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vendredi, 21 février 2020

LE GÉBÉ DE BERCK

Gébé (1929-2004, Georges Blondeaux à l'état-civil) est un génie, mais un génie difficile, un génie à part. Il le savait, mais il s'en foutait. La preuve, c'est qu'il a publié un volume intitulé "Il est trop intellectuel" (Editions du Square, 1972). Mais ce n'était pas un "intellectuel". C'était juste un artiste qui exposait en images ses inquiétudes métaphysiques. Personne plus que lui ne fut préoccupé du sens de la vie, et même, disons-le, du sens que nos sociétés marchandes et industrielles prétendent donner à nos vies. Non, Gébé n'était pas un intellectuel : par les images qu'il faisait naître, il savait donner un corps à ses interrogations.

C'est ainsi qu'il donne un jour naissance à une créature immonde, infiniment plastique et qui reste une énigme insondable quant à sa signification : BERCK. On peut se demander si le personnage n'est pas pour Gébé un simple moyen pour engendrer, grâce à un trait impeccable, des images fortes qui soient autant d'atteintes à notre réalité ordinaire : faire surgir, au cœur de la banalité quotidienne, une sorte de folie qui pose une vraie question au sujet de la façon dont nous vivons. Pour nous dire peut-être que, à côté de nos lassitudes et de nos routines, toutes sortes d'autres réalités sont possibles.

Pour l'auteur de L'An 01, à tout moment, il convient de s'attendre à tout, parce que, à tout moment, une autre réalité est possible.

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Notez la chèvre.

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Double page parue dans le mensuel Hara Kiri n°127, en avril 1972.

dimanche, 01 décembre 2019

LA GUEULE OUVERTE DE GÉBÉ

Dans La Gueule ouverte, à laquelle il a donné quelques pages, Gébé pouvait être un auteur de science-fiction presque pédagogique, quoique catastrophiste. 

***

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Ça, c'est la dernière page du n°4 de La Gueule ouverte : après le cataclysme, l'humanité s'est réfugiée dans "Les Cavernes d'acier" (cf. Isaac Asimov, l'inventeur des "trois lois de la robotique"). Des voyages "touristiques" sont organisés pour le dépaysement, le plaisir et l'effroi des citadins du futur. Gébé était un vrai militant de la défense de l'environnement.

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Ça, c'est la dernière page du n°2 de La Gueule ouverte. Gébé aime bien construire du "narratif" à partir d'une idée qui nous semble improbable. Ici, sa "pendule rationnelle" pousse le "rationnel" (à la sauce Gébé) dans ses derniers retranchements. Le rationnel en ressort tortillonné à mort, vampirisé, irrespirable.

***

N°5 1.jpg

N°5 2.jpg

Dans la dernière page du n°5 de La Gueule ouverte, Gébé imagine un drôle de printemps : « Voici le printemps, mettez vos masques ». Les deux gars annoncent à leur mère qu'ils "vont au muguet". « Attention à pas vous faire trocuter », se contente de répondre la mère.  Arrivés à l'emplacement supposé du Bois de Chaville, ils creusent à la pioche pour récupérer deux beaux fossiles de muguet. Mais au retour, le deuxième se fait "trocuter". Qu'est-ce qu'on rigole !

***

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Dans le n°10 de La Gueule ouverte, Gébé imagine le plaidoyer du P.-D. G. d'une entreprise qui a pollué la Garonne (22 tonnes de poissons morts). Le discours est caricaturé, on s'en  doute, mais pas tant que ça, finalement : la mauvaise foi du patron est intacte. Et si la secrétaire fictive, à la fin, annonce au bonhomme que "des gens" viennent pour le pendre, c'est juste Gébé qui rêve. Le nom de Ceyrac est celui du patron du C.N.P.F. (le MEDEF de l'époque).

***

Note : désolé pour la lisibilité des textes dessinés, mais La Gueule ouverte étant imprimée dans un format improbable, j'ai déjà dû m'y prendre à deux fois pour scanner les pages. Faire mieux aurait été trop "gourmand".

LA GUEULE OUVERTE DE GÉBÉ

Dans La Gueule ouverte, à laquelle il a donné quelques pages, Gébé pouvait être un auteur de science-fiction presque pédagogique, quoique catastrophiste. 

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Ça, c'est la dernière page du n°4 de La Gueule ouverte : après le cataclysme, l'humanité s'est réfugiée dans "Les Cavernes d'acier" (cf. Isaac Asimov, l'inventeur des "trois lois de la robotique"). Des voyages "touristiques" sont organisés pour le dépaysement, le plaisir et l'effroi des citadins du futur. Gébé était un vrai militant de la défense de l'environnement.

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Ça, c'est la dernière page du n°2 de La Gueule ouverte. Gébé aime bien construire du "narratif" à partir d'une idée qui nous semble improbable. Ici, sa "pendule rationnelle" pousse le "rationnel" (à la sauce Gébé) dans ses derniers retranchements. Le rationnel en ressort tortillonné à mort, vampirisé, irrespirable.

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Dans la dernière page du n°5 de La Gueule ouverte, Gébé imagine un drôle de printemps : « Voici le printemps, mettez vos masques ». Les deux gars annoncent à leur mère qu'ils "vont au muguet". « Attention à pas vous faire trocuter », se contente de répondre la mère.  Arrivés à l'emplacement supposé du Bois de Chaville, ils creusent à la pioche pour récupérer deux beaux fossiles de muguet. Mais au retour, le deuxième se fait "trocuter". Qu'est-ce qu'on rigole !

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Dans le n°10 de La Gueule ouverte, Gébé imagine le plaidoyer du P.-D. G. d'une entreprise qui a pollué la Garonne (22 tonnes de poissons morts). Le discours est caricaturé, on s'en  doute, mais pas tant que ça, finalement : la mauvaise foi du patron est intacte. Et si la secrétaire fictive, à la fin, annonce au bonhomme que "des gens" viennent pour le pendre, c'est juste Gébé qui rêve. Le nom de Ceyrac est celui du patron du C.N.P.F. (le MEDEF de l'époque).

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Note : désolé pour la lisibilité des textes dessinés, mais La Gueule ouverte étant imprimée dans un format improbable, j'ai déjà dû m'y prendre à deux fois pour scanner les pages. Faire mieux aurait été trop "gourmand".

samedi, 30 novembre 2019

GÉBÉ : FILMER SA VIE

Pour clore cet hommage à un grand dessinateur assez oublié, voici l'histoire qui a peut-être inspiré Peter Weir pour son film The Truman show. Le titre de la double page est vraiment "Filmer sa vie". Bon, la problématique est très différente : il n'y a aucune duperie dans la BD de Gébé, alors que dans le film, Truman est le dindon d'une farce à l'échelle mondiale, dont tout l'entourage fictif qui lui sert de cadre de vie est complice.

Avec Gébé, l'homme arrive librement à quarante ans, quoique sous l’œil de caméras à la fois très présentes et dessinées comme des fantômes. Un bilan médical s'impose : tout dépendra de ce que dira le docteur. « Vous avez encore quarante ans à vivre. – Quarante et quarante ... Je suis à la moitié de ma vie. Il est temps ».

Le jour où tout bascule, le jour de la dernière image qui sera prise de sa propre vie et où il va s'asseoir pour le restant de ses jours pour voir sur l'écran défiler le film de son existence depuis le moment où il est sorti du ventre de sa mère (se voir naître : quel fantasme ! Voir l'avant-dernière vignette : ce n'est pas cette "photo" que je garde de ma mère). Je regrette presque que Gébé n'ait pas, dans sa petite histoire, placé une caméra dans la salle de projection pour enregistrer le personnage pour immortaliser ses quarante ans de visionnage ininterrompu. Vous vous rendez compte ? Un film qui durerait quatre-vingts ans ! 

Dans le film de Peter Weir, le jour où tout bascule, c'est celui où Truman, après quelques minuscules incidents (un projo qui tombe du faux ciel = du plafond), se met à réfléchir et à se dire que, finalement, s'il rencontre chaque matin au même endroit ce même couple de voisins qui le salue chaque matin de la même manière, ce n'est pas normal.

Et s'il finit par échapper à l'émission de télé-réalité dont il est la vedette, c'est parce qu'il a compris qu'il était l'acteur principal d'un film qui se tournait à son insu, et dont aucun élément n'était "naturel", mais était précisément prévu dans le scénario écrit. Le film reste intéressant, et sa problématique assez juste : notre monde fait d'images, d'écrans où chacun est avide de se médiatiser n'est-il pas devenu le plateau d'une gigantesque émission de télé-réalité ?

L'idée de Gébé est beaucoup plus foutraque et nonsensique. Il ne s'embarrasse pas d'une problématique : il est ailleurs. Mais ça ne l'empêche pas d'anticiper notre présent : les quarante premières années du personnage ne sont rien d'autre qu'un long, très long, interminable "SELFIE" (dont nous lecteurs ne saurons rien d'autre que la première image).

Je recommande particulièrement la dernière vignette : en marge du spectacle de la vie, la vie réelle continue (les machinistes ont-ils le secret de la "vraie vie" qui, comme on sait depuis Rimbaud, est toujours ailleurs ?). 

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vendredi, 29 novembre 2019

GÉBÉ ET LE RAYON NOIR

Gébé était doté d'une imagination visuelle vertigineuse, phénoménale, torrentielle, capable de formuler graphiquement des idées d'une grande abstraction (en théorie), mais qui constituaient pour lui un questionnement d'ordre vital. Ici, il énumère tout ce qui détourne l'homme de l'essentiel : de la pierre à briquet jusqu'à la théorie de la relativité d'Einstein (cet "esprit cosmique"), tout y passe, les préoccupations banales, les activités ordinaires, les nécessités pratiques, la création artistique, et même le génie scientifique. Gébé est impitoyable.

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La phrase qui résume cette introduction est évidemment : « Au terme de la trajectoire est la connaissance absolue ». Et c'est là que commence le mystère. "La connaissance absolue" ? Pour moi, ce qui préoccupe Gébé tout au fond est tout à fait intéressant, voire séduisant, mais constitue une énigme. Vous avez dit "connaissance absolue" ? Qu'entendez-vous par là ? Parce que de mon côté, "par là, j'entends pas grand-chose" (citation). Pour résumer ma position  : fasciné mais perplexe.

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C'est indéniable : Gébé a l'art de mettre en images ses obsessions.

Gébé se réfère-t-il à la définition que donne André Breton du surréalisme dans son Premier Manifeste ? « SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Cela cadrerait plus ou moins, mais ce serait bien décevant. Certes, historiquement le surréalisme continue à fasciner des tas de gens, mais quelle barbe, cette façon de pontifier et de prétendre légiférer par sentences !

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Gébé était-il tenté par tout ce que l'extrême-Orient a construit autour du vide, du mouvement du monde, de l'appartenance au Grand Tout des petites fourmis humaines ? Etait-il Tao ? Etait-il Zen ? Satori ? Nirvana ? Epectase ? Etait-il du côté du Bouddha ? 

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Si tout ce que nous pensons, voulons, disons, faisons est pour nous une échappatoire, une dérobade devant l'obstacle, un détour lâche pour éviter d'affronter l'inconnu, franchement, qu'est-ce qui reste ? J'avoue que cette quête de Gébé me fascine (le dessin y est pour beaucoup, c'est sûr), mais je n'arrive pas à la comprendre, et encore moins à la partager. 

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Gébé éprouve, et visiblement avec une grande force, une aspiration à l'ascétisme. Son idée de L'An 01 vient probablement de là. Peut-être la vie recluse, la vie monacale l'aurait-elle comblé ? J'en doute un peu : voir les personnages de Michel Houellebecq dans Soumission et Sérotonine.

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Dans la liste des "faux buts" figurant ci-dessus sur l'affiche : un thème de roman,  une idée de film, une trouvaille poétique, un thème original de campagne publicitaire, un argument politique de poids, etc.

On trouve sans cesse dans son oeuvre des colères contre l'invasion de la vie humaine par des objets souvent inutiles, et plus généralement par l'univers matériel. On trouve aussi ce constant mouvement de l'esprit en direction du dépouillement.

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Qu'est-ce qu'il lui faut, à Gébé ? "Einstein cherchait autre chose". C'est là que je me dis que le père Gébé ne touchait pas terre. En français : il planait. Ce qui est sûr, c'est que peu d'artistes planent avec une telle force.

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La double page "Le Rayon noir" figure dans Qu'est-ce que je Fous là ? (Editions du Square, 1976), mais "les forceurs de barrages", quarante ans après, on les attend toujours.

GÉBÉ ET LE RAYON NOIR

Gébé était doté d'une imagination visuelle vertigineuse, phénoménale, torrentielle, capable de formuler graphiquement des idées d'une grande abstraction (en théorie), mais qui constituaient pour lui un questionnement d'ordre vital. Ici, il énumère tout ce qui détourne l'homme de l'essentiel : de la pierre à briquet jusqu'à la théorie de la relativité d'Einstein (cet "esprit cosmique"), tout y passe, les préoccupations banales, les activités ordinaires, les nécessités pratiques, la création artistique, et même le génie scientifique. Gébé est impitoyable.

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La phrase qui résume cette introduction est évidemment : « Au terme de la trajectoire est la connaissance absolue ». Et c'est là que commence le mystère. "La connaissance absolue" ? Pour moi, ce qui préoccupe Gébé tout au fond est tout à fait intéressant, voire séduisant, mais constitue une énigme. Vous avez dit "connaissance absolue" ? Qu'entendez-vous par là ? Parce que de mon côté, "par là, j'entends pas grand-chose" (citation). Pour résumer ma position  : fasciné mais perplexe.

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C'est indéniable : Gébé a l'art de mettre en images ses obsessions.

Gébé se réfère-t-il à la définition que donne André Breton du surréalisme dans son Premier Manifeste ? « SURRÉALISME, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ». Cela cadrerait plus ou moins, mais ce serait bien décevant. Certes, historiquement le surréalisme continue à fasciner des tas de gens, mais quelle barbe, cette façon de pontifier et de prétendre légiférer par sentences !

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Gébé était-il tenté par tout ce que l'extrême-Orient a construit autour du vide, du mouvement du monde, de l'appartenance au Grand Tout des petites fourmis humaines ? Etait-il Tao ? Etait-il Zen ? Satori ? Nirvana ? Epectase ? Etait-il du côté du Bouddha ? 

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Si tout ce que nous pensons, voulons, disons, faisons est pour nous une échappatoire, une dérobade devant l'obstacle, un détour lâche pour éviter d'affronter l'inconnu, franchement, qu'est-ce qui reste ? J'avoue que cette quête de Gébé me fascine (le dessin y est pour beaucoup, c'est sûr), mais je n'arrive pas à la comprendre, et encore moins à la partager. 

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Gébé éprouve, et visiblement avec une grande force, une aspiration à l'ascétisme. Son idée de L'An 01 vient probablement de là. Peut-être la vie recluse, la vie monacale l'aurait-elle comblé ? J'en doute un peu : voir les personnages de Michel Houellebecq dans Soumission et Sérotonine.

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Dans la liste des "faux buts" figurant ci-dessus sur l'affiche : un thème de roman,  une idée de film, une trouvaille poétique, un thème original de campagne publicitaire, un argument politique de poids, etc.

On trouve sans cesse dans son oeuvre des colères contre l'invasion de la vie humaine par des objets souvent inutiles, et plus généralement par l'univers matériel. On trouve aussi ce constant mouvement de l'esprit en direction du dépouillement.

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Qu'est-ce qu'il lui faut, à Gébé ? "Einstein cherchait autre chose". C'est là que je me dis que le père Gébé ne touchait pas terre. En français : il planait. Ce qui est sûr, c'est que peu d'artistes planent avec une telle force.

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La double page "Le Rayon noir" figure dans Qu'est-ce que je Fous là ? (Editions du Square, 1976), mais "les forceurs de barrages", quarante ans après, on les attend toujours.

jeudi, 28 novembre 2019

GÉBÉ ET LA PENSÉE SANS POINT D'APPLICATION

La renommée de Cabu n'est pas à faire : elle plane au firmament des dessinateurs de presse, qui rêveraient d'avoir un jour léché le bout de sa bottine, qui devait forcément contenir et répandre un peu du génie de leur possesseur. Son assassinat l'a propulsé bien malgré lui au panthéon des héros définitifs : ceux qui ne peuvent plus rien dire sur eux-mêmes et sur le monde tel qu'il va mal, et qui sont obligés de subir tous les hommages posthumes, du meilleur jusqu'au pire..

La renommée de Reiser, elle, est plus clandestine et peut-être, chez certains, honteuse. Lui c'est le sale gosse qui cultive sur sa fenêtre, dans son bac à fleurs hideuses, un "Gros Dégueulasse" qui montre ses couilles qui pendent sur un slip sale qui bâille, une "Jeanine" qui le vaut bien, puisqu'elle pète, fume des Tampax et ne se fait plus aucune illusion sur les efforts (principalement féminins) pour soigner les apparences. Le goût pour les dessins de Reiser s'affiche avec moins d'évidence que l'adhésion spontanée à ceux de Cabu.

La renommée de Gébé, c'est une autre paire de manche. Il fait figure de glorieux méconnu. Les œuvres de Cabu sont accessibles à tout le monde. Des efforts ont été faits pour publier le travail de dessinateur de presse de Reiser (merci Delfeil de Ton). Pour Gébé, sauf erreur de ma part, c'est makache bono, nib de nib, rien, que dalle. Pourtant, sur le plan graphique (je veux dire "esthétique"), Gébé est, je crois supérieur à Reiser. Cabu, je ne peux pas le comparer : ce sont deux mondes trop différents. Cabu ne perd jamais de vue les vrais décors et les vrais paysages, la société concrète et les personnages de la réalité (voir la frise du Canard enchaîné en pages intérieures). Gébé, au contraire, la déteste, la société concrète. Ses personnages et ses décors sont en général stylisés.

Gébé, c'est Novalis, vous savez, ce "Romantique allemand" qui voyait au sommet de la plus haute montagne la "blaue Blume" qu'il devait consacrer sa vie à aller cueillir. L'abstraction pure. Gébé, c'est la quête effrénée, angoissée, quasi-obsessionnelle de l'ABSOLU. La réalité triviale de la vie ordinaire des millions de gens qui font une population française (mondiale) est tellement à vomir qu'il préfère regarder plus loin, et surtout plus haut. 

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Page après page, volume après volume, Gébé enfonce le même clou : qu'est-ce qu'on fout là, tous tant que nous sommes, forcément ensemble et forcément seuls ? En posant cette question, Gébé montre qu'il éprouve avec intensité quelque chose qu'on est obligé d'appeler le sens du tragique. L'exemple qui va suivre, pour illustrer cette idée qui dépasse les dimensions humaines, se sert de la chaise, cet objet quotidien d'une belle banalité, cet outil du repos mérité du travailleur, qui devient pour l'auteur une figure typique de la déviation qui fait manquer le chemin de la Vérité. La chaise, cet objet si pratique, marque de l'ingéniosité humaine, n'est qu'une dérision du possible dont il entrevoit la silhouette au loin. Il y a une vraie inquiétude dans cette préoccupation.

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Aujourd'hui donc, une planche tirée de L'An 01 (Editions du Square, 1972). L'auteur raconte à sa façon l'histoire du progrès technique. Selon lui, toute l'ingéniosité, toute l'énergie, toute l'inventivité humaine n'est qu'un pur gaspillage de trésors, au détriment de la seule interrogation qui vaille, la seule question à laquelle il est authentiquement vital de répondre : qu'est-ce que je fous là (Editions du Square, 1976) ?

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Ça commence par Cromagnon, parti pour se reposer après ses activités de plein air : 

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Gébé ne dénonce ici rien d'autre, dans le progrès technique, que le refus d'un progrès proprement humain. Il y aurait presque, dans ces aspirations au dépassement de toutes les contingences matérielles, dans ces appels à s'élever au-dessus de sa pauvre condition humaine, quelque chose qui ressemble à ce qu'on appelle aujourd'hui le "développement personnel". Je ne suis pas sûr d'adhérer à ce projet (litote).

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Ci-dessus, j'aime assez cette idée de la religion comme refus de "penser librement".

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Gébé, dans le fond du fond, est un véritable extrémiste, qui va beaucoup plus loin, en matière de négation, que des gens comme Günther Anders ou Philippe Muray. Car pour lui, la question qui remplace toutes les autres et qui les vaut toutes est :

« Qu'est-ce que je fous là ? ».

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On a reconnu Picasso. Voir ici (21 novembre) le "Tac au tac" où Gotlib met en scène son copain Reiser.

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Là est le point de l'énigme. Car la question se pose de savoir ce que Gébé entendait par "pensée sans point d'application". "La pensée pour la pensée", n'est-ce pas la même chose que "l'art pour l'art" ? L'idée est séduisante : tout ce que je pense, s'il prend corps dans un objet réel (concret, social ou autre), devient un gâchis. Tant que la pensée reste "pure", elle échappe au dérisoire qui est le destin de toutes les réalités fabriquées par l'homme.

Je me dis que ce "concept" (si c'en est un) ressemble à une déclaration d'amour pour le rêve, la rêverie, voire la rêvasserie. Si toutes les activités humaines ordinaires sont à considérer comme des "diversions", que reste-t-il ? "Le silence éternel des espaces infinis m'effraie" ? A cette assertion pascalienne, la 'pataphysique répond avec pertinence : « Le vacarme intermittent des petits coins me rassure. »

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Liste non exhaustive de "diversions" dénoncées par Gébé et présentées comme des voies de garage. Je n'ai aucune compétence en psychanalyse, mais je me dis que Gébé aurait tâté de la psychanalyse lacanienne que je n'en serais pas trop étonné. Vous savez, cette histoire de l' « objet petit a » qui, en tombant, laisse advenir quelque chose de la "vérité du Sujet". Gébé était-il prisonnier de ce fantasme ?

On comprend la raison de l'inactualité du travail de Gébé : il était avant tout un cérébral. Attention, je n'ai pas dit "intellectuel", et encore moins "intello", cette sale race de gens qui font passer la réalité réelle dans la moulinettes des sciences humaines pour la réduire en concepts, notions, idées, chiffres de statistiques. S'il est "cérébral", c'est de façon tellement charnelle, vécue et souffrante que le lecteur le croit proche de lui à pouvoir le toucher.

***

Note : on trouve dans le volume Qu'est-ce que je Fous là ? une amorce de réponse à la question que je me pose au sujet de ce qui préoccupe Gébé : un planche double intitulée Le Rayon noir. Tout y est fait pour aboutir à ce qu'il appelle la "Connaissance Absolue". J'y reviendrai peut-être.

mercredi, 27 novembre 2019

L’IDÉALISME DE GÉBÉ

Il s'appelait Georges Blondeaux.

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La planche est tirée de Il est Fou, Editions du Square, 1971 : en apparence, le petit bureaucrate passif et anesthésié est un modèle de soumission à son supérieur, à sa hiérarchie, au système. Mais il suffit que Gébé braque son microscope sur ce qui se passe à l'intérieur de ce travailleur modèle pour que l'eau dormante se transforme en geyser brûlant. Le petit employé de bureau se transforme alors en une furie au potentiel révolutionnaire. Heureusement, l'éruption n'est que velléitaire et le volcan qui menaçait de tout détruire retrouve rapidement le sommeil.

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Tout est dans le « Il suffirait que ... ». Gébé était un idéaliste inguérissable. En 1971, il n'avait pas encore imaginé L'An 01, cette rêverie adolescente où se manifeste le fantasme enfantin de la toute-puissance. L'An 01 aujourd'hui apparaît pour ce qu'il était déjà à l'époque : une rêverie niaise, vaine et sans conséquence. Le pire, c'est que pas mal de gens, à l'époque se sont laissé bercer par ce qui n'était, à tout prendre, qu'une fable intéressante, un conte de fées. Mai 1968 n'était pas loin : « Il est interdit d'interdire. », et autres fadaises attestant l'immaturité de leurs auteurs.

Un enfantillage en tout point semblable à ce qu'on trouve dans une BD directement destinée cette fois aux enfants : Benoît Brisefer, le petit garçon inventé par Peyo, l'auteur des Schtroumpfs, doué d'une force herculéenne (sauf quand il a le rhume), dans l'épisode (n°1, Dupuis, 1962) des Taxis rouges. A cause des méchants, il débarque dans une île où un ex-directeur de banque a trouvé le "paradis terrestre". Suit l'énumération par celui-ci de tous les inconvénients de la vie ordinaire dont il est désormais débarrassé. La liste des plaintes du petit bureaucrate de Gébé n'en diffère pas de grand-chose.

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Sans doute Gébé ne prenait-il pas à ce point ses désirs pour des réalités, mais ce qui est sûr, c'est que la réalité telle que les gens la vivent en temps ordinaire était pour lui, en soi, une blessure terrible. Il était habité, que dis-je, il était hanté par l'idée de tous les possibles auxquels on renonce dans la vie ordinaire. Il était sincèrement révolté et humilié par la résignation morale et l'avachissement intellectuel qu'il observait chez des populations qui consentent massivement au pauvre sort qui leur est fait par le système.

Et ce dessinateur hors pair était en mesure de donner à sa cruelle insatisfaction existentielle une visibilité d'une grande force : son trait puissant, pictural et impeccable va à l'essentiel. Gébé savait insuffler à ses rêves un "effet de réel" saisissant. Ils prenaient corps avec une intensité telle qu'ils étaient capables d'amener le lecteur à croire en leur concrétisation prochaine. Il va de soi que le mirage s'évanouit au moment où l'on croit le toucher.

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Le récit d'une aspiration profonde, d'une frustration, et finalement d'une résignation.

Mais l'idée de L'An 01 est déjà en germe.

Note ajoutée le 15 janvier 2020 : la page de Gébé est publiée dans le n°6 de Charlie Hebdo (lundi 11 février 1971). 

lundi, 04 novembre 2019

MORT DE "LA GUEULE OUVERTE"

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Il y a encore des barbus sur la gauche (j'ai "recadré" la photo). J'ai cru reconnaître Gébé, assis à droite de Fournier, mais j'ai un doute. Photo parue en page 3 du n° 5 de La Gueule ouverte. Mon avis personnel sur la "nécro" en trois pages : j'aimais bien les romans SF de Jean-Pierre Andrevon. J'avais oublié qu'il avait tenu une rubrique dans La G.O. Mais à lire le texte, on comprend assez bien qu'il ne comptait pas parmi les plus proches de Fournier, que le propos flotte avec sympathie, mais que l'essentiel n'est pas là. Il ne paie pas de mine, le gars Fournier, mais pour le caractère, il devait être plutôt "entier".

J’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte après le n°24. Je veux dire que j’ai quand même tenu pas mal de temps après la mort de Fournier, non ? J’ai acheté, je ne sais pourquoi, deux n°13 (que j'ai toujours), mais aussi plusieurs n°1 – à vrai dire le numéro qui avait décidé que j’étais décidément de ce côté ensoleillé de la rue (« On the sunny side of the street », pour ceux qui connaissent le jeune Louis Armstrong). Malheureusement, vous savez ce que c’est, les amis viennent, s’en vont, on prête (« ça s’appelle revient, hein, j’y tiens ! »), et puis voilà, on se rend compte, quarante ans après, que M. Chourave ou Mme Filoute était passé par là.

Mais « j’ai arrêté », ça veut aussi dire que j’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte, cette belle revue qu’après tout, comme un certain nombre d’autres en France, je devais attendre comme on attend un espoir pour demain. Et d’après ses débuts, ça promettait de péter le feu. Bon, j’ai oublié le sommaire du n°1. Je pourrais peut-être le trouver par les moyens immatériels (mon œil !) que permettent les communications modernes, mais j’ai la flemme.

Au vu du sommaire du n°2 (décembre 1972), je dois bien reconnaître que m’ont repris les petits titillements qui m’avaient fait tiquer à l’époque. J’ai été surpris quand je suis retombé sur l'article « Terres libérées, où ça ? » (p.4-11), où Pierre Fournier parle de nouvelles formes de vie dans des communautés rurales organisées selon un mode assez libertaire. Cela commence même par une espèce de charte compliquée (d'autres diront "subtile") d'organisation de la vie en commun sur des bases plutôt libertaires mais non sans règles précises : j'ai du mal à m'y retrouver.

Il voulait aussi que les relations entre individus ne reposent pas sur le volontarisme, l'altruisme et les sentiments humanitaires, mais soient organisées par les nécessités matérielles du quotidien. D'accord sur ce point, mais je suis convaincu qu'on ne fabrique pas une communauté humaine in abstracto. Je n’ai jamais cru à la possibilité et à la durabilité de telles micro-sociétés. Et disons-le, je n’y ai jamais eu aucune appétence. Combien existent encore aujourd’hui ?

Mais il y a à côté de ça « A propos, qu’est-ce que c’est, la nature ? », sorte d’éditorial signé par le Professeur Mollo-Mollo. Or, sous ce pseudo burlesque, se cache l’éminent Philippe Lebreton, précurseur, après René Dumont, de l’écologie politique en France. Le bonhomme en sait long, il en veut, et il ne garde pas les deux pieds dans la même chaussure. L'article est surmonté d'une photo marrante qui ne fait de mal à personne.

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La passagère a belle allure. Aujourd'hui, Monsieur Seguin roule en D.S.

Dans son texte, il pose pour finir, comme s’il craignait de dire des gros mots, cette question qui me laisse, quant à moi, pantois, quarante-sept ans après : « La tolérance d’homme à homme que nous commençons à juger normale, le respect de "l’autre", ne devrions-nous pas les étendre aussi à la nature, cette colonisée par excellence ? ». Quelle prudence ! Faut-il donc malgré tout que les mentalités aient fait un bond spectaculaire pour qu'une telle circonlocution oratoire, emberlificotée dans la formulation, me paraisse aujourd'hui d'une timidité coupable ?? N'en savions-nous alors pas assez pour être beaucoup plus affirmatif ??

Qu'est-ce que je relève encore ? Ah oui, un article fort de Bernard Charbonneau, « Roissy en enfer ». Charbonneau, c’est le copain de Jacques Ellul, vrai penseur pour le coup du « système technicien » et de ses effets délétères sur les structures mêmes des sociétés humaines. Le plus étonnant, dans cet article, c’est l’état de stupéfaction proche de la sidération où le plonge l'annonce de l’installation d’un grand aéroport (Roissy) au nord de Paris (« un cratère plein de décibels de vingt-six kilomètres sur trente-sept »). Il n’arrive pas à comprendre que des responsables censés être sensés aient pu prendre sérieusement une décision aussi folle. Là encore, le nombre des années, quel coup de distance dans la figure : il faudrait que les habitants actuels de Roissy (et environs) lisent ce texte. 

Bon, je ne vais pas inventorier ce n°2. Dans le désordre, il y a un « Roland » qui parle intelligemment de ce qu’est un vrai bon blé ; il y a un très bon papier sur le projet de barrage à Naussac (Lozère) ; un autre très net sur la future centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly, avec des photos parlantes de ce qu’était un paysage rural à l’époque (on voit même des haies – si si !) ; deux pages de remplissage avec les dessins de Willem ("Gaston Talon") ; un compte rendu du congrès de « Nature et Progrès » à Versailles ; quatre pages sur les problématiques liées à la fondation des Parcs Naturels en France ; un bel article sur l’état de la mer Méditerranée en 1972 (qu’en est-il aujourd’hui ?) ; un article un peu bizarre et compliqué sur les radios et la détection des cancers ; j’arrête là. Ah non, j’ai failli oublier Gébé, Reiser et Cabu !

Bilan et résultat des courses : la revue voulue intensément par Pierre Fournier, a vu le jour, et finalement démarré dans la douleur, à grand renfort d’énergie, de fluide, de volonté et d’acharnement. Une belle revue qui démarrait sur les chapeaux de roues dans le dur, dans le riche, dans le lourd et dans le solide, pour dire « merde » à l’époque, avec quelques petits bémols touchant ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre-ensemble ».

Sans être au courant des réalités de terrain de l’époque, il me semble que la vie de Pierre Fournier n’était pas un long fleuve tranquille (cf. encyclopédie en ligne, qui ne regorge pas de détails). Avant même la confection du n°4, c’est son cœur à lui qui lui a dit "merde"(autour de 35 ans). Le Monde signale sa disparition. Ce que l’équipe lui reconnaît aussitôt, c’est « courage », « inconscience », et surtout, à mes yeux « cohérence », (n°5). Je crois me rappeler que Delfeil de Ton a des mots sympas à son égard dans sa Véritable histoire d’Hara Kiri, mais aussi un regard un peu surpris par l’apparence (à moins que ce ne soit Denis Robert dans Mohicans ?). 

Problème : le bateau vient à peine d’être mis à l’eau que le capitaine passe par-dessus bord et se noie, qu’est-ce qu’on devient ? Premier réflexe, et c’est classique : « On continue ! » (belle façon en passant de confirmer que personne n’est indispensable). Et c’est tout à fait vrai pendant un certain nombre de mois : c’est que le portefeuille d’articles, de dessins, de photos, de documents, etc. devait être bien garni à ce moment et qu’au moins une ébauche de réseau d’informateurs et de collaborateurs avait pu être constituée.

Mais je le dis comme je le pense : la mort de Pierre Fournier annonce la disparition de la première grande revue du combat écologique en France. Le canard décapité continue un temps, mais pas tant que ça. Pierre Fournier mort, La Gueule ouverte a presque tout de suite commencé à partir en quenouille, c'est ma conviction.

J’ignore tout de la cuisine interne qui s’est mise en place progressivement, et je veux encore plus ignorer l’histoire des rapports de forces au sein de l’équipe de direction, mais c’est indéniable : quelque chose d’important changeait. Comme si les joysticks du pouvoir (qui brûlaient les mains de Fournier) commençaient à prendre le pli de manipulations différentes pour aller dans d’autres directions.

Un curieux amateurisme semble s’être glissé dans les méthodes de travail : ainsi, dans le n°20 (juin 1974), sous la plume de Danielle (la compagne de Fournier, je crois) : « … nous avons essayé de digérer un texte en anglais d’Illich. (…) Christiane (…) et moi espérons n’avoir pas fait de contresens quant au fond ». Bravo pour la sincérité, mais ! Et les sujets s’avancent vers toutes sortes d’horizons nouveaux : les questions de pouvoir dans le couple, la critique du plein-emploi, la remise en cause de la médecine, etc. Le MLF prend une grande place dans certains numéros. L’homosexualité commence à pointer son nez.

Un symptôme révélateur : les éditions du Square (Bernier - en fait Choron - étant Dir. de la publication) après le n°22 (1974), refilent l'édition de La Gueule ouverte aux Presse de la Bûcherie (Michel Levêque Dir. de publication). De toute évidence, il y a incompatibilité des équipes. La Gueule ouverte se replie à La Clayette (Saône-et-Loire), avec une belle page de titre barbue et rigolarde pour la revue, dessinée par Cabu. J'ai un peu croisé la route (peu de temps) de quelques membres de cette sorte de "communauté" pour le moins informelle, mais avec le temps, j'ai presque tout oublié de ces temps qui, pour moi, sont une figure du n'importe quoi. Il n'en reste que mes vieux numéros de La G.O.

Visiblement, ça commence à tirer à hue et à dia, et le sac se fait trop petit pour la diversité des nouvelles causes à défendre. Le fourre-tout n'est pas loin. Et ça me fait penser à ce qui s'est passé lors de plus récents mouvements éphémères (Anonymous, Occupy, Indignés, Nuit debout, Gilets jaunes, Extinction-Rébellion, etc, ...) : quand j'entends des responsables médiatiques, disons, ... de La France insoumise (suivez mon regard), appeler de leurs vœux une "convergence des luttes", je me dis : "toujours le même merdier".

Ach, convergence des luttes, très bon, très pur, s'exclame le tovaritch convaincu ! Ah bon ? Convergence des luttes, susurre le sceptique ?

En fait, la trajectoire de La Gueule ouverte a commencé à errer sitôt après la mort de Fournier : il y avait là une sombre prémonition. Au lieu d'exiger un certificat d'écologie à ceux qui voulaient entrer dans la revue, la nouvelle équipe a fait de La Gueule ouverte une auberge espagnole : chacun apportait son manger (à l'instant où j'écris ça, j'entends à la radio "le droit à la sensibilité"). Le résultat ? Finie la cohérence chère au cœur de Pierre Fournier, bienvenue à la divergence des luttes.

Car ce qui m'apparaît en plein dans les phares, c'est que chacune des boutiques (officines, groupes, clans, sectes, ...) qui se disent "en lutte" ne se soucie guère des revendications qui ne sont pas les siennes, et se soucie encore moins de définir un objectif capable d'unifier tous les particularismes. Elle est là, la divergence des luttes. Eh, François Ruffin, t'auras beau lancer tes appels incantatoires, tant que chacun aura sa petite boussole dans son coin ...

Toutes ces voix discordantes appellent au "rassemblement", à condition que ce soit sous le drapeau qu'elles portent, à l'exclusion de tous les autres drapeaux. Moralité : vous mettez toutes les luttes dans un sac : elle s'étripent. Eh oui, les luttes divergent quand il n'y a plus de but commun. Et l'écologie, alors là pardon, mais comme but commun, ça se posait là. Je l'affirme : aujourd'hui, aucun but n'est plus commun (je veux dire "universel") que l'état du monde.

La gauche, après avoir fait des promesses marxistes en 1981, a tourné casaque en 1983, rejoignant les forces du marché en rase campagne avec armes et bagages, et en promettant d'aquareller de couleurs "sociales", "morales", "sociétales" aux indispensables réformes. La voilà, la divergence irréconciliable des luttes : les particularismes des regards que les individus portent sur leur propre vie et sur les problématiques qu'ils se donnent.

La nouvelle gauche, celle de Mitterrand et toute la suite, a établi ce nouveau dogme : « Puisque nous ne pouvons pas changer les choses (le système, les forces du marché, le capitalisme, ...), changeons la façon dont les gens voient les choses. Déjà, ils ne regarderont pas les mêmes choses. Il est là, notre marché des idées. »

Et dans tout ça, où est-elle passée, l'ardente conviction écologique d'un Pierre Fournier ?

C'est une excellente question, et je vous remercie de l'avoir posée.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 05 octobre 2019

LE GÉNIE DE CABU

Cabu est mort en 2015, en pleine possession de ses facultés.

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Cabu, immortalisé par son fils Mano.

Chirac est mort en 2019, et certains susurrent qu'il était gaga. Cela n'empêche pas que tout le monde y est allé de sa larme et de son anecdote personnelle sur le cercueil de celui qui est désormais désigné par les sondages comme étant le meilleur président qu'ait eu la V° République (énormité proférée par le gloubiboulga qu'on appelle "opinion publique"). Tous ces refrains ne font que reprendre la musique dont Georges Brassens avait enrobé ces paroles définitives :

« Il est toujours joli, le temps passé,

Une fois qu'ils ont cassé leur pi-ipe,

On pardonne à tous ceux qui nous ont offensé,

Les morts sont tous des braves ty-ypes ».

On a moins entendu rappeler le slogan que portaient les banderoles dans les rues de France après le 21 avril 2002 : « Plutôt l'escroc que le facho ». Les électeurs ne voulaient certes pas de Jean-Marie Le Pen, mais ils ne se faisaient aucune illusion sur les qualités morales intrinsèques de l'homme qui lui était opposé. Résultat : 82% ! Tous les bons vivants auraient aimé se retrouver à table avec Chirac, et tout le monde se souvient de sa poignée de main, généreuse et franche, quelles que fussent les circonstances.

Tout le monde (ou presque) a oublié le reste. Est-ce que c'était Chirac, l'histoire de la chasse d'eau qu'on tirait chaque fois qu'on ouvrait le coffre-fort pour en sortir des billets de banque ? Je ne sais plus, mais on pourrait aussi parler du château de Bity et de sa restauration complète, qui n'avait pas coûté trop cher au couple Chirac.

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Tiens, à propos de poignée de main (et le regard lourd de sous-entendus que Cabu a fait à la vache !).

Heureusement, tout le monde n'a pas la mémoire sélective, et Le Canard enchaîné ne s'est pas fait faute, le mercredi 2 octobre, de rappeler quelques épisodes qui ont accompagné les quarante ans de "vie politique" de ce "dernier grand fauve", comme certains anciens adversaires ont consenti à le qualifier devant les micros, pour mieux disqualifier la profession de politicien. Et pour rendre cet "hommage", le Canard a donné avec raison la place d'honneur à Cabu. Tous les dessins (sauf un) de la page 4 sont signés Cabu. Heureusement qu'il y a le Canard pour se souvenir de Cabu et de toutes les faces cachées de Chirac, que le dessinateur adorait croquer et mettre au premier plan.

Cabu est mort il y aura bientôt cinq ans. Il n'a pas été remplacé. Nul n'a hérité son trait virtuose qui savait saisir un geste, dessiner un visage, synthétiser une situation, ni son regard souvent féroce, qui atteignait la cible au cœur. Quelques-uns seulement savent, comme lui, faire rire au sujet de réalités (à commencer par les fripouilleries impunies) plutôt faites pour susciter la rage.

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Inutile de faire l'éloge de Cabu : je ne me console pas de sa perte. Quelques dessinateurs s'efforcent de lui emboîter le pas et de porter la plume dans la plaie. La plupart collaborent précisément au Canard enchaîné : Pétillon, Aurel, Lefred-Thouron, Dutreix, Diego Aranega, l'indétrônable Escaro, Delambre, Wozniak, Kerleroux, Kiro, plusieurs autres. Dutreix, après l'attentat, avait donné un dessin extraordinaire (Cabu est le plus chevelu de l'équipe).

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Le Canard enchaîné est le dernier refuge du dessin de presse et de la satire (le New York Times vient de les bannir de ses pages, à cause de la "political correctness"). Je compte pour pas grand-chose le pauvre dessin de une que Plantu livre laborieusement au journal Le Monde : il est tellement tenu par la "ligne éditoriale" que ses dents (s'il en a) sont limées à ras. Qui pourrait dire quelle "ligne éditoriale" Cabu avait décidé de suivre, en dehors de la sienne propre ?

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Quant à Charlie Hebdo, je ne l'achète plus depuis très longtemps, déserté qu'il est par les dessinateurs de talent, je veux dire envahi qu'il est par des tâcherons qui ne savent plus faire rire et qui ne connaissent plus que le coup de poing graphique, la brutalité dessinée, la force hargneuse. Cabu, lui, frappait fort, mais ajoutait une règle impérative à l'exigence de percussion : faire rire. La plupart du temps, au kiosque, le mercredi, je jette un regard désolé sur la couverture de Charlie-Hebdo, et je passe mon chemin : trop laide. Des talents y sont-ils maintenant revenus ? Peut-être devrais-je l'ouvrir de temps en temps, qui sait ?

Le Canard enchaîné, par bonheur, entretient la flamme du souvenir de son soldat bien connu, Cabu, en couronnant ses pages intérieures d'une drôle de guirlande : son trombinoscope politique (j'ai compté 41 bobines : il y a des redites). Car Cabu a passé de très longues années à portraiturer la classe politique française, sans lui faire aucun cadeau : il n'y a qu'à puiser et, mis à part quelques éphémères feux de paille politiques trop vite passés à la trappe pour laisser le souvenir de leur trombine, on reconnaît au premier coup d’œil les pipes de tir forain que Cabu ajustait sous sa plume. Je ne remercierai jamais assez Le Canard enchaîné de cette fidélité à un de ses piliers, tragiquement effondré.

Chirac était indéniablement un de ses favoris, mais il y en avait d'autres, immédiatement reconnaissables, et dont quelques-uns sont des chefs-d'œuvre. J'adore le sournois sinusoïdal de son curé faux-jeton, qu'il n'y a pas besoin de nommer. C'est mon préféré : combien de traits pour faire éclater la tartuferie de l'individu (vous savez : « La route est droite, mais la pente est forte ») ?

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Et tout le monde connaît cet objet de vindicte qu'il avait en horreur.

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Mais on trouve, bien des années avant la mort de Chirac, qui n'était alors que maire de Paris et député, des images très différentes du bonhomme, qui n'était pas encore le vieillard débonnaire et consensuel (« usé, fatigué », disait Jospin en 2002, il avait raison) que les Français élisent désormais par sondage (dessin paru dans La France des beaufs, Editions du Square, 1979).

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Quarante ans avant, on le reconnaît déjà infailliblement, mais comme spécialiste de l'aboiement et du coup de menton, qu'il n'avait pas encore quadruple, et avec de grandes canines pour la conquête du pouvoir qui lui manquait. Élu président de la République, il a eu douze ans pour digérer sa satisfaction satisfaite.

Cabu l'a suivi attentivement.

Merde à Chirac ! Merci au Canard enchaîné ! Gloire à Cabu !

Voilà ce que je dis, moi.