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samedi, 11 mai 2013

LE PORTATIF DE PHILIPPE MURAY

 

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Philippe Muray est donc indispensable à tout ce qui prétend garder l’œil grand ouvert sur le monde que nous façonnent les marchands de tout poil (vendeurs de salades, de boniments ou de brosses à dents), aidés par l’industrie de la propagande, passée maîtresse dans l’art de tordre les mots pour les obliger à servir leurs intérêts. Leurs intérêts ? Ça tient en une phrase : soumission à la consommation et acceptation du mode de vie que son règne impose.

 

Avec un effort particulier pour amener les individus qui constituent ce qu’on appelle une population à ne plus penser par eux-mêmes, et à accepter comme paroles d’évangile deux sortes de messages : « Venez vous amuser (ce qui signifie : oublier les conditions qui vous sont faites) dans les fêtes que nous organisons pour vous ! ». Et : « Si vous n’êtes pas tolérants et respectueux des « droits » que d’infimes « minorités » font valoir, vous êtes bons pour la correctionnelle ». Je me contente de ces deux illustrations de la résistance de Philippe Muray à la mensée « mainstream ». Il y en a d'autres.

 

D’un côté, donc, la « fête » à tous les étages, dans tous les lieux et à tous les moments possibles. De l’autre, ce que Muray appelle « l’envie du pénal » (parodiant l’ « envie du pénis » prêtée par Sigmund Freud aux petites filles). D’un côté le « festivisme » exacerbé (voir les pages qu’il consacre à l’ouverture du parc Eurodisney à Marne-la-Vallée). De l’autre, la punition pour tous ceux qui porteraient atteinte à la « dignité » de tous ceux qui se présentent comme des « victimes » de l’ « intolérance ».

 

D’un côté, l’imposture d’une « fête » qui s’impose à tous. De l’autre l’imposture d’une « tolérance » qui n’est que l’expression d’un flicage de plus en plus pointilleux de la population. En tout état de cause, ce que ne digère pas Philippe Muray, c’est l’imposture de l’époque. Il s’efforce de démolir le discours qu’elle tient sur elle-même pour élever sa propre statue, et que colportent tous ses thuriféraires stipendiés ou ses adeptes aux yeux illuminés. Finalement, ce qu’il traque, c’est l’idéologie inquiétante qui se dissimule sous le masque de la positivité absolue et du consensus obligatoire et joyeux (genre sourire contractuel, "rien que du bonheur").

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GASTON CHAISSAC ETAIT-IL VRAIMENT L'ARTISTE IDOINE POUR CETTE COUVERTURE ?

Je viens de revenir à Philippe Muray en ouvrant un tout petit (80 pages environ) bouquin publié par Les Belles Lettres et 1001 nuits en 2006 : Le Portatif (d’où le titre de ce couple de billets). Ce titre est à mon avis excessif : « Le titre que je donne à cet ensemble est un hommage au Dictionnaire philosophique de Voltaire, surnommé Le Portatif par ses lecteurs ». « Hommage », pourquoi pas ? La taille de l’ouvrage, et surtout ce qu’on y trouve, tout ça fait que la référence ne tient pas. Bon, c'est vrai que l'auteur l'a laissé en plan avant achèvement.

 

Ce qu’on y trouve, c’est pour tout dire un peu sec. C’est sûr que pour se faire une idée du lexique favori de Philippe Muray, l’ouvrage le permet. Sommaire, mais une idée. Première approche, quoi. A l’article « absent », inaugural, il pointe l’injonction qui est faite aux gens de participer (même à l’insu de son plein gré) à la « société du spectacle », et l’interdiction qui leur est faite de disparaître sans son aval (Kafka, je ne sais plus où, faisait de la possibilité de disparaître le dernier refuge de la liberté individuelle).

 

Il traite de l’infantilisation générale, de « l’Empire du Cœur » (qu’il appelle « cordicolisme », bon, moi, je veux bien …), de l’exigence de transparence, de Disneyland, de l’Europe, le l’ « homo festivus » et de l’ « hyperfestif », de la « post-histoire », de la modernité, de la musique (dans laquelle il voit, peut-être pas à tort, un moyen de domestication des foules, j’en ai parlé ici même en septembre 2012), de l’occultisme, des réactionnaires, de l’unification de la collectivité en un gros tas de chouettes copains, du retour en force de l’hygiénisme (rebaptisé « problème de santé publique »), et de quelques autres notions. Ce que regrettera le lecteur un peu aguerri de Philippe Muray, dans Le Portatif, c’est sa sécheresse de squelette de poisson.

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LE BANDEAU SURDIMENSIONNÉ SEMBLE INDIQUER QUE MURAY A TROUVÉ UN PUBLIC.

JE DIS : EH BIEN TANT MIEUX !!!

Et pour qui voudrait y aller voir de plus près, je conseille malgré tout les 1800 pages des Essais (L’Empire du Bien, Après l’histoire I et II, Exorcismes spirituels I, II, III, IV). Ça vaut largement les 33 € que ça coûte. Et pour être franc, ça se lit tout seul. C'est dans L'Empire du Bien que Philippe Muray développe les considérations qui lui permettent d'affirmer en conclusion que : « Notre société médiatique n'est pas du tout, comme on le prétend, la "forme moderne et achevée du divertissement"; c'est la figure ultime de la censure préventivement imposée ». Empêcher l'expression de savoir qu'elle pourrait devenir expression : le fin du fin en matière de totalitarisme.

 

En plus, quand on referme le livre, on se dit que la langue française et le style ont pris un bain de Jouvence.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

dimanche, 13 mai 2012

ENCORE UNE LOUCHE DE MONTAIGNE

Allez, encore une petite louche de MONTAIGNE, du qu’on ne trouve pas dans le sacralisé « Lagarde et Michard ». Vous voulez que je vous dise ? Il faut être handicapé de la littérature pour être nostalgique de ça. Ça, qui vous apprenait ce qu’il faut savoir, et qui vous dégoûtait par avance de ce que, peut-être, vous auriez eu envie de découvrir.

 

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Mais enfin, si c'est notre jeunesse, il y en a que la nostalgie remplit. Vous avez dit nostalgie ? Pas moi, en tout cas. Je ne me tourne pas vers le passé au motif qu'il figurerait le temps où j'étais heureux (quelle blague!), mais je vois le présent, et je pressens l'avenir, et je vois que tout ça n'est guère encourageant. Mais je m'interdis de désespérer les « générations montantes ». Je leur souhaite quand même bon courage. Et lucidité, si l'envie leur en prend.

 

 

Moi, j’ai eu la chance d’avoir un professeur d’exception en seconde, première et terminale, j’ai nommé PIERRE SAVINEL. Entre autres travaux d'érudition, il a traduit La Guerre des Juifs, de FLAVIUS JOSÈPHE (Editions de Minuit). Entre parenthèses, je ne comprends pas que les manuels de français, de deux choses l'une, expurgent les textes, ou alors les choisissent vierges de toute « impureté » (= sexe et pipi-caca).

 

 

Remarquez que l'esprit mal tourné de l'adolescent moyen est parfois en mesure d'ajouter du piment dans les plats les plus fades. Prenez, dans Lagarde et Michard XVIIIème, l'extrait intitulé « Poétique des ruines » (DIDEROT), c'est page 222, et lisez-le en ayant bien soin de remplacer le mot "ruines" par le mot "fesses", et vous verrez que la substitution ne manque ni de sel, ni de pertinence, comme nous l'avions réjouissamment testé à l'époque.

 

 

Expurgé ? Si vous prenez, dans Lagarde … 16ème siècle l’extrait de la bataille de l’abbaye de Seuillé (RABELAIS, Gargantua, 27), vous aurez bien les détails concernant l'amour des moines pour le vin (mais aussi leur lâcheté), mais aucun élève n’a jamais lu : « Si quelqu’un gravait [grimpait] en un arbre, pensant y être en sûreté, icellui de son bâton empalait par le fondement ».

 

 

« Empalait par le fondement, m’sieur, qu’est-ce que ça veut dire ? – Euh, … tout ce que je peux vous dire, c’est que ça doit faire assez mal ». Il faut savoir que le dit bâton est le manche qui sert à porter la croix aux processions (« long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées »), bâton dont le moine Frère Jean des Entommeures (= des Ravages) a fait une arme de destruction massive. En plus de les éveiller, ça enrichirait le vocabulaire des jeunes, ainsi que la polysémie du mot « fondement ».

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"EUH... JE PEUX VOUS DIRE QUE ÇA DOIT FAIRE ASSEZ MAL"

Quant au choix des extraits, je ne dis pas, bien sûr, qu’il faut focaliser l’attention des adolescents sur le croustillant ou le scatologique, d’abord parce qu’il n’y en a pas partout, et loin de là. Mais les dits adolescents se feraient une idée moins solennelle, dévitalisée et scolaire de la littérature si l’on ne s’interdisait pas de jeter un œil sur, précisément, ce qui intéresse l’adolescence au premier chef.

 

 

Ils seraient peut-être plus nombreux à ouvrir des « classiques ». Tout se passe comme si les concepteurs de manuels étaient convaincus que la littérature était coupée de la vie, alors qu’elle en est une des émanations les plus authentiques (« les plus scientifiques », disait même le père JEAN CALLOUD, qui raffolait des chocolats de chez BONNAT). Tout se passe comme s’ils n’avaient pas compris ce qu’est la littérature, comme s’ils ne l’aimaient pas.

 

 

C’est vrai qu’une chape de pudeur semble s’être abattue sur l’expression du croustillant et du sale à partir du 17ème siècle. Voir pour cela, dans Carmen de MERIMEE, ce que recouvre la formule « et le reste », dans la bouche de Don José parlant de la femme qu’il aimait, formule qui saute à pieds joints sur les nombreux détails sur lesquels s'attardaient STENDHAL, MERIMEE ou FLAUBERT dans leur Correspondance. Et ce serait la même chose, si on lisait correctement RACINE ou DIDEROT. Croyez-vous que CORNEILLE ne savait pas ce qu’il disait, en écrivant : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » ?

 

 

On me dira que c’est pour ça que ma prédilection va à Maître FRANÇOIS RABELAIS, à son jeu de mots sur « à Beaumont le Vicomte » (contrepèterie facile), à une recette de Panurge (« une manière bien nouvelle de bâtir les murailles de Paris », Pantagruel, 15), au lion qui ordonne au renard de remplir de mousse la « blessure » que la vieille vient de se faire entre les jambes (croit-il), et tout une pallerée de belles histoires. On me le dira, et j’en conviendrai. On me dira peut-être aussi que je ferais mieux de parler de RABELAIS, ce en quoi on aura tout à fait raison. C’est une très bonne idée. J’y songe. Promis, je vais m’y mettre.

 

 

En attendant cet heureux jour, contentons-nous, pour aujourd’hui, de quelques paragraphes rigolos et sympathiques tirés des Essais. Le premier est très gentil, et prouve que le cheval était inconnu en Amérique avant l’arrivée des Blancs.

 

 

Chapitre XLVIII : Des destriers.

 

 

Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arrivèrent, estimèrent, tant des hommes que des chevaux, que ce fussent ou Dieux ou animaux, en noblesse au-dessus de leur nature. Aucuns, après avoir été vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l’or et des viandes, ne faillirent d’en aller offrir autant aux chevaux, avec une toute pareille harangue à celle des hommes, prenant leurs hennissements pour langage de composition et de trêve.

 

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N'EST-CE PAS, QUE C'EST BEAU ? 

 

Le second est un peu plus « costaud ». Il paraît que les Américains « tamponnent », alors que les Français « essuient ». Je vous laisse juges.

 

 

Chapitre XLIX : Des coutumes anciennes. [Sur la volatilité des modes.]

 

 

Ils mangeaient comme nous le fruit à l’issue de table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge ; voilà pourquoi SPONGIA est un mot obscène en Latin ; et était cette éponge attachée au bout d’un baston, comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires [aux toilettes] ; et, n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et éponge dans le gosier et s’en étouffa. Ils s’essuyaient le catze [le cul] de laine parfumée, quand ils en avaient fait : « At tibi nil faciam, sed lota mentula lana. »

 

 

Traduction du latin : « Je ne te ferai rien [mais pour te punir de ton insatiable avarice, quand j’aurai lavé mes mains] ma mentule (ma verge) t’ordonnera de la lécher », comme quoi d'anciens adolescents peuvent regretter de ne pas avoir fait assez de latin (j’ai restitué les derniers vers de l’épigramme de MARTIAL, qu’on a tort de ne pas faire lire, je vous assure que c’est excellent pour l’imagination).

 

 

Tiens, ça me fait penser à cette stèle qu’on peut voir au Musée Gallo-Romain de Lyon, au dos de laquelle figure ce graffiti gravé (en latin, évidemment) : « Je ne baise pas, j’encule ». C’était le très discret, assez petit et très charmant, très classique, mais très correct et sûrement très chaste Monsieur AUDIN qui me l’avait fait découvrir. Il m’avait surpris, le brave homme. Comme quoi le graveleux n’est pas forcément incompatible avec la pruderie qu’une vaine apparence a posée sur le visage.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.