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lundi, 04 novembre 2019

MORT DE "LA GUEULE OUVERTE"

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Il y a encore des barbus sur la gauche (j'ai "recadré" la photo). J'ai cru reconnaître Gébé, assis à droite de Fournier, mais j'ai un doute. Photo parue en page 3 du n° 5 de La Gueule ouverte. Mon avis personnel sur la "nécro" en trois pages : j'aimais bien les romans SF de Jean-Pierre Andrevon. J'avais oublié qu'il avait tenu une rubrique dans La G.O. Mais à lire le texte, on comprend assez bien qu'il ne comptait pas parmi les plus proches de Fournier, que le propos flotte avec sympathie, mais que l'essentiel n'est pas là. Il ne paie pas de mine, le gars Fournier, mais pour le caractère, il devait être plutôt "entier".

J’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte après le n°24. Je veux dire que j’ai quand même tenu pas mal de temps après la mort de Fournier, non ? J’ai acheté, je ne sais pourquoi, deux n°13 (que j'ai toujours), mais aussi plusieurs n°1 – à vrai dire le numéro qui avait décidé que j’étais décidément de ce côté ensoleillé de la rue (« On the sunny side of the street », pour ceux qui connaissent le jeune Louis Armstrong). Malheureusement, vous savez ce que c’est, les amis viennent, s’en vont, on prête (« ça s’appelle revient, hein, j’y tiens ! »), et puis voilà, on se rend compte, quarante ans après, que M. Chourave ou Mme Filoute était passé par là.

Mais « j’ai arrêté », ça veut aussi dire que j’ai arrêté d’acheter La Gueule ouverte, cette belle revue qu’après tout, comme un certain nombre d’autres en France, je devais attendre comme on attend un espoir pour demain. Et d’après ses débuts, ça promettait de péter le feu. Bon, j’ai oublié le sommaire du n°1. Je pourrais peut-être le trouver par les moyens immatériels (mon œil !) que permettent les communications modernes, mais j’ai la flemme.

Au vu du sommaire du n°2 (décembre 1972), je dois bien reconnaître que m’ont repris les petits titillements qui m’avaient fait tiquer à l’époque. J’ai été surpris quand je suis retombé sur l'article « Terres libérées, où ça ? » (p.4-11), où Pierre Fournier parle de nouvelles formes de vie dans des communautés rurales organisées selon un mode assez libertaire. Cela commence même par une espèce de charte compliquée (d'autres diront "subtile") d'organisation de la vie en commun sur des bases plutôt libertaires mais non sans règles précises : j'ai du mal à m'y retrouver.

Il voulait aussi que les relations entre individus ne reposent pas sur le volontarisme, l'altruisme et les sentiments humanitaires, mais soient organisées par les nécessités matérielles du quotidien. D'accord sur ce point, mais je suis convaincu qu'on ne fabrique pas une communauté humaine in abstracto. Je n’ai jamais cru à la possibilité et à la durabilité de telles micro-sociétés. Et disons-le, je n’y ai jamais eu aucune appétence. Combien existent encore aujourd’hui ?

Mais il y a à côté de ça « A propos, qu’est-ce que c’est, la nature ? », sorte d’éditorial signé par le Professeur Mollo-Mollo. Or, sous ce pseudo burlesque, se cache l’éminent Philippe Lebreton, précurseur, après René Dumont, de l’écologie politique en France. Le bonhomme en sait long, il en veut, et il ne garde pas les deux pieds dans la même chaussure. L'article est surmonté d'une photo marrante qui ne fait de mal à personne.

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La passagère a belle allure. Aujourd'hui, Monsieur Seguin roule en D.S.

Dans son texte, il pose pour finir, comme s’il craignait de dire des gros mots, cette question qui me laisse, quant à moi, pantois, quarante-sept ans après : « La tolérance d’homme à homme que nous commençons à juger normale, le respect de "l’autre", ne devrions-nous pas les étendre aussi à la nature, cette colonisée par excellence ? ». Quelle prudence ! Faut-il donc malgré tout que les mentalités aient fait un bond spectaculaire pour qu'une telle circonlocution oratoire, emberlificotée dans la formulation, me paraisse aujourd'hui d'une timidité coupable ?? N'en savions-nous alors pas assez pour être beaucoup plus affirmatif ??

Qu'est-ce que je relève encore ? Ah oui, un article fort de Bernard Charbonneau, « Roissy en enfer ». Charbonneau, c’est le copain de Jacques Ellul, vrai penseur pour le coup du « système technicien » et de ses effets délétères sur les structures mêmes des sociétés humaines. Le plus étonnant, dans cet article, c’est l’état de stupéfaction proche de la sidération où le plonge l'annonce de l’installation d’un grand aéroport (Roissy) au nord de Paris (« un cratère plein de décibels de vingt-six kilomètres sur trente-sept »). Il n’arrive pas à comprendre que des responsables censés être sensés aient pu prendre sérieusement une décision aussi folle. Là encore, le nombre des années, quel coup de distance dans la figure : il faudrait que les habitants actuels de Roissy (et environs) lisent ce texte. 

Bon, je ne vais pas inventorier ce n°2. Dans le désordre, il y a un « Roland » qui parle intelligemment de ce qu’est un vrai bon blé ; il y a un très bon papier sur le projet de barrage à Naussac (Lozère) ; un autre très net sur la future centrale nucléaire de Dampierre-en-Burly, avec des photos parlantes de ce qu’était un paysage rural à l’époque (on voit même des haies – si si !) ; deux pages de remplissage avec les dessins de Willem ("Gaston Talon") ; un compte rendu du congrès de « Nature et Progrès » à Versailles ; quatre pages sur les problématiques liées à la fondation des Parcs Naturels en France ; un bel article sur l’état de la mer Méditerranée en 1972 (qu’en est-il aujourd’hui ?) ; un article un peu bizarre et compliqué sur les radios et la détection des cancers ; j’arrête là. Ah non, j’ai failli oublier Gébé, Reiser et Cabu !

Bilan et résultat des courses : la revue voulue intensément par Pierre Fournier, a vu le jour, et finalement démarré dans la douleur, à grand renfort d’énergie, de fluide, de volonté et d’acharnement. Une belle revue qui démarrait sur les chapeaux de roues dans le dur, dans le riche, dans le lourd et dans le solide, pour dire « merde » à l’époque, avec quelques petits bémols touchant ce qu’on appelle aujourd’hui le « vivre-ensemble ».

Sans être au courant des réalités de terrain de l’époque, il me semble que la vie de Pierre Fournier n’était pas un long fleuve tranquille (cf. encyclopédie en ligne, qui ne regorge pas de détails). Avant même la confection du n°4, c’est son cœur à lui qui lui a dit "merde"(autour de 35 ans). Le Monde signale sa disparition. Ce que l’équipe lui reconnaît aussitôt, c’est « courage », « inconscience », et surtout, à mes yeux « cohérence », (n°5). Je crois me rappeler que Delfeil de Ton a des mots sympas à son égard dans sa Véritable histoire d’Hara Kiri, mais aussi un regard un peu surpris par l’apparence (à moins que ce ne soit Denis Robert dans Mohicans ?). 

Problème : le bateau vient à peine d’être mis à l’eau que le capitaine passe par-dessus bord et se noie, qu’est-ce qu’on devient ? Premier réflexe, et c’est classique : « On continue ! » (belle façon en passant de confirmer que personne n’est indispensable). Et c’est tout à fait vrai pendant un certain nombre de mois : c’est que le portefeuille d’articles, de dessins, de photos, de documents, etc. devait être bien garni à ce moment et qu’au moins une ébauche de réseau d’informateurs et de collaborateurs avait pu être constituée.

Mais je le dis comme je le pense : la mort de Pierre Fournier annonce la disparition de la première grande revue du combat écologique en France. Le canard décapité continue un temps, mais pas tant que ça. Pierre Fournier mort, La Gueule ouverte a presque tout de suite commencé à partir en quenouille, c'est ma conviction.

J’ignore tout de la cuisine interne qui s’est mise en place progressivement, et je veux encore plus ignorer l’histoire des rapports de forces au sein de l’équipe de direction, mais c’est indéniable : quelque chose d’important changeait. Comme si les joysticks du pouvoir (qui brûlaient les mains de Fournier) commençaient à prendre le pli de manipulations différentes pour aller dans d’autres directions.

Un curieux amateurisme semble s’être glissé dans les méthodes de travail : ainsi, dans le n°20 (juin 1974), sous la plume de Danielle (la compagne de Fournier, je crois) : « … nous avons essayé de digérer un texte en anglais d’Illich. (…) Christiane (…) et moi espérons n’avoir pas fait de contresens quant au fond ». Bravo pour la sincérité, mais ! Et les sujets s’avancent vers toutes sortes d’horizons nouveaux : les questions de pouvoir dans le couple, la critique du plein-emploi, la remise en cause de la médecine, etc. Le MLF prend une grande place dans certains numéros. L’homosexualité commence à pointer son nez.

Un symptôme révélateur : les éditions du Square (Bernier - en fait Choron - étant Dir. de la publication) après le n°22 (1974), refilent l'édition de La Gueule ouverte aux Presse de la Bûcherie (Michel Levêque Dir. de publication). De toute évidence, il y a incompatibilité des équipes. La Gueule ouverte se replie à La Clayette (Saône-et-Loire), avec une belle page de titre barbue et rigolarde pour la revue, dessinée par Cabu. J'ai un peu croisé la route (peu de temps) de quelques membres de cette sorte de "communauté" pour le moins informelle, mais avec le temps, j'ai presque tout oublié de ces temps qui, pour moi, sont une figure du n'importe quoi. Il n'en reste que mes vieux numéros de La G.O.

Visiblement, ça commence à tirer à hue et à dia, et le sac se fait trop petit pour la diversité des nouvelles causes à défendre. Le fourre-tout n'est pas loin. Et ça me fait penser à ce qui s'est passé lors de plus récents mouvements éphémères (Anonymous, Occupy, Indignés, Nuit debout, Gilets jaunes, Extinction-Rébellion, etc, ...) : quand j'entends des responsables médiatiques, disons, ... de La France insoumise (suivez mon regard), appeler de leurs vœux une "convergence des luttes", je me dis : "toujours le même merdier".

Ach, convergence des luttes, très bon, très pur, s'exclame le tovaritch convaincu ! Ah bon ? Convergence des luttes, susurre le sceptique ?

En fait, la trajectoire de La Gueule ouverte a commencé à errer sitôt après la mort de Fournier : il y avait là une sombre prémonition. Au lieu d'exiger un certificat d'écologie à ceux qui voulaient entrer dans la revue, la nouvelle équipe a fait de La Gueule ouverte une auberge espagnole : chacun apportait son manger (à l'instant où j'écris ça, j'entends à la radio "le droit à la sensibilité"). Le résultat ? Finie la cohérence chère au cœur de Pierre Fournier, bienvenue à la divergence des luttes.

Car ce qui m'apparaît en plein dans les phares, c'est que chacune des boutiques (officines, groupes, clans, sectes, ...) qui se disent "en lutte" ne se soucie guère des revendications qui ne sont pas les siennes, et se soucie encore moins de définir un objectif capable d'unifier tous les particularismes. Elle est là, la divergence des luttes. Eh, François Ruffin, t'auras beau lancer tes appels incantatoires, tant que chacun aura sa petite boussole dans son coin ...

Toutes ces voix discordantes appellent au "rassemblement", à condition que ce soit sous le drapeau qu'elles portent, à l'exclusion de tous les autres drapeaux. Moralité : vous mettez toutes les luttes dans un sac : elle s'étripent. Eh oui, les luttes divergent quand il n'y a plus de but commun. Et l'écologie, alors là pardon, mais comme but commun, ça se posait là. Je l'affirme : aujourd'hui, aucun but n'est plus commun (je veux dire "universel") que l'état du monde.

La gauche, après avoir fait des promesses marxistes en 1981, a tourné casaque en 1983, rejoignant les forces du marché en rase campagne avec armes et bagages, et en promettant d'aquareller de couleurs "sociales", "morales", "sociétales" aux indispensables réformes. La voilà, la divergence irréconciliable des luttes : les particularismes des regards que les individus portent sur leur propre vie et sur les problématiques qu'ils se donnent.

La nouvelle gauche, celle de Mitterrand et toute la suite, a établi ce nouveau dogme : « Puisque nous ne pouvons pas changer les choses (le système, les forces du marché, le capitalisme, ...), changeons la façon dont les gens voient les choses. Déjà, ils ne regarderont pas les mêmes choses. Il est là, notre marché des idées. »

Et dans tout ça, où est-elle passée, l'ardente conviction écologique d'un Pierre Fournier ?

C'est une excellente question, et je vous remercie de l'avoir posée.

Voilà ce que je dis, moi.

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