mercredi, 27 novembre 2019
L’IDÉALISME DE GÉBÉ
Il s'appelait Georges Blondeaux.
La planche est tirée de Il est Fou, Editions du Square, 1971 : en apparence, le petit bureaucrate passif et anesthésié est un modèle de soumission à son supérieur, à sa hiérarchie, au système. Mais il suffit que Gébé braque son microscope sur ce qui se passe à l'intérieur de ce travailleur modèle pour que l'eau dormante se transforme en geyser brûlant. Le petit employé de bureau se transforme alors en une furie au potentiel révolutionnaire. Heureusement, l'éruption n'est que velléitaire et le volcan qui menaçait de tout détruire retrouve rapidement le sommeil.
Tout est dans le « Il suffirait que ... ». Gébé était un idéaliste inguérissable. En 1971, il n'avait pas encore imaginé L'An 01, cette rêverie adolescente où se manifeste le fantasme enfantin de la toute-puissance. L'An 01 aujourd'hui apparaît pour ce qu'il était déjà à l'époque : une rêverie niaise, vaine et sans conséquence. Le pire, c'est que pas mal de gens, à l'époque se sont laissé bercer par ce qui n'était, à tout prendre, qu'une fable intéressante, un conte de fées. Mai 1968 n'était pas loin : « Il est interdit d'interdire. », et autres fadaises attestant l'immaturité de leurs auteurs.
Un enfantillage en tout point semblable à ce qu'on trouve dans une BD directement destinée cette fois aux enfants : Benoît Brisefer, le petit garçon inventé par Peyo, l'auteur des Schtroumpfs, doué d'une force herculéenne (sauf quand il a le rhume), dans l'épisode (n°1, Dupuis, 1962) des Taxis rouges. A cause des méchants, il débarque dans une île où un ex-directeur de banque a trouvé le "paradis terrestre". Suit l'énumération par celui-ci de tous les inconvénients de la vie ordinaire dont il est désormais débarrassé. La liste des plaintes du petit bureaucrate de Gébé n'en diffère pas de grand-chose.
Sans doute Gébé ne prenait-il pas à ce point ses désirs pour des réalités, mais ce qui est sûr, c'est que la réalité telle que les gens la vivent en temps ordinaire était pour lui, en soi, une blessure terrible. Il était habité, que dis-je, il était hanté par l'idée de tous les possibles auxquels on renonce dans la vie ordinaire. Il était sincèrement révolté et humilié par la résignation morale et l'avachissement intellectuel qu'il observait chez des populations qui consentent massivement au pauvre sort qui leur est fait par le système.
Et ce dessinateur hors pair était en mesure de donner à sa cruelle insatisfaction existentielle une visibilité d'une grande force : son trait puissant, pictural et impeccable va à l'essentiel. Gébé savait insuffler à ses rêves un "effet de réel" saisissant. Ils prenaient corps avec une intensité telle qu'ils étaient capables d'amener le lecteur à croire en leur concrétisation prochaine. Il va de soi que le mirage s'évanouit au moment où l'on croit le toucher.
Le récit d'une aspiration profonde, d'une frustration, et finalement d'une résignation.
Mais l'idée de L'An 01 est déjà en germe.
Note ajoutée le 15 janvier 2020 : la page de Gébé est publiée dans le n°6 de Charlie Hebdo (lundi 11 février 1971).
09:00 Publié dans BANDE DESSINEE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bande dessinée, gébé, georges blondeaux, charlie hebdo, gébé il est fou, gébé l'an 01, éditions du square, bd, benoît brisefer, peyo, peyo les taxis rouges
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