mardi, 01 mai 2018
EN ATTENDANT L'EFFONDREMENT 2
23 juin 2015
2/3
C’est drôle, je n’ai pas très envie de dire du mal d'un livre qui traite d’un thème essentiel, grave, urgent, vital, et pourtant j’ai du mal à en dire du bien. A bien y regarder, je crois bien que ça tient à sa conception terriblement américaine. Je veux dire : importée des méthodes et des façons d’analyser telles que pratiquées aux Etats-Unis. L'appareil des notes impressionne (elles sont au nombre de 429 pour 250 pages de texte !), mais confirme l'empreinte américaine, omniprésente. En plus, ça a un côté horripilant, à cause de la dernière partie. Je vous explique.
La première partie (un constat en bonne et due forme), jusqu’à la page 133, est absolument parfaite, impeccable, irréprochable, faisant un décompte méticuleux et hallucinant des folies qui constituent, de la moelle des os à la texture de la peau, notre civilisation « thermo-industrielle ». Les auteurs y montrent l’explosion exponentielle (à partir de 1950) de tous les chiffres qui dessinent le bilan général de l’action humaine sur le « système-terre » (Isabelle Stengers aurait dit « Gaïa », il me semble avoir aperçu le mot quelque part, mais pas le nom de la dame, je peux me tromper). Le tableau des pages 33-34 ne parle pas : il hurle.
Comme je disais hier, c'est l'addition de tous les facteurs qui épouvante : le réchauffement, c'est d'accord, est le facteur le plus global. Mais c'est quand vous y ajoutez tout le reste que vous prenez peur : la déforestation, les effets des poisons chimiques nouvellement sortis des laboratoires et qui imprègnent l'air que nous respirons, les eaux et les vins que nous buvons, les végétaux et les viandes que nous mastiquons, les continents de microplastique qui se concentrent au milieu des océans de la planète, l'acidification de la surface des océans (quid des planctons ?) et l'agonie des récifs coralliens (cf. le récent cri d'alarme au sujet de la Grande Barrière de corail en Australie), liste non limitative. Zieutez plutôt le cumul ci-dessous.
La page 33. Le monde actuel commence en 1950. Il faut se dire qu'une exponentielle n'est pas exactement une asymptote.
Ils montrent ensuite l’épuisement matériel irréversible en combustibles fossiles, auquel conduit notre façon de bouffer notre planète pour alimenter nos machines : éliminer en quelques centaines d'années (mettons depuis 1750) un capital qui s'est formé en plusieurs millions d'années, on peut se poser des questions sur la rationalité humaine. Quand se manifesteront les « pics » de production des différentes ressources fossiles ? Inutile de s'en préoccuper, puisque, de toute façon, le résultat sera là tôt ou tard et que c’est notre façon de faire qui le produira nécessairement. L'extraction est mauvaise dans son principe même, alors imaginez sept milliards d'extracteurs. Tout le monde sait, mais tout le monde (moi compris) fait semblant de ne pas savoir, puisqu'il vit comme d'habitude : comme le dit le pape François dans son encyclique, c'est le mode de vie à l'occidentale qui épuise les ressources (je cite en substance).
Le mode de vie « occidental » (pour ne pas parler de l' « américain ») est désirable, agréable et confortable aussi longtemps qu’il reste réservé à un tout petit nombre, mettons cinq cents millions : c’est son extension à sept milliards d’humains (au nom de quoi en seraient-ils privés, en effet ?) qui transforme ce mode de vie en folie et en catastrophe. Illustration lumineuse de la notion d'effet pervers : nous devons la "bombe démographique" à la médecine, cette science et cet art qui guérit les maladies et réduit la mortalité des malades, des femmes qui accouchent et des bébés qui naissent. Et nous devons à l'exigence d'égalité, de justice et de démocratie la généralisation suicidaire d'un mode de vie américanoïde à tous les milliards d'humains qui peuplent la Terre.
Seul moyen de sauver la planète (si c'est vraiment ça qu'on veut) : cesser de vivre comme des nababs et de se payer sur la bête. Revenir à la raison, à l'extrême sobriété, à la restriction prévoyante et à l'humilité. Si on demandait de lever le doigt à ceux qui sont prêts à le faire (se défaire du frigo, du lave-linge, etc. ...), probable que ... (et moi le premier). Probable que l'humanité attendra d'avoir le pistolet sur la tempe. Mais c'est aussi l'humanité qui tiendra le pistolet : ça veut dire quoi, au fait, "l'humanité" ? Le problème, c'est que le pistolet chargé est déjà braqué, qu'il y a déjà le doigt sur la détente, mais que personne ne veut le voir.
Les auteurs évoquent ensuite les raisons de l’inertie et de la rigidité du système mis en place, qui rend difficile, voire impossible une correction de trajectoire, en se référant au formidable [j'émets aujourd'hui des réserves, 30 avril 2018] petit livre de Jean-Léon Beauvois et Robert-Vincent Joule, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens (PUG, 1987) : comment modifier l'opinion des gens en obtenant d'eux par certaines techniques, comme l' "amorçage" ou le "pied-dans-la-porte", des gestes et comportements qui, a priori, les rebutaient. Comment amener les gens à admettre et défendre des idées qui n'étaient pas les leurs, avant que d'adroites manœuvres ne les amènent à changer d'avis sans même qu'ils se rendent compte qu'ils en ont changé ni comment ça s'est fait (prêts à soutenir qu'ils ont toujours pensé comme ça). L'essentiel est là : ne pas être conscient de la manœuvre, c'est proprement être manipulé.
Le défaut du livre est que les auteurs, au nom des « valeurs », des grands « principes » et des grands sentiments (les Lumières, la démocratie, ...), refusent d'aller au bout de la simple logique des procédés analysés, et d'aller jusqu'aux conclusions concrètes absolument cyniques que le capitalisme en a tirées pour sa plus grande prospérité. Beauvois et Joule se gardent bien de remettre en question la légitimité du système. Ils semblent eux-mêmes effrayés de leur audace. Industriels et publicitaires, eux, n'ont pas de ces pudeurs effarouchées pour appuyer à fond sur les mécanismes qui permettent d'agir sur les attitudes et même les comportements des foules sans que celles-ci en soient seulement conscientes.
A moins que Beauvois et Joule ne soient pris dans la gelée d'un indécrottable angélisme : manipuler, certes, mais avec une intention toujours louable, et jamais maligne. Ils chantent, avec Frère Laurent (c'est dans Roméo et Juliette, de Berlioz, version Charles Munch si possible) : « Grand Dieu, qui vois au fond de l'âme, Tu sais si mes vœux étaient purs. Grand Dieu, D'un rayon de ta flamme, Touche ces cœurs sombres et durs ». Que les choses seraient simples, si les hommes n'étaient habités que de bonnes intentions. « Que la vie serait belle en toute circonstance, Si vous n'aviez tiré du néant ces jobards » (eh oui, toujours Tonton Georges).
Servigne et Stevens font aussi une place aux actions féroces et puissantes de lobbying auxquelles se livrent les grandes firmes quand il s’agit de défendre leurs intérêts. Ils montrent ensuite que plus un système est complexe, plus il est fragile, s’appuyant sur l’exemple du Boeing 747, composé de 6.000.000 de pièces, que leur fournissent 6.500 entreprises réparties dans 100 pays, ce qui occasionne « 360.000 transactions commerciales chaque mois ». Ils s’aventurent aussi dans le domaine de la finance internationale, dont les règlements, touchant en particulier les "fonds propres" des banques, fixés à Bâle en 1988, 2004 et 2010 (I, II, III), sont devenus si complexes qu’il est difficile de s’y retrouver.
Je ne sais d’ailleurs pas bien ce qu’ils réglementent, quand on sait que le "trading à haute fréquence" est capable de produire des catastrophes boursières en quelques minutes, ou que « le marché des produits dérivés s’élevait à 710.000 milliards en décembre 2013, soit approximativement 10 fois la taille du PIB mondial » (p. 110). Cela signifie, si j'ai bien compris, que 90% du fric échangé à la Bourse mondiale reposent sur un socle qui a autant de consistance que l'air ambiant : du vent ! Surtout que c'est ce vent, quand il se met à souffler en tempête, qui est capable de réduire à néant tout l'édifice de l'économie mondiale, comme on l'a vu en 2007-2008. Plus vertigineux que la "Directissime" de la face nord de l'Eiger, ouverte en 1966 par Harlin, qui y a laissé la peau. Les auteurs évoquent pour finir le fil du rasoir sur lequel évoluent les circuits d’approvisionnement et l’état déplorable de toute une série d’infrastructures, y compris des routes aux Etats-Unis.
Voilà le panorama de la planète telle qu’elle se présente aujourd’hui. Je l’ai dit : la première partie du livre de Servigne et Stevens est parfaite. C'est ensuite que ça se gâte. D’abord parce que les quarante pages de la deuxième partie font vraiment disproportionné (la première s'achève à la page 133, la deuxième à 173, quarante pages !). Les auteurs s’y interrogent sur la fiabilité des modèles qui permettraient d’établir un calendrier de la catastrophe future. Pas grand-chose à dire : c'est de la futurologie. Est-ce mieux que la collapsologie ?
Après avoir tenté de réhabiliter les droits de l’intuition dans la perception de l’état du monde, en citant Hans Jonas (« davantage prêter l’oreille à la prophétie de malheur qu’à la prophétie de bonheur » (p. 143), sans contextualiser le propos), ils se demandent quelle confiance on peut accorder aux modèles prédictifs. Ne nous attardons pas : les deux modèles convergent en direction d’un avenir peu reluisant, le « Rapport au Club de Rome » (Meadows) restant le plus net dans le pronostic négatif. Exit la deuxième partie, décidément bien légère. Comme si Servigne et Stevens faisaient juste une politesse à des modèles existants mais qui n'ont à leurs yeux aucune validité, étant entendu que ce qu'ils s'apprêtent à proposer dans leur troisième partie est infiniment plus crédible.
Et c'est là que le bât blesse : le problème de ce bouquin n’est nulle part ailleurs que dans cette troisième partie, destinée à établir les fondements de la discipline dont ils se veulent les initiateurs. Celle intitulée précisément « Collapsologie ». D’après cette « science » (comme disent les auteurs), un effondrement se produit toujours en plusieurs étapes : 1-financier ; 2-économique ; 3-politique ; 4-social ; 5-culturel. Ensuite, je suppose que les hyènes et les vautours se partagent les morceaux qui restent.
Ce schéma a quelque chose de comique, d'abord par son aspect systématique (façon "recette à suivre pour un effondrement dans les règles"), mais aussi en ce qu’il me rappelle les cinq étapes du processus de « dénationalisation » imaginé par Ismaïl Kadaré dans La Niche de la honte : 1-suppression physique de la rébellion, puis 2-de son idée, puis 3-de la culture, de l’art et des coutumes, puis 4-de la langue, enfin 5-de la mémoire nationale : les catégories sont différentes, mais le schéma est le même. C'est le processus que les Ottomans de Kadaré enclenchaient quand une rébellion faisait mine de défier l’ordre impérial [par "Ottomans", il faut évidemment entendre "système soviétique", qu'il s'agisse de l'original ou de sa caricature albanaise (Enver Hojda), dans laquelle a vécu Kadaré (ajouté le 29 avril 2018)]. A croire que Servigne et Stevens ont lu La Niche de la honte (voir mon billet du 17 juin). Sauf que l’effondrement était sciemment provoqué par la "Sublime Porte", qui restait ensuite intacte.
L'humanité n'aura pas cette chance.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 02 septembre 2015
KADARÉ : LE PALAIS DES RÊVES
MES LECTURES DE PLAGE 2
C’est l’histoire de Mark-Alem Kuprili qui, grâce à l’appui de son oncle le Vizir, devient un fonctionnaire de l’Etat dans cette vaste institution qui s’appelle le « Palais des Rêves ». Nous sommes dans l’empire ottoman. Il me semble que le palais est évoqué dans La Niche de la honte. Ce roman est formidable, y compris au sens étymologique du mot. A cause de son actualité : nous ne vivons pas dans un régime totalitaire, mais.
Les Kuprili sont une vieille et grande famille qui a donné à l’Etat cinq premiers ministres et une foule d’autres serviteurs à des rangs moins en vue : « … cette famille qui, aujourd’hui encore, malgré son relatif effacement, demeurait l’un des piliers de l’Empire, la première à avoir lancé l’idée de la reconstruction du grand Etat sous la forme des E.U.O. (Etats-Unis ottomans), la seule famille, avec la dynastie impériale, à figurer dans le Larousse, et cela à la lettre K, avec la notice suivante : "KÖPRÜLÜ : grande famille albanaise dont cinq membres furent, de 1666 à 1710, grands vizirs de l’empire ottoman", famille à la porte de laquelle, enfin, venaient frapper timidement les hauts fonctionnaires de l’Etat pour solliciter protection, avancement, intercession en vue d’une grâce … ». Mon Larousse 1903 confirme à peu près, sauf qu’il date le début de cette puissante famille de 1656. Et qu’il orthographie le nom « Kupruli ou Koproli ».
Mark-Alem pénètre donc un jour dans ce fameux et redouté Palais des Rêves comme un tout petit fonctionnaire. La première impression est qu’il entre dans un désert absolument immense, où il a d’abord le sentiment angoissant de se perdre, tant à cause des dimensions prodigieuses de l’édifice que de l’absence totale d’indications qui lui permettraient de s’orienter.
Il tombe presque par hasard sur un responsable, qui semble ne pas le voir puis qui, ayant pris la lettre de recommandation donnée par l’oncle, la brûle instantanément : « Au Tabir Sarrail, on n’accepte pas les recommandations, c’est foncièrement contraire à l’esprit de cette institution ». Inquiet, Mar-Alem écoute la suite : « Le fondement du Tabir Sarrail est non point l’ouverture, mais, au contraire, la fermeture aux influences extérieures, non point l’ouverture, mais l’isolement, et, partant, non pas la recommandation, mais précisément son opposé. Malgré tout, à compter d’aujourd’hui, tu es nommé à ce Palais ». Que peut bien être l’opposé de la recommandation ? Passons.
Mark-Alem est d’abord affecté au service de la Sélection (pas tout à fait en bas de l’échelle, puisqu’il est supérieur aux simples copistes). Il s’assied à la place qui lui est assignée, tout comme les innombrables employés du service déjà au travail. Il s’agit de faire le tri, dans l’épais dossier qui lui est confié, des récits de rêves qui sont parvenus au Palais des endroits les plus reculés de l’Empire. Car tous les sujets sont tenus, lorsqu’ils font un rêve qui leur semble particulièrement signifiant, de rejoindre l’office de collecte le plus proche de leur domicile et de le raconter au fonctionnaire préposé à cette tâche, qui le transcrit fidèlement, et cela quel que soit le temps ou la saison.
La date, le lieu, le nom du rêveur sont soigneusement précisés sur la feuille. Un service de voitures a pour tâche exclusive de réceptionner régulièrement les rêves produits et de les acheminer à la capitale, où un personnel ad hoc est là vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour les rassembler en de volumineux dossiers. Certains rêves recèlent un contenu tellement épouvantable que le cheval refuse obstinément d'avancer : une procédure exceptionnelle permet de le retirer et de le détruire.
La tâche de Sélection des rêves consiste à jeter les insignifiants et à conserver les autres pour les envoyer au service de l’Interprétation, auquel Mark-Alem ne tardera d’ailleurs pas à être affecté. Cette promotion l’étonnera. Mais la responsabilité est aussi plus grande : il s’agit de ne commettre aucun impair et aucune erreur, car le cheminement du rêve est soigneusement enregistré, étape par étape et fonctionnaire par fonctionnaire. Les erreurs d'appréciation peuvent être durement sanctionnées.
Les rêveurs eux-mêmes ne sont pas à l'abri de sanctions : Mark-Alem assiste à l’interrogatoire de l’un d’eux. Les policiers du rêve veulent en savoir plus. Après plusieurs dizaines de pages de procès-verbal et plusieurs jours d’interrogatoire, il voit sortir du bureau un cercueil porté par quatre hommes. On pense évidemment à la Loubianka et aux méthodes du KGB.
Les rêves se rangent ensuite dans quelques grandes catégories thématiques, qui vont du simple délire et du rêve fabriqué jusqu’au complot contre l’Etat. Régulièrement, parmi les dizaines ou centaines de milliers de rêves ainsi collectés, se voit élire le « Maître-Rêve », indispensable au Sultan dans la bonne administration de l’Empire, pour prévenir les problèmes ou pour déjouer les manœuvres qui pourraient viser à l’affaiblir ou à le renverser.
On l’a compris, Le Palais des Rêves raconte sur le mode fictionnel, comment se met en place une Police de la Pensée dans un régime totalitaire. Les décisions concernant les hommes tombent de tout en haut sans que quiconque puisse en comprendre le motif. L’arbitraire règne en maître. C’est ainsi que Mark-Alem, du rang de minuscule fonctionnaire qui était le sien au début, finira par être bombardé Directeur Général du Palais des Rêves, sans comprendre les raisons d’une telle faveur.
Mark-Alem a compris que sa puissance apparente est éminemment fragile. Il pense en effet à son oncle le Vizir qui, peut-être enivré de sa position dominante, s’est permis d’organiser dans son palais une fête grandiose au cours de laquelle il comptait faire chanter la grande ballade albanaise en l’honneur des Kuprili.
La sanction n’a pas tardé : alors que la fête bat son plein et que les musiciens s’apprêtent à se produire, une foule d’hommes en armes fait irruption. Les trois musiciens sont poignardés, le Vizir emmené. On apprendra plus tard qu’il a été proprement décapité. Comme quoi il n’y a pas qu’à Rome que « la roche tarpéïenne est proche du Capitole ».
Ismaïl Kadaré semble avoir pour obsession littéraire la description méticuleuse de la façon dont s’installe et perdure un système totalitaire, et des méthodes qui sont les siennes pour terroriser la population : les yeux se font inquiets quand on évoque le Palais des Rêves, qui semble enveloppé d’un mystérieux brouillard de crainte.
Beau livre, qui m’a fait penser (pour ce qui est du thème) à La Niche de la honte et à La Pyramide, du même auteur.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, ismaïl kadaré, albanie, enver hodja, dictature, empire ottoman, totalitarisme, police de la pensée, la niche de la honte, le palais des rêves, urss, kgb, loubianka, kadaré la pyramide
lundi, 06 juillet 2015
ISMAÏL KADARÉ : LA PYRAMIDE
FEUILLETON GREC
La question est (aussi, entre autres) de savoir si François Hollande cessera enfin d'être le « Grand Léchant Mou » auquel la dernière élection présidentielle a condamné la France, et s'il osera mettre le poing sur la table en opposant, face à Merkel et compagnie, un VETO décidé à la sortie de la Grèce de la zone euro. Sois un homme, François, au moins une fois dans ta vie. Montre que tu en as ! On attend que tu dises à Angela Merkel : « Avant de bouter la Grèce hors d'Europe, il faudra que tu me passes sur le corps ». Il n'est d'ailleurs pas dit que Brünnhilde hésiterait à le faire. Ce serait même une occasion pour les caméras de télévision de fixer pour l'éternité une scène hautement historique. Et ... délectable. Et sans doute pornographique.
Vas-y, Grand Léchant Mou ! Te dégonfle pas !
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Ismaïl Kadaré vient de publier un petit ouvrage autobiographique où il est question de sa mère. Il paraît que c’est habituel : parvenu sur ses vieux jours, on a tendance à se retourner sur les premiers. Il a été traduit par Tedi Papavrami (né en 1971), le virtuose du violon. Je n’ai pas, au moins a priori, très envie de le lire (voir mes billets 28-29 mai et 17 juin). Kadaré est né dans la même ville d'Albanie du sud qu'Enver Hodja, le dictateur qui a terrorisé le pays : Gjirokastër.
Heureusement, il a écrit beaucoup de beaux romans. Je viens de lire La Pyramide, aperçu dernièrement dans la vitrine du Livre à Lili, et acheté deux euros, en me disant que les livres ne valent plus grand-chose de nos jours : le prix des occasions en est un signe, qui invite à la mélancolie ceux qui ont toujours vécu entourés de bouquins.
La Pyramide raconte l’édification de la plus grande que l’Egypte ait jamais construite : celle de Chéops. Mais qu’on ne s’y trompe pas : malgré la solide documentation que Kadaré s’est procurée en égyptologie ancienne, ce n’est pas un livre sur l’histoire du pays : c'est bel et bien un roman, mais sur la façon dont procède, de la façon la plus générale, tout pouvoir totalitaire pour assujettir durablement la population. Après La Niche de la honte (l’empire ottoman, voir billet du 17 juin), nous voilà replongés dans le totalitaire, quoique d’une tout autre manière.
Tout l’argument du livre est contenu dans les quinze premières pages. Quand le pharaon déclare qu’il refuse de se faire construire un tombeau, les grands-prêtres du royaume sont catastrophés. Après s’être fiévreusement penchés sur les plus vieilles archives du royaume (les « vieux papyrus »), ils reviennent auprès de Chéops, dans le but de l’éclairer sur les véritables raisons qui ont poussé ses prédécesseurs et ses ancêtres à édifier chacun sa pyramide.
Et ce qu’ils ont trouvé dans les archives ne peut qu’intéresser le pharaon. Si les rois d’Egypte, depuis Djoser, ont tous tenu à avoir leur pyramide, « l’idée de cette construction n’avait à l’origine aucun rapport avec un tombeau ni avec le trépas ». Les prêtres ont conclu de leurs recherches que « l’idée de la pyramide, Majesté, a vu le jour en temps de crise ». Mais attention, pas n’importe quelle sorte de crise : une crise du pouvoir. Et ça, ça commence à l'intéresser, Chéops.
En effet, dans le passé, on s’est aperçu que, lorsque le pouvoir était affaibli, ce n’était pas à cause des mauvaises récoltes ou de la peste, mais au contraire, à cause de l’abondance et du bien-être ! On doit en déduire que le bien-être du peuple est nuisible au pouvoir : « … le bien-être, en rendant les gens indépendants, plus libres d’esprit, les faisait aussi plus rétifs à l’autorité en général et notamment au pouvoir pharaonien … ». Le message de l’astrologue envoyé au Sahara, pour méditer sur les solutions possibles, fut tout à fait clair : « … il fallait éliminer le bien-être ».
Oui, mais comment obtenir ce résultat de la manière la plus efficace ? Il fallait sans doute lancer le pays dans des travaux grandioses, dont les canaux mésopotamiens offraient alors un exemple. Sans compter tout le profit économique que le pays aux deux fleuves en a tirés.
Mais l’Egypte se devait de faire mieux : « Entreprendre une œuvre qui passât l’imagination, dont les effets seraient d’autant plus débilitants et anémiants pour ses habitants qu’elle serait plus colossale. Bref, quelque chose d’épuisant, de destructeur pour le corps et l’esprit, et d’absolument inutile. Ou, plus exactement, une œuvre aussi inutile pour les sujets qu’elle serait indispensable à l’Etat ». Quasiment une définition du totalitarisme.
Ce n’est qu’après cette intense réflexion qu’a germé l’idée de construire un tombeau monumental. Je passe sur les détails qui ont précédé le choix (un rempart autour de l’Egypte ? un trou sans fond ? …). Inutile d’ajouter que Chéops a vite fait de se convertir à l’idée de la pyramide, cette forme pointant vers le ciel avec lequel elle semble s’unir, et préparant la future célestisation du pharaon. Hemiounou le grand-prêtre ajoute, pour définir la fonction de la pyramide : « Au premier chef, elle est pouvoir, Majesté ». Bien vu.
Ce premier chapitre est un chef d'œuvre de mise en place romanesque. Il condense magistralement l’exposé des motifs de tout système totalitaire. Tout le reste du bouquin déroule avec méthode les implications logiques de la chose. Chaque chapitre vient préciser un aspect du système, si bien qu’au bout du compte, rien n’a été oublié.
Très vite, le peuple égyptien mesure le poids de la poigne de fer impitoyable qui vient de s’abattre sur lui : les moindres compartiments de l’existence de tous les individus ont été catalogués, et nul ne peut échapper à la case qu’on a prévue pour lui. Et la vie des individus ne pèse pas bien lourd, que ce soit entre les mains des policiers pharaoniques ou sur la trajectoire d'une pierre hors de contrôle (Kadaré semble avoir trouvé quelque par le nombre exact de ce qu'il a fallu pour édifier la pyramide).
Je n’ai pas envie d’inventorier toutes les richesses de ce livre. Ismaïl Kadaré a pensé à tout. Juste une mention pour le chapitre X (sur XVII), intitulé « L’hiver du soupçon général », qui rappelle qu’un totalitarisme fait de tout citoyen l’espion ou le flic de tous les autres, et de la délation un moyen peu coûteux de faire régner l’ordre (et la terreur). Une façon d’écraser jusqu’à la vie quotidienne de chacun.
Ah, encore un détail : la pente de la pyramide de Chéops n’est pas de 45°, mais de 52°. Je n’ai pas vérifié l’exactitude de l’information.
Ismaïl Kadaré a écrit ce livre entre Tirana et Paris, de 1988 à 1992. Hodja, le dictateur albanais, est mort en 1985, le Mur en 1989, l’URSS en 1991. Autrement dit, l’écriture a comme accompagné la fin d’un monde. Il va de soi que l’Egypte est une métaphore du totalitarisme en général.
L’auteur peint ici un tableau absolument magistral de ce système inhumain.
Voilà ce que je dis, moi.
Note : juste pour dire à quoi m'a fait penser la momie du pharaon (il y a dans le livre des scènes qui sentent un peu fort, avec les pillards). Il y a dans Wunderkind, de Nikolai Grozni (dont j'ai parlé ici l'an dernier), une scène scolaire, après la visite au mausolée où dort la momie du "Père de la nation bulgare" : « Tu trouves ça drôle, Peppy ? Dis à tes camarades ce que tu as appris. − Qu'on est obligé de remplir le ventre du Père de la Nation de barbe à papa pour l'empêcher de puer ». Bon appétit.
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vendredi, 26 juin 2015
L'ISLAM NE PEUT AIMER LA FRANCE
1/2
J’ai entendu récemment le philosophe Jacques Rancière proférer une belle connerie. Plus énorme que sa célébrité dans le milieu de son milieu. C’est à propos de l’islam (eh oui, encore !). Il disait en substance qu’il n’est pas du tout sûr que le « voile » (tchador, niqab, burka, etc.) ait une signification religieuse. Eh, tête de pomme, si toutes les filles et les femmes (sans parler de la façon dont les hommes en parlent) qui se baladent en cachant leurs cheveux, voire leur visage et leurs mains, te disent que c’est à cause de leur croyance religieuse qu’elles s’habillent ainsi, qu’est-ce que tu leur réponds, gros plouc ? Et ça se prétend philosophe … Il paraît même qu'il fait autorité. Un comble.
L’islam n’a pas fini d’emmerder la France, et plus généralement l’Europe, vieux continent catholique depuis 1500 ans (Clovis). Allez, disons « continent chrétien » pour ne pas vexer les protestants, bien qu'ils aient fait beaucoup de mal au continent. Les défenseurs opiniâtres des musulmans en France (Edwy Plenel, Emmanuel Todd, ...) devraient se souvenir que, historiquement, l'hostilité a toujours existé entre islam et chrétienté. Il y a là du révisionnisme. De l'aveuglement. Voire du négationnisme.
L’islam ottoman a bien tenté, mais en vain, de s’emparer de ce continent : il a laissé des traces de son passage dans quelques pays balkaniques, mais à part le petit orteil qu’il a gardé sur la rive européenne du Bosphore, il a été prié de décamper. Je dis tant mieux. Et je suis modéré : Chateaubriand, dans les Mémoires d'outre-tombe, implore l'armée du tsar de basculer les Turcs dans le Bosphore.
Je cite pour mémoire quelques hostilités historiques : Poitiers, croisades, Lépante, siège de Vienne et autres pirateries barbaresques devenues des œuvres musicales, comme L’Enlèvement au sérail ou L’Italienne à Alger. L’histoire montre « à regonfle » (comme on disait à Lyon quand on y parlait « yonnais ») que la tradition européenne n’a que faire de l’islam. Il y a incompatibilité. Et qu'on ne me parle pas d'apprentissage de la laïcité : il faudrait encore quelques centaines d'années. Même pas sûr que ça suffirait.
L’islam qui a subsisté en Europe a mis du vin dans son Coran, comme on l’a vu lors de la guerre de Bosnie, où les musulmans du cru se foutaient allègrement de la gueule des brigadistes venus, au nom d'Allah, les soutenir contre la Serbie de Milosevic, et trinquaient au whisky pendant que les autres se prosternaient sur leurs tapis de prière cinq fois par jour.
Hergé était sûrement islamophobe.
Déjà qu'il était raciste (voir Tintin au Congo).
Alors y a-t-il un « islam de France » ? La réponse, absolument formelle, est « Non » ! Pas parce que la France refuse les musulmans, mais à cause de la façon même dont la religion musulmane est organisée. Car il faut que cela se sache : l’islam, par nature et dès l'origine, n’est pas organisé. Le CFCM (Conseil Français du culte musulman) est une aberration venue par ébullition intempestive dans l’un des "cinq cerveaux" de Nicolas Sarkozy (dixit Carla Bruni quand elle était "présidente").
L’islam, en réalité, a quelque chose à voir avec les groupuscules trotskistes. Il obéit aux lois de scissiparité et de la dialectique maoïste réunies : « Un se divise en deux ». Quand des trotskistes se retrouvaient à cinq, ils se remémoraient et se fredonnaient (en chantant faux) la chanson de Brassens : « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on Est plus de quatre, on est une bande de cons ». Le destin du musulman, tout comme celui du trotskiste, est de mourir seul. La division cellulaire est la loi organique des groupuscules trotskiste et de l’islam.
J’exagère ? J'abuse ? Je galèje ? Bien sûr, mais il faut bien s’amuser. Plus sérieusement, au sujet de l’islam, lisez Gouverner au nom d’Allah, de Boualem Sansal (Gallimard, 2013). Vous trouverez une liste (sûrement incomplète) des courants, au nombre de quatre : 1 – Le sunnisme ; 2 – Le chiisme ; 3 – Le soufisme ; 4 – Le kharidjisme. Je ne suis même pas sûr qu’un autre connaisseur proposerait le même découpage. Faisons comme si.
Parce que là où ça se complique, c’est quand ça se subdivise. Rien que pour le sunnisme, il existe « quatre grands rites ». Il faut savoir que les « dignitaires de ces rites se vouent une inimitié fraternelle ». Sansal ajoute : « Ces rites sont : le malékisme, le hanafisme, le chafiisme, le hanbalisme, chaque rite s’étant lui-même scindé en plusieurs branches et rameaux ». N'en jetez plus. Ecoutons le président Mao : « Un se divise en deux ».
Chantons après lui : ainsi soit-il.
Voilà ce que je dis, moi.
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mercredi, 17 juin 2015
KADARÉ : LA NICHE DE LA HONTE
Dans son livre, Fugue pour violon seul (voir ici, 28-29 mai), Tedi Papavrami cite le nom d’Ismaïl Kadaré. J'ai lu bien des livres de cet auteur, il y a bien longtemps. Le violoniste, compatriote de l’écrivain, est devenu son traducteur en français, en 2000 je crois, quand le vieux Jusuf Vrioni s’est retiré. Du coup, quand j’ai déterré dans mes rayons La Niche de la honte (Fayard, 1984), j’y ai mis le nez.
J'ai lu un drôle de roman. Remarquez que Les Tambours de la pluie, ce n’était pas mal non plus, avec le sultan en personne, à la tête de toute son armée, qui vient mettre le siège devant une ville (albanaise, évidemment) qui ose lui tenir tête. Je me souviens d’énormes canons qu’il fait fondre sur place pour abattre les remparts, et dont l’un, sinistre présage, explose.
Je me souviens surtout que lorsque le sultan lance ses troupes pour l’assaut final à travers une brèche dans la muraille, celles-ci, les unes après les autres, sont comme « avalées » par la ville et disparaissent corps et bien, sous les yeux du sultan incrédule, mais vaincu. Pour dire que Kadaré est, certes, un écrivain, mais qu’il se revendique Albanais, au moins à égalité, si ce n'est davantage.
C’est de l’Albanie qu'il parle. Il en est pétri. Il en décrit la sinistre loi du « kanun » dans Avril brisé, une histoire de vendettas interminables et cruelles, mais étroitement codifiées, où le sang appelle le sang, et où le meurtrier (selon la coutume, il doit avertir sa victime avant de tirer), pour échapper à la sanction légale, peut se réfugier dans des tours construites à seule fin de servir d’asiles, mais qui ne le protègent qu’aussi longtemps qu’il reste dans les murs.
Kadaré m’a laissé des impressions très vives : l'existence humaine a une signification très simple. Et en général, c'est violent. Quand les points de repère sont nets et francs, les opinions sont tranchées, et la violence est présente, quoique canalisée. C'est quand les points de repère sont informes que l'anarchie s'installe et que la violence se généralise.
Avec La Niche de la honte, qu’on ne s’attende pas à un roman d’action. L’ambition de Kadaré est semble-t-il d’introduire le lecteur au cœur de l’énorme machine administrative (et militaire) qui a permis à l’Empire Ottoman d’atteindre les hauteurs d’une puissance si impressionnante qu’il en apparaissait à tous comme une figure de l’éternité indestructible.
Face à ce colosse qui occupe une bonne partie de l'Europe balkanique, l’orgueilleuse, violente et minuscule Albanie se dresse. Qui a suivi les travaux et cours de Gilles Veinstein au Collège de France (chaire d'Histoire turque et ottomane), n'est pas dépaysé par toute la partie historique du roman, qui évoque les somptueux palais d'Istambul, où s'agitent les milliers de fonctionnaires qui actionnent la machine impériale de la Sublime Porte, terriblement efficace et précise.
L’affaire se passe autour de 1820, puisqu’Ali pacha, le vieux gouverneur du pays, apprend la mort de Napoléon Bonaparte (1821). Ali pacha est très jaloux de Scanderberg, le plus grand héros de la nation albanaise, qui avait été capable de l’unifier et d’entrer en rébellion ouverte contre la Sublime Porte. Mais ce temps et ce héros appartiennent définitivement et depuis plusieurs siècles au passé et au mythe. Ali pacha est plus mesquin, moins grandiose dans ses ambitions. Incapable de sacrifier son intérêt à son pays, comme l’avait fait le glorieux ancêtre, il s’est comporté en gouverneur féroce, et toujours fidèle au sultan (comme un vulgaire collabo).
Jusqu’au jour où, sa puissance lui étant montée à la tête, il s’imagine qu’il fait peur au pouvoir central, et commence à se montrer moins docile, plus désinvolte, voire insolent dans les courriers officiels, de plus en plus espacés. Mais aucun des princes albanais qui ont eu affaire à ses mauvaises manières n’a oublié les avanies, tous lui font défection quand il leur demande de se rallier à lui pour faire officiellement sécession, et il se retrouve seul dans sa forteresse, face à l’armée ottomane.
Bon, c’est sûr qu’il vient à bout du premier général. Le suivant aura le dessus, mais grâce à une traîtrise de la Sublime Porte elle-même, qui fait porter un « haïr firman » (décret de grâce) à Ali pacha. Mais c'est un faux. Le vrai (le « katil firman »), envoyé en même temps, donne l'ordre de le décapiter dès qu'il se rendra. Il est donc vaincu par traîtrise, mais finalement, parce qu’il a été le premier à trahir. Hurshid pacha a vaincu le gouverneur félon.
Mais Hurshid n’est pas tranquille. Il est même inquiet. Les financiers de la Porte ont, à la suite de terribles et savants calculs, jugé que l’intégralité du trésor d’Ali pacha n’avait pas été livrée aux fonctionnaires chargés de le rapporter pour le verser au trésor impérial. Hurshid perçoit très vite sa prochaine disgrâce, allant jusqu’à anticiper la venue de Tundj Hata, en se suicidant, tout simplement.
Tundj Hata n’est qu’un fonctionnaire de rang moyen, mais sa place est véritablement au centre du roman : sa fonction est en effet de rapporter à brides abattues la tête du gouverneur qui a failli, où à propos de la fidélité duquel le sultan a tellement de doutes qu’il lui a retiré sa confiance. Le troisième chapitre raconte drôlement ce voyage de retour, au cours duquel le voisinage de la tête procure à Tundj Hata des extases inouïes qui le laissent pantelant. Il raconte aussi le détour devant des publics de villageois prêts à donner de l'argent en échange du spectacle de la tête du puissant qui vient de tomber.
Car le centre de gravité de La Niche de la honte, c’est la tête de ceux qui ont failli à leur mission. La niche en question, c’est celle qui a été creusée dans un des murs d’une place d’Istambul pour accueillir la tête qui a été coupée sur les épaules des mauvais serviteurs (ou supposés tels) de la Porte.
C’est véritablement la tête (coupée) qui porte le roman tout entier. La preuve en est dans le médecin-chef Evrenoz, qui a la lourde responsabilité de vérifier à heure fixe, en montant par une échelle jusqu’à la niche en question, l’état de la tête. Et gare à lui si elle se dégrade trop vite. A lui de demander au « Directeur des Poisons » les substances les plus à même de faire durer le plus longtemps possible la tête en bon état : le miel, la neige, le sel ou autre. Je ne parle que pour les mentionner des « spectacles » que Tundj Hata donne dans les villages des régions « dénationalisées » (les cinq étapes de la recette complète, proprement hallucinante de méthode en matière de décervelage, p. 178) avec la tête qu’il transporte dans un sac en cuir.
L’éloge de l’indomptable Albanie est formulé en quelque sorte par défaut dans le roman d’Ismaïl Kadaré : le sort de tous les serviteurs du sultan est tellement instable, lié à tellement de critères différents et hétérogènes, que nul, si puissant soit-il, n’est à l’abri de la décision de disgrâce qui peut tomber d’en haut à tout instant, ni de voir sa tête un jour exposée dans la niche de la honte.
D’ailleurs Hurshid pacha le sait : son ami Gizer, lui-même bientôt en disgrâce, lui a écrit un message transparent : « Je veux te dire aussi, à regret, qu’après-demain part te rejoindre un courrier de la Troisième Direction de la Cour, porteur, dit-on, d’un firman qui n’est guère faste. Tu jugeras et décideras par toi-même. Il y a partout un monde sous les étoiles, dit le sage Ibn-Sina. Je te salue et préférerais ne plus te revoir plutôt que te voir sans que toi-même puisses me voir » (p. 197). Hurshid perçoit aussitôt les sous-entendus (le salut dans la fuite, la tête séparée du corps) contenus dans le message, et voit déjà sa propre tête dans la « niche de la honte ».
Pour résumer, en négatif, m’apparaît dans ce livre l’injonction patriotique d’un roman national, albanais, pour ne pas dire nationaliste. L’Empire Ottoman a disparu, bien sûr, mais Ismaïl Kadaré creuse avec ardeur le sillon à vif du sentiment national.
Curieux sentiment d’une littérature surannée. J'ai peut-être tort, car il est possible après tout que la description de cette insupportable bureaucratie n'ait eu pour cible véritable le système policier totalitaire mis en place par Enver Hodja, le malade mental qui a terrorisé les Albanais de 1945 à 1985 (quarante ans), faisant disparaître ceux qui avaient cessé de lui plaire.
Peut-être après tout Kadaré, en dénonçant les horreurs de l'empire ottoman, pensait-il surtout au "Sultan" albanais. Peut-être même, à travers la silhouette d'Ali pacha, ce mauvais Albanais, Kadaré nous invite à discerner en filigrane celle du dictateur. Ali pacha se révoltant contre l'Empire serait alors une figure d'Enver Hodja le communiste, quittant le Pacte de Varsovie et l'Empire Soviétique, et se brouillant avec la Chine de Mao. Le vieux "rebelle" de 1820 n'était-il pas lui aussi seul, enfermé dans sa citadelle, exactement comme Enver Hodja ? En creux, on comprend que le véritable héros national de l'Albanie ne saurait être cet autocrate.
Allez savoir : peut-être Kadaré voyait-il, posée dans la "niche de la honte", la propre tête d'Enver Hodja.
Voilà ce que je dis, moi.
09:00 Publié dans LITTERATURE | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature, albanie, enver hodja, tedi papavrami, musique, ismaïl kadaré, la niche de la honte, jusuf vrioni, éditions fayard, fugue pour violon seul, les tambours de la pluie, avril brisé, vendetta, empire ottoman, sublime porte, napoléon bonaparte, scanderberg, collège de france, gilles veinstein, décervelage, histoire turque et ottomane, turquie, europe
vendredi, 23 décembre 2011
SARKOZY DEGAINE SON ARMENIE
Allez ! C’est reparti. Mais qu’est-ce que c’est, cette fièvre qui les prend régulièrement, les politicards, qu’ils soient « uhèmpistes » ou « péhessistes », qu’ils dorment au palais Bourbon ou au palais du Luxembourg, qu’ils aient le pouvoir ou qu’ils veuillent le conquérir ? Encore un tour de cinglés ! De toute façon, pour moi, le Bourbon est un mauvais whisky (américain) et le Luxembourg, un paradis fiscal avec « Chambre de Compensation » (ça veut dire Clearstream) incorporée.
On avait déjà la répression des PROPOS sur quelques sujets (antisémitisme, sexisme, homophobie et autres « phobies »), sur lesquels on a voulu coudre la bouche des dizaines de millions d’individus qu’on appelle en général la « population », puisqu’on a abandonné le mot « peuple ». Rien que ça : réprimer des PAROLES, ça me fait déjà craindre le pire.
Eh bien qu’on se le dise, de même que monsieur GERARD COLLOMB a mis les Arméniens dans sa poche électorale en laissant installer un « monument commémoratif » (en fait, une dizaine de totems bizarres) au pied du clocher de la Charité, de même, le président NICOLAS SARKOZY, en vue de la présidentielle, est parti à la pêche aux voix arméniennes en leur accordant le vote d’une loi réprimant la négation de « tout » génocide en général (sous entendu : du génocide arménien en particulier).
Eh bien, je me répète, qu’on se le dise : si un candidat, quel qu’il soit, veut acheter ma voix, il va falloir qu’il donne une rallonge sévère au chiffre des picaillons. Ma voix est hors de prix, monsieur COLLOMB. Ma voix est au-dessus de vos moyens, monsieur SARKOZY. De toute façon, il est probable que vous n’avanceriez pas un centime dans cet investissement. C'est du fonds perdu.
Et vous avez raison : dans toutes les prochaines élections, vous êtes prévenus, ma voix restera dans ma gorge. J’ai cessé de faire joujou avec les petits papiers. Et je ne ferai aucun jeu de mots sur « urnes » et « burnes ». Ici, on est toujours d’une correction impeccable. On a sa dignité, que diable !
De quoi s’agit-il ? D’une course à pied. D’un sprint, pour être précis. C’est à qui arrivera le premier pour occuper le créneau. Le « Parti Socialiste » annonce il y a quelque temps qu’il fait mijoter une loi sur le sujet. SARKO bondit sur l'UMP : « Merde, on va se faire griller sur le génocide arménien. Vite une loi ! ». Ben elle est là, la loi. Dans le match SARKOZY-HOLLANDE, avantage à SARKOZY.
Vous avez vu le coup de main ? Chapeau l’artiste ! Remarquez, c'est une habitude à prendre : les faits divers ont bien servi de galops d'essai, au chapitre des lois-événements. Et ces cons de socialistes, qui voient le fromage arménien leur échapper, vous croyez qu’ils font la gueule ? Mais non ! Ils l’ont dans le baigneur ! Dans le dos ! Dans l’anus ! Dans ce que vous voudrez : piégés par SARKO, ils vont la voter, la loi, comme un seul clampin. Bien obligés ! C’est bien fait pour eux !
Est-ce que ça veut dire pour autant que les Arméniens ont tort ? Non évidemment. Le sol turc abrite en tout et pour tout 60.000 individus de cette … quoi ? Ethnie ? Langue ? Religion ? En 1900, ils étaient 2.000.000. Je signale en passant que 1915 et 1916 ont vu disparaître non seulement des Arméniens en pagaille, mais en gros toutes les minorités (Grecs, Juifs, …) qui occupaient une portion du territoire ottoman. Aujourd’hui, on appellerait ça « minorités visibles ».
Avec déportations vers Alep, micmacs avec les Russes, et tout un tas d’atrocités sur lesquelles les historiens sont bien documentés, les « Jeunes Turcs » ont construit leur nouvel Etat sur la « turquification » de la population. Je recommande les photos montrant des officiers turcs posant fièrement derrière leurs trophées : des rangées entières de têtes coupées. On n'est pas plus "raffiné". On ne disait pas encore « nettoyage ethnique ».
Et le MUSTAPHA KEMAL ATATURK des familles, qu’on nous sort en toute occasion du placard comme fondateur moderne et progressiste de l’Etat actuel, c’est bien lui qui obtient l’amnistie pour les massacreurs, si je ne me trompe. La Turquie qui réclame son fauteuil à la table européenne, c'est exactement l'héritière de ça, il faut le savoir. La Turquie actuelle est un pays depuis bien longtemps nettoyé des impuretés raciales. Déjà ça, ça me chiffonne la somnolence postprandiale.
Ce qui me retourne l’estomac et me badibulgue la comprenette, ces jours-ci, ce n’est donc pas un quelconque problème avec les Arméniens, mais avec les épiciers français qui font commerce de ce genre de marchandise, sous l’emballage de n’importe quel yaourt électoral.
Car la loi votée jeudi n’est pas la première du genre à instaurer un délit d’opinion, une infraction de parole, un crime de pensée. Il a d’abord été interdit de dire du mal des juifs. On a ajouté l’interdiction de soutenir que les juifs n’avaient pas subi une extermination. Sauf erreur de ma part, cette loi "mémorielle" ne dit rien des tziganes, des handicapés, des homosexuels morts à Auschwitz ou ailleurs.
Et comme, en tout, « il n’y a que le premier pas qui coûte », et qu’un bon politicard soigne correctement les cuisiniers qui le nourrissent, on a continué sur la lancée : il a été interdit de traiter les handicapés d’infirmes ; d’appeler « pédé » un homme qui préfère les hommes ; de tenir sur les femmes des propos jugés méprisants par les femmes ; sur les noirs des propos jugés infamants par les noirs ; sur la Lune des propos jugés diffamatoires par les Lunatiques ; sur les bébés éprouvette des propos jugés injurieux par les éprouvettes. Et tutti quanti !!!
NE PENSEZ PLUS, VOUS ÊTES CERNÉS. NOUS AURONS LES MOYENS DE VOUS FERMER LA GUEULE. RENDEZ-VOUS !
Il paraît que nous vivons en « démocratie ». MONTESQUIEU, pour que ce régime fût viable, exigeait que les citoyens fussent vertueux. On voit aujourd’hui ce qu’il en est. Si MONTESQUIEU est dans le vrai, la démocratie est bel et bien foutue. Mais prenons les choses et les hommes comme ils sont, de niveau moral moyen et variable. Et « faisons avec », comme on dit. La simple logique veut que, en même temps que les fous, les handicapés et les imparfaits, la démocratie laisse vivre les imbéciles, les crétins, les bas-de-plafond, bref, toutes les sortes de bêtes et de méchants.
Cette démocratie s’honore de les laisser vivre, mais aussi et surtout de les laisser s’exprimer. En démocratie, on n’a pas le droit d’interdire aux gens d’être cons. Oui, les cons en jouissent aussi, de la liberté d’expression. Et c’est normal que ce soient des conneries qui sortent de leur bouche. Aussi longtemps que ça reste des paroles.
Qu’est-ce que c’est, ces « démocrates » en peau de lapin qui se chargent de faire la police du langage et s’érigent en juges de ce qu’il est licite ou pas de dire et d’écrire ? De penser ?
Les juifs s’honoreraient de laisser dire des blagues, même très mauvaises, sur les juifs. Visiblement, ce n’est pas la voie que prend le CRIJF, sous la houlette de son président RICHARD PRASQUIER. Même chose pour les homosexuels, les femmes, les handicapés.
Même chose, aussi, pour les Arméniens : j'aimerais assez, et pour tout dire, je considèrerais comme tout à fait normal et compréhensible que les Arméniens vivant en France soient eux-mêmes gênés aux entournures par le coup de lèche-cul que les politicards français leur ont fait en l'occurrence. Il faudrait voir à qui le crime profite.
Je me rappelle une exécrable plaisanterie du clown alsacien ROGER SIFFER : « Quelle est la différence entre un fumier alsacien et un fumier lyonnais (le spectacle avait lieu à Lyon, évidemment) ? ». La réponse était, vous l'avez devinée : « C'est qu'en Alsace, les fumiers n'ont pas de plongeoir ! ». Ouarf ! On s'éclate !
Minorités de tous les pays, par pitié, laissez dire du mal de vous ! Plus vous laisserez dire, plus ça voudra dire que vous êtes fortes ! Minorités de tous les pays, montrez-vous supérieures à tous les calculs sordides. Le SACRÉ ne se décrète pas à coups de lois. Minorités de tous les pays, ne vous faites pas les flics de la parole et de la pensée. N'ajoutez pas votre pelletée de terre dans le trou où se trouve la démocratie.
Sinon, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Je suggère qu’on fasse une loi pour punir les blagues belges de vingt ans de prison. Ça vaudrait le coup, non ? Et châtier les mauvais qui s'en prennent aux rouquins (voir Egypte ancienne), aux unijambistes, aux sauteurs à la perche, aux automobilistes à contresens, aux réverbères à l'envers, aux sauts de puce. Je vous le demande : de quel droit se moquerait-on des sauts de puce (à la Sainte Luce, les jours rallongent d'un saut de puce) ?
Un cri monte des profondeurs (vous vous rappelez ce que vous chantiez à l'église : "de profundis clamavi ad te") : des lois pour punir, DES LOIS POUR PUNIR, DES LOIS POUR PUNIR. A croire que c'est le point culminant de l'avenir démocratique. Chaque « minorité » doit dire : « Toi, sale politicard que je méprise et qui te mets à mon service pour accéder à ton misérable petit poste de petit pouvoir, satisfais mes exigences forcément légitimes et réprime ceux qui m'humilient, et tu auras droit aux voix de mon groupuscule. Sinon, que la fièvre quarte et la vérole de la Vierge de Guadalupe te patafiolent, la paille en cul et le feu dedans ».
Car le plus rageant, dans cette évolution inexorable, c’est la raison pour laquelle elle est promue : la ligne bleue de l’élection prochaine, le Graal de politicards vulgaires qui font leur marché en trimbalant de client en client leur bouche en cœur, dégoulinante de « convictions fortes ». « Clientélisme » est un mot décidément trop gentil. Il faudrait des termes plus injurieux, plus proches de la vomissure et de l’étron. Des mots plus sales et plus puants.
Je me contenterai de traiter tous ces premiers de la classe qui se servent de nous pour leur servir de marmitons, de mitrons et de saute-ruisseau, de qualifier tous ces élèves doués qui ont choisi la carrière de vendeurs de vent d’un seul mot : MINABLES.
Voilà ce que je dis, moi.
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