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jeudi, 26 mars 2015

BERTRAND REDONNET, AUTEUR

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La place qu’occupe Bertrand dans la fratrie est une place à part. Au milieu de ces « manards » que sont ses frères, futurs artisans, ouvriers ou paysans, il fait figure d’ « intello », il passe du temps à lire et à écrire. L’auteur consacre des pages parfois ferventes aux relations étroites qu’il entretient et cultive avec ces deux activités, et rend hommage à l’instituteur qui lui a montré « le chemin à suivre » et qui lui permet, en se retournant sur son parcours d’affirmer : « … J’ai toujours eu l’impression de n’obéir qu’à moi-même » (p. 89). Autrement dit : c'est à l'école qu'on apprend la liberté individuelle : bel éloge de l'école d'avant l'effondrement.

 

Bertrand Redonnet retrace quelques scènes de cette vie campagnarde d’avant la mécanisation de l’agriculture et des hommes qui la font (le cochon, le repas familial, les relations avec les voisins, l’entraide au moment des travaux). Il évoque surtout cette vie de liberté en contact direct avec les éléments et la nature, avec ses côtés aventureux à l’occasion, avec ses bambées dans les chemins, ses grimpées aux arbres, bref, l’enfance insouciante et banale de tous ceux qui ont eu la chance de connaître ce monde et qui ont du mal à considérer la modernisation autrement que comme un saccage. 

 

Pas de nostalgie pour autant : constater que les conditions d’existence se sont appauvries, enlaidies et compliquées, ça ne se réduit pas à regretter « le bon vieux temps ». Déplorer l’état de la réalité qui nous est faite n’a rien à voir avec le refrain : « C’était mieux avant ». Tout dépend de l’attitude. Celle de l’auteur fait une bonne place à la réflexion sur le monde comme il va mal. La colère face à ce que les hommes du présent font du monde et de l'humanité ne se réduit pas à la nostalgie pour le paradis perdu, l'enfance, le temps passé.

 

Certains épisodes retiennent l’attention, drôles ou plus dramatiques. Les frères qui se fabriquent un radeau "insubmersible" pour naviguer sur la rivière voisine ; l’auteur qui se fait prendre par les gendarmes avec la boîte d’allumettes dans la poche, après qu’une meule de foin a brûlé, acte qui plonge la mère dans la honte et fait passer le gamin pour dangereux auprès de tout le monde ; le séjour au pensionnat, avec la première autorisation de sortie accordée le jour de la Toussaint, qui donne son titre au livre (p. 71). 

 

Là où l’auteur établit une sorte de cousinage avec le lecteur que je suis, c’est dans la référence à Georges Brassens, constante, souvent signalée comme telle, mais souvent aussi plus indirecte et souterraine, au travers de citations plus ou moins explicites, mais pas toujours. La première, par exemple : « Il est à la fois aurore et crépuscule et son hymen avec les ténèbres lui est promis dès le premier souffle » (p. 16). Ceux qui ne connaissent pas « Oncle Archibald » n’y verront que du feu (« Et notre hymen à tous les deux était prévu depuis le jour de ton baptême »). 

 

On trouve encore « Erreur on ne peut plus funeste » (L’orage, p. 24) ; « un arbre " nullement de métier" » (Le grand chêne, p. 43) ; « j’abandonnai la partie, mais "sur le chemin du Ciel ne feignis plus jamais de faire un pas" » (Le mécréant, p. 69) ; « Le cœur serré, j’espère que le croque mort qui t’a emporté a eu l’infinie bonté de te conduire à travers Ciel, au Père éternel ou ailleurs » (L’auvergnat, p. 78, bel hommage au frère mort, qui m’a touché pour une raison personnelle voisine) ; « ... et je n'en souffre pas avec trop de rigueur » (La tondue, p. 178) ; « champ de navets » (Le vieux Léon, p. 140).

 

J’arrête là : je n’en finirais pas. J'ajoute quand même que Redonnet a écrit un Georges Brassens, poète érudit, ce qui explique la présence du chanteur dans le récit, en filigrane, mais aussi en personne, un peu partout. Disons-le : sans avoir étudié la question au même degré, je me suis trouvé en pays de connaissance. Comme l'auteur, je suis du genre à suer du Brassens par tous les pores de la mémoire.

 

Chacun des quinze chapitres qui composent le livre de Bertrand Redonnet est construit selon le principe musical du contrepoint (ou contre-chant, et pourquoi pas contrechamp), et se clôt sur un personnage récurrent : un lundi, jour de marché, un « colosse moustachu » fait irruption dans l'écurie où le gamin attend on ne sait trop quoi, et lui demande s’il a des cordes parce que, dit-il, il va acheter des volailles au marché. Je ne dirai rien de la façon dont s’achève cette série de quinze « flashes », juste du choc, efficace et brutal, qu’elle produit. 

 

La prose de Bertrand Redonnet est d’une belle simplicité, travaillée sans affectation, souvent poétique, et donne de la saveur à cette visite dans la campagne poitevine. L’auteur ne déteste pas les régionalismes qui lui reviennent : métives, détervirer, … même si je n’approuve pas des expressions comme « litornes aux abois » (p. 71) ou « des mouches et des taons vampirisés » (p. 50). Ce qui domine, c'est la prose ample. Je recommande les premiers chapitres, particulièrement inspirés.

 

A lire Le Silence des chrysanthèmes, je n’ai vraiment pas perdu mon temps. Merci, monsieur Redonnet. 

 

Voilà ce que je dis, moi.  

dimanche, 13 mai 2012

ENCORE UNE LOUCHE DE MONTAIGNE

Allez, encore une petite louche de MONTAIGNE, du qu’on ne trouve pas dans le sacralisé « Lagarde et Michard ». Vous voulez que je vous dise ? Il faut être handicapé de la littérature pour être nostalgique de ça. Ça, qui vous apprenait ce qu’il faut savoir, et qui vous dégoûtait par avance de ce que, peut-être, vous auriez eu envie de découvrir.

 

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Mais enfin, si c'est notre jeunesse, il y en a que la nostalgie remplit. Vous avez dit nostalgie ? Pas moi, en tout cas. Je ne me tourne pas vers le passé au motif qu'il figurerait le temps où j'étais heureux (quelle blague!), mais je vois le présent, et je pressens l'avenir, et je vois que tout ça n'est guère encourageant. Mais je m'interdis de désespérer les « générations montantes ». Je leur souhaite quand même bon courage. Et lucidité, si l'envie leur en prend.

 

 

Moi, j’ai eu la chance d’avoir un professeur d’exception en seconde, première et terminale, j’ai nommé PIERRE SAVINEL. Entre autres travaux d'érudition, il a traduit La Guerre des Juifs, de FLAVIUS JOSÈPHE (Editions de Minuit). Entre parenthèses, je ne comprends pas que les manuels de français, de deux choses l'une, expurgent les textes, ou alors les choisissent vierges de toute « impureté » (= sexe et pipi-caca).

 

 

Remarquez que l'esprit mal tourné de l'adolescent moyen est parfois en mesure d'ajouter du piment dans les plats les plus fades. Prenez, dans Lagarde et Michard XVIIIème, l'extrait intitulé « Poétique des ruines » (DIDEROT), c'est page 222, et lisez-le en ayant bien soin de remplacer le mot "ruines" par le mot "fesses", et vous verrez que la substitution ne manque ni de sel, ni de pertinence, comme nous l'avions réjouissamment testé à l'époque.

 

 

Expurgé ? Si vous prenez, dans Lagarde … 16ème siècle l’extrait de la bataille de l’abbaye de Seuillé (RABELAIS, Gargantua, 27), vous aurez bien les détails concernant l'amour des moines pour le vin (mais aussi leur lâcheté), mais aucun élève n’a jamais lu : « Si quelqu’un gravait [grimpait] en un arbre, pensant y être en sûreté, icellui de son bâton empalait par le fondement ».

 

 

« Empalait par le fondement, m’sieur, qu’est-ce que ça veut dire ? – Euh, … tout ce que je peux vous dire, c’est que ça doit faire assez mal ». Il faut savoir que le dit bâton est le manche qui sert à porter la croix aux processions (« long comme une lance, rond à plein poing et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées »), bâton dont le moine Frère Jean des Entommeures (= des Ravages) a fait une arme de destruction massive. En plus de les éveiller, ça enrichirait le vocabulaire des jeunes, ainsi que la polysémie du mot « fondement ».

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"EUH... JE PEUX VOUS DIRE QUE ÇA DOIT FAIRE ASSEZ MAL"

Quant au choix des extraits, je ne dis pas, bien sûr, qu’il faut focaliser l’attention des adolescents sur le croustillant ou le scatologique, d’abord parce qu’il n’y en a pas partout, et loin de là. Mais les dits adolescents se feraient une idée moins solennelle, dévitalisée et scolaire de la littérature si l’on ne s’interdisait pas de jeter un œil sur, précisément, ce qui intéresse l’adolescence au premier chef.

 

 

Ils seraient peut-être plus nombreux à ouvrir des « classiques ». Tout se passe comme si les concepteurs de manuels étaient convaincus que la littérature était coupée de la vie, alors qu’elle en est une des émanations les plus authentiques (« les plus scientifiques », disait même le père JEAN CALLOUD, qui raffolait des chocolats de chez BONNAT). Tout se passe comme s’ils n’avaient pas compris ce qu’est la littérature, comme s’ils ne l’aimaient pas.

 

 

C’est vrai qu’une chape de pudeur semble s’être abattue sur l’expression du croustillant et du sale à partir du 17ème siècle. Voir pour cela, dans Carmen de MERIMEE, ce que recouvre la formule « et le reste », dans la bouche de Don José parlant de la femme qu’il aimait, formule qui saute à pieds joints sur les nombreux détails sur lesquels s'attardaient STENDHAL, MERIMEE ou FLAUBERT dans leur Correspondance. Et ce serait la même chose, si on lisait correctement RACINE ou DIDEROT. Croyez-vous que CORNEILLE ne savait pas ce qu’il disait, en écrivant : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » ?

 

 

On me dira que c’est pour ça que ma prédilection va à Maître FRANÇOIS RABELAIS, à son jeu de mots sur « à Beaumont le Vicomte » (contrepèterie facile), à une recette de Panurge (« une manière bien nouvelle de bâtir les murailles de Paris », Pantagruel, 15), au lion qui ordonne au renard de remplir de mousse la « blessure » que la vieille vient de se faire entre les jambes (croit-il), et tout une pallerée de belles histoires. On me le dira, et j’en conviendrai. On me dira peut-être aussi que je ferais mieux de parler de RABELAIS, ce en quoi on aura tout à fait raison. C’est une très bonne idée. J’y songe. Promis, je vais m’y mettre.

 

 

En attendant cet heureux jour, contentons-nous, pour aujourd’hui, de quelques paragraphes rigolos et sympathiques tirés des Essais. Le premier est très gentil, et prouve que le cheval était inconnu en Amérique avant l’arrivée des Blancs.

 

 

Chapitre XLVIII : Des destriers.

 

 

Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arrivèrent, estimèrent, tant des hommes que des chevaux, que ce fussent ou Dieux ou animaux, en noblesse au-dessus de leur nature. Aucuns, après avoir été vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l’or et des viandes, ne faillirent d’en aller offrir autant aux chevaux, avec une toute pareille harangue à celle des hommes, prenant leurs hennissements pour langage de composition et de trêve.

 

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N'EST-CE PAS, QUE C'EST BEAU ? 

 

Le second est un peu plus « costaud ». Il paraît que les Américains « tamponnent », alors que les Français « essuient ». Je vous laisse juges.

 

 

Chapitre XLIX : Des coutumes anciennes. [Sur la volatilité des modes.]

 

 

Ils mangeaient comme nous le fruit à l’issue de table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge ; voilà pourquoi SPONGIA est un mot obscène en Latin ; et était cette éponge attachée au bout d’un baston, comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires [aux toilettes] ; et, n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce baston et éponge dans le gosier et s’en étouffa. Ils s’essuyaient le catze [le cul] de laine parfumée, quand ils en avaient fait : « At tibi nil faciam, sed lota mentula lana. »

 

 

Traduction du latin : « Je ne te ferai rien [mais pour te punir de ton insatiable avarice, quand j’aurai lavé mes mains] ma mentule (ma verge) t’ordonnera de la lécher », comme quoi d'anciens adolescents peuvent regretter de ne pas avoir fait assez de latin (j’ai restitué les derniers vers de l’épigramme de MARTIAL, qu’on a tort de ne pas faire lire, je vous assure que c’est excellent pour l’imagination).

 

 

Tiens, ça me fait penser à cette stèle qu’on peut voir au Musée Gallo-Romain de Lyon, au dos de laquelle figure ce graffiti gravé (en latin, évidemment) : « Je ne baise pas, j’encule ». C’était le très discret, assez petit et très charmant, très classique, mais très correct et sûrement très chaste Monsieur AUDIN qui me l’avait fait découvrir. Il m’avait surpris, le brave homme. Comme quoi le graveleux n’est pas forcément incompatible avec la pruderie qu’une vaine apparence a posée sur le visage.

 

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

A suivre.