendre rien en retour, le genre de don dont il est impossible qu'un homme ordinaire se remette jamais), et qui, quand il contemple son agonie et sa mort, est dans l'incapacité d'éprouver ce qu'on appelle un sentiment humain. Wilhelm est un bloc de gélatine. Une molle pâte à modeler. A peine se demandera-t-il quel corps féminin lui a tenu compagnie dans une auberge, une nuit après boire : est-ce Philine ? Ne serait-ce pas plutôt Mignon ?

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Wilhelm, soi-disant dans sa période d’apprentissage, qui dure tout de même quasiment 600 pages, traverse les situations, les personnages, les événements, à peu près en ligne droite, et sans en être effleuré. A aucun moment il n’est modifié par ce qui lui arrive ! Et pourtant, à l'arrivée, il est digne d'entrer dans la secte des "Renonçants". Par quel prodige ?

 

A la réflexion, le prodige est peut-être simplement la numérotation des événements censés animer le roman, dans l'ordre chronologique. Goethe a dressé la liste de tout ce qui devait se passer autour de son Wilhelm, et en bon comptable, il coche chaque case une fois qu'il l'a remplie.

 

Pour comparer, prenez Julien Sorel, Eugène de Rastignac ou Lucien de Rubempré : une fois le livre refermé, aucun n’est semblable à ce qu’il était au début. La vie que son auteur lui a fait vivre a bouleversé ses points de repère et, entre l'incipit et l'excipit, le monde lui-même a changé. Eh bien pas Wilhelm ! Comme Tintin sous la plume d’Hergé, ma parole, la houppe toujours aussi droite à la fin qu'au début !

 

Au point que je me demande vraiment ce qu’il a pu apprendre. Si, bien sûr ! Goethe ne se prive pas de dire qu’il apprend. Ah ça, il ne nous épargne pas beaucoup de conversations, de comptes rendus d’observation, et tout et tout. Mais à aucun moment le lecteur ne voit ce qu’il apprend en train d’entrer en lui. Aucun effort, aucune contention de l’esprit.

 

On ne le voit jamais travailler pour apprendre : Wilhelm Meister, braves gens, se contente de passer. Comme Johnny Halliday dans L’Idole des jeunes, Wilhelm Meister, qu’on se le dise, pourrait chanter : « Je cherche celle qui serait mienne, Mais comment faire pour la trouver ? Le temps s’en va, le temps m’entraîne, Je ne fais que passer ». C’est ça, son apprentissage. 

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D’accord, il écoute, il regarde, mais il ne fait pas grand-chose. Plus grave : il ne ressent rien. Un comble, dans un livre où le maître-mot, entre autres, est « activité ». La clé de cette bizarrerie est dans le statut social auquel se destine Wilhelm : il le porte d’ailleurs dans son nom. Il ne sera jamais un ouvrier ou un artisan. Ce ne sera pas un manuel. Il sera chef. Wilhelm se forme pour devenir Meister (Maître). Mais quand il sentira sa véritable vocation de chirurgien monter en lui, il le sentira en véritable abruti.

 

Puisque j’en suis aux mots-clés, j’ai déjà mentionné « activité ». Il y a aussi « sérieux », « morale ». Il s’agit dans l’ensemble de se rendre « utile » à la population en lui procurant une « activité » « sérieuse », dans laquelle, avec modestie et application, elle trouvera son équilibre. Le ton de tout le livre, au fond, est professoral d’un bout à l’autre. Goethe veut faire le bonheur de l’humanité en lui enseignant les moyens concrets les plus propres à lui permettre de l’atteindre.

 

A cette fin, il intercale dans son récit des épisodes qui l’interrompent, mais aussi le nourrissent. Ainsi, tout le Livre VI des Années d’apprentissage est constitué par la « confession d’une belle âme », épouvantable et éprouvant journal tenu par une jeune femme soucieuse d’élever son âme vers des altitudes éthérées et vertueuses ; laborieux et besogneux journal édifiant d’une abstraction humaine, sorte d’idéal désincarné ou d’ectoplasme vague proposé comme modèle à toute femme qui tiendrait à se respecter. La femme supposée avoir tenu ce journal s’appelle Macarie (si j’ai bien compris). Or Macarie vient en droite ligne de μακαριος, qui, en grec, signifie « bienheureux ». Mais elle n’existe pas : elle vaticine.

 

Un mot des quelques chapitres intitulés « L’homme de cinquante ans ». Cette histoire intercalée se veut évidemment aussi édifiante que le reste. Un capitaine ou un major, je ne sais plus, a une sœur qui est mère d’une jeune fille. Celle-ci est promise au fils du major, qui se trouve éloigné, j’ai oublié pourquoi. Elle s’amourache du père, qui a entrepris, sous l’influence d’un homme qui travaille dans le théâtre, une cure de rajeunissement au moyen de toutes sortes d’artifices.

 

Le fils, de son côté, se voit circonvenu par les manœuvres séduisantes d’une jeune veuve, très courtisée, et se verrait fort bien l’épouser. Le père est embêté, mais finit par se faire à l’idée d’épouser une jeunesse, et s’y voit conforté après une entrevue « à cœur ouvert » avec son fils. Mais qu’on se rassure : les promis s’épouseront malgré tout, et le père se fera une raison en épousant lui-même la jeune veuve.

 

Le point cuculminant de la cucuterie est atteint au début des 400 et quelques pages des Années de voyage, quand Goethe fait rencontrer à Wilhelm ni plus ni moins que Saint Joseph, et la Vierge Marie, dans une forêt des montagnes, en train de refaire le coup de « la fuite en Egypte » (titre du 1er chapitre, le 2ème étant intitulé « Saint Joseph II »). L’auteur n’a même pas oublié l’âne et le petit Jésus. Et il nous fait visiter la crèche. Mais on ne va pas jusqu'à la croix, il ne faut pas exagérer.

 

C'est tellement gravement niais que cela en devient attendrissant.

 

Voilà ce que je dis, moi.