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lundi, 04 juin 2012

MODESTE LEçON DE RHETORIQUE

La rhétorique, on ne le sait pas assez, tout le monde l’a à la bouche. On croit que c’est uniquement un truc réservé aux savants, mais de même que Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, de même les gens les plus ignorants de ce qu’on trouve dans les traités de rhétorique les plus érudits passent leur temps la métaphore à la bouche. Prenez « l’air du temps », « boire un canon », « discuter le bout de gras », etc. Rien que des métaphores.

 

 

Mais il est un domaine où un minimum de connaissance rhétorique explicite est requis : la littérature érotique. Si l’on met sur la « chose » le mot cru, le mot brut qui la désigne, on est plutôt dans le porno (comme on le dit à l’église : « priez porno »). Pour passer du pornographique à l’érotique – je parle évidemment de littérature –, il est indispensable de maîtriser au moins la métaphore.

 

 

J’ai parlé récemment, à propos d’Histoire d’O, du « ventre » et des « reins » : ce sont des métonymies, pour désigner les deux orifices de la femme, dans ce roman célèbre, mais qu’on peut aujourd’hui considérer comme excessivement compassé. La métaphore, étant plus facile à « manier », est infiniment plus fréquente.

 

 

« D’un doigt, il entrouvrit les lèvres ; elle poussa alors un petit gémissement. Elle était inondée et son sexe lui donnait l’impression d’être un abricot gorgé de soleil. »

 

ANNE-MARIE DE VILLEFRANCHE

 

 

L’abricot dont il est question ressortit tant soit peu de la comparaison. Mais voici une métaphore véritable :

 

 

« Un soir, ma sœur me dit : si nous étions dans le même lit, tu pourrais faire entrer ta petite broquette qui est toujours raide dans la bouche de ma petite marmotte. »

 

RESTIF DE LA BRETONNE

 

 

Là, c’est même deux pour le prix d’une : pour une bonne compréhension de la première, une « broquette » est un clou de tapissier. Les énumérations sont fastidieuses, n’est-ce pas ? Aussi m’en garderai-je comme de la peste. Tenez, voici un petit poème du grand VOLTAIRE.

 

 

« Je cherche un petit bois touffu que vous portez, Aminthe,

Qui couvre, s’il n’est pas tondu, un gentil labyrinthe.

Tous les mois, on voit quelques fleurs couronner le rivage.

Laisse-moi verser quelques pleurs dans ce gentil bocage. »

 

 

N’est-ce pas tendre et délicieux ? Aimablement dit ? Suavement tourné ?

 

 

A quoi pense CHARLES BAUDELAIRE quand il écrit :

 

 

« Guidé par ton odeur vers de charmants climats,

Je vois un port rempli de voiles et de mâts

Encor tout fatigués par la vague marine (...) ? »

 

 

Faut-il faire un dessin ? Une explication de texte ? Je m’en voudrais. C’est pourtant, dans Les Fleurs du Mal, un poème (« Parfum exotique ») figurant fort souvent à l’oral du bac. Je signale qu’une seule lettre distingue « exotique » et « érotique ».

 

 

Je ne suis pas sûr, si cela peut rassurer les parents, que le professeur aille, dans son cours, jusqu’à l’explicite. Eh bien, je dis que c’est tout à fait regrettable, car il n’est pas mauvais de dépuceler ainsi l’imaginaire pubère – qui ne demande pas autre chose –, et bien des contes des 17ème et 18ème siècles gagneraient à être lus pour ce qu’ils sont : des métaphores.

 

 

« Voyez fille qui dans un songe

Se fait un mari d’un amant ;

En dormant, la main qu’elle allonge

Cherche du doigt le sacrement ;

Mais faute de mieux, la pauvrette

Glisse le sien dans le joyau. »

 

 

Ce petit sizain est du sieur BÉRANGER, et rappelle une anecdote que je tire de RABELAIS, vous savez, celle qui raconte Grandgousier et Gargamelle, qui faisaient souvent la « bête à deux dos », bien que je ne sache pas si c’est maître FRANÇOIS qui a inventé la formule.

 

 

En tout cas, il raconte l’histoire de l’anneau de Hans Carvel, jeune marié qui, forcément, s’inquiète de se voir pousser du « cerf sur la tête », selon la formule de GEORGES BRASSENS, dans « Le cocu », car sa jeune épouse est jolie et ardente. Dans son rêve, une bonne fée lui passe au doigt un anneau magique qui fera de sa femme la plus chaste des femmes. Evidemment, quand il se réveille, il se rend compte qu’il a le doigt dans le « joyau ». Belle métaphore, n’est-il pas ?

 

 

Ne pas nommer, « suggérer au lieu de dire. Faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots » (ALFRED JARRY). Voilà le secret. Notre époque semble impropre aux secrets de cette sorte. Il lui faut la chose sous le nez, l’obscène, le réel. A ce titre, l’époque tend davantage au porno qu’à l’érotique. Notre époque est impropre aux subtilités du langage, au déplacement, à la métaphore. Elle ne sait pas de quels plaisirs de haute lisse elle se prive ainsi.

 

 

Signe des temps : vous ouvrez L’Equipe un lendemain de grand match : des métaphores comme s’il en pleuvait. Des métaphores très souvent guerrière du genre « exploser la défense », « tirs de barrage », etc. La déchéance, je vous dis. La métaphore qui survit grâce au sport-spectacle, c’est un comble.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 03 juin 2012

CONTREPETERIE : LA FIN ?

Un peu d’histoire aujourd’hui, non pas du pet (JEAN FEIXAS et ROMI s’en sont occupés en 1991, avec Histoire anecdotique du pet Ramsay-Pauvert, ouvrage jovial et très documenté), mais du contrepet, cette perversion amicale et presque familiale du langage, et finalement de bonne compagnie. On pourrait prétendre, en poussant la logique de cette perversion gentille et sale jusqu’au bout, que les phrases « normales » que tout le monde prononce tout le temps, devraient être considérées comme des suites de  « contre-contrepets », c’est-à-dire, au fond, de la perversion revêtue du masque de la normalité. J'espère que vous suivez.

 

 

J’ai cité quelques noms. Il faut donc maintenant absolument préciser quels ont été les héros et les hérauts qui ont présidé au fabuleux destin de la contrepèterie dans la deuxième moitié du 20ème siècle, dont beaucoup ont trouvé refuge au sein de l’Oulipo, le céleste OUvroir de LIttérature POtentielle, fondé en 1960 par RAYMOND QUENEAU et FRANÇOIS LE LIONNAIS. Mais je parlerai de l’Oulipo une autre fois, sans ça, on n’est pas arrivés. Restons-en à la contrepèterie.

 

 

Disons quand même que FRANÇOIS LE LIONNAIS traîne derrière lui une lourde et terrible casserole. Dans ses Souvenirs désordonnés, JOSÉ CORTI (oui, celui de la maison d'édition magnifique) raconte qu'il doit (!?!) la mort de sa femme et de son fils dans les déportations de la deuxième guerre mondiale, à l'ahurissante et révoltante inconscience de cet homme, qui, d'après lui, tenait, si l'on peut dire, "table de résistance ouverte" dans les locaux de sa librairie, jusqu'au jour où il vit la Gestapo embarquer sa famille. J'imagine que l'événement ne l'a pas prédisposé à admirer les oeuvres nées de l'Oulipo.

 

 

A tout seigneur tout honneur. YVAN AUDOUARD, qui a inauguré la rubrique du Canard enchaîné intitulée « Sur l’Album de la Comtesse » (d’abord intitulée « la Comtesse M. de la F. », qui ne renvoie pas à l’antistrophe de RABELAIS (« molle de la fesse », mais l’intention est quand même bien d’induire en erreur), mais à la comtesse MAXINE DE LA FALAISE). A vrai dire, ce n’était pour Y. A. qu’un passe-temps exercé dans les moments creux. Il a en effet écrit beaucoup d’autres choses, dont un délicieux polar rigolard, Antoine le vertueux.

 

 

Il a par ailleurs laissé des sentences et autres apophtegmes frappés au marteau de la bonne forge, comme : « Je n’attendais rien d’elle. J’ai été comblé », ou : « C’est faire honneur au soleil que de se lever après lui ». Dans la préface qu’il a donnée au Manuel de contrepet de JOËL MARTIN (Albin Michel, 1986), il raconte l’exquise et délectable anecdote suivante :

 

 

« Du temps où j’étais responsable de "L’album de la comtesse", je reçus un coup de téléphone suppliant et affolé d’un chef d’entreprise qui me dit : « Je dirige un petit atelier de dessin industriel. Vous m’avez déjà coûté deux cents heures de travail. Mes dix-huit employés n’ont plus l’esprit à ce qu’ils font. Ils n’arrivent pas à trouver la contrepèterie de la semaine. » Elle était pourtant classique.

 

 

C’était le fameux : « Aucun homme n’est jamais assez fort pour ce calcul ». « Je vous en conjure, poursuivit le brave homme, donnez-moi la solution, sinon je suis ruiné ». Je la lui ai donnée. » La bonté d’YVAN AUDOUARD le perdra. Ah, on me dit qu’il est mort en 2004 ? Alors, paix à ses cendres. C’est vrai, qu’étant né en 1914, il avait le droit. Avant d’avaler sa chique, il a quand même écrit La Pastorale des Santons de Provence, à l’enregistrement de laquelle il a même participé, en donnant sa voix à l’âne.

 

 

Son successeur à « L’Album de la Comtesse » s’appelait LUC ETIENNE (né, lui en 1908, et décédé en 1984), qui fut, sauf erreur, Régent de Contrepet (ou d’Astropétique) au Collège de ’Pataphysique, a donné à « l’art de décaler les sons » l’ampleur et la noblesse d’un mode d’expression littéraire à part entière. Il a établi dans la durée la rubrique hebdomadaire du Canard, et l’a rendue indispensable comme un vrai rite.

 

 

Rompu à toutes sortes d’exercices de jonglerie avec les mots, il était néanmoins un scientifique averti (professeur de mathématiques), ainsi qu’un vrai musicien, par-dessus le marché. J’eus en ma possession, il y a déjà quelque temps, un fascicule intitulé Palindromes bilingues (anglais/français, c’était édité par le Cymbalum Pataphysicum).

 

 

Le palindrome, je ne sais pas si vous vous rappelez, c’est ce tour de force qui consiste à élaborer un texte qui puisse se lire indifféremment à l’endroit ou à l’envers, tout en gardant le même sens, parce qu’exactement symétrique (en miroir) autour de son point central, en ce qui concerne la suite des lettres.

 

 

GUY DEBORD a rendu hommage à la technique dans le titre de son film In girum imus nocte et consumimur igni (c’est du latin : « nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu », vous pouvez essayer dans les deux sens, ça marche, et c’est assez fortiche).

 

 

Le recordman de la discipline est sans contestation possible (quoiqu’un record soit a priori fait pour être battu) GEORGES PEREC, avec son texte de 1247 mots. Bon, c’est vrai qu’il ne faut pas être trop chatouilleux sur le sens de l’ensemble, mais la prouesse est là.

 

 

De LUC ETIENNE, j’ai gardé précieusement la cassette audio éditée par le Collège de ’Pataphysique en … (vulg. 1990) en hommage au Régent, qui, le diable d’homme, y présente des « palindromes phonétiques » et des « inverses phonétiques », dont l’incroyable début de Zazie dans le métro, du Transcendant Satrape RAYMOND QUENEAU.

 

 

Le successeur, en 1984, pour la rubrique du Canard enchaîné, des grands ancêtres qu’étaient YVAN AUDOUARD et LUC ETIENNE s’appelle JOËL MARTIN. Dans le civil, ce n’est pas un comique : c’est un ingénieur en physique nucléaire, il travaillait au CEA. Quand il est en uniforme, c’est indéniablement le pape qui porte sur sa tête la tiare de l’Eglise Contrepétante, dans la discipline de laquelle il a apporté la rigueur et la méthode propres à l’esprit des ingénieurs.

 

 

Et ça donne, dans Manuel de contrepet (Albin Michel, 1986, p. 320-321, j’aime bien la précision), des graphique savantissimes, en trois dimensions, qui sont supposés donner au lecteur les clés de la maison. C’est sûr que JOËL MARTIN, on dirait une usine à contrepet, qui tourne 24 / 24. Je pense qu’il doit faire la pause de temps en temps. Son agilité, qui plus est, est telle, qu’on a du mal à suivre. Pour un peu, je dirais qu’il est le PAGANINI de la contrepèterie.

 

 

Avec JOËL MARTIN, la contrepèterie acquiert la dignité de la Science, et je ne suis pas sûr que l’Université Française n’ouvrira pas, dans un avenir plus ou moins proche, une chaire de Contrepet, avec Licence, Maîtrise et Doctorat. Au point que cela risque d’en devenir intimidant pour le vulgum pecus auquel j’appartiens. Au point qu’on pourrait dire que « trop de science tue l’amour ».

 

 

JOËL MARTIN a pondu un nombre effrayant d'ouvrages sur la contrepèterie, à commencer par le Manuel de contrepet, en 1986, où il expose la méthode qu'il a mise au point pour fonder en science le contrepet, dans un chapitre horriblement savant (« Précis de Pataphysique (sans l'apostrophe obligatoire) du solide »), finissant par deux pages intitulées "morphologie, physiologie et pathologie du contrecube", et couvertes de schémas déliremment pataphysiques.

 

 

L'un d'eux mesure la tension artiérielle du contrapétiste, pour vous dire : on est dans le sérieux et le scientifique, mais il ne faut pas exagérer. De toute façon, ALFRED JARRY lui-même a donné l'exemple, dans le dernier chapitre des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, intitulé « De la surface de Dieu ».

 

 

Le maître ouvrage de l'empereur de la contrepèterie, sorti en 2003 en collection "Bouquins", est sobrement intitulé Le Bible du contrepet (960 pages), et sous-intitulé "une bible qui compte pour décaler les sons" (deux permutations à faire).

 

 

JOËL MARTIN, en érigeant la contrepèterie en SYSTÈME, régi par des règles quasi-scientifiques (je dirai plutôt des règles quasi-mécaniques, puisque son système finirait presque par ressembler à une machine), risque de réduire le contrepet à un vulgaire tiroir des meubles de la cuisine oulipienne, dont il faudra bien un jour que je me décide, quoi qu’il m’en coûte (et quoiqu’il m’en coûte), à dire tout le mal que j’en pense, en tant qu’entreprise de destruction.

 

 

A mon avis, en effet, avec JOËL MARTIN, la contrepèterie a tout simplement perdu de vue Panurge, et ça, c’est plus que je ne peux supporter. Tout simplement parce que, dès qu’on fait de quelque chose d’humain, d’intimement lié au rire et à la joie, le support d’une THEORIE SCIENTIFIQUE, je fais comme le rat : je quitte le navire, même si je dois me noyer.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

 

 

vendredi, 01 juin 2012

VOULEZ-VOUS (CONTRE)PETER AVEC MOI ?

« Voulez-vous que je vous envoie dans la culture ? ».  « Les nouilles cuisent au jus de cane » (x 2). « Le curé est devenu fou entre deux messes ». « Ma cousine joue au tennis en pension ». « Ce vieux marcheur veut courir sur le mont » (x 2, dont une dans un mot). « La magistrature assise ment debout ». « Le Suisse sortait sa pique au milieu des beatnicks ». « La pâtissière moule des quiches ». « Joseph a maculé Henri ». Bon, j’arrête là. Je sais que ceux qui ont compris ont compris. J'encourage les autres à lire ce qui suit.

 

 

Je chantais, il n’y a pas très longtemps, les beautés subtiles de la chanson que j’appelais « quasi-paillarde », où l’auteur se plaît à décevoir l’oreille de l’auditeur en substituant au terme « cru » (« le tout de mon cru », psalmodiait l’immortel LUC ETIENNE), au moment de la rime « sale » attendue, un terme innocent, que la rime suivante a pour mission de justifier.

 

 

Cela dit, non seulement le jeu de la « fausse rime » n’empêche nullement l’auditeur de comprendre, mais en plus, elle multiplie son plaisir par le taux d’intelligence qu’il se décerne (très objectivement, forcément) quand il estime qu’il a compris, sur le principe du « je ne prête qu’à moi, parce que je suis riche » (même si ce n’est pas vrai).

 

 

Je veux chanter aujourd’hui, dans le même esprit (c’est-à-dire avec les mêmes arrière-pensées, que je qualifierai pudiquement de « décolletées »), une des formes les plus anciennes de jeu sur les mots de notre belle langue. J’ai nommé la CONTREPÈTERIE. Certes, on peut prétendre que « cette menthe a le goût de fiel », mais il n’en est pas moins vrai que « Virginie prend les bols » (tout au moins chez BERNARDIN DE-SAINT-PIERRE, je dis ça pour aider).

 

 

L’inventeur de la contrepèterie est peut-être – ce n’est pas sûr –  FRANÇOIS RABELAIS, que j’ai célébré ici même récemment. C’est vrai qu’on trouve dans Pantagruel deux exemples célébrissimes. Le premier est au chapitre 16, qui détaille les « mœurs et conditions de Panurge » : « car il disait qu’il n’y avait qu’un [sic] antistrophe entre "femme folle à la messe" et "femme molle à la fesse" ». Je laisse à Panurge la responsabilité de ce propos.

 

 

Le seul commentaire qui s’imposerait (éventuellement) concernerait la fréquentation, par les individus de sexe féminin, des lieux consacrés que les catholiques investissent chaque dimanche, et où ils se rassemblent « au nom du Christ », pour se faire une idée de la consistance de leur « partie charnue », à une époque où la déchristianisation est un fait accompli, mais ce commentaire-là, je m’en abstiendrai pour cette fois, parce que ça rallongerait inutilement (cela dit, tous les rallongements ne sont pas inutiles).

 

 

Notre vieil oncle GEORGES BRASSENS, puisqu’il faut aujourd’hui parler d’ « orientation textuelle », était plus VILLON que RABELAIS, a assez longtemps creusé le sillon de la rime qu’offrent ces deux mots (« messe » et « fesse », … pardon, il y a aussi (et même plutôt) « confesse ») pour que je me dispense d’ajouter mon grain de sel. 

 

 

Le deuxième exemple se trouve un peu plus loin (chapitre 21) : « Madame, sachez que je suis tant amoureux de vous que je n’en peux ni pisser, ni fienter. Je ne sais comment vous l’entendez ; s’il m’en advenait quelque mal, qu’en serait-il ? – Allez, dit-elle, allez, je ne m’en soucie pas ! Laissez-moi ici prier Dieu. – Mais, dit-il, équivoquez sur "A Beaumont-le-Vicomte". – Je ne saurais, dit-elle. – C’est "A beau con le vit monte" ». Avouez : comment pourrait-on se lasser de Panurge ? Contrepèterie, « antistrophe », « équivoquer », tout ça, c’est du pareil au même. Vous pouvez aussi dire « métathèse » si voulez faire votre cuistre.

 

 

Contrepéter, c’est donc permuter (« j’ai glissé dans la piscine », c’est autorisé aux enfants en bas âge). On peut permuter des tas de choses : des consonnes, des voyelles, des syllabes. Le plus souvent, on permute les éléments par paire, mais on peut compliquer à plaisir. Deux grandes règles à respecter.

 

 

La première est de toujours se fier au son, à l’oreille, à la phonétique, jamais à l’orthographe ou à la séparation des mots écrits (quoique …). Comme le cite JOËL MARTIN, en couverture d’un de ses livres, le contrepet, c’est « l’art de décaler les sons » (deuxième exercice très facile).

 

 

La deuxième règle est, aussi cruel que ça puisse paraître, de ne jamais dévoiler la solution. C’est la règle du : tant pis pour ceux qui ne comprennent pas (ceux qui ont décrypté l’exemple ci-dessus l’admettront aisément, et décrypteront celle-ci de même : « on reconnaît les concierges à leur avidité »).

 

 

Elle s’apparente à celle de la fausse rime (déjà vue dans les « chansons quasi-paillardes ») : si l’on se donne la peine d’escamoter le mot qui heurte la morale, la religion, les bonnes mœurs, et qui taquine les bonnes sœurs en cornette et des bons pères en soutane jusque dans leurs parties intimes (la cornette et la soutane se sont diablement raréfiées), pour le remplacer par un « mot sage », qui cache le « message », ce n’est quand même pas pour des prunes.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

mardi, 29 mai 2012

PROUST ET LA CONFITURE

Pour mon titre, je ne me suis pas cassé la tête. Je sais qu'il vaut ce qu'il vaut. C'était bêtement et vaguement en rapport avec « moins on en a, plus on l'étale ».

 

Qu’est-ce qui me reste de ma récente relecture d’A la Recherche du temps perdu, de MARCEL PROUST ? Je vais tâcher d’être sincère. De ne pas tergiverser. De ne pas tourner autour du pot. Ce n’est pas aussi facile qu’on pense, s’agissant d’un monument littéraire aux dimensions écrasantes, et pas seulement en nombre de pages. A peu près 3500, notes comprises, dans l’édition « Clarac » de la Bibliothèque de la Pléiade (3134 une fois enlevé le « gras » des notes). 

 

C’est l’édition de 1954, qui est en trois volumes. La plus récente (l'édition « Tadié »), tenez-vous bien, qui est en quatre volumes, tient sur 7400pages (plus du double), coûte 241 € (selon le catalogue), parce qu'elle est surchargée de notes et variantes savantissimes. Mais de nos jours qui lit les notes, imprimées en Garamond corps 5 ou 6, qu’il faut une loupe pour les déchiffrer ? J'aimerais bien savoir le nombre de pages qu'il faudrait ajouter, si les notes et variantes étaient imprimées à égalité. 

 

Et même, faut-il lire les notes des modernes sorbonagres (merci RABELAIS) ? Qu’est-ce que ça veut dire, lorsque le nombre de « signes » (au sens informatique) accordé aux « notes et variantes » surpasse, et de très loin, celui consenti au texte de l’œuvre proprement dite ? 

 

Il y a dans cette surenchère de glose, cette inflation de recherche, cette turgescence phallique de commentaires universitaires et, pour tout dire, ce débordement libidinal dégoulinant d’un vain sperme exégétique globalement stérile, quelque chose d’infiniment ridicule, futile et désespéré. 

 

Ce n’est plus « les Français parlent aux Français » (vous savez, pom-pom-pom-pom, radio-Londres, PIERRE DAC, les « messages personnels »), c’est « les savants parlent aux savants ». Or, comme tout le monde fait semblant de ne pas le savoir, de même qu’en 1940, le nombre de « Résistants » s’élevait à environ 0,01 % de la population, de même les éditions Gallimard font-elles payer les maigres subsides qu’elles versent aux savants savantissimes dont elles utilisent les services pour la Pléiade, par les acheteurs de leurs volumes ainsi bodybuildés au clenbutérol chlorhydrate ou à la nandrolone phénylpropionate.

 

A propos du monument de PROUST, je disais donc qu’il n’y a pas que le nombre de pages : il y a aussi la dimension de l’ensemble, la stature morale dinosaurienne de l’objet, qui le fait unanimement appartenir aux chefs d’œuvre du patrimoine littéraire mondial, stature qui se mesure aux kilomètres de rayons qu’occupent les épais ouvrages que des gens extrêmement savants ont consacrés à l’ouvrage. Tout ça est bien fait pour impressionner. 

 

Remettre l’ouvrage sur l’ouvrage sur le métier semble d’ailleurs être une constante de la mission universitaire. La société en mouvement commande la production de travaux, de mémoires, de thèses, de publications multiples, qui n’ont pour but que d’effacer de la mémoire universelle les travaux, mémoires, etc... précédents. 

 

Et tout ça s’empile dans les réserves des bibliothèques justement nommées « universitaires », sans jamais en sortir, jusqu’au jour où un incendie, comme cela s’est produit à Lyon dans la nuit du 11 au 12 juin 1999, fasse partir en poussière et fumée entre 300.000 et 400.000 volumes. Qui l’a déploré ? Qui s’en souvient ? 

 

Le problème, avec l’irruption de l’informatique dans le domaine du savoir, c’est que plus personne n’a le droit d’oublier le plus petit détail. C’était déjà plus ou moins le cas, mais s’il m’est arrivé d’être en « correspondance » avec des gens comme PAUL GAYOT (Collège de ’Pataphysique) ou RENÉ RANCŒUR (pape de la « Bibliographie de la France » dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, alias RHLF), il n’y a jamais eu, d’eux à moi, cette manifestation d’autorité imposée, semble-t-il, par l’irréfutabilité de la référence informatique, mais la belle courtoisie humaniste et manuscrite, que la dite référence élimine sans violence, mais impitoyablement. Appelons ça un totalitarisme « soft ». 

 

L’informatique a donc débarqué, elle règne incontestablement, moyennant quoi, le « plus petit détail » est noyé sous des cataractes niagaresques de « données », entre lesquelles il est quasiment impensable d’espérer accéder à quelque chose qu’on pourrait appeler, par exemple, la « vérité ». 

 

PROUST, maintenant. Ben oui, quoi, ça intimide, PROUST, on n’ose pas dire quoi que ce soit de négatif, par peur de passer pour un moins que rien, un minus qui ne comprend pas la beauté et la grandeur de l’entreprise. Le risque a de quoi faire réfléchir, non ? Si vous voulez mon avis, on a tort. Il y a une différence notable entre ce qu’il « faut savoir » (Lagarde et Michard pour le lycéen, mais aussi, dans le fond, tous les bouquins qui paraissent dans la série bêtement intitulée POUR LES NULS) et ce qu’on aime en réalité. Moi, j’essaierai de m'en tenir au deuxième principe (si c’en est un). 

 

Par exemple – il me semble l’avoir déjà dit – j’ai en très grand respect les œuvres de BALZAC ou DIDEROT, mais je ne suis jamais arrivé à renoncer à mon goût pour le San Antonio de FREDERIC DARD ou le Maigret de GEORGES SIMENON. Même chose en musique : ma mémoire laisse voisiner sans bisbille aucune l’Etude opus 25 n° 11 de CHOPIN ou le quatuor opus 132 de BEETHOVEN, avec Belle belle belle, de CLAUDE FRANÇOIS ou Les Funérailles d’antan de GEORGES BRASSENS. Disons que j’ai la mémoire culturelle plus pommelée, plus bigarrée, plus mosaïquée, plus losangée qu’un costume d’Arlequin, et n’en parlons plus. 

 

Il ne faut pas faire comme VICTOR HUGO, qui dit, parlant de SHAKESPEARE : « Quand je visite un génie, j’entre chapeau bas ». Non, non, Victor, il ne faut pas oublier d’exister, quand on est face à un monument majeur du génie humain, et il ne faut pas taire, en même temps qu’on avoue quelles en sont les parties qui nous touchent, celles qui nous laissent indifférent, quitte à passer pour un béotien parmi les idolâtres. 

 

« Un béotien parmi les idolâtres » : les amateurs de formules ne pourront pas me reprocher de leur avoir fait perdre leur temps. 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

A suivre. Promis, demain, le train arrive en gare de PROUST, quelques minutes d’arrêt, vérifiez la fermeture des portières, attention au départ, tûuut.

mardi, 22 mai 2012

CATECHISME LIBERTIN

Tiens, ces quelques épisodes consacrés à FRANÇOIS RABELAIS m’ont donné envie de retourner à quelques petites choses agréables que j’ai laissées de côté depuis trop longtemps. Je vais vous parler, aujourd'hui et demain, d'une femme particulière. On me dira que toutes les femmes sont particulières.

 

 

Je répondrai qu'à ce compte-là, tous les hommes aussi seraient eux-mêmes particuliers, c'est-à-dire des individus, ce qui est loin d'être encore prouvé, puisque, à l'époque de la statistique triomphante et du sondage tout puissant, on ne raisonne même plus par nombre, mais par quantité, par pourcentage et par masse.

THEROIGNE MERICOURT.jpg

 

On ne connaît pas assez ANNE-JOSEPHE TERWAGNE, plus connue sous le nom de THEROIGNE DE MERICOURT, cette pasionaria de la Révolution qui a peut-être servi de modèle à la femme du premier plan dans le tableau de DELACROIX, La Liberté guidant le peuple. J’ai bien dit « peut-être », parce que le tableau date de 1830, soit treize ans après sa mort. Drôle de vie que la sienne, franchement.

 

 

Agitée, instable, comme on voudra. De sa Belgique natale jusqu’à Naples, puis à Paris, où elle participe à la prise de la Bastille, elle n’a pas froid aux yeux. Elle porte sabre et pistolet pour aller déloger de Versailles « le boulanger, la boulangère et le petit mitron ». Elle retourne à Liège, se fait emprisonner par les Autrichiens, revient à Paris.

 

 

Elle est finalement prise à partie par des femmes qui, non contentes de l’accuser politiquement, la dénudent et la fessent en public. C’est ce qui lui permettra sans doute d’éviter la guillotine : parce qu’avant même d’être jugée (la Terreur bat son plein), elle fut mise dans un asile de fou, où elle passa ses vingt-trois dernières années, nue dans sa cellule à s’asperger d’eau froide. Je schématise. Paix à son âme.

 

 

Je voulais en venir à ceci : THEROIGNE DE MERICOURT n’est probablement pas l’auteur de ce Catéchisme libertin qu’on lui prête, mais vous savez qu’on ne prête qu’aux riches, enfin c’est ce qu’on dit. Ce petit ouvrage instructif, sympathique et distrayant est publié en 1791 ou 1792 suivant les sources. Il expose sans trop de pudeur mais avec esprit, en quelque sorte, le « cahier des charges » des putains parisiennes.

 

 

Voici le texte de la « prière » dédicatoire placée au début :

 

 

« Oraison à Sainte Magdeleine, à lire avant le catéchisme. Grande Sainte, Patronne des Putains, fortifiez mon esprit, et donnez-moi la force de l’entendement, pour bien comprendre et retenir tout le raffinement des préceptes contenus dans ce Catéchisme : faites qu’à votre exemple, je devienne, dans peu, par la pratique, une Garce aussi célèbre dans Paris que vous l’étiez dans toute la Judée, et je vous promets, comme à ma divine Patronne et Protectrice, de donner mes premiers coups de cul en votre honneur et gloire. Ainsi soit-il. »

 

Voici un mot de « l’abbé Couillardin » dans sa préface dédiée à Madame l’Abbesse de Montmartre :

 

« Agréez, Madame, comme une offrande légitimement due, le sacrifice que je vous fais de deux pollutions [faut-il expliquer ?] complètes, et que je jure de réitérer chaque jour en votre honneur et intention ; c’est un tribut qu’on ne peut refuser au souvenir de vos charmes, dont j’ai tant de fois éprouvé l’empire, surtout dans ces moments d’ivresse et d’abandon général où vous vous plaisiez à les exhiber dans l’état de pure nature. Quelle motte ! Quel con ! Quel fessier plus attrayant que le vôtre ! Vous voir, vous trousser, vous foutre et décharger n’était que l’instant de l’éclair au coup de tonnerre. »

 

Autant dire que l’abbé Couillardin, si on l’en croit, était un éjaculateur précoce. L’auteur procède par « Demandes » et « Réponses ». En voici un exemple, qui en dira long à la fois sur la subtilité du propos et sur l’attitude théâtrale que certains prêtent aux femmes – à tort ou à raison, je m’empresse de le préciser :

 

« DEMANDE. La putain qui procure de la jouissance à l’homme, peut-elle s’y livrer avec tous, sans s’exposer à altérer son propre tempérament ?

REPONSE. Il est un milieu à tout : il serait très imprudent à une putain de se livrer avec excès au plaisir de la fouterie : une chair flasque et molle serait bientôt le fruit de ce désordre ; mais il est un raffinement de volupté qui tient à la volupté même, et dont une adroite putain doit faire usage. Une parole, un geste, un attouchement fait à propos, offre à l’homme l’illusion du plaisir ; il prend alors l’ombre de la volupté pour la volupté même ; et comme le cœur est un abîme impénétrable, la putain consommée dans son art remplit souvent, par une jouissance factice, les vues luxurieuses de l’homme, qui se contente de l’apparence. Les femmes étant plus susceptibles et plus propres que tout autre à ce genre d’escrime, il dépend d’elles de donner le change à l’homme. » Qu'on se le dise : jouir tout le temps est nuisible à la densité et à la tenue des chairs. Et pan dans les gencives des anarchistes de 1968, avec leur "jouir sans entraves".

 

Loin de moi l’idée de généraliser le propos à toutes les femmes, qui ne sont pas toutes, aux dernières nouvelles, de la profession, mais les mânes de GEORGES BRASSENS ne m’en voudront pas de citer Quatre-vingt-quinze pour cent : « Les « encore », les « c’est bon », les « continue » Qu’elle crie pour simuler qu’elle monte aux nues, c’est pure charité (…) C’est à seule fin que son partenaire se croie un amant extraordinaire. ».

 

 

Cette dernière phrase est, je crois bien, le seul reproche grammatical qu’on puisse adresser à Tonton GEORGES : qu’est-ce donc qui lui a pris de faire la liaison (en "t") entre « croie » (subjonctif présent) et « un amant » ? Craignait-il de froisser l’oreille de l’auditeur ignorant ? Bon, on me dira que le péché est véniel au regard de tout le reste, et j’en conviens évidemment. Va, mon enfant, ego te absolvo.

 

 

On me dira aussi que je m’éloigne de mon sujet, que je digresse. A cela je répondrai – excusez du peu – par cette petite citation tirée des Mémoires d’outre-tombe (XXXIX, 10, soyons précis) du grand CHATEAUBRIAND : « Lecteurs, supportez ces arabesques ; la main qui les dessina ne vous fera jamais d’autre mal ». Autrement dit, digresser n'est pas agresser. J'adopte le mot "arabesque", plus élégant et euphonique que "digression".

 

 

Mais rassurez-vous, dès demain je reviens à mes putains parisiennes et à ce Catéchisme libertin, supposé être leur bible, l’alpha et l’oméga de ce qu’elles doivent savoir, le compendium de leurs compétences et le promptuaire de leurs aptitudes au métier. Qu'on se le dise : ça ne rigole pas.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

lundi, 21 mai 2012

DU RABELAISISME GARGANTUESQUE

Décidément, je n'y peux rien. Incorrigible : derrière le masque solennel et majestueux des toges des cérémonies officielles, je vois la trogne  de Bérurier. Il m'est impossible de concevoir le philosophe ou le penseur abîmés dans le sérieux de leurs abstractions sublimes autrement que vêtus du nez rouge de l'Auguste et chaussés de pataugas de quarante centimètres. Chaque fois que j'ai été confronté à un jury, je me suis efforcé de les imaginer assis sur la cuvette de leurs WC. Je vous assure que ça relativise.

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C'est ce vent-là (pardon pour le rapprochement) qui oriente ma girouette dans la direction du FRANÇOIS VILLON de : « Je suis François, dont il me poise, Né de Paris près de Pontoise, Et de la corde d'une toise Saura mon col que mon cul poise ». Le « col » n'est pas si éloigné du cul. Qu'est-ce qu'une pensée sans le corps ? C'est maigre, décharné, inconsistant. C'est aussi pour ça que je regarde vers BEROALDE DE VERVILLE et son Moyen de parvenir. Et donc, bien entendu, vers RABELAIS, qui fait figure de seigneur et maître sur le territoire où la plus haute culture n'est pas l'ennemie de la bonne vie.

 

 

 

Il n’y a pas que Panurge, dans RABELAIS. Dans l’ordre généalogique, si l’on peut dire (car R. est friand de généalogie, et de la plus réjouissante, je vous garantis), il y a d’abord Grandgousier, dont on ne peut faire mentir le nom, comme bien vous vous doutez. Mais pour la paillardise aussi, on est servi.

 

 

« En son âge viril épousa Gargamelle, fille du roi des Parpaillos [un roi païen, à l’époque, d’où « parpaillot »], belle gouge et de bonne trogne, et faisaient eux deux souvent ensemble la bête à deux dos, joyeusement se frottant leur lard, tant qu’elle engraissa d’un beau fils et le porta jusqu’à l’onzième mois. » Eh oui, encore un legs de RABELAIS : ah, la « bête à deux dos », quelle trouvaille ! C'est quand même mieux que la position du missionnaire.

 

 

L’histoire des onze mois que dure la grossesse, c’est aussi histoire de broder des fantaisies : RABELAIS en déduit juridiquement la légitimité des enfants nés onze mois après la mort du mari : « Moyennant lesquelles lois, les femmes veuves peuvent franchement jouer du serrecropière [besoin de traduire ?] à tous envis et à toutes restes [à toute berzingue et à tout va], deux mois après le trépas de leurs maris ». On ne se demande plus pour quelle mystérieuse raison l’adjectif « rabelaisien » est passé dans la langue.

 

 

Et l’auteur ajoute même : « Je vous prie par grâce, vous autres, mes bons garçons, si parmi elles vous en trouvez qui vaillent qu’on se débraguette, montez dessus et me les amenez. Car, si au troisième mois elles engraissent, leur fruit sera héritier du défunt ; et, une fois la grossesse connue, qu’elles poussent hardiment outre, et vogue la galère, puisque la panse est pleine ! – comme Julie, fille de l’empereur Octave [Auguste], ne s’abandonnait à ses « tambourineurs » sinon quand elle se sentait grosse, pour la raison que le navire ne reçoit son pilote que premièrement il ne soit calfaté et chargé ». Elle est pas belle, la vie, quand on la comprend de cette façon ? Si ce n’est pas ça, le jovial, j’y perds mon latin et mon grec. Je vous assure qu’on ne trouve pas ça dans Lagarde et Michard.

 

 

Il ne faut évidemment pas oublier la tripaille. « De ces gras bœufs, avaient fait tuer trois cent soixante-sept mille et quatorze pour être à mardi gras salés, afin qu’au printemps ils eussent bœuf de saison à tas pour, au commencement des repas, faire commémoration de salures et mieux entrer en vin ». « Entrer en vin », parfaitement.

 

 

Et Gargamelle a de l’appétit, vous pouvez m’en croire, et elle mange, ce jour-là, tant et plus, malgré les conseils de modération de Grandgousier son époux : « Nonobstant, ces remontrances, elle en mangea seize muids, deux bussards et six tupins. O belle matière fécale qui devait boursoufler en elle ! ». Qu’on se le dise, RABELAIS n’a pas peur d’appeler les choses par leur nom.

 

 

La naissance de Gargantua ne manque pas d’originalité non plus. Les sages femmes se précipitent aux cris de Gargamelle : « et, la tâtant par le bas, trouvèrent quelques pellauderies d’assez mauvais goût, et pensaient que ce fût l’enfant ; mais c’était le fondement qui lui escapait, à la mollification de l’intestin droit, que vous appelez le boyau cullier, pour avoir trop mangé de tripes, comme nous avons déclaré ci-dessus ».

 

 

Une vieille lui fait boire une potion tellement astringente que le col se ferme hermétiquement, ce qui pousse l’enfant à traverser successivement la matrice, la veine creuse, le diaphragme jusqu’au-dessus des épaules, à prendre alors « à main gauche », comme on dit, et à sortir par l’oreille du même côté (« l’oreille senestre »). « Soudain qu’il fut né, ne cria pas comme les autres enfants "Mies ! Mies !", mais à haute voix s’écriait : "A boire ! A boire !" ».

 

 

Et le père, entendant son fils vociférer à tous les diables, le baptise au moment même : « Il dit :"Que grand tu as !". Ce qu’entendant, les assistants dirent que vraiment il devait avoir par cela le nom de Gargantua, puisque telle avait été la première parole de son père à sa naissance ». Et RABELAIS ajoute : « Et si ne le croyez, que le fondement vous escappe ! ».

 

 

Je passe sur l’enfance, l’adolescence, la vêture, les « chevaux factices » de Gargantua, pour en venir au chapitre 13 : « Comment Grandgousier connut l’esprit merveilleux de Gargantua à l’invention d’un torchecul ». C’est, dit-il à son père, « le plus seigneurial, le plus excellent, le plus expédient qui jamais fut vu ».

 

 

On peut dire qu’il aura tout essayé : le « cachelet de velours d’une damoiselle », le « chaperon » d’une autre, qu’il trouve tous deux d’une « volupté bien grande » ; des « oreillettes de satin cramoisi », « mais la dorure d’un tas de sphères de merde qui y étaient m’écorchèrent tout le derrière ; que le feu de Saint Antoine brûle le boyau cullier de l’orfèvre qui les fit et de la damoiselle qui les portait ».

 

 

Après le cache-col et le bonnet de page, il fiente derrière un buisson et, trouvant un « chat de mars », l’essaie, « mais ses griffes m’exulcérèrent tout le périnée ». Le lendemain, il essaie avec les gants de sa mère, parce qu’ils sont « bien parfumés ». Il passe ensuite en revue divers végétaux, du fenouil à la feuille de courge en passant par la sauge et la laitue.

 

 

A retenir : évitez la consoude, parce qu’elle donne la colique « la caquesangue de Lombard, dont je fus guéri en me torchant de ma braguette ». Il faut savoir que ce qu’on appelait la braguette était une pièce à part entière, saillant par-devant, du vêtement masculin, retenue à celui-ci par des attaches. Gargantua essaie ensuite les draps, la couverture, les rideaux, un coussin, un tapis : « En tout je trouvai de plaisir plus que n’ont les rogneux quand on les étrille ».

 

 

Passons sur quelques autres moyens (il en cite quand même au total 57, j'ai compté), et venons-en au fin du fin, au nec plus ultra, à l’excellent, au supérieur. Après avoir digressé en récitant des vers qu’il a ouï « réciter à dame grand que voyez ici, je les ai retenus en la gibecière de ma mémoire », Gargantua revient, à l’invitation de son père, à son « propos torcheculatif ».  Auparavant, une mention particulière au chapeau de poil, « car il fait très bonne abstersion de la matière fécale ».

 

 

« Mais, concluant, je dis et maintiens qu’il n’y a tel torchecul que d’un oison bien duveté, pourvu qu’on lui tienne la tête entre les jambes. Et m’en croyez sur mon honneur. Car vous sentez au trou du cul une volupté mirifique tant par la douceur d’icelui duvet que par la chaleur tempérée de l’oison, laquelle facilement est communiquée au boyau culier et autres intestins, jusqu’à venir à la région du cœur et du cerveau

 

 

Je terminerai cet épisode rabelaisien juste au moment où les choses se gâtent à cause de la dispute imbécile que les fouaciers de Lerné font à ceux du pays de Gargantua, qui déclenchera la colère du roi Picrochole et sa guerre contre les forces du géant (dont il aura à se repentir, disons-le tout de suite). « Picrochole », c'est la bile amère (BOBY LAPOINTE le dit bien : « Ma mère est habile, mais ma bile est amère »).

 

 

Pendant que les premiers événements se produisent en Touraine : « Or laissons-les là et retournons à notre bon Gargantua qui est à Paris, bien ardent à l’étude des bonnes lettres et exercices athlétiques, et le vieux Grandgousier, son père, qui après souper se chauffe les couilles à un beau, clair et grand feu et, attendant que grillent des châtaignes, écrit au foyer avec un bâton brûlé d’un bout dont on escharbotte le feu, faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis ».

 

 

Les lycéens, vous verriez s’ils s’y mettraient, à la lecture, s’ils trouvaient ça dans Lagarde et Michard. Mais chut ! Retirons-nous sur la pointe des pieds. Ce sera tout pour aujourd’hui.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.  

 

 

 

dimanche, 20 mai 2012

POUR EN FINIR AVEC PANURGE

Oui, c’est sûr, Panurge est un sale gosse. Capable, simplement pour s’amuser, de poser un étron frais dans la capuche d’un maître ès-arts (universitaire). Capable de précipiter sur les soldats du guet, dans une rue en pente de la Montagne Sainte Geneviève, un tombereau qui mettait « tout le pauvre guet par terre comme porcs ». Capable, toujours avec le guet, de répandre sur le sol, avant leur passage, une bonne traînée de « poudre de canon », et d’y mettre le feu au bon moment, pour les voir déguerpir, croyant avoir le diable à leurs trousses.

 

 

Connaissez-vous la « tarte bourbonnaise », recette de Panurge ? Tous les ingrédients sont renommés pour leur puanteur : de l’ail (?), des résines de galbanum et d’assa fetida, du castoreum (même genre de production glandulaire que le putois). Il mélange tout ça avec des étrons chauds et de la « sanie de bosses chancreuses ». Puis il répand le contenu sur le pavé.

 

 

Résultat ? « Toutes ces bonnes gens rendaient leur gorge devant tout le monde (…) et en mourut dix ou douze de peste, quatorze en furent ladres [lépreux], dix-huit en furent pouacres [galeux], et plus de vingt et sept en eurent la vérole ».

 

 

Il va prélever les puces et les poux chez les gueux, va se placer, pour la messe, au milieu des femmes, et se sert d’une sarbacane pour les leur jeter dans le cou. Il pose la main sur l’épaule de gens très bien habillés après se l’être enduite de « vieille huyle », pour tacher irrémédiablement les vêtements aux endroits les plus visibles. Bref, une horreur, ce type.

 

 

« Fin de compte, il avait (…) soixante et trois manières de recouvrer argent ; mais il en avait deux cent quatorze de le dépenser, hormis la réparation de dessous le nez ».  

 

 

Il faut lire le chapitre 19 de Pantagruel, qui raconte « comment Panurge fit quinaud l’Anglais, qui arguait par signes » : sorte de duel à coups de gestes des mains, relativement difficile à suivre, du fait de la langue, mais où l’on saisit que les principaux arguments de Panurge ont quelque chose à voir avec le grotesque et l’obscène. De toute façon, il paraît clair que ce chapitre n’est clair pour personne. Des gens très savants ont posé sur ce chapitre le fruit quintessencié et circonstancié de leurs cogitations éminentes, sans pour autant faire avancer le schmilblick.

 

 

Mais Panurge n’est pas seulement celui qui déclare sa flamme à une dame en lui déclarant : « Madame, sachez que je suis tant amoureux de vous que je n’en peux ni pisser ni fienter ». Il est aussi celui qui fait des miracles.

 

 

Epistémon, le bon compagnon, a eu la tête coupée (« la coupe testée », dit RABELAIS) dans le carnage que Pantagruel fait parmi les géants armés de pierres de taille, qu’il massacre en se servant de leur chef Loup Garou comme d’une massue. Tout le monde se lamente, sauf Panurge, qui s’écrie : « Enfants, ne pleurez goutte. Je vous le guérirai aussi sain qu’il fut jamais ».

 

 

Aussitôt dit, aussitôt fait : « Ce disant, prit la tête et la tint sur sa braguette [ah, la braguette de Panurge !], afin qu’elle ne prît vent ». Mais les autres doutent fort. Alors Panurge : « Si je ne le guéris, je veux perdre la tête ; laissez ces pleurs et m’aidez ».

 

 

« Adonc, nettoya très bien de beau vin blanc le col et puis la tête, et y synapisa de poudre de diamerdis, qu’ils portait toujours en une de ses poches ; après les oignit de je ne sais quel onguent, et les ajusta justement, veine contre veine, nerf contre nerf, spondyle contre spondyle, afin qu’il ne fut torticolly (car telles gens il haïssait de mort) [allusion au cou tordu des cafards et autres faux dévots]. Cela fait, lui fit à l’entour quinze ou seize points d’aiguille afin qu’il ne tombât derechef, puis mit à l’entour un peu d’un onguent qu’il appelait ressuscitatif. 

         Soudain Epistémon commença à respirer, puis ouvrir les yeux, puis bâiller, puis éternuer, puis fit un gros pet de ménage. »

 

 

Voilà une autre des nombreuses faces de Panurge : il ressuscite les morts (pas n’importe lesquels quand même). Juste après, on a droit au récit qu’Epistémon fait de ce qu’il a vu « de l’autre côté », en particulier une pléiade de puissants de l’antiquité qui, dans l’au-delà, exercent de modestes métiers d’artisans, façon burlesque d’imiter les célèbres descentes aux Enfers d’Ulysse dans l’Odyssée et d’Enée dans l’Enéide.

 

 

Alors, les moutons, me dira-t-on ? Ils arrivent, il leur faut le temps. L’épisode se trouve au début du Quart Livre. Le navire qui transporte Pantagruel et toute la compagnie croise la route d’un autre qui rentre en France, avec une cargaison de moutons que le marchand Dindenault a achetés. Qu’est-ce qui lui prend, à Dindenault, de traiter Panurge de « tête de cocu » et de bouffon ?

 

 

On ne sait pas. Toujours est-il que Panurge se tourne vers ses amis et leur murmure : « Vous allez voir ce que vous allez voir ». Et il se met à marchander avec l’autre pour lui acheter une de ses bêtes. Dindenault vante longuement sa marchandise pour faire monter le prix. L’affaire se fait, à prix d’or, et Panurge saisit son mouton et, tout à trac, le jette à la mer.

 

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Dès lors, « tous les autres moutons, criant et bêlant en pareille intonation, commencèrent soi jeter et saulter en mer, à la file ». Le marchand essaie de retenir sa marchandise, saisit un mouton par sa laine, mais se fait entraîner, comme les « bergers et moutonniers » qui étaient sur le bateau. Et Panurge, avec un aviron, les empêche gaillardement de remonter à bord.

 

 

Voilà. Il y aurait encore beaucoup à dire de ce personnage énorme et hors norme, mais bon, on ne va pas y passer le réveillon. Il faut savoir quand même qu’à partir du début du Tiers Livre, et jusqu’au Cinquième et dernier, toutes les aventures qui arrivent à la petite bande d’amis sont suspendues à la question posée par Panurge à Pantagruel : « Dois-je ou non me marier ? ».

 

 

Et que le mot final de la quête sera donné par la « Dive Bouteille » : « Bois ! ». Soit. Choquons les verres et humons le pyot en hommage à « MAÎTRE FRANÇOIS » (qui n'est pas le même que celui chanté par GEORGES BRASSENS, il fallait bien que je lui fasse une place ici, à Tonton GEORGES).

 

 

 

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Car s'il est sûr que les oeuvres de RABELAIS s'ouvrent sur ce vers ô combien célèbre : "Pour ce que rire est le propre de l'homme", elles se terminent, pour ainsi dire (Cinquième Livre, 45), par : "Et ici maincterons [pour ce mot, je donne ma langue au chat] que non rire, mais boire est le propre de l'homme".

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

 

samedi, 19 mai 2012

CE SALAUD DE PANURGE !

Ce qui est étonnant, concernant RABELAIS, c’est la force des traces qu’il a laissées. Prenez Panurge, ce personnage tout à fait extraordinaire, qui est resté dans le langage à cause d’une histoire de moutons. Or, il faut attendre le Tiers Livre (des faits et dicts héroïques du bon Pantagruel, c’est le titre complet) pour découvrir l’aventure. Je corrige après vérification : c'est même dans le Quart Livre, c'est-à-dire le quatrième.

 

 

En réalité, ses exploits commencent dès le premier épisode (Pantagruel, je vous épargne le titre complet, mais on est content d’y découvrir « feu M. ALCOFRIBAS, abstracteur de quinte essence »). La rencontre se fait au chapitre 9 (« Comment Pantagruel trouva Panurge, lequel il aima toute sa vie »). Il faut savoir que « Panurge », c’est du grec (πανουργια = aptitude à tout faire) ; traduisons : capable de tout (et de n’importe quoi).

 

 

Et c’est vrai, qu’il est capable de tout. L’entrée en scène de Panurge, c’est d’abord celle du mauvais garçon, qui aurait été promis à la corde et aux « fourches patibulaires » si RABELAIS n’avait pas mis Pantagruel sur son chemin. Et puis il a bourlingué : il répond aux premières questions de son futur protecteur en pas moins de 13 langues (dont certaines hautement fantaisistes, il est vrai).

 

 

Ce que je préfère, dans l’arrivée de Panurge, ce sont les épouvantables farces auxquelles il se livre. Passons sur la façon dont il échappe aux Turcs, qui voulaient le faire rôtir à la broche. Passons sur les innombrables poches dont son habit était garni, et dans lesquelles il mettait tout ce qui lui servait à couper les bourses, et autres tours pendables.

 

 

Attardons-nous un peu sur la mauvaise blague qu’il joue à un prêtre qui va dire sa messe : sous prétexte de l’aider à s’habiller, il en profite pour coudre ensemble l’aube, l’habit et la chemise. Devant l’assistance, au moment de l’ « ite missa est », voulant enlever l’habit, il se retrouve tout nu, « montrant à tout le monde son callibistris, qui n’était pas petit sans doute » (inutile, je crois, de traduire le mot).

 

 

« Et le monde demandait pourquoi est-ce que les fratres avaient la couille si longue ». Panurge répond : « Ce qui fait la couille des pauvres béats pères, c’est qu’ils ne portent point de chausses foncées [munies d’un fond], et leur pauvre membre s’étend en liberté à bride avalée et leur va ainsi triballant sur les genoux, comme font les patenôtres [chapelets de luxe pendant à la ceinture] aux femmes ».

 

 

Dans le même genre, Panurge prend un malin plaisir à « accoupler » dans la rue hommes et femmes en train de converser, au moyen d’hameçons introduits dans le tissu des vêtements, pour que, au moment où ils se séparent, les robes des femmes se déchirent. Il prend un malin plaisir à faire perdre contenance aux femmes au moyen d’un miroir, pendant la messe, car, disait-il : « il n’y avait qu’un antistrophe [= contrepèterie] entre femme folle à la messe et femme molle à la fesse ».

 

 

Capable de jeter dans le dos des femmes assez de poil à gratter (« alun de plume ») pour qu’elles se déshabillent en pleine rue, Panurge se précipite alors pour offrir de les couvrir de son manteau (« comme homme courtois et gracieux »).

 

 

Panurge est aussi un excellent prestidigitateur : « Et quand il changeait un teston ou quelque autre pièce, le changeur eût été plus fin que Maître Mouche si Panurge n’eût fait évanouir à chaque fois cinq ou si grands blancs [grosses pièces], visiblement, ouvertement, manifestement, sans faire lésion ni blessure aucune, dont le changeur n’en eût senti que le vent ». Redoutable.

 

 

Son habileté manuelle est telle qu’il peut impunément tromper les vendeurs d’indulgences (les « pardons ») : « en leur baillant le premier denier, je le mis si souplement qu’il sembla que ce fût un grand blanc ; ainsi d’une main je pris douze deniers, voire bien douze liards ou doubles pour le moins, et de l’autre trois ou quatre douzains ». Vous avez dit « moral » ? C’est la même habileté qu’il met à crocheter portes et coffres. Mais ce qui est sûr, pour ce qui est de l’argent, c’est qu’il a les mains percées.

 

 

L’un des plus magnifiques tours que joue Panurge reste la vengeance qu’il tire d’une dame de Paris qui a refusé ses avances. Un jour où elle a mis ses plus beaux et riches vêtements, il se débrouille pour récupérer la substance odorante d’une chienne en chaleur, substance qu’il répand sur toute la dame en lui offrant un poème, une fois à l’église. « Panurge n’eut achevé ce mot que tous les chiens qui étaient en l’église accoururent à cette dame, pour l’odeur des drogues qu’il avait épandu sur elle ».

 

 

Il se retire dans une chapelle pour observer la suite : « ces vilains chiens compissaient tous ses habillements, tant qu’un grand lévrier lui pissa sur la tête, les autres aux manches, les autres à la croupe ; les petits pissaient sur ses patins, en sorte que toutes les femmes de là autour avaient beaucoup à faire à la sauver ». Panurge jouit, comme on pense, du spectacle, disant : « Je crois que cette dame-là est en chaleur, ou bien que quelque lévrier l’a couverte fraîchement ».

 

 

Elle est évidemment obligée de quitter l’église et de rentrer chez elle, poursuivie par « six cent mille et quatorze chiens à l’entour d’elle ». Et même une fois à l’abri dans sa maison, les chiens viennent de partout pisser devant la maison, au point que leur urine finit par former une rivière (« qui de présent passe à Saint Victor »).

 

 

Il faut bien sûr évoquer le chapitre où « Panurge enseigne une manière bien nouvelle de bâtir les murailles de Paris ». Comme, dit-il, « les callibistrys [sexes] des femmes de ce pays sont à meilleur marché que les pierres », il suffira, pour faire des murs inexpugnables, d’empiler les sexes féminins, en ayant soin de commencer par les plus grands et de finir par les petits, « puis faire un beau petit entrelardement (…) de tant de braquemarts enroidis qui habitent dans les braguettes claustrales ».

 

 

Ce sera tout pour aujourd’hui. C’est-y pas beau, RABELAIS ?

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 13 mai 2012

ENCORE UNE LOUCHE DE MONTAIGNE

Allez, encore une petite louche de MONTAIGNE, du qu’on ne trouve pas dans le sacralisé « Lagarde et Michard ». Vous voulez que je vous dise ? Il faut être handicapé de la littérature pour être nostalgique de ça. Ça, qui vous apprenait ce qu’il faut savoir, et qui vous dégoûtait par avance de ce que, peut-être, vous auriez eu envie de découvrir.

 

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Mais enfin, si c'est notre jeunesse, il y en a que la nostalgie remplit. Vous avez dit nostalgie ? Pas moi, en tout cas. Je ne me tourne pas vers le passé au motif qu'il figurerait le temps où j'étais heureux (quelle blague!), mais je vois le présent, et je pressens l'avenir, et je vois que tout ça n'est guère encourageant. Mais je m'interdis de désespérer les « générations montantes ». Je leur souhaite quand même bon courage. Et lucidité, si l'envie leur en prend.

 

 

Moi, j’ai eu la chance d’avoir un professeur d’exception en seconde, première et terminale, j’ai nommé PIERRE SAVINEL. Entre autres travaux d'érudition, il a traduit La Guerre des Juifs, de FLAVIUS JOSÈPHE (Editions de Minuit). Entre parenthèses, je ne comprends pas que les manuels de français, de deux choses l'une, expurgent les textes, ou alors les choisissent vierges de toute « impureté » (= sexe et pipi-caca).

 

 

Remarquez que l'esprit mal tourné de l'adolescent moyen est parfois en mesure d'ajouter du piment dans les plats les plus fades. Prenez, dans Lagarde et Michard XVIIIème, l'extrait intitulé « Poétique des ruines » (DIDEROT), c'est page 222, et lisez-le en ayant bien soin de remplacer le mot "ruines" par le mot "fesses", et vous verrez que la substitution ne manque ni de sel, ni de pertinence, comme nous l'avions réjouissamment testé à l'époque.

 

 

Expurgé ? Si vous prenez, dans Lagarde … 16ème siècle l’extrait de la bataille de l’abbaye de Seuillé (RABELAIS, Gargantua, 27), vous aurez bien les détails concernant l'amour des moines pour le vin (mais aussi leur lâcheté), mais aucun élève n’a jamais lu : « Si quelqu’un gravait [grimpait] en un arbre, pensant y être en sûreté, icellui de son bâton empalait par le fondement ».

 

 

« Empalait par le fondement, m’sieur, qu’est-ce que ça veut dire ? – Euh, … tout ce que je peux vous dire, c’est que ça doit faire assez mal ». Il faut savoir que le dit bâton est le manche qui sert à porter la croix aux processions (« long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées »), bâton dont le moine Frère Jean des Entommeures (= des Ravages) a fait une arme de destruction massive. En plus de les éveiller, ça enrichirait le vocabulaire des jeunes, ainsi que la polysémie du mot « fondement ».

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"EUH... JE PEUX VOUS DIRE QUE ÇA DOIT FAIRE ASSEZ MAL"

Quant au choix des extraits, je ne dis pas, bien sûr, qu’il faut focaliser l’attention des adolescents sur le croustillant ou le scatologique, d’abord parce qu’il n’y en a pas partout, et loin de là. Mais les dits adolescents se feraient une idée moins solennelle, dévitalisée et scolaire de la littérature si l’on ne s’interdisait pas de jeter un œil sur, précisément, ce qui intéresse l’adolescence au premier chef.

 

 

Ils seraient peut-être plus nombreux à ouvrir des « classiques ». Tout se passe comme si les concepteurs de manuels étaient convaincus que la littérature était coupée de la vie, alors qu’elle en est une des émanations les plus authentiques (« les plus scientifiques », disait même le père JEAN CALLOUD, qui raffolait des chocolats de chez BONNAT). Tout se passe comme s’ils n’avaient pas compris ce qu’est la littérature, comme s’ils ne l’aimaient pas.

 

 

C’est vrai qu’une chape de pudeur semble s’être abattue sur l’expression du croustillant et du sale à partir du 17ème siècle. Voir pour cela, dans Carmen de MERIMEE, ce que recouvre la formule « et le reste », dans la bouche de Don José parlant de la femme qu’il aimait, formule qui saute à pieds joints sur les nombreux détails sur lesquels s'attardaient STENDHAL, MERIMEE ou FLAUBERT dans leur Correspondance. Et ce serait la même chose, si on lisait correctement RACINE ou DIDEROT. Croyez-vous que CORNEILLE ne savait pas ce qu’il disait, en écrivant : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » ?

 

 

On me dira que c’est pour ça que ma prédilection va à Maître FRANÇOIS RABELAIS, à son jeu de mots sur « à Beaumont le Vicomte » (contrepèterie facile), à une recette de Panurge (« une manière bien nouvelle de bâtir les murailles de Paris », Pantagruel, 15), au lion qui ordonne au renard de remplir de mousse la « blessure » que la vieille vient de se faire entre les jambes (croit-il), et tout une pallerée de belles histoires. On me le dira, et j’en conviendrai. On me dira peut-être aussi que je ferais mieux de parler de RABELAIS, ce en quoi on aura tout à fait raison. C’est une très bonne idée. J’y songe. Promis, je vais m’y mettre.

 

 

En attendant cet heureux jour, contentons-nous, pour aujourd’hui, de quelques paragraphes rigolos et sympathiques tirés des Essais. Le premier est très gentil, et prouve que le cheval était inconnu en Amérique avant l’arrivée des Blancs.

 

 

Chapitre XLVIII : Des destriers.

 

 

Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arrivèrent, estimèrent, tant des hommes que des chevaux, que ce fussent ou Dieux ou animaux, en noblesse au-dessus de leur nature. Aucuns, après avoir été vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l’or et des viandes, ne faillirent d’en aller offrir autant aux chevaux, avec une toute pareille harangue à celle des hommes, prenant leurs hennissements pour langage de composition et de trêve.

 

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N'EST-CE PAS, QUE C'EST BEAU ? 

 

Le second est un peu plus « costaud ». Il paraît que les Américains « tamponnent », alors que les Français « essuient ». Je vous laisse juges.

 

 

Chapitre XLIX : Des coutumes anciennes. [Sur la volatilité des modes.]

 

 

Ils mangeaient comme nous le fruit à l’issue de table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge ; voilà pourquoi SPONGIA est un mot obscène en Latin ; et était cette éponge attachée au bout d’un baston, comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires [aux toilettes] ; et, n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et éponge dans le gosier et s’en étouffa. Ils s’essuyaient le catze [le cul] de laine parfumée, quand ils en avaient fait : « At tibi nil faciam, sed lota mentula lana. »

 

 

Traduction du latin : « Je ne te ferai rien [mais pour te punir de ton insatiable avarice, quand j’aurai lavé mes mains] ma mentule (ma verge) t’ordonnera de la lécher », comme quoi d'anciens adolescents peuvent regretter de ne pas avoir fait assez de latin (j’ai restitué les derniers vers de l’épigramme de MARTIAL, qu’on a tort de ne pas faire lire, je vous assure que c’est excellent pour l’imagination).

 

 

Tiens, ça me fait penser à cette stèle qu’on peut voir au Musée Gallo-Romain de Lyon, au dos de laquelle figure ce graffiti gravé (en latin, évidemment) : « Je ne baise pas, j’encule ». C’était le très discret, assez petit et très charmant, très classique, mais très correct et sûrement très chaste Monsieur AUDIN qui me l’avait fait découvrir. Il m’avait surpris, le brave homme. Comme quoi le graveleux n’est pas forcément incompatible avec la pruderie qu’une vaine apparence a posée sur le visage.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.

 

 

lundi, 30 avril 2012

MONTAIGNE, ON S'EN PAIE UNE TRANCHE ?

Aujourd'hui, comme promis, ce sera du juteux, du qu'on n'étudie pas au lycée, ça c'est sûr, même que c'est bien dommage, non plus que le chapitre 26 du Tiers Livre de RABELAIS, qui fait un tour exhaustif de toutes les sortes de « couillons », liste qui se termine par « couillon hacquebutant, couillon culletant ». Mais il est entendu que RABELAIS est beaucoup plus porté sur la chose que MONTAIGNE, comme on va le voir.

 

 

Les Essais de MONTAIGNE sont composés de trois livres. Je ne vais pas vous embêter avec des considérations lourdes et pontifiantes. Juste ceci : le Livre I comporte 57 chapitres (environ 300 pages type Pléiade), le Livre II, 37 (450 pages) et le Livre III, 13 (330 pages). Comme si la pompe avait mis du temps à s’amorcer : des petites notes pour commencer, de vrais petits livres pour finir. C’est progressivement qu’il s’est pris au jeu.

 

 

Aujourd’hui, juste quelques paragraphes rigolos, sur la femme, le genre d’animal qu’elle est, et ce qu’elle doit être dans le mariage. On ne trouve évidemment pas ce genre d’extraits, non plus, dans le Lagarde et Michard. C’est bête, parce que je suis sûr que ça encouragerait les adolescents à lire MONTAIGNE.

 

 

Rien que pour l’idée rassurante qui leur dirait que les idées qui leur viennent quand ils regardent les filles, non seulement sont normales, mais que les filles et les femmes, pour ce qui est du désir et de la connaissance des choses de l’amour, les battent à plate couture. Parce que c’est vrai qu’un garçon, jusqu’à un âge, ce n’est, sur ce plan, qu’un gros niais. Et il y a fort à parier que le verbe « déniaiser » a été inventé pour les garçons. Enfin pas que.

 

 

Livre I, Chapitre XXX : De la moderation [l’auteur parle des relations entre le mari et la femme].

 

 

Je veux donc, de leur part, apprendre ceci aux maris, s’il s’en trouve encore qui y soient trop acharnés ; c’est que les plaisirs mêmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes, sont réprouvés, si la modération n’y est observée ; et qu’il y a de quoi faillir en licence et débordement, comme en un sujet illégitime. Ces enchériments deshontés que la chaleur première nous suggère en ce jeu, sont, non seulement indécemment, mais dommageablement employés envers nos femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assez éveillées pour notre besoin. Je ne m’y suis servi que de l’instruction naturelle et simple.

 

 

Mai 1968, avec son « Jouir sans entraves », n’est pas encore passé par là. On a compris : madame MONTAIGNE se contentait de ce que MICHEL EYQUEM lui donnait. Et il lui donnait peu. « Qu’elles apprennent l’impudence d’une autre main ». C’est une question qui le tarabuste, parce qu’il y revient plus tard.

 

 

Livre III, Chapitre V : Sur des vers de Virgile. [Où il est un peu question des vers de Virgile, mais aussi et surtout d’autre chose.]

 

 

Pour MONTAIGNE, le mariage doit découler de la raison et non du désir personnel, surtout du désir amoureux. Il est pour les mariages décidés en dehors des personnes, parce que c’est d’abord une convention sociale.Il n’est pas question de se laisser aller au plaisir conjugal : « Une femme honnête n’a pas de plaisir », dit la chanson de JEAN FERRAT. Enfin, on parle ici d’il y a 450 ans, il ne faut pas l’oublier.

 

 

Aussi est-ce une espèce d’inceste d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dit ailleurs (voir ci-dessus). Autrement dit, le mariage est chose trop noble pour y mêler le plaisir.

 

 

L’intéressant vient : Il faut, dit Aristote, toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la fasse sortir hors des gonds de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les médecins le disent pour la santé : qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux et assidu altère la semence et empêche la conception ; disent d’autre part, qu’à une congression [coït] languissante, comme celle là est de sa nature, pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut présenter rarement et à notables intervalles, [« afin qu’elle saisisse avec avidité les dons de Vénus et qu’elle les cache plus profondément » c'est en latin] (Virgile, Géorgiques). Je ne vois point de mariages qui faillent plutôt et se troublent que ceux qui s’acheminent par la beauté et désirs amoureux. Il y faut des fondements plus solides et plus constants, et y marcher d’aguet ; cette bouillante allégresse n’y vaut rien.

 

 

On a compris. D’ailleurs il dit quelque part qu’il « s’accointe » avec sa femme juste avant de sombrer dans le sommeil, le soir. On ne peut pas dire que ça rigolait. Comme homme, MONTAIGNE devait être passablement ennuyeux. Il pose même la question : combien de fois par jour ? La reine d’Aragon, dit-il, préconise six « rapports » par jour, mais le grand législateur grec de l’antiquité parle de trois par mois. On devine où va la préférence de MONTAIGNE.

 

 

Quel mauvais ménage a fait Jupiter avec sa femme qu’il avait premièrement pratiquée et jouie par amourettes ? C’est ce qu’on dit : Chier dans le panier pour après le mettre sur sa teste.

 

 

Pour lui, c’est certain, la femme est par nature un animal lubrique. Et ça commence très tôt, chez les fillettes et jeunes filles. Tiens, toujours dans le même chapitre :

 

 

Nous les dressons des l’enfance aux entremises de l’amour : leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fût qu’en le leur représentant continuellement que pour les en dégoûter.

 

 

Autrement dit, les filles ne pensent qu’à ça. Le péché d’Eve n’est pas loin. Vient alors une anecdote.

 

 

Ma fille (c’est tout ce que j’ay d’enfant) est en l’âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier ; elle est d’une complexion tardive, mince et molle, et a été par sa mère élevée de même d’une forme retirée et particulière : si qu’elle ne commence encore qu’à se déniaiser de la naïveté de l’enfance. Elle lisait un livre français devant moi. Le mot de « fouteau » s’y rencontra, nom d’un arbre connu [hêtre] ; la femme qu’elle a pour sa conduite, l’arrêta tout court un peu rudement, et la fit passer par-dessus ce mauvais pas. (…) Mais, si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais n’eût su imprimer en sa fantaisie, de six mois, l’intelligence et usage et toutes les conséquences du son de ces syllabes scelerées [scélérates], comme fit cette bonne vieille par sa réprimande et interdiction.

 

 

Et ce passage, alors ?  Mon oreille se rencontra un jour en lieu où elle pouvait dérober aucun des discours faits entre elles sans soupçon : que ne puis-je le dire ? Nostredame ! (fis-je) allons à cette heure étudier des phrases d’Amadis et des registres de Boccace [auteur de contes « libres »] et de l’Arétin [auteur d'oeuvres érotiques] pour faire les habiles. Il n’est ni parole, ni exemple, ni démarche qu’elles ne sachent mieux que nos livres : c’est une discipline qui naît dans leurs veines, [« et Vénus elle-même les a inspirées », Virgile], que ces bons maîtres d’école, nature, jeunesse et santé, leur soufflent continuellement dans l’âme ; elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent.

 

 

« Une discipline qui naît dans leurs veines », parfaitement. Enfer et damnation, j’aurais dû m’en douter. C’était donc ça. Les filles savent tout. Les garçons sont des niais. Et ce n’est pas la mixité qui a changé les choses, puisqu’elle les a aggravées.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

 

 

jeudi, 26 avril 2012

DU MONTAIGNE ? COMBIEN DE TRANCHES ?

Aujourd'hui, promis, on se rapproche de Montaigne, dont on va apercevoir une oreille à l'horizon.

 

Je ne suis pas encore atteint par le mal inventé par Alois Alzheimer. Je me souviens que lorsque quelqu’un que j’aime bien, sans avoir conscience de ce qu’elle faisait, m’a dit que la boîte en bois qui était au grenier, avec les vieux papiers de famille dont certains remontaient à trois siècles, eh bien cette boîte, elle l’avait jetée au feu, je suis devenu fou, pendant un bon moment, j’ai vu noir, tout noir. 

 

C'est comme si un ours m'avait arraché brutalement un membre, comme dans Le Concile de pierre, de Jean-Christophe Grangé. Comme si j'avais été amputé par surprise, à peu près comme ce que nous avions tous ressenti lors du cambriolage de la maison. Comme si on jetait de vieilles photos de choses et de gens qui furent familiers.

 

Alors moi, pour me préparer à attaquer Montaigne, voilà comment je m’y suis pris : j’ai commencé par le Rabelais de la Pléiade, avec les notes en bas de page. Certes, les notes de bas de page ralentissent la lecture, mais l’éclairent de façon bien plus pratique que celles renvoyées en fin de volume. Je déconseille formellement les « traductions » en français moderne, qui dévitalisent, qui anesthésient tout ce qui fait la force et le « jus » de Maître Alcofribas.

 

Quoi qu’il en soit, je peux vous dire que ça décrasse, comme galop d’essai. Si vous aimez le délire verbal, je conseille la harangue de Maître Janotus de Bragmardo (Gargantua, 19), l’émissaire chargé de demander à Gargantua de rendre les cloches de Notre-Dame, qu'il a piquées pour en faire des sonnettes au cou de sa jument, après avoir noyé 260.418 Parisiens (« sans les femmes et petitz enfans ») sous les flots de son urine (ce passage n'est pas dans Lagarde et Michard, je peux vous l'assurer).

 

Mais je conseille aussi et surtout la plaidoirie de Baisecul et Humevesne (« kiss my ass » = baise mon cul, et « sniffer of farts » = renifleur de pets), ainsi, évidemment, que la réponse tout à fait à la hauteur que leur fait Pantagruel (Pantagruel, 11 à 13) : André Breton et autres surréalistes, en plus de se prendre au sérieux comme des pontifes, auraient mieux fait de se cacher, avec leur pseudo-invention de l’ « écriture automatique ». Tiens, en voici un petit exemple (allez, je modernise l’orthographe, c’est Humevesne qui parle) : 

 

« Mais, à propos, passait entre les deux tropiques, six blancs vers le zénith et maille par autant que les monts Riphées, avaient eu cette année grande stérilité de happelourdes, moyennant une sédition de balivernes mue entre les Baragouins et les Accoursiers pour la rébellion des Suisses, qui s’étaient assemblés jusqu’au nombre de bons bies pour aller au gui l’an neuf le premier trou de l’an que l’on livre la soupe aux bœufs et la clef du charbon aux filles pour donner l’avoine aux chiens ».

 

Enfoncés, Les Champs magnétiques, de Breton et Soupault, ce b-a-ba de l’écriture automatique, sacralisé par quelques ignares et collectionneurs spéculants, enfantillage laborieux, infantilisme et puérilité auprès de la prouesse de Rabelais dans ces trois chapitres.

 

Je signale en passant que le Docteur Faustroll, inventeur de la 'Pataphysique (« Tout est dans Faustroll », disait le satrape Boris Vian), possède dans sa bibliothèque 27 ouvrages qu'il est convenu d'appeler « Livres pairs », et que Rabelais est le seul a avoir l'insigne honneur de figurer sous son seul nom, sans la limitation à un seul titre de ses oeuvres, qu'Alfred Jarry inflige aux 26 autres. C'est bien tout Rabelais qu'il faut lire. 

 

Après Rabelais, j’ai mis le nez dans Béroalde de Verville et son Moyen de parvenir. C’est déjà une autre paire de manches. Mais Michel Renaud, qui a dû tomber dedans quand il était petit, en a donné une édition jouissive (et remarquablement lisible) dans la collection « folio ». On ne peut pas vraiment résumer ce bouquin, qui fait figure d’OLNI (Objet Littéraire Non Identifié) dans la littérature française. 

 

Disons que, de cette immense conversation désordonnée, qui se déroule autour d'une table plantureuse, lourdement garnie de plats et de dives bouteilles, je retiens le profond réservoir d'anecdotes truculentes, principalement sexuelles et scatologiques, et la guirlande des propos irrévérencieux à l’égard de toutes les autorités. 

 

Je suis alors passé à Histoire d’un voyage en terre de Brésil, de Jean de Léry (au Livre de Poche). Ce calviniste grand teint raconte son équipée maritime jusque chez les Toupinambaoults, qui font, entre autres joyeusetés, cuire les morceaux de leurs ennemis sur leurs « boucans » (cf. boucanier). Il faut lire les propos du prisonnier qui sait qu'il va y passer et qui défie ses futurs bourreaux en se vantant de leur donner bientôt à manger la chair même de leurs propres parents, qu'il s'est, après une précédente bataille, fait un plaisir de dévorer.

 

« Vous les trouveriez couverts [les boucans] tant de cuisses, bras, jambes que autres grosses pièces de chair humaine des prisonniers de guerre qu’ils tuent et mangent ordinairement ».

 

Là on commence à pouvoir s’aventurer sur la haute mer de la vieille langue française. On est fin prêt.  On peut attaquer la montagne de Montaigne (au fait, vous avez remarqué que lorsque Marcel Proust décrit la mer, il s’acharne, d’un bout à l’autre de La Recherche, à en faire un paysage de montagne ?). 

 

Voilà ce que je dis, moi. 

 

A suivre.

samedi, 28 janvier 2012

C'EST PAS MOI, M'SIEUR, C'EST ZOLA !

Résumé : EMILE ZOLA est le champion toutes catégories de l'énumération descriptive et de la description énumérative.

 

 

EPISODE 3

 

 

Cette frénésie d’énumération est exactement le défaut qui me rend insupportable la lecture de La Faute de l’abbé Mouret. Figurez-vous une tranche de « Paradou » entre deux tranches de religion. Bon, passe que ZOLA soit un anticlérical fieffé, qu’il s’en donne à cœur joie. Mais le Paradou reste indigeste aussi pour d'autres raisons que ce prêche cousu de fil blanc.

 

 

 

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C'EST-Y PAS BEAU, LA FAMILLE ?

 

 

 

Comme dans Le Ventre de Paris et Au Bonheur des dames, l’auteur se laisse embarquer dans des litanies : ici, ce sont toutes les plantes qu’on trouve dans ce lieu paradisiaque, où l’abbé découvre le bonheur dans l’amour charnel.

 

 

Il est vrai qu’il n’est pas le seul à être pris de la folie de l’énumération. Je ne parle évidemment pas de Maître RABELAIS, qui domine forcément les débats avec ses listes de livres, de fous, de « couillons », etc. Mais on trouve quelque chose d’analogue, me semble-t-il, dans Suzanne et le Pacifique, de JEAN GIRAUDOUX.

 

 

Ce sont d’infernales énumérations, un interminable catalogue de toutes les plantes, de toutes les fleurs possibles, de paysages gorgés de sève et saturés de symboles : vertuchou, mille capédédiou, palsambleu, vertubleu, que c’est lourd ! La belle Albine opère sur l’abbé Mouret un « détournement de curé », et consomme en sa compagnie le crime de lèse-chasteté sous le grand arbre qui figure évidemment le père de toute chose. Et tout d’un coup, l’ecclésiastique a la révélation de la religion de l’amour charnel.

 

 

Et par qui l’abbé Mouret sera-t-il chassé du Paradou ? Par le frère Archangias : je vous le dis, rien ne nous est épargné. Il y a la Teuse, qui chapitre son curé en l’aimant bien quand même. Il y a le clan des mécréants : le docteur Pascal, la jeune Albine, le vieux Jeanbernat, qui finit par couper l’oreille d’Archangias (le Mont des Oliviers, mon vieux !).

 

 

Le curé, qui exprime au début le désir de rester eunuque, sera exaucé à la fin, quand il perdra sauvagement ses attributs, rendu à sa castration ordinale, après un passage éclatant, quoiqu'exorbitant, par la casevirile des hommes ordinaires.

 

 

On a une scène analogue à la fin de Germinal, quand les femmes châtrent l’épicier Maigrat (au nom oxymorique) et se promènent ensuite en brandissant fièrement tout l’appareil (mais là, il y a une vengeance ; enfin, n’y a-t-il pas toujours une vengeance dans la castration ? Je pose la question à Papa FREUD).

 

 

ZOLA a par ailleurs le souci de semer des petits cailloux blancs qui servent d’indices. Ici, ce sont quasiment des rochers : la femme morte dans la chambre ; le mot « suicide » en plein milieu de la 2ème partie. On retrouve l’auteur scolaire, qui ne laisse pas son livre vivre et respirer par lui-même, et qui proclame : « C’est moi qui commande ! ».

 

 

On a envie de lui dire : oui, on a compris que tu rejettes l’Eglise parce qu’elle est foncièrement opposée à cette Nature que tu présentes comme seule affirmation légitime de la Vie, qu’elle est négation radicale de la vie. Même rapportée à l’époque (réaction catholique avant les combats de la laïcité), ça fait d'un lourdingue, mes aïeux !

 

 

***

 

 

Nana tient davantage la route. Je ne parle pas de la pouliche de ce nom qui court à Longchamp (ou à Auteuil, je ne sais plus), déclenchant l’hystérie des parieurs. La facétie est anecdotique. Je parle de cette femme à nom de jument (à moins que ce ne soit l’inverse) venue des bas étages de la société (Gervaise et Coupeau de L’Assommoir) et à qui le théâtre va donner l’occasion de côtoyer et de pénétrer la haute société. Pour utiliser un mot moderne, le théâtre joue le rôle (un comble, pour un théâtre) d’interface entre les bas-fonds et le beau monde.

 

 

 

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NANA ? 

 

Nana n’est pas douée du tout pour le théâtre, mais son corps est fait de telle façon que sa simple apparition, pas trop habillée, sur une scène, met la gent masculine en délire, ce qu’aucun directeur de salle au monde ne saurait négliger. La « thèse » est limpide, comme d’habitude chez ZOLA : ce qui guide les hommes, ce ne sont pas les idées (ou autres fumées), ce sont les appétits.

 

 

Ce qui est drôle avec ZOLA, c’est que c’est comme ça que ça fonctionne : j’ai l’idée de ce que je veux démontrer, je rédige mon programme, et sur cette grille, je ponds mes 400 ou 500 pages. Les appétits sont capables de bouleverser les statuts sociaux, qu’on se le dise. Ça, c’est l’idée. La grille, c’est cette fille qui se prostitue à seize ans et qui devient une des femmes les plus célèbres de Paris à dix-huit, tout ça parce que son corps fait du mâle un cinglé prêt au pire. L’un devient un escroc, l’autre se suicide, bref, Nana, c’est Attila.

 

 

C’est par exemple le banquier Steiner qui doit régulièrement refaire sa fortune pour la claquer en femmes. C’est le comte Muffat, personnage socialement très en vue (chambellan de l’Impératrice), qui va de déclassement en déclassement, et qui devient au fur et à mesure un personnage tragique (ou dérisoire), pour les beaux yeux (et le reste) de celle qui était une putain il n’y a pas si longtemps.

 

 

 

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Alors c’est sûr, on peut se dire que ZOLA montre « les bouleversements d’un ordre miné de l’intérieur par sa propre gangrène » ; la réversibilité des rangs sociaux. L’ordre social tel qu’il existe n’a pas de sens, seul l’arbitraire y règne, à travers les appétits des différentes forces en présence. Je dis : certes !  

 

 

Encore deux choses à noter au sujet de Nana : la première, c’est la dernière scène du roman qui montre Nana en train d’agoniser dans sa chambre, atteinte de la « petite vérole », pendant que tous « ses hommes » font les cent pas sur le trottoir. Une scène très « cinématographique », je trouve. Et comique.

 

 

La seconde, c’est encore une fois sur la méthode de composition de ZOLA, qui semble toujours craindre que le lecteur ne comprenne pas ce qu’il tient absolument à démontrer. Ici, il applique la technique de « l’essuie-glace » : on passe avec une régularité de métronome de la description des bas-fonds aux intérieurs bourgeois, dans des allers-retours éminemment didactiques.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre, une autre fois.

 

 

lundi, 21 novembre 2011

PROGRES TECHNIQUE ET NEF DES FOUS

Avant de commencer, je précise que l'expression "nef des fous" m'est bien entendu inspirée par maître Sebastian Brant (1458-1521) et de son chef d'oeuvre La Nef des fous, qui est un peu le pendant de cet autre chef d'oeuvre : Eloge de la folie, de maître Erasme, un peu à la même époque. Ceci pour dire en préambule qu'il y a peut-être de la folie à avoir ainsi laissé la bride sur le cou à la technique, notre sujet du jour. Il est temps d'entrer en matière.

 

1 -  Alors là, attention, on attaque du béton lourd et compact. Bon, comme d’habe, je vais me décarcasser pour faire simple. Aujourd’hui, sans un minimum d’éthique et de déontologie, on n’arrive même plus à se payer une Rolex à quarante neuf ans et demi. Mais on ne sait jamais. Il va peut-être falloir que je m’efforce. Heureusement, je n’éternue pas comme Gaston Lagaffe, chaque fois que le docteur prononce en sa présence le mot « effort ». Même que ça amuse le docteur, et qu’il fait exprès.

 

Si ça devient trop abstrait, vous m’arrêtez. Parce que je supporte mal l’abstrait. Quand ça prend de l’altitude, je respire moins bien. Et à l’altitude marquée « intello », celle des gens bien nés, beaux parleurs et bien conditionnés, je suffoque, c’est vite vu. Bon, je vais garder ma Ventoline à portée de main. Comme j’ai dit, on ne sait jamais.

 

Et puis pas loin, j’ai mes deux balises, Argos et Arva. Je les déclenche en même temps quand il se produit une avalanche de poudreuse en pleins 40èmes rugissants. Je tiens à vérifier moi-même que les secours sont sur le qui-vive. Ça leur fait un exercice inopiné. Excellent pour les réflexes. Après, je me fais une verveine, je peux rajuster mon bonnet de nuit et me rendormir. On ne sait jamais.

 

Donc, dans un précédent article, je soutiens (« jusques au feu exclusivement », selon la formule déposée par François Rabelais en personne à l’INPI en 1534, j’ai vérifié, inutile de vous donner la peine) que l’Europe est le berceau universel du progrès technique. Personnellement, je suis assez content de l’expression « berceau universel ». Qu’en pensez-vous ? Promis, j’arrête de déparler, comme on dit chez moi, entre Saône et Beaujolais.

 

Si je me souviens bien de ce que je me rappelle (vous demandiez un moyen mnémotechnique, en voilà un, à condition de mettre « souviens » en tête), j’allusais même que si, dans la course, l’Europe a littéralement semé sur place  tous les peuples du monde qui ont assisté médusés au fulgurant départ de son échappée, c’est qu’elle s’est donné un chef, un parrain, une idole incontestable, indestructible, indéboulonnable : la technique. Personne au monde avant elle n’y avait pensé.

 

Parce que, avec les humains, on ne sait jamais : ça se succède, ça s’envie, ça se vole, ça vote mal, ça se tue de temps en temps. L'humain, c’est instable, soupçonnable, pour ne pas dire suspect, voire méchant. Bref : on ne peut pas compter dessus. Tandis que la technique, tranquille : comme ça a l’air inerte, comme c’est inoffensif tant que tu ne t’en sers pas, tu accumules les savoir-faire, tu collectionnes les acquis, tu mets bout à bout les expériences. Rien de plus sûr.

 

Pour les bases, le socle si tu préfères, ça a dû se passer entre 1000 et 1400, je n’étais pas là. Ce qu’on appelle bêtement le « moyen âge », juste pour déprécier. A vrai dire, personne n’était là, que les vivants de l’époque qui, de toute façon, n’ont rien vu venir. Tiens, regarde : tu es sur le port d’Aigues-Mortes. Pourquoi Aigues-Mortes ? Mais parce que c’est joli et pas encore ensablé ! C’est qu’il fait beau, en ce 18 juin 1080. On en est au pastis. Tu vois Marius le charpentier qui retape un rafiot.

 

Tout d’un coup, il a l’idée, le gars, de fixer le gouvernail à la structure. Toi, tu te dis : « Tiens, c’est pas bête ». Avant, il fallait que le barreur se démène comme un diable pour que tout reste dans l’axe et suive le cap. A la rigueur, il godillait. Comment tu veux deviner que le gars a eu une idée géniale, qui facilitera désormais le boulot de tous les skippers du monde ? Quoi, ça s’appelle pas « skipper » à l’époque ? Eh bien mettons, tiens, « cybernète ». Oui, ça veut dire « pilote », en savant. C’est ce qui a donné « gouverner ». Juré, craché.

 

Le rigolo de l’histoire, c’est que Joseph Ressel, en 1829, aura l’idée de l’hélice, invention révolutionnaire, en regardant faire un matelot en train de godiller, c’est-à-dire de guider son bateau sans gouvernail fixe, en faisant simplement tourner savamment sa rame. Comme quoi, heureusement que ça ne s’est pas perdu en route.

 

Le progrès technique, personne le voit démarrer. Et surtout, personne sait que c’est ça, le progrès. Trop lent. Trop dispersé. C’est un sournois. Il ne veut pas attirer l’attention sur lui. Un gouvernail fixe par ici, une horloge mécanique par là, des lentilles optiques composées en 1270, un rouet en 1298, une poulie à Nuremberg, une première anatomie scientifique à Bologne. Impossible de synthétiser. Ce n’est qu’à l’arrivée qu’on voit le résultat. Franchement, comment veux-tu deviner ce qui est en train de se passer ? Tu auras beau envoyer Sherlock Holmes, Herlock Sholmes ou Isidore Bautrelet, cet Arsène Lupin-là filera toujours entre les doigts.

 

Mais parlons du télescope. Galilée fait ses premières observations astronomiques en 1609. Lui, il est convaincu de la nouveauté absolue de sa découverte (ce n’est pas moi qui dis ça, c'est la dame ci-dessous). Mais qui d’autre ? Gregory, Newton, Herschel perfectionnent l’engin. Mais est-ce que tous ces gugusses se rendent compte de la rupture qu’introduit le télescope dans la représentation humaine du monde ? Ça, c’est une idée de Hannah Arendt, qui n’est pas la première venue.

 

Bon, je ne vais pas vous bassiner avec les détails de son analyse. En gros et pour résumer, le télescope nous fait voir les planètes autres que la Terre, mais surtout, nous oblige à admettre que la Terre est une planète parmi d’autres. Tout le truc est là. L’homme se met à voir son monde comme s’il l’observait de l’extérieur.

 

On a du mal à se rendre compte aujourd’hui qu’il s’agit là d’une rupture radicale. C’est dans Condition de l’homme moderne. Hannah Arendt  renvoie à cette occasion à la parole d’Archimède : « Donnez-moi un point fixe, et je soulève l’univers ». Le télescope, c’est ça, ou peu s’en faut. « Nous sommes les premiers à vivre dans un monde (…) dans lequel on applique à la nature terrestre (…) un savoir acquis en choisissant un point de référence hors de la Terre », comme dit la dame. Il fallait quand même que je cite cette phrase, même élaguée.

 

Ajoutez à ça le premier globe terrestre, réalisé en 1492 par Martin Belhaim, on est bien obligé d’admettre que l’homme, à partir de là, voit les choses autrement, même s’il ne s’en rend pas compte sur-le-champ. Ajoutez à ça la carte géographique (la vraie), tout est prêt pour « faire entrer l’univers dans les salons », comme dit Hannah Arendt. Nous, on est nés dans ce bain-là : c’est devenu si « naturel » qu’on l’apprend à l’école primaire. Mais sur le moment, c’est comme une gifle donnée par la technique à l’humanité.

 

A suivre ...