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vendredi, 19 avril 2019

LA MARGUERITE TRANSPARENTE

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Tu m'aimes un peu, beaucoup, passionnément ...

 

jeudi, 18 avril 2019

POURQUOI J'ÉCOUTE FRANCE CULTURE ...

... ET FRANCE MUSIQUE

Il paraît que la chaîne France Culture est écoutée par 1.527.000 personnes, selon les calculs les plus récents de Médiamétrie. Cette raison sociale d'une entreprise qui mesure les audiences des chaînes, signe bien une des folies de l'époque, qui consiste à évaluer en temps réel les effets des actions humaines. Il faut, selon cet impératif (importé d'Amérique), fixer des objectifs chiffrés précis à tout ce que nous faisons. Cela permet à l'évaluateur (le juge des travaux finis) de vous dire que si, à 90% des objectifs remplis, vous avez le satisfecit de l'employeur, à 20%, vous êtes un raté, vous n'avez pas votre Rolex à 50 ans, et vous ne méritez pas de faire partie de la glorieuse équipe qui permet à l'entreprise qui a la bonté de vous employer de faire la course en tête des profits boursiers.

Le chiffre de Médiamétrie, que je trouve plutôt réconfortant, constitue paraît-il, la plus spectaculaire progression des chaînes radiophoniques. Pourquoi est-ce que j'écoute assez assidûment cette radio ? D'abord la publicité. J'ai cessé depuis des décennies de me brancher sur Europe 1 (il est préhistorique, le temps où l'on pouvait entendre à la file trois chansons, et sans interruption s'il vous plaît) et RTL. Je laisse de côté toutes les autres chaînes radio, locales, thématiques, mercantiles.

Toutes ces chaînes sont absolument insupportables, d'abord par le temps consacré à la publicité, cette déjection qui enrobe ses excréments dans un emballage rutilant, scintillant et resplendissant. Il me semble que le financement par la publicité de presque tous les organes chargés de nous faire parvenir les faits et le sens du monde (les "informations") est le signe le plus sûr que nous sommes en train, comme des rats, de quitter le navire de la civilisation : l'idée seule qu'un produit ou une marchandise soit soudain doté de l'être et de la dignité d'une personne, mais aussi d'un pouvoir (le caractère impérieux du commandement permanent : « Achetez, nom de dieu, ou il vous en cuira »), par la seule magie des mots et des images, est inconciliable avec l'idée que je me fais de la vie normale.

Ensuite à cause du saucissonnage de ces émissions en "séquences" qui vous étourdissent à force de sautiller d'un sujet à l'autre, je veux dire en tranches de plus en plus fines destinées à estourbir l'auditeur et à l'empêcher de zapper, à l'image des clips vidéo qui ne comportent presque pas de plans de plus de deux secondes. La norme médiatique est aujourd'hui au sautillement permanent : pas possible d'avoir un plan fixe, et ne parlons pas du "plan-séquence". A cet égard, la "matinale" de France Culture est un peu exaspérante, à cause de la multitude des intervenants (mais multitude très modérée quand on regarde la concurrence). Autre motif d'exaspération : l'obsessionnelle rengaine qui consiste à rappeler à la fin de chaque séquence qu'on peut la réécouter sur le site internet de la station. Le saucissonnage, voilà donc une des trois raisons pour lesquelles j'ai laissé tomber France Inter, il y a lurette.

La deuxième raison, c'est le ton sur lequel se déroulent un grand nombre d'émissions : la bonne humeur de commande, la gaieté sur ordre, les éclats de rires forcés à toutes les niaiseries considérées comme de l'humour, et plus généralement le règne odieux des humoristes dans l'audiovisuel. Je suis stupéfait de ce que le rire puisse figurer comme item obligatoire dans le cahier des charges de tant d'émissions. Si vraiment les producteurs se sentent contraints par les enquêtes marketing de répondre à une demande pressante des populations, je suis très inquiet au sujet de l'état moral et intellectuel de celles-ci. Tout cela fait donc de la plupart des canaux audiovisuels (et médiatiques en général) quelque chose d'infréquentable.

La troisième raison est évidemment l'invasion de la chaîne publique (France Inter) par la diarrhée publicitaire (ah, les "mentions légales" débitées à toute allure en fin de message !), cette défécation qui empuantit toute parole humaine de sa souillure, à l'image de ces créatures dégoûtantes de la mythologie antique (leur nom m'échappe) qui venaient déposer leurs "matières" dans les assiettes des convives. La publicité me rend la réalité carrément immangeable. On ne dira jamais assez la dimension polluante de la publicité. On ne dira jamais assez combien la publicité transforme le "temps de cerveau humain disponible" (Patrick Le Lay) en merde puante, juste digne de la chasse d'eau. Et je prends toujours très au sérieux le slogan plus que demi-séculaire de l'inoubliable Hara Kiri, qui énonce une vérité profonde.

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A dire vrai, les séquences d' "auto-promotion" qui parsèment l'antenne de France Culture me fatiguent. Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel reste la possibilité pour l'auditeur de fixer son attention dans la durée sur un thème précis : écouter des gens qui vous apprennent des choses, voilà ce que j'attends des radios que j'écoute, qu'il s'agisse de mots ou de sons musicaux (c'est-à-dire France Culture et France Musique). On n'est pas assailli par une armée de petites crottes, comme autant de balles de mitraillette. On peut se poser sur des plages un peu tranquilles et pas trop peuplées.

Et je garde bien entendu la liberté de tourner le bouton quand j'en ai assez. 

Interpellation : comment, vous ne parlez à aucun moment dans votre billet de la télévision. Réponse : ah bon ? Il y a quelque chose à dire de la télévision ?

mercredi, 17 avril 2019

PHILOSOPHIE

LA LOI DES FORMES DE LA VIE.

« L'esprit emprunte à la matière les perceptions d'où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté. »

Henri Bergson, dernière phrase (extraordinaire formule synthétique qui résume une problématique démesurée) de "Résumé et conclusion" de Matière et mémoire (1896), cité par Jean-Luc Godard, le lundi 15 avril 2019, dans la (ce jour-là, entendons-nous bien) formidable émission La Grande table produite par Olivia Gesbert sur France Culture, entre 12 h. et 13 h. 30. Et l'auditeur a l'impression que Godard sort cette phrase, à l'impro, par cœur et sans avoir révisé. Chapeau l'artiste. C'est effectivement une des idées essentielles qui m'est restée de ma lecture des quatre grands ouvrages de Bergson, qui dit que "l'élan vital" est un donné (un fait qui caractérise la chose nommée "la vie"), et qu'il traverse par la force expansive qui le meut la matière inerte, qui le dote d'un corps physique animé ipso facto du battement d'un cœur (ce n'est pas comme ça qu'il le dit). La diversité des formes corporelles des organismes vivants découle, d'après Bergson, de la diversité des matières qu'il a traversées, et dont les deux pôles, du moins dans mon souvenir, sont concrétisés dans le règne, d'une part, des fourmis, d'autre part, des abeilles. Je peux me tromper. Quoi qu'il en soit, cette manière d'imaginer l'origine des formes du vivant m'avait semblé assez judicieuse.

mardi, 16 avril 2019

LA LARME TRANSPARENTE

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Une larme de verre pour Notre-Dame de Paris.

A tort ou à raison, j'ai pensé à Charlie Hebdo, j'ai pensé au Bataclan, j'ai pleuré.

Je pense aussi au Bourdon de Notre-Dame, Emmanuel (eh oui !), qu'on peut entendre tous les jours à 12 heures tapantes. Une expérience qui ne s'oublie pas (1'03"). Il faut se placer à l'aplomb des abat-sons, pas trop près de la façade (clocher de gauche, si je me souviens bien).


 

Et pour les passionnés (20') : il faut être patient, car le batail (le mot a disparu, mais c'est comme ça qu'on disait dans les autres fois, cf. Rabelais, qui fait parler Maître Janotus de Bragmardo (Gargantua, XIX) : « ... il désiroit qu'elles [les cloches] feussent de plume et le batail feust d'une queue de renard », c'est-à-dire des cloches qui ne réveilleront jamais personne) met pas mal de temps à se mouvoir. L'autre bourdon s'appelle, dit-on, La Savoyarde.


lundi, 15 avril 2019

LES NUISANCES DE L'INTELLIGENCE

Un exemple frappant de l'effet délétère induit par l'usage intempestif des "sciences" humaines se trouve dans l'évolution de l'enseignement de l'histoire de France à l'école, au collège et au lycée. Les inventeurs de l'enseignement de l'Histoire de France, au XIX° siècle, avaient pour ambition de susciter dans la jeunesse l'émergence d'un véritable sentiment national : leur projet n'était pas "scientifique" mais clairement politique, inséparable d'une volonté patriotique.

Pour eux, l'enseignement, sans repousser la vérité historique établie scientifiquement, réservait l'étude de celle-ci aux âges de la maturité, où le citoyen devient capable d'un discernement autonome. Ils se disaient avec raison que le savoir établi sur des bases "scientifiques" n'est authentiquement accessible qu'à des esprits déjà formés : le gamin de 10 ans, de 15 ans aime bien qu'on lui raconte des histoires. La science viendra plus tard, se disait-on. Le savoir, dans les premiers temps, n'a besoin que de bons raconteurs d'histoires. Cette façon raisonnable de faire ajournait l'exercice des convictions (politiques, morales ou autres) à un temps où l'homme était jugé en état de juger en toute indépendance. En attendant, il fallait, pensait-on, fixer de la façon la plus solide des points de repère dans le temps (histoire chronologique) et dans l'espace (géographie).

L'école et le lycée étaient là pour faire de tous les enfants de futurs citoyens disposant d'un solide socle de références communes. Voilà le formidable moyen que les concepteurs de cette école républicaine avaient trouvé pour aboutir à l'unification des esprits dans la nation française. Leur projet était exactement le "Grand Récit National" dont toutes sortes de commentateurs médiatiques déplorent aujourd'hui la perte irrémédiable. Il s'agissait d'abord pour eux de fabriquer du commun.

Malheureusement, plus aucun historien un peu "lancé" ne veut entendre parler de "Roman National" : vous n'allez pas revenir à "nos ancêtres les Gaulois", quand même ! Aujourd'hui, tous les responsables politiques rêvent de fabriquer du commun. Le problème, c'est que chacun de ces responsables voudrait que la seule fabrique du commun qui soit unanimement reconnue soit celle dont il a donné la définition et les contours précis ("ralliez-vous à mon panache").

A cet égard, l'enseignement "à la carte" (l'uniformité des programme est une fantaisie, tant est grande la diversité des mises en œuvre), est le meilleur moyen de renvoyer chaque individu à du particulier. Or fabriquer du commun, ce n'est sûrement pas des scientifiques que cela peut venir : c'est une tâche essentielle du Politique. Or le Politique a externalisé depuis longtemps cette tâche nationale essentielle à l'Université (théoriquement plus incontestable, parce que plus "scientifique", tu parles), à ses débats, à ses bisbilles et à ses luttes d'influence intellectuelle sur l'air du temps (en même temps que sur les budgets de recherche : qui paie ?). Faire de la France une nation "scientifique", quelle effroyable blague !

Il a délégué inconsidérément ce qui dépendait exclusivement de l'autorité de l'Etat à des mouvements incontrôlables. Il faut le dire : le commun, il faut commencer par le vouloir intensément. Le commun, ça se fabrique, ça se désire, ça se construit, ça se cultive, ça s'entretient amoureusement comme la plante verte, ça se nourrit d'ingrédients précis (mettez Jeanne d'Arc, Vercingétorix, Napoléon, etc.). Introduire le débat, la contestation, le dissensus universitaire dans la fabrique du commun, c'est torpiller l'entreprise au départ. Tout finit par tirer à hue et à dia, comme on le constate tous les jours, et dernièrement avec la crise des gilets jaunes et le "Grand Débat National". Le politique a démissionné. Il ne faut pas chercher ailleurs les causes de l'état de délabrement actuel de la conscience nationale. Et ce ne sont pas les larmes de crocodiles versées par les politiciens (et autres) en la matière qui me convaincront du contraire.

La déliquescence actuelle du sentiment national dans la jeunesse française (au sens large) résulte clairement de l'intrusion des "scientifiques" dans les programmes scolaires. Des dégâts analogues ont été commis dans l'enseignement des mathématiques à une époque (les "mathématiques modernes") ou du français, au moment du "boum" des recherches universitaires en linguistique, inspirées par les travaux de Ferdinand de Saussure (Ruwet, Jakobson, Troubetzkoï, Hjelmslev, Martinet, Ullmann, et j'en ai encore plein en réserve, ayant un peu fréquenté la chose). 

En imposant, d'une part, aux enseignants d'inclure dans leur enseignement les dernières avancées des recherches universitaires, et d'autre part en focalisant l'attention de tous ses acteurs sur les méthodes pédagogiques plutôt que sur les contenus, le système scolaire français s'est débarrassé de ses missions primordiales : apprendre aux enfants à lire, écrire et compter, leur inculquer des rudiments d'éléments concernant leurs origines et ce qui ressemble à un sentiment d'appartenance à une communauté nationale, etc. La Commission Nationale des Programmes est devenue un champ de bataille.

Avant de parler de restaurer le "socle commun", il aurait fallu commencer par ne pas le détruire, en ne cessant d'ébranler la structure de l'édifice éducatif par la folie de réformes successives, innombrables et contradictoires. Aujourd'hui, plus aucune voix et plus aucune autorité ne détient la Vérité sur l'Education Nationale, qui est devenue un espace d'affrontement pour tous les conflits qui secouent la société dans son ensemble. Plus personne, en dehors d'exceptions héroïques, ne sait ce que veut dire "former l'esprit des enfants". 

Il ne faut pas s'étonner de la pulvérisation de la population en une multitude de tribus qui fonctionnent en circuit fermé et ne communiquent plus avec les autres. Il ne faut pas s'étonner que la seule survivance de ce qui fut une société est aujourd'hui une entité purement administrative et de plus en plus désincarnée.

Bon, on me dira que je suis injuste et caricatural et que je véhicule des stéréotypes qui font se hérisser l'épiderme des spécialistes. Ce n'est peut-être pas complètement faux. Mais j'aimerais bien qu'on arrête d'exonérer, sous prétexte qu'il s'agit de "recherche scientifique", les sciences humaines de tout effet social. Pour preuve, n'est-ce pas une grande sociologue (Irène Théry) qui a présidé la commission mise en place par François Hollande pour l'instauration du mariage homosexuel ?

On ne peut pas contester le fait que, en l'occurrence, la sociologue en question ne s'est pas contentée de mener des recherches "scientifiques", mais s'est comportée en véritable acteur social, et même en militante fervente, et que la sociologie a été utilisée par les promoteurs de ce "mariage" comme une arme de destruction d'un état des choses, ouvrant une forme larvée de guerre civile. Alors, neutres, les "sciences" humaines ? Mon œil.

Pierre Bourdieu, Michel Foucault, Irène Théry (et ils sont loin d'être les seuls) : autant de preuves que les spécialistes des "sciences" humaines sont aussi et surtout des militants de causes, et que leur projet ne se contente plus de décrire la réalité, mais bel et bien de transformer la société conformément à des convictions particulières, et en faveur de groupes particuliers. Autant de gens qui tendent tous leurs efforts à fonder leur foi particulière dans une vérité particulière sur un socle de "rationalisation" (défroques méthodologiques exigées par l'Université, seule théoriquement habilitée à valider un "savoir") qui transforme cette croyance en savoir irréfutable, capable de s'imposer ensuite comme une Vérité universelle. Du moins dans les pays occidentaux.

La vérité de la situation, en réalité, est pire que ce que dénoncent les pessimistes. L'époque actuelle se caractérise par la disparition du politique comme mode de guidage des sociétés modernes, au profit des autres autorités en la matière, qui sont l'économie et les idéologies, ces dernières déguisées en "sciences humaines". La vérité de l'époque, c'est que les gens ne peuvent plus ce qu'ils veulent et que, de toutes les manières possibles, ils sont dépossédés de leur propre vie.

Et les sciences humaines, mises à toutes les sauces et instrumentalisées par les puissants du jour, ont leur part de responsabilité dans le désastre. Il y a aujourd'hui, dans le champ des "sciences" humaines, une lutte féroce pour la conquête du pouvoir culturel. Et je crains fort que tout ce qui relève du particulier n'ait d'ores et déjà le dessus, que l'intérêt général ait été tué dans le combat, et que la victime principale de ce combat ne s'appelle le BIEN COMMUN.

Les sectes protestantes ont gagné.

Voilà ce que je dis, moi.

dimanche, 14 avril 2019

LES NUISANCES DE L'INTELLIGENCE

A raccrocher latéralement à la série "Je hais les sciences humaines".

J'ai encore entendu hier matin les belles fadaises qui se colportent complaisamment dans les milieux intellos (je n'ai pas dit "intellectuels"). La plus comique en est sans doute une que l'on ne cesse d'entendre dans toutes les bouches autorisées (autorisées par qui ?), qu'il s'agisse de politiciens multirécidivistes, d'hommes de théâtre multilingues (Emmanuel de Marcy-Mota, invité hier sur France Culture), de journalistes multimédias, de politologues multidisciplinaires (Stéphane Rozès), de sociologues multicartes, d'historiens multicolores et autres psychosociologues multiculturels.  

La fadaise (faribole + calembredaine = marrade bien carrée) en question est la suivante : il faut reconstruire un Grand Récit (aux Français pour leur raconter l'unité de la France, aux Européens pour leur raconter l'unité de l'Europe, à l'humanité pour lui raconter l'unité de l'espèce humaine, ...). Il faut restaurer un Grand Mythe. Il faut réécrire une Grande Fiction. Dans quel but indubitablement noble ? Pour susciter une Grande Adhésion Collective des populations, pour "refaire société" et restaurer le "vivre-ensemble". Il faut ressusciter des attitudes mentales favorisant la vie dans des collectivités harmonieuses. Il faut rétablir l'harmonie perdue.

Mais mon pote, espèce de tête de pomme, tu n'as pas vu qu'il y a contradiction dans les termes ? Tu crois vraiment qu'on peut ainsi marier objet de savoir et objet de croyance jusqu'à ce qu'ils ne fassent "qu'un seul corps" ? Le simple fait que tu l'appelles toi-même "Grand Récit" prouve que c'est impossible : du haut de quelle chaire de commentateur-observateur extérieur ordonnes-tu aux responsables ce qu'ils ont à faire (et en passant : quel mépris pour le bon peuple, ce tas de gogos que tu vois juste bons à gober des boniments) ?

Tu ne sais donc pas qu'un mythe qui se sait mythe n'est qu'une poudre de perlin-pimpin ? Qu'un récit de fiction qui se présente en costume de fiction ressemble comme deux gouttes d'eau à un conte pour enfants qui fait passer un bon moment mais que personne de sérieux ne prend au sérieux ? Qu'un rite dont la raison profonde est dévoilée au grand jour est voué à l'échec ? Ce n'est pas du "Grand Récit", même "crédible", qu'il faut : c'est de la Vérité. 

Va réviser ton René Girard et sa théorie du bouc émissaire, pour qui la crucifixion de Jésus-Christ est le premier exemple de rituel primitif qui échoue pour cause de connaissance : « Nous avons tué un innocent ! », s'exclame la foule. Il n'y a plus de bouc émissaire si tout le monde sait la vérité sur le rôle qu'il joue. Le rite n'accomplit son rôle de pacification et d'unification du groupe que si ceux qui l'accomplissent ne savent pas pourquoi ils font ça comme ça et pas autrement. Pour avoir des rites efficaces, il faut être ignorant.

Nous sommes trop intelligents pour croire encore en quoi que ce soit : nous avons fait du savoir une idole. Le Savoir est devenu l'objet de notre croyance. Magnifique paradoxe qui rend l'équation insoluble. Il n'y a plus de "Vérité" à quoi attacher quelque chose qui ressemble à des certitudes. Il est même probable que l'effort infatigable et méticuleux des sciences humaines pour accéder aux racines authentiques qui fondent les sociétés soit pour quelque chose dans l'impossibilité d'établir quelque certitude que ce soit, puisqu'il n'y a de vérités que de croyances. Même les sciences dures, les sciences exactes, je veux dire les "vraies sciences", en dehors de "l'eau bout à 100°Celsius à 0 mètre", hésitent à proclamer : « Ceci est la Vérité ».

Plus la société se connaît, moins elle comprend ce qu'elle fait là. Plus elle explore ses fondements, plus elle sape ses fondements. Car tout, dans ce qui fait société, est arbitraire, convention, artifice. Tout ce qui fait société découle de l'art de la fabrication. C'est exactement la raison pour laquelle je n'éprouve que de l'aversion pour l'œuvre de gens comme Pierre Bourdieu ou Simone de Beauvoir : on peut dire, à propos de tout ce qu'a fait l'humanité depuis ses origines : « On ne naît pas humain, on le devient ». On peut d'ailleurs affirmer que, pour cela, il faut légalement 18 ans, du moins en France.

Aucune société n'est naturellement légitime, parce qu'aucune ne détient ni n'est fondée sur la Vérité. Chercher, comme ce fut la démarche de Michel Foucault, à dévoiler la Vérité pour fonder la légitimité d'une organisation sociale (gestion de la folie, de la délinquance, de l'anormalité, ...), c'est vouloir débarrasser le squelette qui fait la vraie vie de la société de toute la chair qui lui permet d'être, de vivre, de se mouvoir et d'aimer. En réalité, je me demande si le Graal de Michel Foucault ne fut pas d'apporter la preuve que toutes les institutions humaines sont arbitraires. Je pense qu'il ne faut pas être trop intelligent pour en convenir : les institutions humaines, société par société, culture par culture, civilisation par civilisation, sont évidemment le résultat complexe de conventions, de tradition, d'histoire, de localisation dans l'espace, de contexte environnemental, etc. Aucune société n'a des fondements naturels, toute organisation sociale découle des conditions artificielles qui l'ont constituée. Toutes les sociétés sont de ce fait arbitraires.

Je reviens à mon sujet. Il est vital pour le mythe qu'il soit objet de croyance aveugle et même de foi pour avoir des chances de remplir sa fonction qui est d'assurer l'unité du corps social. Il est mortel pour lui de se savoir croyance. Le fait pour un mythe, pour un rite social, pour n'importe quelle fiction de devenir un objet de savoir est le plus sûr moyen de le rendre totalement inopérant dans sa fonction concrète qui est de pacifier et d'unifier le corps social. Nous sommes devenus trop intelligents (et trop bêtes) pour "faire société". Savoir tout ça nous a ôté l'envie de "faire corps".

Toute la démarche intellectuelle des sciences humaines vise à opérer le grand dévoilement de toutes les sortes de mécanismes qui ont servi de base à l'édification des sociétés. Cette seule ambition, qui fait du seul savoir l'ambition suprême, rend précisément obsolète tout ce qui ressemble à une croyance. L'intelligence rationnelle telle qu'on la voit à l'œuvre dans les sciences humaines agit comme un dissolvant miracle, comme un décapant surpuissant de tout ce qui était susceptible, dans les sociétés, de susciter l'adhésion de tous à un projet commun.

L'intelligence science-humaniste a détruit les conditions de l'avènement de toute collectivité homogène. Pour qu'il y ait un mythe efficace, un Grand Récit qui soit opératoire, il faut une autorité surplombante (religion, idéologie ou autre). Or il n'y a plus d'autorité surplombante. Car pour qu'il y ait une autorité surplombante à même de fédérer des peuples entiers, il n'y a que deux moyens : l'ignorance (sociétés primitives) ou l'assujettissement (la Chine populaire). Nous ne voulons aujourd'hui ni de l'une ni de l'autre.

Alors on me dira qu'il n'y a pas que ça pour expliquer le morcellement, la fragmentation des sociétés modernes en communautés fermées et jalouses de leurs "droits", et qu'il ne faudrait pas oublier la mise en compétition de tous contre tous sous la férule de l'économie triomphante et de la marchandisation de tout, la montée de l'individualisme, la réalisation de soi comme idéal ultime, et patati et patata.

Je suis bien d'accord, mais voilà ce que je dis, moi.

samedi, 13 avril 2019

L’ŒIL TRANSPARENT

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vendredi, 12 avril 2019

TRANSPARENCE

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La lumière du jour à travers la carafe (vide).

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Photos en couleur.

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Dans l'actualité.

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Brexit or not brexit ? Si vous avez compris ce qui se passe, c'est qu'on vous a mal expliqué. Je pense à l'opéra de Purcell Didon et Enée, et plus précisément au moment où Didon, qui vient d'apprendre le prochain départ de son amant pour l'Italie sur ordre de Jupiter, maudit Enée qui, devant le désespoir et la colère mêlés de la reine, veut désobéir au dieu, et abandonner sa mission de fonder la future capitale du monde pour mieux demeurer fidèle à la parole donnée à la belle reine. Réaction terrible de Didon : 

« By all that good, no more !

All that good you have forswore.

To your promised empire fly.

And let forsaken Dido die. »

(Par tout ce qui est bon, tais-toi ! Tout ce qui est bon, tu en as fait un parjure. Vers l'empire qui t'est promis, fuis. Et laisse Didon abandonnée mourir.)

Et le pauvre héros versatile a beau déclarer qu'il reste auprès d'elle, c'est Didon qui, en fin de compte, le chasse : aux "I'll stay" lamentables d'Enée, elle répond, fière et résolue : "Away ! Away !" ("Fous le camp", ci-dessous 13'08", y compris le célébrissime "Dido's lament").


Dans le débat anglo-européen sur le divorce, qui est Didon ? Qui est Enée ? Et qui dit à l'autre "fous le camp" ? Mais que fait notre Jupiter national dans le bateau ivre ? Et combien de milliards (sur France Culture, Philippe Sands, le juriste international parlait ce matin de plusieurs BILLIONS d'euros) a d'ores et déjà coûtés le Brexit en frais d'avocats (l'accord signé par May et l'Europe fait 600 pages, et 600 pages rédigées par des juristes, dont je doute qu'ils travaillent à l’œil), en salaires de négociateurs et de hauts ou bas fonctionnaires ?

Et c'est moi qui crache au bassinet ?

Ben merde !

jeudi, 11 avril 2019

PULCINELLA

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mercredi, 10 avril 2019

LA PETITE NOBLESSE ...

... DES PETITS OBJETS.

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Le pied de lampe.

mardi, 09 avril 2019

GRAND DÉBAT ...

... OU GRANDE IMPOSTURE ?

Très fort, Macron ! Bravo l'artiste ! Les gilets jaunes, on peut dire qu'il les a eus à l'usure. C'est vrai qu'il y a mis de l'énergie, mais il en est venu à bout. Pour l'énergie, il faut le reconnaître, il en a à revendre. Tenir le crachoir pendant six ou huit heures face à des centaines de maires d'un peu partout en France et répondre aux questions, il faut le faire. Emmanuel Macron a donc amplement payé de sa personne pour ... pour quoi, au fait ? Ben, en fait, on n'en sait rien, finalement. Tout ça pour ça ? Après le bouillonnement des idées, la bouillie indigeste de leur « restitution » par le premier ministre : on peut compter sur lui (et sur le président) pour tordre les idées dans le sens qui l'arrange. Soyons sûrs que la montagne du Grand Débat accouchera de quelques petites crottes très présentables.

Qu'est-ce qu'ils voulaient, au départ, les gilets jaunes ? Finir le mois sans trop de casse, et sans trop de rouge sur le compte en banque. Cela veut dire, pour des politiques un peu responsables : agir sur la situation économique des gens qui ont un travail qui nourrit de plus en plus mal les individus et les familles. Ils ne demandaient pas le pactole, ils ne le demandent toujours pas, d'ailleurs. Vouloir finir le mois avec le feu vert de la banque n'est pas une revendication. Vouloir finir dans le vert n'est pas un sujet de débat, grand ou petit.

Je veux révéler ici le secret du raisonnement d'Emmanuel Macron au moment où la « crise des gilets jaunes » a éclaté : c'est comme si j'étais là, dans sa tête. Notre jeune et fringant président s'est dit :

« POUR LES FAIRE TAIRE, DONNONS-LEUR LA PAROLE ! ».

Je l'ai entendu de mes oreilles mentales, je vous jure ! Sauf que, dans la formule ci-dessus, le pronom "les" ne renvoie pas aux mêmes personnes que le pronom "leur". "Les" (COD : complément d'objet direct), c'est les Français gilets jaunes, "leur" (COS : complément d'objet second), c'est les Français pas gilets jaunes. En français ordinaire : pour étouffer la voix de ceux qui contestent, donnons la parole à ceux qui croient encore à la pureté du régime démocratique à la Macron (sous-entendu : qui ont encore assez de moyens pour y croire, comme le montre la sociologie des participants). En encore plus clair : faisons semblant de donner la parole à toute la nation, ça fera toujours assez de chahut pour que les cris des gilets jaunes se perdent. Reformulé, ça donne : 

« POUR FAIRE TAIRE LES GILETS JAUNES, DONNONS LA PAROLE AUX CITOYENS "POSITIFS". » 

Qu'est-ce que c'est, en définitive, le "Grand Débat National" ? Une belle entreprise de noyade : vexé d'être remis en question par quelques pouilleux et sans grade (150.000 au plus fort ?), Emmanuel Macron veut à tout prix "sortir du problème par le haut". Il met douze millions d'euros dans l'entreprise pour appeler à la rescousse toutes les bonnes volontés qui ont quelque chose à dire tout en estimant qu'elles ne sont pas écoutées. Résultat : toutes participations étant comptées, on arrive à un total de 1.500.000 personnes qui ont apporté leur contribution à ce Grand Débat National. Enfoncés, les Gilets Jaunes.

Cela ne fait pas lourd par rapport aux 44.000.000 de Français dont le nom figure sur les listes électorales, mais c'est déjà un nombre respectable. C'est vrai, c'est bien vrai, c'est tout à fait vrai, sauf que le Macron a réussi, avec son Grand Débat, à créer un événement que personne n'attendait ni ne demandait. Le Grand Débat correspond assez bien à la définition de l'amour selon le psychanalyste Jacques Lacan : « Aimer, c'est donner quelque chose qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas ». 

Car le Grand Débat n'a pas concerné les Gilets Jaunes. Parce qu'il n'était pas fait pour satisfaire les Gilets Jaunes, mais pour noyer les Gilets Jaunes. L'entourloupe est magistrale.

Là où il est très fort, c'est que l'initiative du Grand Débat, dont l'auteur de l'idée est inconnu à ce jour, a mis en branle une énorme machine administrative (des institutions et des commissions "ad hoc") dont les médias dans leur ensemble se sont vus contraints de rendre compte de la marche jour après jour. En clair et en français : Macron a fait du grand spectacle. Le Barnum du Grand Débat. La noyade, c'est ça.

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C'est dans Popaïne et vieux tableaux, cette bande dessinée remarquable du grand Maurice Tillieux (les plus beaux accidents de voiture de toute la bande dessinée, hormis celui de sa IBN MAH ZOUD2.jpgSplendeur Ibn-Mah-Zoud, roi du pétrole daltonien aux 52 épouses, au volant de la turbotraction dessinée par Franquin dans Vacances sans histoires), que le détective Gil Jourdan déclare cette vérité définitive : « Où cache-t-on mieux un livre que parmi d'autres livres ? », en parlant du registre où Stéphane Palankine, le gros trafiquant de drogue, tient une comptabilité précise de ses affaires. Macron tient le même raisonnement : où cache-t-on mieux des idées gênantes que parmi un déluge d'idées (excellentes, bonnes, mauvaises, anodines ou fantaisistes) ? Noyons donc. Et ce déluge-là a duré bien plus de quarante jours et quarante nuits. Mais ça a à peu près marché. Bon, c'est vrai, quelques idées-forces persistent à émerger, mais l'essentiel, ce qui a servi de base au départ, est maintenant oublié.

L'essentiel ? La situation concrète de la masse des gens qui ont un travail et qui ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Et ça, ça n'a pas changé, et ce n'est pas près de changer. Là, c'est la double page de Gotlib sur le Biaffrogalistan qu'il faut convoquer (ci-dessous première et dernière bande, c'est dans la Rubrique-à-brac tome 4, page 366 de l'intégrale), pour dire l'efficacité des paroles sur la réalité. Le Grand Débat National aura eu surtout des vertus incantatoires.

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A noter : la taille du message dans la troisième vignette et dans l'avant-dernière. Le ressassement médiatique fait disparaître le message de la conscience.

La réalité du désastre, quant à elle, est intacte.

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Tout ça veut dire une seule et unique chose : Macron, tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire (voir mon papier du 1 octobre 2017).

Macron, c'est la parole verbale. La réalité concrète des gilets jaunes a miraculeusement disparu. Enfin, c'est ce qu'il aimerait bien.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 06 avril 2019

QUAND LA MATIÈRE ...

QUAND LA MATIÈRE EST NOBLE

ET TRAVERSÉE PAR LA LUMIÈRE,

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MON ŒIL S’ÉPANOUIT

ET DEVIENT VOLUBILE.

ALORS J'AI DU BONHEUR :

JE SAIS QUE C'EST POSSIBLE.

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Détails de photos prises face au soleil.

Merci à M. pour ce possible.

vendredi, 05 avril 2019

AVIS AUX ONIROMANCIENS

J'ai fait un rêve, l'autre nuit.

Je viens de passer un examen médical. Un type très bien habillé (je précise : sans blouse blanche et en costard un peu beige) vient me trouver : « Ça va, quand ça rumine ? » Je réponds « oui ». « Il va falloir dégueuler : vous avez un cadavre à l'intérieur ».

 

La police se perd en conjectures sur la signification de ce message secret. 

 

mercredi, 03 avril 2019

AU TEMPS DE MA JEUNESSE FOLLE

MON ARCON (temporain).

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Voilà la seule trace photographique de ce que j'ai laissé un jour sur le papier d'un appartement du Boulevard des Provinces à Sainte-Foy-lès-Lyon. Ça ressemblait vaguement à un "Grand-Flambé" voletant au-dessus de diverses fleurs et plantes aquatiques - on ne voit pas les poissons. J'étais plutôt content de moi. Hélas, le syndic (M. Bodécher, qui baladait toute sa régie dans une Ami-8 bourrée de dossiers jusqu'à la gueule) ne le voyait pas de cet œil : compté comme "dégradation" (une infamie), le dessin me coûta la caution. J'ai constaté avec une certaine satisfaction que les locataires suivants avaient posé à la place un papier peint du noir le plus intense.

Ils avaient du goût, eux !

mardi, 02 avril 2019

PROUD MARY


Et l'interprétation de la même chanson par Marcel Gotlib dans l'inoubliable Echo des savanes (c'est le micro - qui devient macro - qu'il faut observer).

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Et pour ceux qui trouve la version ci-dessus trop tape-à-l'oreille.


Et pour les amateurs d'authentique : Creedence Clearwater Revival.


 

samedi, 30 mars 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

ÉPISODE 3 

Pour rappel : épisode 1 et épisode 2

Le lecteur qui tombe sur le titre provocateur que j’ai donné à cette série de petits billets s’est peut-être tapé la tempe du bout de l’index en se disant que le gars capable de formuler une telle énormité n’est pas bien dans sa tête. J’avoue que les apparences au moins sont contre moi : comment peut-on oser douter de la légitimité de l’énorme somme des savoirs accumulés en psychologie, en histoire, en économie, en sociologie, bref dans toutes les disciplines que la modernité à regroupées sous le noble nom générique de « Sciences Humaines » ?

Certains esprits facétieux pourraient prétendre que c’est justement du fait de l’accumulation de ces savoirs multiples que la question se pose de savoir à quoi tout ça peut bien servir, ou a bien pu servir ? Et c’est peut-être bien là, en effet, que le bât blesse les pauvres flancs du baudet lourdement lesté de tant de connaissances, et qui n’en peut mais.

En observant de loin l’histoire humaine, on peut se dire que les populations des sociétés modernes continuent à agir, manger, dormir, penser, rêver, désirer, consommer, aller au cinéma ou à l’hôpital, souffrir, mourir, bref, elles font comme toutes les autres populations précédentes depuis la nuit des temps : elles vivent leur vie.

Oui certes, on peut dire qu’elles continuent, mais avec une différence finalement énorme : elles vivent toute leur pauvre existence sous l’œil de caméras vigilantes qui scrutent et enregistrent à tout moment le moindre de leurs gestes, de leurs mots, de leurs amours, de leurs pets de travers. Jamais aucune population humaine n’avait comme celle d’aujourd’hui été auscultée et palpée dans ses recoins les plus secrets.

Sciences humaines : la grande angoisse.

Tout se passe comme si la société, angoissée à l’idée de ne plus rien comprendre à ce qu’elle est devenue et à ce qui se passe dans ses profondeurs, se livrait en permanence à une énorme auto-analyse. Comme si elle se passait elle-même, à tout moment, à la moulinette. Jamais la question « Qui suis-je ? » ne semble avoir été aussi cruciale. Jamais aucune société n’avait été aussi peu assurée de la validité des principes qui la fondent, des règles qui l’organisent, des questions et des croyances qui la traversent. Plus la société s’est complexifiée, plus elle a vu des abîmes de perplexité s’ouvrir sous ses pas.

Il est d’ailleurs probable que le développement extraordinaire de l’ensemble des disciplines universitaires regroupées sous l’appellation de « sciences humaines » soit l’indicateur de la montée de cette angoisse de tout un système social qui a perdu toute certitude au sujet de sa légitimité : sous les coups des sciences humaines, tous ses fondements ont été remis en question, au point que tout ce qui servait de solide point de repère autrefois est devenu intolérable figure de l’arbitraire. Le pouvoir de dissolution des sciences humaines sur les critères de jugement s’est révélé redoutablement efficace.

Les sciences humaines ont contribué à scier la branche sur laquelle notre civilisation était assise. Une civilisation si rationnelle qu'elle a mis toutes ses croyances à la torture jusqu'à ce qu'elles avouent que oui, elles ne sont pas des Vérités absolues et intangibles, mais de simples croyances, presque des superstitions, et forcément des illusions. Or considérer toute croyance comme pure illusion est déjà une opération intellectuelle abusive : à ce compte-là, quelle connaissance, en dehors d'un intégrisme religieux des faits bruts, pourrait échapper à l'accusation ? 

Et les sciences humaines se sont révélées impuissantes à substituer des savoirs "scientifiques" (je mets des guillemets parce que justement) aux croyances ainsi disqualifiées, sans se rendre compte que vouloir en finir avec toutes les croyances revient à vouloir liquider le désir et la volonté de vivre ensemble. C'est ce que les intellos d'aujourd'hui présentent comme la nécessité d'un « Grand Récit » : revendication bizarre de fusionner savoir et croyance, c'est-à-dire dans l'espoir de fabriquer un jour un être qui soit à la fois un croyant fervent et un "sachant" déterminé, autrement dit un intellectuel adepte d'une croyance : la quadrature du cercle. Comment pourrais-je, par exemple, défendre l'idée patriotique d'un « roman national » capable de fédérer tout un peuple, tout en me prétendant un "sachant", puisque je sais que ce type de « Grand Récit » est une pure fiction à visée politique ? Comment se forme, à la base, un quelconque "sentiment national" ? Ce qui est sûr, c'est que ce ne sont pas les "sciences humaines" qui sont en mesure de répondre à la question.

Cela prouve au passage qu'aucune société au monde ne saurait être constituée sur des bases purement rationnelles et scientifiques, et que toutes ont un besoin vital de croire en quelque chose. Il faut un mythe fondateur, et qui fonctionne vraiment comme mythe, c'est-à-dire qui repose exclusivement sur la croyance, et non sur sa désignation comme telle, qui en tue la force agissante. Ce que rendent impossible l'intellectualisation de tout et la conceptualisation universitaire des données de l'existence humaine. En disqualifiant par principe toute croyance en tant que croyance, la civilisation à prétention scientifique s'est privée de la source d'énergie inépuisable que représente l'envie de vivre. Bon, je sais, l'envie de vivre, ça ne fait pas très rationnel.

La psychologie au service des marchands.

Tout ce qui forme et constitue, jour après jour, la vie ordinaire des gens est ainsi minutieusement interrogé, méthodiquement enregistré, méticuleusement comptabilisé, puis érigé au rang de « fait social » digne d’être étudié. Rien n’échappe à cette moulinette : rien ce qui se passe à l’intérieur des individus, et rien non plus de leurs attitudes et les comportements qui leur sont propres quand ils sont « en société ». Tout est soigneusement disséqué, puis interprété, avant de devenir moyen d’action après une suite plus ou moins sophistiquée d’opérations de transformation.

 Car ce qui est sûr, c’est que, contrairement à ce qu’un vain peuple pense, les sciences humaines servent. J’en veux pour preuve l’usage vorace qui est fait des découvertes de la psychologie et de la psychanalyse par l’industrie publicitaire depuis les années 1920 pour vendre aux gens l’effigie de leurs propres désirs sous forme de biens consommables, c’est-à-dire depuis les premiers travaux de Walter Lippmann (auteur de la jolie formule « comment fabriquer du consentement ») et Edward Bernays, doublement neveu de Sigmund Freud, par sa mère (Anna Freud, épouse Bernays) et par la sœur de son père (Martha Bernays, épouse Freud).

Ce dernier, on ne le sait pas assez, a participé à la campagne de propagande qui a ouvert la voie à l’entrée en guerre des Etats-Unis de Wilson en 1917 aux côtés des Britanniques et des Français. Son premier grand fait d’armes fut la campagne publicitaire menée, je crois, en 1928, pour le cigarettier Lucky Strike, dont il a doublé la clientèle potentielle en envoyant une cohorte de femmes fumer dans la rue sous l’œil des caméras, en présentant la chose comme une liberté conquise et comme l’exercice d’un droit.

Quand on voit la place centrale occupée par la publicité dans l’économie capitaliste aujourd’hui, on est mis en face d’une vérité massive : elle a permis le développement monstrueux de moyens et de techniques d’investigation de l’âme humaine, qui n’a désormais plus rien à cacher au marchand qui s’est mis en tête de convaincre les gens qu’ils ne sauraient être heureux sans avoir acheté le produit qu’il a à vendre. Débusquer les sources des motivations, des envies ou des opinions est un métier reconnu, aux contours et aux caractéristiques bien délimités.

Aucun marché ne saurait s’ouvrir à présent sans une méticuleuse préparation. Que cela s’appelle « enquête marketing » ou « sondage d’opinion », la finalité est la même : anticiper et provoquer la réaction favorable du public à la « mise sur le marché » d’un nouveau bien ou d’une idée innovante. On en est même arrivé au point que les populations sont désormais dans l’attente de ce que le marché va prochainement offrir de nouveau : c’est du marché que viendra le salut.

Grâce aux acquis de la psychologie et de la psychanalyse, la manipulation mentale est ainsi devenue un moyen de gouvernement des masses, et un moyen d’une efficacité sans pareille. C’est bien grâce à la psychologie et aux immersions profondes qu’elle a permises dans les tréfonds de l’âme humaine, que la publicité à retourné les spécificités des humains contre les humains eux-mêmes. Ce n’est pas pour rien qu’Edward Bernays parlait, dans son ouvrage Propaganda, de « gouvernement invisible ».

On l’a compris : la psychologie a fourni à un pouvoir les moyens de s’introduire dans la conscience des gens pour en extraire les moyens d’agir sur leurs comportements. La psychologie s’est transformée, entre les mains des gens de pouvoir, en instrument de gouvernement des hommes, et pas seulement dans le domaine de la marchandise dont il est question ci-dessus. Il suffit de se souvenir de l’usage frénétique fait du sondage d’opinion sous la présidence Sarkozy pour s’en convaincre : obsession narcissique en même temps qu’enquête marketing, le sondage lui permettait autant à conforter son image dans le miroir qu’à produire et offrir aux Français des idées conformes à leurs demandes telles qu’elles y apparaissaient, dans l'espoir de capter leur adhésion.

Car la psychologie, ou plutôt son instrumentalisation par le système marchand,  n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’utilisation que la société « moderne » fait des sciences humaines. Il y a aussi, entre autres, la sociologie.

Voilà ce que je dis, moi.

mardi, 26 mars 2019

UN CERTAIN 26 MARS

C'était en 1827.

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Il s'appelait Ludwig. Parmi ses dernières œuvres composées, le prodige du quinzième quatuor, celui où, chaque fois, j'ai l'impression de "rentrer à la maison".


Apprenant le décès du grand Ludwig, un certain Félix Mendelssohn, alors âgé de dix-huit ans, écrit aussitôt un quatuor qui deviendra son opus 13, et qui par certains côtés n'est pas sans rappeler ce chef d'œuvre absolu.


Dans le genre "hommage", on a connu pire !

jeudi, 21 mars 2019

LES BEAUX MANÈGES DISPARUS

On est sur la place de la Croix-Rousse en 1977.

photographie,lyon,croix-rousse,vogue de la croix-rousse,vogue des marrons

Six ans maximum (ici, dans l'ombre, entre quatre et cinq) pour monter dans le train.

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La vieille dame du stand tenait à ce que ce soient les enfants en personne qui lui remettent le billet de train.

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Elle tenait aussi à souffler dans sa petite trompe pour donner le signal du départ. On s'y serait cru. En arrière-plan, on aperçoit le manège des avions, qui est toujours là, lui, à la même place, du 1er octobre au 11 novembre.

Mais oui, la vogue de la Croix-Rousse a bien changé, multipliant les "machines à sous", je veux dire les pinces à trois doigts ou les jeux de "pousse-pousse" : non seulement l'objet que vous avez pincé ou fait tomber est minable mais il vous aura coûté les yeux de la tête par rapport à ce qu'il vaut.

Et il n'y a presque plus de marrons chauds (et il faut voir le prix ) !

mercredi, 20 mars 2019

J'AI LU SÉROTONINE 4

HR 2019 SEROTONINE.jpgPour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.

Considérations d'un lecteur ordinaire (fin).

Camille entre dans la vie du narrateur à la page 161 du roman. Elle est citée dès la page 11, mais ne fait réellement irruption dans le paysage qu’au moment où Florent se la remémore : chargé par sa hiérarchie de promouvoir les fromages de Normandie (camembert, livarot, pont-l’évêque), une mission "pour du beurre" en réalité, il est amené à servir de tuteur, lui qui vient d'Agro, à une jeune stagiaire de l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, qu’il vient attendre à sa descente de train, à la gare de Caen.

En l’attendant, il est atteint d’ « un cas de précognition bizarre » : dans une curieuse juxtaposition, il remarque les herbes et les fleurs jaunes qui poussent entre les rails (« végétation spontanée en milieu urbain »), dans le même temps qu’il aperçoit le « centre commercial "Les bords de l’Orne" ». En quoi est-ce bizarre ? en quoi une précognition ? se demande le lecteur. Toujours est-il qu'il s'attend à quelque chose d'au moins inhabituel.

Je remarque au passage un point du style de Michel Houellebecq, qui se débrouille toujours pour éteindre toute velléité d’élan sentimental ou lyrique, en posant à côté de l’ébauche de celui-ci une notation triviale. Une sorte de « romantisme refusé », qui induit une lecture déceptive (probable origine des nombreuses critiques du style, souvent jugé "plat", de Houellebecq). Sa conception, peut-être, du « roman sentimental » qu’il annonçait explicitement dans les médias en 2015, après Soumission. Ce sont peut-être ces impuretés qui font dénoncer à beaucoup de gens en général, et à Antoine Compagnon en particulier, cette « langue plate et instrumentale » (Le Monde, 4 janvier 2019), qui ne se demandent même pas si cet effet produit par la lecture n'est pas exactement celui que l'auteur voulait provoquer. Comme quoi on peut être professeur au Collège de France et connaître des pannes de courant. 

« Lorsqu’elle me dit après un temps très long, dans lequel cependant n’existait aucune gêne (elle me regardait, je la regardais, c’était absolument tout), mais lorsqu’elle me dit, peut-être dix minutes plus tard : "Je suis Camille", le train était déjà reparti en destination de Bayeux, puis de Carentan et Valognes, son terminus était en gare de Cherbourg » (p.162). Economie des moyens, surtout ne pas trop en dire, affubler l’événement sentimental de défroques banales pour qu’il passe inaperçu : Houellebecq semble s’être demandé comment renouveler la scène du coup de foudre. Il enchaîne : « Enormément de choses, à ce stade, étaient déjà dites, déterminées, et, comme l’aurait dit mon père dans son jargon notarial, "actées" » (ibid., toujours ces impuretés).

Labrouste se perd alors dans des considérations bassement terriennes sur l’installation de Camille à Caen pour le temps de son stage. La réponse de Camille vaut son pesant de surprise émerveillée : « Elle me jeta un regard bizarre, difficile à interpréter, mélange d’incompréhension et d’une sorte de compassion ; plus tard elle m’expliqua qu’elle s’était demandé pourquoi je me fatiguais à ces justifications laborieuses, alors qu’il était évident que nous allions vivre ensemble » (p.163). Elle au moins elle sait. La messe est dite : Camille est la femme de sa vie. Ou du moins elle aurait dû le rester, s’il avait su. S’il avait pu.

Tout en étant incapable d'en tirer la seule conclusion logique (l'engagement définitif dans la vie à deux), il perçoit bien ce qu’il représente aux yeux de cette étudiante de dix-neuf ans : « … et j’étais bouleversé, chaque fois que je lisais dans son regard posé sur moi la gravité, la profondeur de son engagement – une gravité, une profondeur dont j’aurais été bien incapable à l’âge de dix-neuf ans » (p.179). Il sait aussi que cet amour qui a quelque chose d’absolu le comble. L’un de leurs « rites » est de dîner le vendredi soir à la brasserie Mollard : « Il me semble qu’à chaque fois j’ai pris des bulots mayonnaise et un homard Thermidor, et qu’à chaque fois j’ai trouvé ça bon, je n’ai jamais éprouvé le besoin, ni même le désir d’explorer le reste de la carte » (p.178, les bulots et le homard n'étant là que pour signifier qu'il ne demande rien de mieux à la vie que d'être là, avec cette femme-là).

C'est là que le livre atteint son point culminant (on est exactement à la moitié), la suite sera une longue pente descendante. Le grand amour : « Je ne crois pas me tromper en comparant l'amour à une sorte de "rêve à deux" » (p.165) ; « J’étais heureux, jamais je n’avais été aussi heureux, et jamais plus je ne devais l’être autant » (p.172) ; « … seuls face à face, pendant quelques mois nous avions constitué l’un pour l’autre le reste du monde … » (p.173) ; «  … et il me paraît insensé aujourd’hui de me dire que la source de son bonheur, c’est moi » (ibid.). Pour dire le vrai, cet amour le dépasse. De leurs moments de bonheur, il garde seulement deux photos, dont une prise dans la nature, quand elle s’occupe de lui, agenouillée : « … je n’ai plus jamais eu l’occasion de voir une telle représentation du don » (p.174). Et il suffit qu'elle vienne vivre avec lui pour qu'il se rende compte que seule cette femme sait faire de la maison qu'il occupe un lieu vraiment habitable.

Oui, mais c’est lui qui n’est pas à la hauteur. On a compris : Sérotonine est un roman d’amour, mais un roman de la déception, voire du paradis perdu. Pas la déception de l’amour, mais de constater l’impossibilité de l'amour dans ce monde-là. Et là, ce n'est plus seulement l’individu Florent-Claude Labrouste qui est responsable : c’est la société : « … j’avais bien compris, déjà à cette époque, que le monde social était une machine à détruire l’amour » (p.173). Je n’ai pas envie de peser les autopsies respectives de ce qui, dans Sérotonine, relève de l’individu, de la société et de la civilisation, je crois que, dans l’entreprise de Houellebecq, tout cela forme un tout, et je n’ai guère de goût pour le médico-légal. Il faut ici considérer l’individu comme une métaphore (plutôt une métonymie, d'ailleurs, si je me souviens bien, peut-être même une synecdoque, allez savoir).

Ce qui est sûr, c’est que le narrateur de Sérotonine s’inscrit dans une problématique qui dépasse la dimension individuelle de Florent-Claude Labrouste, cet être finalement sans consistance et baladé par les circonstances : « Plus personne ne sera heureux en Occident, pensa-t-elle », p.102 ; « …une civilisation meurt juste par lassitude … », p.159 ; « La France, et peut-être l’Occident tout entier, était sans doute en train de régresser au "stade oral" », p.323. L’individu est peut-être libre, au moins en partie, et peut espérer se construire lui-même s’il en a la force et la volonté, mais il ne pourra s’abstraire du cadre dans lequel il a grandi et qui l’a au moins en partie fabriqué : la société, la civilisation.

Je crois que Florent-Claude Labrouste, dans l’esprit de Michel Houellebecq, est la figure quintessentielle de ce pauvre individu de sexe masculin que produit à la chaîne la civilisation occidentale. Il est à l’image de cette civilisation : impuissant à faire que la vie des gens soit guidée par la puissance de l’amour. Ce dont le héros ne se remet pas. C'est le docteur Azote, une trouvaille romanesque d'une force extraordinaire, qui lui déclare : « J'ai l'impression que vous êtes tout simplement en train de mourir de chagrin » (p.316). Il faut entendre tous les propos que tient ce médecin carrément atypique au pauvre narrateur livré aux aléas du destin. On pourrait presque lire Sérotonine juste pour le docteur Azote (pas vrai, bien sûr, mais).

Aymeric (l'héritier aristocrate et paysan qui se suicide devant les caméras de la télévision) non plus ne se remet pas de l'échec de son couple, ni du sort réservé à la paysannerie française par « les standards européens » (« … et l’Union européenne elle aussi avait été une grosse salope, avec cette histoire de quotas laitiers … », p.259). Seules les femmes maintiennent un semblant de mémoire de l'espèce humaine : « ... enfin elles faisaient plus qu'honnêtement leur travail d'érotisation de la vie, elles étaient là mais c'est moi qui n'étais plus là, ni pour elles ni pour personne, et qui n'envisageais plus de l'être » (p.324).

Les individus sont les jouets de « mécanismes aveugles dans l'histoire qui se fait » (Jaime Semprun), impuissants à prendre en main la trajectoire de leur vie et incapables de s’engager durablement quand l’amour se présente, comme la civilisation occidentale qui leur sert de cadre et de destin est impuissante à donner naissance à un monde conduit par la force de l’amour, c’est-à-dire à donner à l’existence des individus un autre sens que la "fonction sociale" qu'ils sont sommés d'assurer. Une civilisation qui a dévoré « le sens de la vie », la vidant de toute raison d'être. Une civilisation qui, avec l'aide indéfectible des sciences humaines, vidange la substance vivante des individus dans la grande machine à produire du pouvoir et du profit.

Une civilisation qui a, grâce à la grande marchandisation de tout, réduit l'amour véritable à une simple « activité sexuelle ».

Et ce genre de système porte un qualificatif infamant, que je dédaigne ici de prononcer.

Voilà ce que je dis, moi.

Notes : 1 - Petite remarque à l'auteur : la carabine Steyr Mannlicher HS50, dans la position du tireur couché, ne repose pas sur un « trépied » comme indiqué p.232, mais sur un bipied.

2 - Autre petite remarque, à propos d'une « édition intégrale du marquis de Sade » (p.281) : je doute que les "fioritures dorées" figurent sur la "tranche", comme indiqué : ce genre de décor se trouve plutôt sur le "dos" du livre.

3 - J'aime bien le « J'aimerais mieux pas » de la page 309, simple et rapide clin d’œil au "I would prefer not to", d'un héros bien connu de la littérature (le Bartleby d'Herman Melville).

mardi, 19 mars 2019

J'AI LU SÉROTONINE 3

littérature,littérature française,michel houellebecq,sérotonine,stendhal armance,impuissance sexuelle,florent-claude labrouste,monique canto-sperber la fin des libertésPour rappel : J'ai lu Sérotonine 1 et J'ai lu Sérotonine 2.

Considérations d’un lecteur ordinaire. 

Jean-Luc Porquet a beau consentir à Michel Houellebecq, dans Le Canard enchaîné du 2 janvier, qu’avec Sérotonine il « parvient à saisir un peu de la vérité du monde », et convenir qu’il a raison, parlant des agriculteurs, au sujet du « plus gros plan social à l’œuvre à l’heure actuelle », il n’a pas, mais vraiment pas du tout aimé le roman, « oubliable et lugubre ». Je lui laisse son opinion. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que Houellebecq veuille qu’on aime Sérotonine, sans doute se contente-t-il d’être satisfait d’en vendre un maximum d’exemplaires.

Je ne suis même pas sûr qu’il veuille en général se faire aimer, lui, et après tout ça le regarde. Pour ma part, je ne suis pas sûr d’ « aimer » Sérotonine : je me contente de le trouver d’une effroyable justesse dans le regard qu’il porte sur le monde actuel. Je ne me demande même pas ce que ça vaut en tant que littérature. Car Sérotonine est, selon moi, comme Armance de Stendhal, le roman de l’impuissance (« Les effets secondaires indésirables les plus fréquemment observés du Captorix étaient des nausées, la disparition de la libido, l’impuissance.

         Je n’avais jamais souffert de nausées », p.12 ; « Qu’est-ce que nous pouvons, tous autant que nous sommes, à quoi que ce soit ? », p.326), et pas seulement de celle de l’individu Florent-Claude Labrouste, narrateur et personnage principal, qui a été incapable de donner à sa vie quelque inflexion de ce soit. C’est aussi l’échec d’une société, voire d’une civilisation, dont plus personne n'est en mesure de dire où va l'humanité, l'entière humanité désormais embarquée dans un seul navire. Qui est capable de donner au monde actuel quelque inflexion que ce soit ? Quel capitaine pour donner le cap ?

Totalement infirme de la volonté, le narrateur a lâché les rênes, et laisse le hasard guider son existence (« Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots », dit Rimbaud). Il annonce très vite la couleur, et de la façon la plus précise, raison pour laquelle je cite tout le passage : « Mais je n’ai rien fait, j’ai continué à me laisser appeler par ce dégoûtant prénom Florent-Claude,  tout ce que j’ai obtenu de certaines femmes (de Camille et de Kate précisément, mais j’y reviendrai, j’y reviendrai), c’est qu’elles se limitent à Florent, de la société en général je n’ai rien obtenu, sur ce point comme sur tous les autres, je me suis laissé ballotter par les circonstances, j’ai fait preuve de mon incapacité à reprendre ma vie en main, la virilité qui semblait se dégager de mon visage carré aux arêtes franches, de mes traits burinés n’était en réalité qu’un leurre, une arnaque pure et simple – dont, il est vrai, je n’étais pas responsable, Dieu avait disposé de moi mais je n’étais, je n’étais en réalité, je n’avais jamais été qu’un inconsistante lopette, et j’avais déjà quarante-six ans maintenant, je n’avais jamais été capable de contrôler ma propre vie, bref il paraissait très vraisemblable que la seconde partie de mon existence ne serait, à l’image de la première, qu’un flasque et douloureux effondrement » (p.11-12). Le « programme » du roman est explicite dès le début : on ne peut pas dire que le romancier dore la pilule au lecteur.

Le personnage du narrateur est donc dans un laisser-aller fatal. On fera une exception au sujet de Yuzu, la Japonaise pornographique et maniaque du maquillage (elle passe six heures par jour à s’appliquer dix-huit sortes d’enduits : « Elle était comme d’habitude impitoyablement maquillée … », p.24) qui partage sa vie au début du livre : pour une fois, il prend une grande décision. Après avoir brièvement envisagé de la défenestrer ou de la trucider au cours d’une de ces partouzes canines dont elle est friande, mais pesé les conséquences légales, il prend le parti de la laisser tomber, purement et simplement, et de disparaître sans laisser d’adresse, en la laissant se dépatouiller quand il faudrait payer le loyer.

Il n’a pas grand-chose à emporter : « J’avais préparé ma valise dès la veille, je n’avais plus rien à faire avant mon départ. Il était un peu triste de constater que je n’avais aucun souvenir personnel à emmener : aucune lettre, aucune photo ni même aucun livre, tout cela tenait sur mon Macbook Air, un mince parallélépipède d’aluminium brossé, mon passé pesait 1100 grammes » (p.79). J’imagine qu’un smartphone d’élite peut faire mieux que ça en termes de poids. 

Disparaître, en France, n’est pas interdit : « … l’abandon de famille, en France, ne constitue pas un délit. (…) Il était stupéfiant que, dans un pays où les libertés individuelles avaient d’année en année tendance à se restreindre, la législation ait conservé celle-ci, fondamentale, et même plus fondamentale à mes yeux, et philosophiquement plus troublante, que le suicide » (p.59). D’accord en ce qui concerne la restriction des libertés individuelles (voir La Fin des libertés, de Monique Canto-Sperber, qui vient de paraître). Ne doutons pas que la lacune juridique du droit français sera bientôt comblée.

Il prend donc le droit de disparaître (voir Disparaître de soi, de David Le Breton, aux éditions Métailié, où la chose est décrite comme un fait de civilisation), c'est d'ailleurs la morale définitive qu'il semble tirer de toute son existence : « De mon côté, avant de franchir la porte, je m'excusai du dérangement, et au moment où je prononçais ces mots banals je compris que c'était à cela, maintenant, qu'allait se résumer ma vie : m'excuser du dérangement » (p.327).

L’impuissance dont parle Sérotonine est donc celle d’un personnage. Mais l’impuissance sexuelle dont souffre le narrateur dans le présent de l’action se double d’une autre impuissance, et bien plus grave. Celle-ci n’est plus d’ordre médical, mais moral, sur le plan individuel, mais aussi, on le verra, anthropologique. Florent-Claude Labrouste, n’a jamais été en effet capable de faire face au véritable amour quand les circonstances l’ont mis en présence, d’abord de Kate, qui l’écrase de son intelligence mais qu’il laisse un jour en larmes, sur un quai de gare pour rentrer en France.

Ensuite de Camille, la femme de sa vie, la plus belle histoire de ses amours qui, par la faute de sa faiblesse de caractère, finira bêtement et tristement. Au fond, il ne s'engage jamais complètement dans ce qu'il fait. Il est très bien payé, comme contractuel au ministère de l’Agriculture, en tant qu’ancien d’Agro, mais en même temps qu’il quitte Yuzu, il disparaît aussi sans problème du paysage de son employeur, alors même que son supérieur juge ses rapports clairs et intéressants (« vous êtes un de nos meilleurs experts », p.61), en racontant des salades sur fond de concurrence mondialisée des compétences : « En somme, vous passez à l’ennemi … » (ibid.).

De même, il foire un jour sa grande aventure avec Camille, quand il tombe nez à nez avec elle en sortant de l’hôtel main dans la main avec une femme (Tam) qu’il a croisée dans le cadre professionnel et qui ne compte guère dans son existence. Un malheur, mais révélateur de sa trajectoire personnelle, livrée aux occasions qui se présentent et à l’improvisation d’un temps présent sans mémoire et sans projet.

Voilà ce que je dis, moi.

Suitetfin demain.

dimanche, 17 mars 2019

PAVÉS

MON ARCON (TEMPORAIN).

PAVES.jpg

Lyon, place de la Comédie, début des années 2000.

vendredi, 15 mars 2019

UN PORTRAIT DE MACRON ...

...PAR UN "AMI QUI LUI VEUT DU BIEN"

J’ai découvert les coulisses du métier de journaliste dans le livre de François Ruffin, Les Petits soldats du journalisme (Les Arènes, 2003). Ce n’est certes pas un livre neutre : il rue dans les brancards, il est impitoyable avec les règles, les méthodes et, disons-le, l’idéologie inculquées par le CFJ (Centre de Formation des Journalistes, Paris) aux étudiants qui se voient un avenir dans la presse écrite ou audiovisuelle. J’avais embrayé sur Journalistes au quotidien d’Alain Accardo, qui décrivait la précarité grandissante des journalistes, et souvent la futilité des missions confiées par leur N+1, je me souviens en particulier du passage concernant les JRI (Journalistes Reporters Image, qui travaillent pour la télé, la grande dévoreuse de spectaculaire, et qui sont parachutés sur le terrain dès qu'il y a une inondation, un glissement de terrain, un tremblement de terre, etc.).

J’avais trouvé désagréable en plusieurs occasions le ton du livre de Ruffin, à commencer par une agressivité déplacée : il a beau soutenir je ne sais plus où que ce qui le guide c’est d’abord l’enquête, il ne peut s’empêcher de mordre, et c’est parfois pénible. Ce qui atténue le désagrément, c’est qu’il se considère comme plus ou moins minable et raté, mais selon lui, c’est ce qui le rapproche de « La France d’en bas », à laquelle n’a jamais appartenu Emmanuel Macron, son ancien condisciple à La Providence à Amiens, qu’il présente comme imbu de lui-même et jamais effleuré par le doute sur ses espoirs, ses aptitudes et ses possibilités.

RUFFIN FRANCOIS CE PAYS QUE.jpgFrançois Ruffin a écrit Ce Pays que tu ne connais pas (Les Arènes, 2019) pour dresser un portrait en pied de celui qui est devenu président de la République, un livre qu’il présente quelque part comme un « uppercut au foie », oxymore amusant pour qui s’intéresse un peu au « noble art » de la boxe (sauf erreur, « upper » veut dire « vers le haut »), mais bon. Les « bonnes feuilles » publiées dans Fakir (n°88, janvier-avril 2019) sont intéressantes à plus d’un titre.

En premier lieu, Macron y est dépeint comme un garçon qui a été dorloté dans un cocon de langage par sa grand-mère Manette. Macron se meut en effet dans l’univers des mots plus aisément qu’un poisson dans l’eau, comme si, pour lui, prononcer un mot donnait l’existence à un objet ou à un être qu’il tient dans sa main.

Ce rapport aisé au langage explique sans doute pourquoi le président s’est révélé un orateur doué dès sa campagne électorale, et qu’en matière de discours, il laisse sur place sans effort ses deux prédécesseurs, qui n’étaient pas des tribuns, tant le premier était sommaire et le second pitoyable. A part ça, il faudrait quand même que quelqu’un dise à Ruffin qu’Oulipo (de Queneau, Le Lionnais et quelques épigones, Perec, la recrue majeure, ne venant qu’ensuite) ne veut pas dire « Ouvroir de littérature poétique ». Passons.

Le revers de la médaille est évidemment le rapport que le bonhomme Macron entretient avec le granit de la réalité, auquel son front ne s’est jamais heurté. Car en deuxième lieu, l’élève brillant, qui a été admiré par beaucoup de camarades et même par des professeurs (l’un d'eux humilie sa propre fille en parlant à la table de famille de « ce garçon exceptionnel ») accomplit un parcours semé de pétales de rose, un peu comme sur un petit nuage, comme s’il avait toujours été entouré de louanges, de caresses et de courtisans. C'est peut-être comme ça que le pouvoir s'apprend, mais cela induit un rapport pour le moins "feutré" et distant avec la réalité commune et partagée avec le plus grand nombre. Son front porte le signe de l'élite. 

C'est à cause de ce parcours lisse et préservé des intempéries, Macron ne s’étant jamais colleté avec les duretés de la vie, qu'on ne voit pas comment il pourrait trouver des solutions à celles du monde : « Toute votre adolescence se déroule, dirait-on, sous les hourras et les vivats ! Sous un concert d’applaudissements permanents ! ». Ce n’est certes pas le cas de François Ruffin : « … j’ai connu ça, des années durant, la médiocrité, la nullité, le sentiment de n’être rien et de ne rien valoir … ». Mais il en fait un argument : « J’en tire une force, de toutes ces faiblesses : l’empathie. Dans les blessures des autres, j’entends mes blessures ». 

J’ai tendance à lui faire crédit de cette affirmation : les voix fêlées de Bessie Smith et Billie Holiday, deux fracassées de la vie, m’émeuvent davantage que les virtuoses et rayonnantes de plénitude Ella Fitzgerald ou Sarah Vaughan. L’empathie est l’enfant de la souffrance. L’empathie ne s’apprend pas dans les livres : elle découle de la vie. Les premiers de la classe, ceux qui n’ont jamais été mis en difficulté, ne peuvent pas savoir ça, tout simplement parce qu’ils ne l'ont jamais ressenti. La dure réalité du monde a la consistance d'une abstraction dans l'esprit de Macron, pour qui elle n'est qu'un ensemble de données chiffrées et d' "objets de dossiers à traiter". 

En troisième lieu, François Ruffin met le doigt sur ce qui fait la plus grande faiblesse d’Emmanuel Macron à son avis (et au mien). Bénéficiant de toutes les facilités, dont celle de la parole, il séduit et fascine, mais il n’y a pas grand-chose derrière. Et les gogos gobent. Ainsi témoigne Jean-Baptiste de Froment, ancien "collègue" au lycée Henri IV: « Au départ, on était impressionnés car il était très à l’aise, il était assez bon en name dropping culturel. Puis les premières notes sont tombées et là on s’est dit "c’est du pipeau". Il parlait très bien, singeant le langage universitaire à la perfection, mais c’était au fond assez creux ».

Comment fait-il, ayant raté l’entrée à Normal Sup’, pour être qualifié d’ancien « normalien » dans les magazines, voire « normalien d’honneur » par le journaliste Alain-Gérard Slama ? Mystère. Toujours est-il que cette « erreur » ouvre bien des perspectives sur un aspect crucial de la personnalité du président : le bluff, cette poudre magique faite pour les gogos intrinsèques. La même « erreur » est commise par plusieurs organes de presse qui font de Macron un titulaire de doctorat, alors que son supposé maître de thèse, le fameux Etienne Balibar, « n’en conserve "strictement aucun souvenir" », ulcéré par le culot de l’homme qui invoque indûment son nom.

Quant au patronage philosophique de "saint Paul Ricœur" sous lequel s’est placé publiquement Macron, il est, selon Ruffin, complaisamment amplifié : « Qu’avez-vous fait pour ce philosophe ? De l’archivage, un peu de documentation, les notes de bas de page, la bibliographie mise en forme ».

La philosophe Myriam Revault-d’Allonnes (membre du fonds Ricœur, s'il vous plaît) remet impitoyablement les choses en place : « Il en tire un bénéfice totalement exagéré. Ricœur était sensible à la notion de solidarité. Or, chez Macron, le conservatisme est assimilé à l’archaïsme supposé des acquis sociaux et le progressisme à la flexibilité et la dérégulation économique. Ce n’est ni un intellectuel, ni un homme d’Etat, mais un technocrate, certes intelligent et cultivé, mais représentant une pensée de droite libérale assez classique ». Emmanuel Macron ? Pas un homme d’Etat, mais un technocrate de droite. Du bluff, on vous dit.

Son culot lui fait introduire son livre Révolution par cette phrase incroyable : « Affronter la réalité du monde nous fera retrouver l’espérance ». Il faut oser, quand on est resté constamment bien à l’abri des réalités du monde et de ses vicissitudes.

Je fais volontairement abstraction du flot de commentaires de François Ruffin, qui disent davantage sur lui-même que sur la tête qui lui sert de punching-ball : expression souvent agressive ou caricaturale, jugements dont le lecteur se fout comme de l'an quarante et qui transforment le combat politique en jeu de fléchettes ou en tir aux pipes forain. Toutes ses rancœurs et diatribes sont carrément inutiles et n'apprennent rien à personne. Je n'ai strictement rien à faire de ses états d'âme, quand il laisse le désir d'épanchement de son moi envahir son métier de journaliste. Il vaut mieux décrire à la façon d'un scientifique ou d'un journaliste, il ne sert à rien de lancer des piques, qui disqualifient finalement le discours qu'on voulait critique.

En revanche, tout ce qui relate des faits ou des témoignages de première main est impeccable. Quand Ruffin se contente de faire son métier, le propos est imparable, car les faits se suffisent à eux-mêmes. Je passe sous silence les deux dernières parties de ces « bonnes feuilles » : « Au contact, le candidat – 2017 » et « Monsieur Thiers startupper, le président – 2019 », tout cela étant largement connu, du fait de la médiatisation servile qui fait d’Emmanuel Macron un point fixe national (un point de fixation ?) depuis son élection. A la réflexion, je ne lirai sans doute pas le livre de Ruffin.

Il reste que la France, en 2017, s’est mise entre les pattes d’un homme dangereux, dont le projet, raconté par un autre journaliste (je ne sais plus si c'est Jean-Dominique Merchet ou Marc Endeweld, le 5 décembre 2018 sur France Culture) avant l’accession de Macron à la présidence, est d’en finir une bonne fois pour toutes avec le système de protection sociale français, sans parler des intentions présidentielles de cravacher le pays jusqu'au sang, jusqu’à ce que tout le monde, de gré ou de force, soit enfin entré dans la féroce compétition économique qui ravage la planète et l'humanité. Et tant pis pour les attardés, les paresseux, les Gaulois, les impotents ! Ils sont attendus de pied ferme dans les "ténèbres extérieures".

Voilà ce que je dis, moi.

mercredi, 13 mars 2019

POURQUOI DES GILETS JAUNES ?

C'est Marie (de Montpellier) qui parle : 

« Je n'allais pas sur les points de blocage, mais après l'intervention de Macron, j'ai pleuré.

– Pourquoi ?

– J'ai pensé à mes enfants. C'est bientôt Noël, et je vais leur offrir quoi ? Ils ne me réclament pas des Game Boy, des téléphones à 600€, des choses impossibles, même des livres, même un bon petit dîner, je n'ai pas de quoi. Je fais des boulots qui sont toujours précaires, et ça se termine au Secours Populaire à la fin du mois. J'ai écouté Macron, et j'ai bien compris : rien ne va changer. Rien ne va changer...

– Si, cent euros de plus pour les smicards.

– Mais je ne la touche pas, la prime d'activité ! Le Smic, je ne connais pas. Le dernier métier que j'ai fait, c'est auxiliaire de vie sociale, parce que j'ai un diplôme d'animatrice pour personnes âgées. Tu commences à 8 heures du matin chez madame Machin, tu termines à 8 heures du soir chez madame Truc, tu manges un casse-croûte dans ta voiture, et tu reçois ton chèque. 800€. Tu as une certaine responsabilité, tu t'occupes de personnes, tu évites les accidents, que les vieux s'étouffent, qu'ils chutent... 800€. On m'avait parlé d'un CDI, on m'avait dit : "Ça emploie, ça embauche", mais au bout de deux mois, c'était un autre son de cloche : "Les gens sont contents de vous, y a pas de problème, mais par contre les collègues vont revenir de maladie. On peut vous garder un peu quand même. Trois heures par semaine". Donc tu refuses, ça me ferait combien ? 130€ par mois. Et tu te retrouves sans RSA, il faut refaire ta demande, plus de Caf non plus, tu cumules les dettes. Sur mon bureau, il n'y a que des factures. Priorité, le loyer, les prélèvements de gaz, d'électricité. Pour la cantine ou les impôts, tant pis, je me dis : qu'est-ce que tu veux qu'ils me fassent ? 

– Et pour la bouffe, les habits, tu te débrouilles comment ?

– Les fringues, c'est très cher, heureusement y a la Croix-Rouge à côté. Mais ma gamine de seize ans, elle ne le voit pas comme ça. Elle a envie de bling-bling. Même si, avec l'histoire des Gilets jaunes, elle change, elle réfléchit.

– Elle a envie de mettre un gilet jaune, elle aussi ?

– Pas trop. Ou alors, il faudrait un logo Nike dessus, un gilet customisé, très cintré...

– Mais pourquoi tu as pleuré, lundi ?

– Je suis blessée par son arrogance. Au moins, les autres, ils avaient un peu un côté humain. Là j'ai l'impression d'avoir une espèce de robot, préprogrammé. Je ne comprends pas son but. Pourquoi on va toujours vers l'intérêt financier, vers l'argent ? ».

Voilà pourquoi des gilets jaunes.

Voilà ce qu'elle dit, Marie, de Montpellier, à Emmanuel Macron : « J'y arrive plus. Faites quelque chose pour que je puisse m'en sortir, vous qui avez le pouvoir, à ce qu'on dit ».

Et vous savez ce qu'il lui répond, Emmanuel Macron ? « Vous n'y arrivez plus ? Je vous invite à mon "Grand Débat National". Vous pourrez y exposer vos revendications et avoir au moins une attitude constructive, plutôt que de passer votre temps à vous plaindre. Soyez une "force de proposition" ».

Parce qu'elle a des revendications, Marie de Montpellier, en dehors de celle d'avoir le droit de vivre décemment de son travail ? Elle a envie d'être "constructive", dans la situation où elle est ? Elle s'occupe de "politique", Marie ? Elle a des idées, Marie, sur le fonctionnement de la démocratie directe ? Sur le "référendum d'initiative citoyenne" ? Des propositions à faire sur l'organisation de la société ? Et surtout, elle ne se plaint pas, Marie : elle constate que c'est dur et elle trouve Macron arrogant.

Mais de qui te moques-tu, Manu ? Tu vois pas qu'elle n'en peut plus, Marie, tout simplement ? Que le bout du rouleau n'est pas loin ? Mais à qui crois-tu t'adresser, quand tu parles ?

Je précise que j'ai évacué du propos initial toute la narration qui accompagne cette interview. Sousgilets jaunes,françois ruffin,journal fakir,emmanuel macron,france,société,politique,lycée la providence,ce pays que tu ne connais pas,la france insoumise,jean-luc mélenchon,élection présidentielle,la france d'en bas,la france d'en haut le titre "Monsieur le Président", ce témoignage, poignant mais finalement banal tant il peut être partagé par une foule de gens, figure dans le dernier numéro paru de la revue Fakir (n°88, janvier-avril 2019), dont le rédacteur en chef est François Ruffin, journaliste et député La France insoumise, auteur par ailleurs du film Merci patron ! Un personnage atypique et décalé si l'on veut, insupportable par certains côtés, mais pour l'instant fidèle à quelques idées basiques, c'est-à-dire fondamentales, sur la justice sociale.

gilets jaunes,françois ruffin,journal fakir,emmanuel macron,france,société,politique,lycée la providence,ce pays que tu ne connais pas,la france insoumise,jean-luc mélenchon,élection présidentielle,la france d'en bas,la france d'en hautLes mots de Marie introduisent la publication de "bonnes feuilles" du livre de Ruffin Ce Pays que tu ne connais pas (Les Arènes, 2019), dans lequel il s'adresse à Emmanuel Macron, son ancien condisciple au lycée jésuite "La Providence" d'Amiens, pour lui rappeler les raisons qui en font un homme complètement déconnecté des réalités de la "France d'en bas". Je lirai peut-être le bouquin, qui m'a l'air bien instructif : ce que j'en ai lu dans ce numéro de Fakir livre un aperçu sommaire du premier de la classe, le jeune séducteur, condescendant, péremptoire et parfois bluffeur, que la France a élu en 2017, mais sous un jour qui fait descendre la statue de son piédestal.

Quand on lit le témoignage de Marie, on comprend pourquoi les gilets jaunes ne tiennent pas à devenir un parti politique, pourquoi les vrais gilets jaunes d'origine n'ont pas l'intention de se présenter aux élections européennes, pourquoi ils ne forment pas un "mouvement" (malgré les tentatives de récupération les plus crapuleuses, dont Le Pen et compagnie), pourquoi, dans l'ensemble, on entend dans leurs rangs les revendications les plus hétéroclites et les plus fantaisistes qui sont venues se greffer sur celles qui les ont poussés sur les ronds-points.

Marie de Montpellier nous dit précisément la vérité de la France d'en bas, celle que l'arrogance de la France d'en haut ignore superbement, celle de masses de gens qui se débattent dans les tribulations bien réelles du quotidien et des fins de mois difficiles. Voilà ce qu'elle nous dit, Marie de Montpellier : la dictature actuelle de l'économie écrase et appauvrit le plus grand nombre. C'est pas compliqué.

La seule et unique revendication des gilets jaunes de la première heure ? Un appel aux "responsables", non pas pour qu'ils causent au sujet des "desiderata des gilets jaunes", mais pour qu'ils agissent sur la situation qui rend leur vie intenable. Non, c'est pas compliqué : « Donnez du vrai travail ! Donnez du vrai salaire ! Rendez la vraie vie possible ! Faites quelque chose pour améliorer la vraie situation ! ».

Dans la même situation que Marie de Montpellier, ils sont aujourd'hui neuf millions. Voilà la vérité que les casseurs s'efforcent de bousiller, semaine après semaine.

Neuf millions de gilets jaunes potentiels. Neuf millions de Marie de Montpellier !

Merci Fakir ! Merci François Ruffin ! Vive le gilet jaune ! Vive Marie de Montpellier ! Tiens bon, Marie !

Voilà ce que je dis, moi.

lundi, 11 mars 2019

GOUTTES, 2019

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samedi, 09 mars 2019

JE HAIS LES SCIENCES HUMAINES

ÉPISODE 2

(voir épisode 1, le 27 février)

Je hais les sciences humaines, je l’ai dit, mais, comme j’espère qu’on l’a compris dans mon premier billet, c’est moins en elles-mêmes qu’à cause de l’usage effréné qui en est fait par la société en général et par les acteurs de la communication de masse en particulier, qui transforment ainsi le savoir universitaire en outil de propagande et de bourrage de crâne.

Il suffit de se retourner sur les bientôt quatre mois de « crise des gilets jaunes » pour voir à quels excès mène le recours massif des journalistes aux sociologues (est-ce la « France périphérique » ? la ruralité contre les métropoles ? les élites mondialisées contre les populations enracinées ?), aux historiens (est-ce une insurrection ? une jacquerie ? une révolution ?), aux philosophes et autres "science-humanistes".

Aujourd’hui, si plus personne n’a une compréhension claire et homogène de l’événement et de la situation, c’est tout bénéfice pour Emmanuel Macron, qui se frotte les mains (parfois pas trop discrètement, quand il traite les manifestants de « complices » des casseurs), grâce au Niagara de discours et d’interprétations qui a submergé les antennes et qui fait que toutes les interprétations, même les plus malveillantes, sont devenues possibles : si tout peut être dit, plus rien n'est vrai, et le poisson, méticuleusement "noyé", est mort. Ce rideau de fumée-là est diablement efficace. 

Soit dit en passant, quand même, on reste ahuri devant la violence, non seulement des casseurs, non seulement des policiers (vous avez dit LBD ?), mais aussi des juges qui ont vu passer les interpellés (la plupart "primo-délinquants" et "inconnus des services de police") en comparution immédiate et les ont durement assaisonnés, sans doute sur consigne du ministère (voir la circulaire publiée récemment).

Revenons à nos moutons. Je disais donc que je ne hais pas les sciences humaines en elles-mêmes. La preuve, c'est que j'ai lu, au cours de ma vie, un nombre appréciable d’ouvrages savants qui m’ont marqué, quelques-uns particulièrement, au point que je les considère, encore aujourd'hui, comme des points de repère sur une trajectoire. Les visiteurs de ce blog l'auront peut-être perçu au fil du temps. Pour les curieux, je cite quelques-unes de mes lectures un peu récentes le 4 juin 2016

Cela dit, il n’empêche que je vois dans l’extension et l'expansion du champ d’intervention des sciences humaines l’origine d’effets pervers non négligeables, qui tiennent à l’usage immodéré que la société en fait. Car au motif que « rien de ce qui est humain ne leur est étranger », elles ont introduit les ventouses de leurs tentacules jusque dans les plus infimes interstices de ce qui constitue la vie des gens ordinaires et l'ensemble des structures qui servent de cadre à leur vie sociale, pour nous expliquer leurs significations et nous dire d'un ton péremptoire pour quelles raisons valables il faut admettre ou dénoncer. 

Je ne crois pas dire de bêtise en affirmant qu’aucune société avant la nôtre ne s’est observée elle-même avec tant d’attention, et même de voyeurisme (et même de fatuité). L’inflation extraordinaire des connaissances autocentrées, souvent microscopiques, aboutit à un curieux résultat. On constate que plus la société se connaît, moins elle se comprend, et moins elle sait pour quoi et pourquoi elle existe. Plus les sciences humaines décrivent et expliquent les faits humains dans leurs moindres détails, plus le sens de tout ça devient inaccessible, nébuleux et confus.

Dans ce brouillard, rien de plus facile pour des « fake news » que de paraître vraisemblables, ouvrant un boulevard aux thèses complotistes. La société est comme un grand corps vivant, étendu sur un marbre d'autopsie, bardé de toutes sortes d'instruments intrusifs, sondes, électrodes, thermomètres, palpeurs, anémomètres, baromètres, stigmomètres, tensiomètres, autant d’instruments de mesures qui la dissèquent à tout instant « in vivo », à chaud, en « temps réel ».

Grâce aux innovations techniques, même les individus passent beaucoup de temps à s’observer, s’ausculter, mesurer leurs capacités, s’inquiéter du nombre de leurs pas quotidiens, de leurs pulsations cardiaques à l'effort, de leur VO²max et qui, à cette fin, connectent leur corps à des banques de données, via des appareils sophistiqués, pour savoir où se situer sur l’échelle des êtres vivants. Chacun est ici invité à s’évaluer en termes de performances, tout en s'exposant à des cupidités dont il n'a même pas idée (collecte et commercialisation des données personnelles).

La société n’a plus le temps de vivre : avec les sciences humaines, elle veut aussi se regarder vivre. Elle veut être à la fois le technicien preneur d'images et le comédien qui s'agite devant l'objectif. Elle s'interroge en permanence avec angoisse sur le bien-fondé des options qu'elle met en œuvre. Elle vit sous l’œil vigilant de caméras introspectives impitoyables, et ne cesse de faire des « selfies » (disons des autoportraits grandeur nature) : le moindre fait, le moindre agissement est immédiatement étiqueté dans une catégorie précise, et placé dans un compartiment prévu à cet effet, pour s’inscrire dans une « série » permettant à l’observateur patenté d’en fixer la signification et d’en suivre l’évolution. 

On tient d'incroyables comptabilités. On quantifie les suicides, la délinquance, etc. ; il y a des gens qui sont payés pour suivre dans les médias les chiffres des temps de parole respectifs des hommes et des femmes, des blancs, des noirs et des basanés, qui mesurent la "visibilité" des noirs ou des arabes (ça s'appelle la "diversité"), et pour alerter la société sur l'"injustice" que constitueraient d'éventuelles "sous-représentations" ; il y a aussi, dans la foulée, des gens qui voudraient donner à l'INSEE assez d'autorité pour sélectionner le personnel médiatique, au moyen de "quotas", pour qu'il "reflète" exactement la composition de la population française. Bientôt, si ce n'est pas déjà fait, ce seront les statisticiens qui exerceront le pouvoir, et la société sera gouvernée selon la règle des "échantillons représentatifs". Ce sera le règne des comptables.

Avec les sciences humaines, la société est devenue Narcisse. La culture du narcissisme (titre d’un ouvrage essentiel de l’Américain Christopher Lasch) ne s’est pas contentée de placer chaque individu devant un miroir, elle a gagné l’ensemble du corps social : comme Narcisse, la société se perd dans son propre reflet, qu’elle n’arrive évidemment jamais à saisir. Pour une raison évidente : le personnage d’Ovide, dans Les Métamorphoses, tend les mains vers cet « autre » qui n’en est pas un, et ce faisant, agite la surface de l’eau, si bien que ce n’est plus un reflet qu’il aperçoit, mais une infinité de fragments du reflet. Il ne sait plus auquel de ces fragments s'adresse son amour.

Le miroir a éclaté en mille morceaux, pulvérisant à la fois l'unité du visage de Narcisse et l’unité du corps social en autant de vérités parcellaires et mouvantes, dont aucune ne peut prétendre détenir une quelconque Vérité globale, incontestable et durable. La société s’est ici décomposée, comme l’a montré en son temps le débat sur l’identité française, chaque morceau du miroir tirant en quelque sorte la couverture à lui. A cet égard, on pourrait dire que les sciences humaines, ou du moins leur présence sociale médiatisée, participent au processus de morcellement de la nation : chacune y découpe un champ du savoir bien délimité qu’elle laboure consciencieusement, avec méthode, indépendamment de ses congénères. L'ensemble (je veux dire l'intérêt général) ? Tout le monde s'en fout. C'est le particulier qui a pris les commandes.

Le problème des sciences humaines, à ce stade, ce n'est pas chacune des disciplines prises isolément, bien sûr : c'est l'effet de masse et le rôle que cette masse joue dans l'évolution de la société, car il est indéniable qu'elles sont devenues un acteur à part entière de la fabrication de la société. Leur finalité de départ était "la connaissance de l'homme", détachée par principe de tout objectif concret. Elles voulaient être utiles, mais en tant que "recherche fondamentale", je veux dire désintéressée, gratuite, comme on oppose "recherche fondamentale" et "recherche appliquée". Pur savoir universitaire à la destination indéterminée, bien catalogué et rangé en ligne sur des rayons spécialisés, réservés à la catégorie des rats de bibliothèque passionnés. Cette belle idée (le définitif "gnôthi séauton" : connais-toi toi-même) a été pervertie.

En plus de leur finalité traditionnelle d'érudition, les sciences humaines sont devenues des instruments entre diverses sortes de mains. Les mains principales sont celles des militants associatifs et celles des responsables économiques et politiques, qui se sont tous rappelé, à un moment donné, le vieux dicton : « Savoir c'est pouvoir ». Des tas de gens se sont dit qu'ils avaient un moyen d'"améliorer la société", à condition que ce fût en leur faveur. Il y a plus de militantisme de combat que de curiosité "scientifique" dans l'usage que certains groupes font des sciences humaines.

Voilà, ce sera le thème de l'épisode 3, à paraître prochainement.