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lundi, 09 janvier 2017

LA GAUCHE COSMÉTIQUE 1

1/3 – La gauche esthétique.

Je dois être singulièrement bouché ou infirme de la comprenette. Voilà-t-il pas un commentateur politique qui, étudiant les affiliations politiques des jeunes (de tel âge à tel âge), déclare qu'une partie (sur quatre) rejoint les réacs, dont le chef de file s'appelle, d'après lui, Jean-Claude Michéa. Jean-Claude Michéa, un réac ! J'avoue que sur le moment, ça m'a bien fait rire. Pour quelle raison ? Je crois que, dans le fond, elle est assez claire.

Je commencerai par une remarque de vocabulaire : tous les journalistes, commentateurs et politiciens ont à la bouche la phrase de Camus : « Mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde », mais aucun d'eux ne peut s'empêcher dans la phrase suivante d'ajouter aux malheurs du monde en posant de mauvais mots sur les choses. Ainsi du mot "réac", qui fonctionne aujourd'hui comme une insulte réduisant son destinataire à une pauvre petite chose idéologique, indigne de considération.

Pour répondre plus sérieusement à la question que je me suis posée, je dirai que, de façon insistante, Michéa, au fil de ses ouvrages, s'en prend en effet au mythe du progressisme sociétal. Il part d’une observation originale : les gens dits « de droite » (tenez, au hasard, François Fillon) sont rigoristes en matière de mœurs, mais favorables aux privatisations et à la dérégulation totale de l’économie. Ici la contradiction est directement perceptible : laisser-faire (« libérer les énergies », comme dit Pierre Gattaz) d’un côté, pérennité de traditions et d’interdits de l’autre (« fais pas ci fais pas ça », comme dit Jacques Dutronc).

L’IndiviDieu.

Les gens qui se proclament « de gauche », tout au contraire, voudraient encadrer la vie économique dans des lois et règlements, mais déréguler totalement les mœurs pour laisser libre cours aux désirs des individus. Ils se sont mis à promouvoir une démarche indéfiniment « progressiste et émancipatrice » : accroissement permanent des droits des individus, épanouissement personnel, accomplissement de soi-même,  et autres fables dans l’air du temps, fondées sur la conviction que les perspectives d’émancipation sont sans limite. Ce n’est même plus d’individu qu’il faut parler, mais d’IndiviDieu, sur le moindre désir duquel est façonnée la loi. C’est du sur-mesure.

Mais la contradiction, ici, est plus étrange. C’est en effet Margaret Thatcher qui, avec Ronald Reagan, a impulsé la "révolution financière" de l'économie, et remis en selle l'extrémisme capitaliste tel qu'il tyrannisait le petit peuple dans la deuxième moitié du XIX°siècle, qui déclarait qu’elle ne savait pas ce qu’était un « peuple », et qu’elle ne connaissait que des « individus ». L’ultralibéralisme ignore en effet ce qu’est une société : il n’existe pour lui que des collections d’individus. Cela tombait bien : la « gauche » s’est emparée du concept en l’appliquant cette fois à l’univers des mœurs. La contradiction (disons l'hypocrisie) ici consiste à adopter pour promouvoir une idée l'arme idéologique de l'adversaire que l'on combat.

Cette contradiction, partagée au fond par les tenants de la "gauche" et de la "droite", quoiqu'en sens inverse, est allègrement portée et colportée sans être vue comme telle par ceux qui la professent.

Or Jean-Claude Michéa (par exemple dans L'Empire du moindre mal) ne fait que mettre le doigt sur un manque évident de cohérence : comment peut-on sans se contredire condamner et combattre le libéralisme quand il s'agit d'économie, et en faire un éloge sans nuance en matière de mœurs ? A l'inverse, comment peut-on sans se contredire laisser financiers et actionnaires faire la loi, et prêcher en matière de mœurs un conservatisme rigoriste ? Il n'y a guère que les libertariens américains qui soient cohérents, puisqu'ils voudraient voir disparaître l'Etat régulateur en même temps qu'ils laissent aux individus toute liberté de mode de vie.

J'ai déjà dit (par exemple ici, ou ) que d'une part, selon moi, il n'y aura un minimum de justice sociale que sous la protection des lois et de l'Etat régulateur, mais que d'autre part tous mes désirs (avoir un enfant, m'envoyer en l'air, etc.) ne me donnent pas tous les droits. Tous les désirs ne sont pas légitimes du seul fait qu'on les éprouve, sinon il faudrait remettre en liberté séance tenante tous les pédophiles, violeurs, etc. Le point de cohérence de cette conception, c'est la notion de limite : il existe des limites qu'il n'est pas bon d'outrepasser. Mieux : il existe des limites qu'on n'a pas le droit d'outrepasser. Non, tout n'est pas permis, qu'on soit un Etat, une entreprise ou un individu. C'est une morale si l'on veut. C'est un choix anthropologique. C'est aussi ce qui fait de moi (et de quelques autres, heureusement) une anomalie politique, puisque cela me définit comme étant de "gauche-droite".

La gauche s'est mise à colporter ce mythe du progressisme sociétal le jour où elle s'est rendue à l'ennemi en rase campagne, en abandonnant toute perspective de progrès social (ne parlons même pas de perspective révolutionnaire, ça fait longtemps que). Le progrès social, qu'est-ce que c'est ? C'est une société qui chemine vers plus de justice, c'est-à-dire vers une diminution des inégalités au moyen d'une redistribution plus équitable des richesses produites. A cet égard, je suis resté obstinément attaché à la gauche aussi solidement que le byssus ancre la moule à son rocher.

Or à cet égard, rien ne va plus. Comme le disent quelques économistes (Thomas Piketty dans son Le Capital au XXI°siècle, ou Daniel Cohen), le tsunami des inégalités de revenus a tout emporté sur son passage : 1% de la population américaine a capté 50% de la production des richesses dans les trente dernières années. Pendant ce temps, les working poors se multiplient dans les pays développés (huit millions en France, chiffre INSEE). Que propose le Parti socialiste, cette salle des pas perdus qui incarna, paraît-il, les idéaux de gauche ? Et qu'a-t-il fait pour remédier à ce problème intolérable ? Rien.

Putasserie socialiste.

La véritable putasserie qui fait de la soi-disant gauche une monstruosité morale et idéologique, c'est qu'elle s'est livrée à un tour de passe-passe inouï (un véritable "coup de bonneteau"), quand elle a supprimé de son programme le progrès social pour y substituer le "progrès sociétal", une immondice en même temps qu'une imposture et une trahison, et qu'elle a cessé de prendre la défense de ceux qui sont dans la nécessité de travailler pour vivre (c'est-à-dire pas tout le monde, mais pas loin). Du coup, elle a détourné les yeux de la basse réalité, c'est-à-dire de la montée irrésistible de la pauvreté. Les socialos s'écrient, comme Jean Gabin dans La Traversée de Paris : « Salauds d'pauvres ! ».

Qu'est-ce qu'elle dit, cette gauche sociétale ? Elle enfume. En déclarant qu'elle accepte la société de marché, la soi-disant gauche s'est inclinée devant la loi du marché, vous savez, cet autre nom de la loi de la jungle. La gauche cosmétique a capitulé devant le capital. Pour la faire taire, le capitalisme financiarisé lui a laissé un os à ronger : le "progrès sociétal", une marchandise bourrée d’un fort potentiel d’innovation, pour qu'elle la boucle sur l'essentiel : la conservation de l'ordre marchand, priorité absolue de ceux qui détiennent la richesse et refusent de la partager. C’est à cette condition que le capital a laissé la « gauche » gouverner.

Ayant ainsi vendu son âme, c'est devenu une gauche purement esthétique et cosmétique. Sa seule ambition (du « changer la vie » de François Mitterrand au « le changement, c'est maintenant » de François Hollande) fut désormais de repeindre les boiseries et de changer les papiers peints, sans toucher aux fondations, ni même modifier l'architecture en quoi que ce soit. Son seul discours devint un pur baratin baratinant. Ce fut la gauche baratineuse.

Parmi toutes les hautes figures de faussaires engagés sous la bannière du Parti Socialiste, le plus brillant représentant fut indéniablement Jack Lang, figure indépassable de l’abjection et de la pourriture politiques, qui finit ses jours dans l'orgueilleuse opulence des dignités octroyées.

Voilà ce que je dis, moi.

jeudi, 18 avril 2013

ET PUIS NON ! ... FRED N'EST PAS MORT ! ...

 

NON TCHANG N'EST PAS MORT.jpg

MERCI, HERGÉ, DE ME PRÊTER CETTE IMAGE POUR LA CIRCONSTANCE

***

Tewfik Hakem avait interviewé Fred pour une émission diffusée en 2011. Il a rediffusé dernièrement l’entretien dans son émission de 6 heures du matin : Un Autre jour est possible. Cela vaut le coup, à l’occasion, d’être matinal.

 

NAUFRAGE 21.jpgCe qui apparaît, de Fred ? Un homme en toute simplicité. Son père était cordonnier, c’est vous dire, même si ça ne prouve rien. Une façon éminemment populo de parler, par exemple, de son amitié avec Jacques Dutronc : un manager lui avait demandé de faire quelques chansons pour lui. Il avait atterri dans ce milieu inconnu des studios d’enregistrement, et le contact s’était fait, facile, simple, magique. Cela a donné, évidemment, Le Fond de l’air est frais, Laïho, Laïho, mais aussi La Voiture du clair de lune.

 

Une façon aussi de renvoyer tous les intellos de la terre à leur potagerNAUFRAGE 23.jpg et à leurs légumes quintessentiels (je veux dire : desséchés). A la question bête : « Comment êtes-vous arrivé à Philémon ? », il répond : « Ben, vous savez, ça m’est venu comme ça. Je n’ai pas de projet, pas de marche à suivre. Quand je démarre, je ne sais pas ce qui va me venir sous la plume ».

 

NAUFRAGE 27.jpgBref, un pommier qui fait des pommes, et pas un intellectuel à tout découper en seize et à tout transformer en abstraction conceptuelle, pour mieux se convaincre et convaincre quelques gogos que c'est lui, et personne d'autre, qui comprend le monde dans lequel il vit (et nous avec). Pour Fred, intellectualiser était une façon de renoncer à palper le vrai et le jouissif de l'existence. Dans le monde de Fred, l'intellectuel se situe à l'antipode exact de la vie qui vit. Pour Fred l'artiste, vivre et intellectualiser sont carrément antinomiques.

 

A l’entendre (sa voix est celle d’un vieuxNAUFRAGE 29.jpg monsieur, mais qui a gardé intact le populo de son accent et de sa prononciation), les choses lui sont toutes tombées sur la feuille de dessin, sans avoir à chercher. Par exemple, le père de Philémon, dans la BD, ressemble à son propre père, pas besoin d’aller chercher loin.

 

NAUFRAGE 30.jpgEn fait, pour Philémon, Fred triche un peu. Car, comme il le déclare dans le livre de Marie-Ange Guillaume (L’Histoire d’un conteur éclectique, Dargaud, 2011, 29€ quand même, mais ça les vaut)L'HISTOIRE 1 D'UN CONTEUR ECLECTIQUE.jpg, tout se passe à Nice, pendant un repas de famille. Comme son fils Eric s’ennuie, il lui raconte une histoire. Et là c’est vrai, pas besoin d’aller chercher loin : « J’ai utilisé les éléments du décor : la mer, les bateaux, une bouteille ». Et c’est après qu’il a eu envie d’en faire un récit dessiné. Moi j’aurais ajouté une question : « Pourquoi précisément ce prénom : Philémon ? ». La réponse m’aurait intéressé. J’ai mes raisons. De vraies raisons que quelques-uns connaissent.

 

Avec le petit-fils, ç’a été un peu plus rigolo. Dans le jardin de la maison,NAUFRAGE 31.jpg il y avait un puits. Pour Alexandre, c’était forcément le chemin qui mène au A. La famille a été obligée de poser un énorme pot avec un « baobab » (dixit Fred) pour le boucher, et empêcher Alexandre de rejoindre l’île du A avec ses copains. Et notre moustachu dit ça d’un air bonhomme. Et qu’Alexandre l’appelait monsieur, ne voulant pas le croire son grand-père. Plus retors qu’il ne veut bien le paraître, Fred : va savoir si c’est vrai, qu’Alexandre l’appelait « monsieur ».

 

NAUFRAGE 33.jpgAlors le puits ? Sans vouloir décortiquer la chose, je note que dans le dernier épisode (Le Train où vont les choses), il est absent : fini, le puits. Ce qui fait la frontière, cette ultime fois, c’est la fumée produite par la « Lokoapattes », sorte d’épais brouillard qui fait tousser le hérisson, et dans lequel se perd le père (sans doute le "perd-père twitté") de Philémon, parce qu’il a rencontré le fantôme de Jojo, l'ancien garde-champêtre.

 

Cette frontière entre le « réel » et « l’imaginaire », le puits la dessinaitNAUFRAGE 34.jpg d’un trait épais, pour ne pas dire infranchissable : il fallait s’appeler Philémon pour y tomber. Dans ce 16ème et dernier épisode, la frontière a perdu de sa consistance, puisque, du fait de Joachim Bougon, le conducteur inattentif de la « Lokoapattes », celle-ci est sortie du « tunnel imaginaire » pour venir s’échouer dans des sables mouvants bien « réels ».

 

Mais Fred, grâce au « tunnel imaginaire », surmonte la difficulté. Normalement, si tout va bien, Philémon et Barthélémy le puisatier rejoindront la lettre A. Dans le fond, que le puits devienne tunnel, quelle importance ? L’essentiel n’est-il pas d’arriver à destination ? Ce qui reste définitivement sûr, c’est que Fred n’a jamais confondu « réel » et « imaginaire » (à l’instar de maints ados plus ou moins attardés, accros à leurs consoles). Mieux : il a réussi à donner à ses rêves et à son imaginaire la consistance d’une réalité durable.

 

NAUFRAGE 35.jpgEt cela est rendu possible, précisément, par le poste-frontière que le dessinateur-conteur a établi entre les deux mondes, par la magie d’un simple puits. L’île du A de l’océan Atlantique, c’est si l’on veut de l’imaginaire au carré. Qui fait que le fictif Philémon semble, en revenant dans le jardin paternel après une escapade sur le A, prendre corps dans une réalité un peu moins fictive que les histoires inventées. Une réalité plus proche de la nôtre, et dans laquelle Fred réussit à nous embarquer. On y croit.

 

Appelons ça le véritable esprit d’enfance, ou je n’y connais plus rien.

 

Comme je le disais lors de la parution du Train où vont les choses : monsieur Fred, merci du fond du coeur. Oui, vraiment, merci pour tout.

 

Voilà ce que je dis, moi.