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lundi, 04 novembre 2019

MORT DE "LA GUEULE OUVERTE"

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Il y a encore des barbus sur la gauche (j'ai "recadré" la photo). J'ai cru reconnaître Gébé, assis à droite de Fournier, mais j'ai un doute. Photo parue en page 3 du n° 5 de La Gueule ouverte. Mon avis personnel sur la "nécro" en trois pages : j'aimais bien les romans SF de Jean-Pierre Andrevon. J'avais oublié qu'il avait tenu une rubrique dans La G.O. Mais à lire le texte, on comprend assez bien qu'il ne comptait pas parmi les plus proches de Fournier, que le propos flotte avec sympathie, mais que l'essentiel n'est pas là. Il ne paie pas de mine, le gars Fournier, mais pour le caractère, il devait être plutôt "entier".

J’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte après le n°24. Je veux dire que j’ai quand même tenu pas mal de temps après la mort de Fournier, non ? J’ai acheté, je ne sais pourquoi, deux n°13 (que j'ai toujours), mais aussi plusieurs n°1 – à vrai dire le numéro qui avait décidé que j’étais décidément de ce côté ensoleillé de la rue (« On the sunny side of the street », pour ceux qui connaissent le jeune Louis Armstrong). Malheureusement, vous savez ce que c’est, les amis viennent, s’en vont, on prête (« ça s’appelle revient, hein, j’y tiens ! »), et puis voilà, on se rend compte, quarante ans après, que M. Chourave ou Mme Filoute était passé par là.

Mais « j’ai arrêté », ça veut aussi dire que j’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte, cette belle revue qu’après tout, comme un certain nombre d’autres en France, je devais attendre comme on attend un espoir pour demain. Et d’après ses débuts, ça promettait de péter le feu. Bon, j’ai oublié le sommaire du n°1. Je pourrais peut-être le trouver par les moyens immatériels (mon œil !) que permettent les communications modernes, mais j’ai la flemme.

Au vu du sommaire du n°2 (décembre 1972), je dois bien reconnaître que m’ont repris les petits titillements qui m’avaient fait tiquer à l’époque. J’ai été surpris quand je suis retombé sur l'article « Terres libérées, où ça ? » (p.4-11), où Pierre Fournier parle de nouvelles formes de vie dans des communautés rurales organisées selon un mode assez libertaire. Cela commence même par une espèce de charte compliquée (d'autres diront "subtile") d'organisation de la vie en commun sur des bases plutôt libertaires mais non sans règles précises : j'ai du mal à m'y retrouver.

Il voulait aussi que les relations entre individus ne reposent pas sur le volontarisme, l'altruisme et les sentiments humanitaires, mais soient organisées par les nécessités matérielles du quotidien. D'accord sur ce point, mais je suis convaincu qu'on ne fabrique pas une communauté humaine in abstracto. Je n’ai jamais cru à la possibilité et à la durabilité de telles micro-sociétés. Et disons-le, je n’y ai jamais eu aucune appétence. Combien existent encore aujourd’hui ?

Mais il y a à côté de ça « A propos, qu’est-ce que c’est, la nature ? », sorte d’éditorial signé par le Professeur Mollo-Mollo. Or, sous ce pseudo burlesque, se cache l’éminent Philippe Lebreton, précurseur, après René Dumont, de l’écologie politique en France. Le bonhomme en sait long, il en veut, et il ne garde pas les deux pieds dans la même chaussure. L'article est surmonté d'une photo marrante qui ne fait de mal à personne.

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La passagère a belle allure. Aujourd'hui, Monsieur Seguin roule en D.S.

Dans son texte, il pose pour finir, comme s’il craignait de dire des gros mots, cette question qui me laisse, quant à moi, pantois, quarante-sept ans après : « La tolérance d’homme à homme que nous commençons à juger normale, le respect de "l’autre", ne devrions-nous pas les étendre aussi à la nature, cette colonisée par excellence ? ». Quelle prudence ! Faut-il donc malgré tout que les mentalités aient fait un bond spectaculaire pour qu'une telle circonlocution oratoire, emberlificotée dans la formulation, me paraisse aujourd'hui d'une timidité coupable ?? N'en savions-nous alors pas assez pour être beaucoup plus affirmatif ??

Qu'est-ce que je relève encore ? Ah oui, un article fort de Bernard Charbonneau, « Roissy en enfer ». Charbonneau, c’est le copain de Jacques Ellul, vrai penseur pour le coup du « système technicien » et de ses effets délétères sur les structures mêmes des sociétés humaines. Le plus étonnant, dans cet article, c’est l’état de stupéfaction proche de la sidération où le plonge l'annonce de l’installation d’un grand aéroport (Roissy) au nord de Paris (« un cratère plein de décibels de vingt-six kilomètres sur trente-sept »). Il n’arrive pas à comprendre que des responsables censés être sensés aient pu prendre sérieusement une décision aussi folle. Là encore, le nombre des années, quel coup de distance dans la figure : il faudrait que les habitants actuels de Roissy (et environs) lisent ce texte. 

Bon, je ne vais pas inventorier ce n°2. Dans le désordre, il y a un « Roland » qui parle intelligemment de ce qu’est un vrai bon blé ; il y a un très bon papier sur le projet de barrage à Naussac (Lozère) ; un autre très net sur la future centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly, avec des photos parlantes de ce qu’était un paysage rural à l’époque (on voit même des haies – si si !) ; deux pages de remplissage avec les dessins de Willem ("Gaston Talon") ; un compte rendu du congrès de « Nature et Progrès » à Versailles ; quatre pages sur les problématiques liées à la fondation des Parcs Naturels en France ; un bel article sur l’état de la mer Méditerranée en 1972 (qu’en est-il aujourd’hui ?) ; un article un peu bizarre et compliqué sur les radios et la détection des cancers ; j’arrête là. Ah non, j’ai failli oublier Gébé, Reiser et Cabu !

Bilan et résultat des courses : la revue voulue intensément par Pierre Fournier, a vu le jour, et finalement démarré dans la douleur, à grand renfort d’énergie, de fluide, de volonté et d’acharnement. Une belle revue qui démarrait sur les chapeaux de roues dans le dur, dans le riche, dans le lourd et dans le solide, pour dire « merde » à l’époque, avec quelques petits bémols touchant ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre-ensemble ».

Sans être au courant des réalités de terrain de l’époque, il me semble que la vie de Pierre Fournier n’était pas un long fleuve tranquille (cf. encyclopédie en ligne, qui ne regorge pas de détails). Avant même la confection du n°4, c’est son cœur à lui qui lui a dit "merde"(autour de 35 ans). Le Monde signale sa disparition. Ce que l’équipe lui reconnaît aussitôt, c’est « courage », « inconscience », et surtout, à mes yeux « cohérence », (n°5). Je crois me rappeler que Delfeil de Ton a des mots sympas à son égard dans sa Véritable histoire d’Hara Kiri, mais aussi un regard un peu surpris par l’apparence (à moins que ce ne soit Denis Robert dans Mohicans ?). 

Problème : le bateau vient à peine d’être mis à l’eau que le capitaine passe par-dessus bord et se noie, qu’est-ce qu’on devient ? Premier réflexe, et c’est classique : « On continue ! » (belle façon en passant de confirmer que personne n’est indispensable). Et c’est tout à fait vrai pendant un certain nombre de mois : c’est que le portefeuille d’articles, de dessins, de photos, de documents, etc. devait être bien garni à ce moment et qu’au moins une ébauche de réseau d’informateurs et de collaborateurs avait pu être constituée.

Mais je le dis comme je le pense : la mort de Pierre Fournier annonce la disparition de la première grande revue du combat écologique en France. Le canard décapité continue un temps, mais pas tant que ça. Pierre Fournier mort, La Gueule ouverte a presque tout de suite commencé à partir en quenouille, c'est ma conviction.

J’ignore tout de la cuisine interne qui s’est mise en place progressivement, et je veux encore plus ignorer l’histoire des rapports de forces au sein de l’équipe de direction, mais c’est indéniable : quelque chose d’important changeait. Comme si les joysticks du pouvoir (qui brûlaient les mains de Fournier) commençaient à prendre le pli de manipulations différentes pour aller dans d’autres directions.

Un curieux amateurisme semble s’être glissé dans les méthodes de travail : ainsi, dans le n°20 (juin 1974), sous la plume de Danielle (la compagne de Fournier, je crois) : « … nous avons essayé de digérer un texte en anglais d’Illich. (…) Christiane (…) et moi espérons n’avoir pas fait de contresens quant au fond ». Bravo pour la sincérité, mais ! Et les sujets s’avancent vers toutes sortes d’horizons nouveaux : les questions de pouvoir dans le couple, la critique du plein-emploi, la remise en cause de la médecine, etc. Le MLF prend une grande place dans certains numéros. L’homosexualité commence à pointer son nez.

Un symptôme révélateur : les éditions du Square (Bernier - en fait Choron - étant Dir. de la publication) après le n°22 (1974), refilent l'édition de La Gueule ouverte aux Presse de la Bûcherie (Michel Levêque Dir. de publication). De toute évidence, il y a incompatibilité des équipes. La Gueule ouverte se replie à La Clayette (Saône-et-Loire), avec une belle page de titre barbue et rigolarde pour la revue, dessinée par Cabu. J'ai un peu croisé la route (peu de temps) de quelques membres de cette sorte de "communauté" pour le moins informelle, mais avec le temps, j'ai presque tout oublié de ces temps qui, pour moi, sont une figure du n'importe quoi. Il n'en reste que mes vieux numéros de La G.O.

Visiblement, ça commence à tirer à hue et à dia, et le sac se fait trop petit pour la diversité des nouvelles causes à défendre. Le fourre-tout n'est pas loin. Et ça me fait penser à ce qui s'est passé lors de plus récents mouvements éphémères (Anonymous, Occupy, Indignés, Nuit debout, Gilets jaunes, Extinction-Rébellion, etc, ...) : quand j'entends des responsables médiatiques, disons, ... de La France insoumise (suivez mon regard), appeler de leurs vœux une "convergence des luttes", je me dis : "toujours le même merdier".

Ach, convergence des luttes, très bon, très pur, s'exclame le tovaritch convaincu ! Ah bon ? Convergence des luttes, susurre le sceptique ?

En fait, la trajectoire de La Gueule ouverte a commencé à errer sitôt après la mort de Fournier : il y avait là une sombre prémonition. Au lieu d'exiger un certificat d'écologie à ceux qui voulaient entrer dans la revue, la nouvelle équipe a fait de La Gueule ouverte une auberge espagnole : chacun apportait son manger (à l'instant où j'écris ça, j'entends à la radio "le droit à la sensibilité"). Le résultat ? Finie la cohérence chère au cœur de Pierre Fournier, bienvenue à la divergence des luttes.

Car ce qui m'apparaît en plein dans les phares, c'est que chacune des boutiques (officines, groupes, clans, sectes, ...) qui se disent "en lutte" ne se soucie guère des revendications qui ne sont pas les siennes, et se soucie encore moins de définir un objectif capable d'unifier tous les particularismes. Elle est là, la divergence des luttes. Eh, François Ruffin, t'auras beau lancer tes appels incantatoires, tant que chacun aura sa petite boussole dans son coin ...

Toutes ces voix discordantes appellent au "rassemblement", à condition que ce soit sous le drapeau qu'elles portent, à l'exclusion de tous les autres drapeaux. Moralité : vous mettez toutes les luttes dans un sac : elle s'étripent. Eh oui, les luttes divergent quand il n'y a plus de but commun. Et l'écologie, alors là pardon, mais comme but commun, ça se posait là. Je l'affirme : aujourd'hui, aucun but n'est plus commun (je veux dire "universel") que l'état du monde.

La gauche, après avoir fait des promesses marxistes en 1981, a tourné casaque en 1983, rejoignant les forces du marché en rase campagne avec armes et bagages, et en promettant d'aquareller de couleurs "sociales", "morales", "sociétales" aux indispensables réformes. La voilà, la divergence irréconciliable des luttes : les particularismes des regards que les individus portent sur leur propre vie et sur les problématiques qu'ils se donnent.

La nouvelle gauche, celle de Mitterrand et toute la suite, a établi ce nouveau dogme : « Puisque nous ne pouvons pas changer les choses (le système, les forces du marché, le capitalisme, ...), changeons la façon dont les gens voient les choses. Déjà, ils ne regarderont pas les mêmes choses. Il est là, notre marché des idées. »

Et dans tout ça, où est-elle passée, l'ardente conviction écologique d'un Pierre Fournier ?

C'est une excellente question, et je vous remercie de l'avoir posée.

Voilà ce que je dis, moi.

samedi, 07 avril 2018

5-LA PLANÈTE DES RICHES

30 décembre 2017

Des nouvelles de l'état du monde (17).

5/5

Inégalités, planète et nombre.

Au fait, pourquoi a-t-on appelé les années 1945-1975 les « Trente Glorieuses », la célèbre formule de Jean Fourastié ? On nous parle complaisamment de l’incomparable prospérité qu’ont connue les pays développés et du taux de croissance faramineux de l’activité économique. C’est vrai, évidemment. Je fais juste remarquer que cette prospérité et cette croissance sont concomitantes de cette autre vérité incontestable : ce furent sans doute les années les moins inégalitaires de l’histoire, comme cela apparaît clairement dans Le Capital au XXI° siècle de Thomas Piketty. Prospérité, croissance et redistribution dans un même bateau ! Bon dieu, mais c’est bien sûr ! Il suffisait d’y penser ! 

Sans être économiste, j'ai tendance à me dire que ce n'est pas une simple coïncidence et que, pour que les entreprises marchent du tonnerre de Dieu, il suffirait peut-être de donner aux populations le pouvoir d’achat qui permettrait à la machine économique de tourner à plein régime. De l'intérêt bien compris, en somme. Cesser de draguer et de gaver l'actionnaire (le soi-disant investisseur, mais vrai spéculateur : à vrai dire, trois mots devenus interchangeables, ou pas loin) pour mettre un peu d'huile dans les rouages de la vie des laborieux, pour qu'ils aient chaque matin envie de retourner au charbon parce que ça vaut le coup. Au lieu de se demander, comme beaucoup font actuellement, de quelle humeur sera la guillotine ce matin.

La voilà, la solution : modérer les inégalités de richesse, c’est bon pour tout le monde ! Pas le communisme, non, surtout pas cette façon militaire et policière de niveler par le bas : juste une redistribution convenable pour la prospérité de tous, avec des inégalités qui puissent avoir des airs acceptables. Des inégalités un tantinet justifiées (par le talent, le mérite, le travail, bref : des "valeurs", mais des vraies, pas des abstractions). Ce qu'il faut retenir ? Que pendant trente ans, les pays industrialisés ont magnifiquement crû et embelli en partageant (approximativement) les richesses produites entre ceux qui en fournissaient les moyens et ceux qui les produisaient par leur travail.

Et ça n’a pas si mal marché, en fin de compte, tant que l’activité est restée concentrée sur une quinzaine de pays industrialisés. Allez, soyons sympa : les trente-cinq membres de l’OCDE. Tant qu’ils sont restés entre eux, et aussi longtemps qu’a duré la croissance de ces marchés, jusqu'à ce qu'une majorité de gens aient acquis les premiers éléments du confort qui est le nôtre aujourd'hui. Bon, c'est vrai que, pendant tout ce temps, la prédation des ressources a continué joyeusement, mais enfin à destination d'un nombre limité de pays : trente-cinq pays, ça ne fait pas une planète. On pourrait se dire que ce qui a marché pour quelques-uns, il n'y a pas de raison pour que ça ne marche pas pour tout le monde. Très belle idée, c'est sûr, mais il y a une sacrée arête en travers de ce gosier.

Car c'est vrai qu'on voyait bien, déjà, les dégâts que ça faisait. Bon, le principe de la pollution, s'il commençait à être bien identifié par quelques illuminés (Pierre Fournier et La Gueule ouverte, les premiers écolos, "nucléaire non merci", Malville, Philippe Lebreton, alias professeur Mollo-Mollo,  ...), était tout aussi largement nié par les "autorités compétentes" qu'il était concrètement à l'œuvre. Mais tant que c'était dans les ailleurs que c'était pollué, vous comprenez ... avant qu'on se rende compte que ça se passait aussi chez nous (air, terre, eau, etc.). M'enfin, du moment que les affaires prospéraient ... on ne chipotait pas trop.

Malheureusement, une fois les marchés à saturation, il a bien fallu en ouvrir d’autres et, pour cela, donner un peu de pouvoir d'achat à ces "autres", pour qu'ils puissent acheter. C’est peut-être cette logique qui a lancé la mondialisation, avec son cortège de délocalisations et de concurrence de toutes les mains d’œuvre (mot d’ordre : alignement sur le plus bas salaire : Bangla Desh par exemple).

Je saute des étapes, mais l'axe directionnel est à peu près là. Bon, c'est vrai, pour assister comme aujourd'hui à la montée fulgurante des inégalités, il faut qu'il se soit passé quelque chose d'autre : il faudrait se demander aussi ce qui a permis une telle confiscation de la création de richesses par un petit nombre de cumulards infernaux. Sans doute le couple diabolique Reagan / Thatcher. Paul Jorion, de son côté, voit dans cette concentration de richesses une des principales menaces qui guettent.

Il serait aussi intéressant de se demander dans quelle mesure la saturation de marchés déjà gavés n'a pas été pour quelque chose dans la course à l'innovation à tout prix et dans tous les domaines, concurrence exacerbée oblige. Je dis ça en passant, mais il y aurait peut-être de quoi s'arrêter un moment.

Toujours est-il que, après le pouvoir d'achat, les "autres" ont voulu davantage, comme par exemple ce qu'on appelle des "transferts de technologie" : il a fallu exporter les savoir-faire, les techniques, les compétences, pour "conquérir" des marchés. Tant et si bien que les "autres", à commencer par la Chine, sont devenus des concurrents à part entière. Pas de chance, hein ! C'est la logique même du profit qui a donné à l'Occident la prééminence, et qui lui a, du même mouvement, ôté cette prééminence, en même temps que l'initiative et la créativité, l'invention et l'innovation. L'Occident a livré aux "autres" les secrets qui avaient fait sa domination. A quelques détails près, je trouverais presque qu'il y a quelque chose de christique dans cette façon de donner de soi. Sauf que ...

Sauf que, étendez aux deux cents pays du monde la façon de produire et de consommer des trente-cinq privilégiés, et le monde n’y résiste pas. Cela veut dire que, de toute façon, le "modèle économique" inventé en Europe, en plus d'être carrément inéquitable, n'était pas raisonnable. Et une fois que l'Amérique protestante et mercantile s'en est emparée, il s'est montré carrément déraisonnable et sans frein. Alors vous pensez, une fois étendu à tous les pays en quête de croissance, de confort et de bien-être, le modèle, il est devenu définitivement insensé, impraticable et suicidaire.

Alimenter en matière, puis en produits de consommation une aussi grosse machine à produire et à consommer revient à piocher sans mesure dans le capital. Pour simplement dire qu’elle fonctionne, cette économie-là est obligée de vendre les bijoux de famille : je veux dire la nature. Cette humanité-là dilapide, pille les ressources, elle tue la poule aux œufs d’or.

Le problème, avec les êtres vivants, c’est que ce sont des prédateurs, tous sans exception. A partir du moment où il faut vous nourrir pour « persévérer dans votre être », vous prenez le carburant qu’il vous faut où il se trouve : le plus disponible, le plus nutritif, le plus facile, le plus près, le plus faible. La preuve, regardez l'immigration du loup des Abruzzes, d'abord discrète et précautionneuse, qui s'est progressivement fait dévastatrice chez les brebis (les écolos peuvent gueuler, c'est quand même la vérité). Le scénario est toujours le même : prendre, manger, déféquer. Prédation, consommation, déjection. Où que vous regardiez, quand vous avez à faire au vivant, c’est le cycle, quasiment mécanique, aujourd’hui encore. Ni vous ni moi ne faisons exception à la règle, à la différence que notre ingéniosité nous a faits les royaux prédateurs de tout, y compris du loup, heureusement.

Aussi longtemps que vous avez par-ci par-là un bonhomme qui prélève dans son environnement de quoi « persévérer dans son être », qui consomme et qui abandonne ses déchets là où il les a faits, l’environnement est content : il fait ce pour quoi la nature du lieu l’a fait, il accueille un étranger pour un temps, et il possède tout ce qu’il faut pour digérer (recycler) ce qu’il laisse en partant. La question du nombre est primordiale. Comme disait l’autre (peu importe cet autre) : «  Quand il y en a un, ça va, c’est quand il y en a beaucoup que ça pose problème ». Rien de plus vrai en l’occurrence. Comme disait Fernand Raynaud dans je ne sais plus quel sketch : « Vous prenez dix sages, vous les serrez, vous obtenez un fou ». Mais quel âge faut-il avoir pour se souvenir de Fernand Raynaud ?

L’humain c’est ça : clairsemé, il passe inaperçu ; serré, il prend des maladies. Tout seul ou presque, c’est à peine si on s’aperçoit de sa présence : il laisse si peu de traces qu’il faut quelques dizaines de milliers d’années pour que des fondus en dénichent dans des sols improbables : ici une molaire, là une mandibule, ailleurs un tibia ou une calotte crânienne. Quand, avec le nombre, il commence à en laisser beaucoup, on appelle ça des déchets. Car c’est quand il se concentre que ça ne va plus. La première chose à prévoir, quand on organise un rassemblement populaire, en même temps que le ravitaillement, c'est l’emplacement des « feuillées », vous savez, ces chiottes de campagne rustiques où règne la convivialité, sinon gare aux conséquences diverses.

Pour les véhicules à moteur, c’est pareil : l’époque des De Dion-Bouton, Delahaye, Hotchkiss, Rosengar, Delage (véhicules polluants s’il en est) fait figure d’âge d’or et de folklore vintage. Rien à voir avec aujourd’hui, où les habitants de New Dehli (Inde) sont obligés d’installer un brumisateur géant pour faire retomber au sol les particules fines offertes par les pots d’échappement. Et ceux de la vallée de Chamonix bénissent tous les jours le percement du tunnel, qui leur apporte fidèlement les fumées toxiques quotidiennement sorties des pots d’échappement de milliers de poids lourds (582.000 chambres à gaz roulantes sur l’année 2012 : je pense à l’usage qui était fait des camions et des pots d’échappement dans certains camps nazis). Mille mercis, le Nombre !

J’ai entendu je ne sais plus qui soutenir je ne sais plus où que la planète est idéalement faite pour cinq cents millions d’humains. On en est à sept milliards (en comptant les femmes et les petits enfants, comme faisait maître François Rabelais). Soit dit en passant, mille mercis à la Médecine, pour la grenade démographique qu’elle a dégoupillée et qui n’a pas fini d’exploser (les Nigériennes font six ou sept enfants chacune, dans un pays très pauvre qui compte 20 millions d'habitants : qu'adviendra-t-il en 2050, où on en prévoit 79  millions ?). Les grandes âmes entonnent régulièrement leur refrain préféré : « La Terre pourrait nourrir dix milliards d’individus … ». Il faut à peine les pousser pour qu’ils ajoutent : « … si … ». Si quoi ? Réponse : « Si l’on procède à un partage équitable des ressources ». Equitable ! Tu l’as dit, bouffi !!!

Équitable ? Même Bill Gates le philanthrope ne veut pas être équitable. Il veut faire le Bien, et que tout le monde le sache, c'est différent. Il veut écraser les pauvres de sa Bonté. En vérité qui, à part quelques gogos de consommateurs bobos, tient à favoriser un commerce équitable ? Eh bien voilà, c’est tout simple : c'est la raison pour laquelle personne n’est pas plus en mesure de lutter contre les inégalités que contre les atteintes irréversibles à l'état de la planète. Tout ce qui est au sommet de la pile est trop heureux de respirer un bon air pur, de se sentir du côté du Bien et d’orienter les décisions dans le sens favorable au maintien du statu quo. Tout ce qui est en bas a juste le tort d’être en bas : on respire moins bien, on est trop serré et on a trop de poids sur les épaules et pas assez sur les décisions pour faire bouger quoi que ce soit. Édifier un monde juste ? Vous n’y pensez pas ! Qui est là pour vous entendre ?

Car accessoirement, voilà aussi la raison pour laquelle la nature elle-même est mal partie : le pillage n’est pas près de s’arrêter. L'état économique des gens et l'état écologique de la planète sont promis au même sort. Ils sont indissolublement liés et, selon toute apparence, pas pour le meilleur. Une consolation quand même : quand tout sera fini, il n'y aura plus personne, après coup, pour pointer son "gros doigt grondeur" sur les cancres pour dire : « Personne ne pourra dire qu’on ne savait pas ». Il n'y aura plus un seul donneur de leçon.

On respire presque bien à cette idée.

Voilà ce que je dis, moi.