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mercredi, 05 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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HAROLD EDGERTON N'EST PAS MANCHOT, C'EST SÛR, MAIS ÇA SE VOIT COMME LE NEZ AU MILIEU DE LA FIGURE QU'IL A TOUT POMPÉ CHEZ ETIENNE-JULES MAREY ET CHEZ EADWARD MUYBRIDGE. ON SE RABATTRA AVEC INTÉRÊT SUR SES "RAPATRONICS", QUI SONT VRAIMENT PERSONNELS ET INTERESSANTS.

 

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UN EXEMPLAIRE DE "RAPATRONICS"

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Sans aucun rapport avec autre chose qu'une imperceptible frange de l'actualité turque : les jeunes manifestent sur une place qui s'appelle Taksim à Istanbul. « Taksim », en arabe, veut dire « improvisation musicale ». Mais les Turcs ne sont pas des Arabes. C'est peut-être à ça que servent les concerts de casseroles ? 

***

Qui est normal ? Qui est anormal ? Pour nous en faire une petite idée, allons faire un tour aux extrêmes, et imaginons. Imaginons un homme qui serait normal à 100%, puis un autre qui serait normal à 0%.

 

Normal à 100% ? Si ça existe, ce n’est pas un homme. Une machine, à la rigueur, un robot si vous voulez (qui est une machine au carré, une plus-que-machine, comme il y a en conjugaison un plus-que-parfait). Un homme 100% normal serait un être qui, par rapport à un cahier des charges minutieux, remplirait toutes les conditions nécessaires et  suffisantes pour occuper la fonction mise au concours. Mais aucune condition supplémentaire : il se contenterait de remplir le cahier des charges, à ras bord, mais sans ajouter une goutte qui fasse déborder. Et ça, ça n’existe pas.

 

Ce qui s’en approcherait un peu, ce serait un personnage comme celui joué par Jean-Louis Trintignant dans Le Conformiste, de Bernardo Bertolucci. Emmanuelle Neto, dans son commentaire, souligne, dans les caractéristiques d’un tel personnage, « le conformisme des hommes ordinaires et la banalité du mal » (cette dernière expression est devenue très « tendance » avec le film très moyen de Margarethe von Trotta sur Hannah Arendt). Mais Trintignant, malgré ses efforts, n’a rien d’un robot. Ce qui s’en approcherait le plus, ce serait le clone, ou alors les créatures telles qu’elles sont conçues dans Le Meilleur des mondes par Aldous Huxley. Le 100% normal est une vue de l’esprit.

 

A l’antipode exact de cette machine humaine, imaginons l’homme normal à 0%. Ici, chose curieuse, aucun auteur de science-fiction n’est allé jusqu’à raconter une histoire mettant en scène du 0% humain. Même la saga des Alien est obligée de poser sa « créature » en parasite du corps de sa victime. Même les Japonais à la pointe de la technologie s’ingénient encore à donner à certains robots la forme d’un corps humain. L’anormal à 100 % est une impossibilité absolue.

 

Même Daniel Keyes, quand il écrit son extraordinaire Des Fleurs pour Algernon, est obligé d’inventer un personnage de débile (pas trop profond quand même), parce qu’il ne pouvait pas proposer un légume total pour expérimenter son « sérum d’intelligence ». On n’a jamais vu naître un humain avec 0% de QI. Si, on a bien vu à la naissance des cas d’anencéphalie et autres fantaisies génétiques, mais allez demander à l’accoucheur si ça peut vivre, ça. Evidemment non.

 

La Guerre du feu, de  JH Rosny aîné ? Pourquoi j’ai mangé mon père, de Roy Lewis ? Non, trop difficile pour un humain d’imaginer non pas l’animalité en lui, mais carrément la non-humanité. Même l’amibe ne s’y prête guère.

 

C’est un peu compréhensible aussi. Quand l’homme regarde au-dessus de lui, qu’est-ce qu’il voit ? Dieu, dans l’absolu ou, juste en dessous, le Surhomme, Hercule, celui qu’on veut. Remarquez, cette manie a encore terriblement cours chez les Américains, avec le Surfeur d’Argent, Hulk et tous les super-héros Marvel de pacotille que le cinéma a maintenant asservis à ses conditions, à coups d’effets spéciaux de plus en plus virtuoses.

 

Regardez l’ancêtre, il s’appelle Superman. Mais Superman lui-même est double : en temps ordinaire, un ordinaire agent de bureau qui rêve et qui accomplit ses tâches répétitives. Un homme terriblement NORMAL. Mais que survienne l’imminence d’une catastrophe, le voilà qui se drape dans son uniforme moulant bleu-jaune-rouge et qui s’envole pour faire régner la justice.

 

Soit dit entre parenthèses, qu’une telle créature soit le produit d’un rêve somme toute enfantin en dit long sur l’idée de justice dans le peuple américain (désormais mondialisé) : la justice, dans cet univers, est curieusement inséparable d’un rapport de force. Sans être juriste ou philosophe du droit, il me semble que, dans la tradition française, l’idée de justice n’a pas besoin de ces muscles et de ces superpouvoirs. La fonction de la justice n'est-elle pas de s'imposer à égalité au fort et au faible ? Je ne discute pas de ce qu'il en est dans la réalité concrète.

 

Et quand l’homme regarde au-dessous de lui, qu’est-ce qu’il voit en premier ? L’animal, évidemment, une sorte d'homme inachevé, en devenir. Et il ne s’est pas privé depuis l’antiquité de broder toutes sortes d’histoires, de mythes, de romans, de légendes qui remplissent des rayons de bibliothèque, brodant sur toutes sortes de stades intermédiaires pouvant exister entre les deux. Mais ça nous entraînerait trop loin.

 

Conclusion ? Pris en sandwich entre le non-humain par défaut (Bête) et le non-humain par excès (Dieu), pour rivaliser avec ce dernier, l'homme n'a rien trouvé de mieux que de créer les machines, ces merveilles dépourvues d'âme.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

mardi, 04 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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WILLIAM CLAXTON PHOTOGRAPHIA, ENTRE AUTRES, LES GRANDS DU JAZZ.

ICI, SA MAJESTÉ CHET BAKER. AH ! "MY FUNNY VALENTINE" ! MÊME MILES DAVIS, QUI A LONGTEMPS FAIT SA CHOCHOTTE, A FINI PAR Y VENIR, A "MY FUNNY VALENTINE".

 

***

Episode précédent : les institutions sont donc faites, selon les thuriféraires stipendiés ou non de la modernité urgente, pour s'adapter aux désirs successifs et changeants des populations. Il n'y a plus de vérité absolue. L'humanité est devenue un énorme, permanent et profond sable mouvant conceptuel.

 

Quand on parle de norme, de normal et d’anormal, il s’agit de bien identifier la personne à laquelle on a à faire. On appellera « progressistes » tous ceux qui s’efforcent de faire « bouger » les choses, à force de « transgressions » de la norme, qui veulent « briser » les « tabous », et qui s'en prennent à tout ce qui emprisonne l’individu dans le « carcan d'intolérances » dues au crétinisme des « gens normaux ».

 

En face de ces enthousiastes de « l’empire du Bien », on appellera « nouveaux réactionnaires » (Philippe Muray en est une des figures principales) tous ceux qui se cramponnent à des valeurs plus anciennes, immobiles, a priori suspectes au plus grand nombre, du seul fait qu’elles avaient cours avant, ce qui les dévalue irrémédiablement, forcément et par principe. Il s’agit d’envoyer aux oubliettes les tenants de ce qui existe, puisque ce qui existe a le défaut rédhibitoire d’avoir existé. « Du passé faisons table rase ! », leur crie la « modernité » en colère.

 

De là (aux environs de mai 1968), datent ces slogans fulgurants d’audace : « Changez ! », « Bougez ! ». Sous-entendu : ce que vous êtes, ce que vous pensez, la façon dont vous vivez, c’est de la merde. Ce que vous êtes aujour'hui n'est que de l'étron infâme et informe, laissez-vous façonner, sculpter par les temps nouveaux qui viennent vous libérer de toutes les pesanteurs. Léger, léger, léger. Ce qui était ne doit plus être. Ce que vous étiez doit se soumettre à la nouvelle loi : la transformation perpétuelle de l'un dans l'autre. 

 

Sous-entendu aussi : ce qui ne bouge pas, ce qui ne change pas est figé, froid, cadavérique. La voilà, la norme énorme d’aujourd’hui : menace de mort. Et l’anormal, d’avance condamné, c’est celui qui, s’en tenant à de l’existant, refuse obstinément d’ « avancer » du même pas que les autres sur la voie lumineuse du merveilleux et impérieux « Progrès ». Pour rester vivant, paraît-il. 

 

Pourquoi faut-il changer, au fait ? Parce que c'est comme ça, parce qu'il faut, parce que le monde aujourd'hui est comme ça, parce que ..., parce que ... Finalement, quand tu réfléchis, tous ces adeptes du respect de l'identité qui se ruent sur le changement d'identité pour rester quelque chose, ça finit par faire bizarre. Moi qui croyais qu'une vérité, quelle qu'elle fût, se remarquait au fait qu'elle était durable. Quelle désillusion !

 

Eh bien si c’est comme ça, je me sens furieusement « anormal ». Mais alors là attention : du genre anormal assumé, endurci, récidiviste et irrécupérable. Pour un peu, j'en deviendrais presque arrogant. Et pour montrer que les anormaux comme moi ne pèchent pas par ignorance de ce qui se passe sous leurs yeux, je propose d'organiser prochainement (ben oui, c'est l'époque, la Fête de la Musique est dans pas longtemps, ça ferait de l'animation), un de ces quatre, une splendide « Anormal Pride » ?

 

Puisqu'il s'agit de nos jours de s'affirmer à travers des « marches des fiertés », il n'y a aucune raison pour que les anormaux de mon espèce, redressant leur front suppliant vers des cieux qui braquent leurs yeux intransigeants sur leurs errances coupables, n'aient pas enfin, à leur tour, leur moment de fierté, eux qui sont invités en permanence à revêtir des imperméables gris pour raser les murs en espérant passer inaperçus, courbés sous le poids de la honte.

 

Le plus curieux dans l'affaire, c'est qu'une telle « marche des fiertés » des nouveaux anormaux serait potentiellement en mesure de réunir une majorité de citoyens. Mais qui est désormais fier d'être normal ? Il n'y a pas à être fier d'être normal, puisque c'est normal d'être normal. C'est là le drame.

 

MURAY FESTIVUS.jpgJe note que ce mouvement accompagne la naissance du nouvel homme, que Philippe Muray nomme « homo festivus », voire « homo festivus festivus » (voir ses entretiens avec Elisabeth Lévy, ci-contre, chez Fayard). C’est vrai qu’il est un peu hallucinant d’entendre les gens se plaindre que, dans leur hameau, leur village ou leur ville, « il ne se passe jamais rien », quand aucun « événement » ne s’y produit. Il faut savoir que l' « événementiel » est devenu une branche florissante de l'entreprise et du commerce, et que des entrepreneurs audacieux s'y sont accrochés avec succès.

 

C’est vrai qu’aujourd’hui vous ne commencez à vous sentir mériter d'exister que si une caméra de la télé, branchée sur le direct, est présente pour vous le confirmer. Quand on a ainsi « mérité l'événement », l'existence en prend une densité et une saveur nouvelles. Quand je pense que le pauvre Sartre croyait avoir compris et être capable d’expliquer toute l’époque dans Huis-clos, avec son : « L’enfer c’est les autres » ! Juste de quoi rire un peu, somme toute, avec le recul.

 

Quand les gens trouvent qu’il ne se passe rien chez eux, d’abord, comprenez qu’ils ne connaissent pas leur bonheur, ensuite entendez qu’il ne s’y donne aucun spectacle, qu’aucune « animation » ne vient l’ « animer », que le Tour de France ne s’y est jamais arrêté, que Gérard Collomb, merdelyon, n’a jamais eu l’idée d’y organiser les « Nuits Sonores » que le monde entier nous envie, et toute cette sorte de choses.

 

Que dirait Montaigne aujourd’hui, lui qui affirmait : « Je suis desgousté de la nouvelleté » (Essais, I, 23), et qui répondait à un ami qui se plaignait de n’avoir « rien fait » de sa journée : « Eh ! Avez-vous pas vécu ? » ? Aujourd’hui ? Montaigne aurait tout faux. Il n’aurait rien compris à la loi de la modernité : « Changez ! », « Bougez ! ».

 

Comme si les gens, dans ces occasions, oubliaient que leur existence ne s’est pas interrompue malgré l’absence de tout événement extérieur ou de toute caméra de télé. La population se sentirait-elle à ce point vide ? 

 

Bon sang mais c'est bien sûr : c'est donc pour ça que marchands de smartphones dernier cri avides de deniers et politiciens avides de bouts de papier imprimés à leur nom s’entendent à merveille pour faire croire au vulgum pecus que, sans leurs initiatives, prises en vue du bien de tous (la FÊTE conjuguée à tous les temps et à tous les modes), l’existence de tous serait un désert, un espace inutile occupé par le vide intersidéral.

 

« Mais elle est passée où, la vie intérieure ? », se demande l’anormal attardé, perdu au milieu de ce nulle part en carton pâte, en attendant que passe l'improbable « Anormal Pride ». L’anormal attardé ne se rend même pas compte qu’il vient encore de proférer un gros mot. Si, il s'en rend compte, hélas.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

lundi, 03 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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HENRI MATISSE, PHOTOGRAPHIÉ PAR HENRI CARTIER-BRESSON

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J’ai donc décidé de réhabiliter le mot « normal », ainsi que son frère ennemi « anormal », et de les rétablir dans l’honneur dont une modernité aussi légère qu’inconséquente les avait injustement privés. Dans le couple « normal / anormal », la barre oblique fait office de frontière. Les philosophes et les linguistes appellent ça un discriminant. Qu'est-ce qu'un discriminant ? « Qui établit une séparation entre deux termes » (Nouveau Larousse illustré, 1903). Le même dictionnaire définissait "discrimination" : « Faculté de discerner, de distinguer ». 

 

Inutile de préciser que c'est cette barre oblique qui donnait de l'urticaire à tous les abolisseurs de frontières qui, sous prétexte de lutte pour les droits et pour l'égalité, n'ont rien trouvé de mieux que d'envoyer dans l'enfer de la bien-pensance la notion même d'anormal, en l'assortissant du poids infâme de la culpabilité, et en faisant de la « faculté de discerner, de distinguer » (la barre oblique) une sorcière à envoyer au bûcher séance tenante.

 

Le mot « anormal » est désormais un pestiféré. C'est même le couple « normal / anormal ». Peut-être une preuve que l'idée même de norme a définitivement filé à l'anglaise, déménagé à la cloche de bois, disparu à l'horizon. Puisque "normal" égale "anormal", plus besoin des termes. C'est logique.

 

Je ne me défais pas pour autant d’une certaine méfiance envers le mot, et je dirai pourquoi. Cette méfiance date au demeurant de bien avant les caricatures qui en ont été faites, me semble-t-il, au sortir de la 2ème guerre mondiale. Peut-être même dans les années qui ont suivi les « événements » de mai 1968. Ces « heureux temps » (paraît-il) où il était « interdit d’interdire ».

 

On pense ce qu’on veut de mai 68. De toute façon, tout ça n’a plus guère d’importance. Ce qu’a véhiculé mai 68 dépassait de très loin les petits lanceurs de pavés et autres goguenards se foutant des CRS sur les photos de Gilles Caron (DCB pour ne pas le nommer). photographie,henri matisse,henri cartier-bresson,normal,anormal,larousse,définition,dictionnaire,il est interdit d'interdire,gilles caron,daniel cohn-bendit,crs,mai 68,l'internationale,eugène pottier,pierre degeyter,europe,amérique,droits de l'homme,licra,mrap,cran,lgbt,ong,milosevic,pol pot,hermann,bande dessinée,onu,guerre yougoslavie,michel foucault,pierre bourdieu,mariage pour tous,mariage homosexuelMai 68, dans ses soubassements, c’était une civilisation qui voulait en déloger une autre. Où l’Amérique avait décidé de virer la vieille Europe d’un coup de pied occulte.

 

« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi ! », lisait-on alors sur les murs. Sous-entendu : le vieux monde avec le carcan insupportable de ses normes admises. Si Eugène Pottier et Pierre Degeyter avaient pu imaginer que leur chansonnette triompherait dans la réalité vers la fin des années 1960, peut-être auraient-ils brûlé leur manuscrit de L’Internationale, avec son célèbre : « Du passé faisons table rase … Le monde va changer de base ». Et c’est l’Amérique protestante qui est à l’origine de ce triomphe. Mais ne nous égarons pas.

 

Car le monde a vraiment changé de base. A la poubelle de l’Histoire, les valeurs universelles. Quant aux Droits de l’Homme, en dehors de donner lieu aux glapissements de justiciers autoproclamés (ONG, « associations » genre Licra, Mrap, Cran, Lgbt, etc.) érigés en gendarmes moraux de l’humanité, et pointant leur « Gros Doigt Grondeur » sur tous les Milosevic et Pol Pot coupables d’abominations, que sont-ils devenus, dans la réalité concrète ? 

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Je précise : « Gros Doigt Grondeur » se réfère à la très belle BD Sarajevo Tango (1995), où Hermann rend hommage aux défenseurs de la capitale bosniaque et ridiculise la « communauté internationale », au temps de la guerre de Yougoslavie, époque où l’ONU impuissante et réduite aux rodomontades et remontrances était « dirigée » par un certain Boutros Boutros Ghali. Il y a aussi un président « Franz Mac Yavel Druhat-Delohm » (je suis d’accord, ça fait un peu épais). Mais ne nous égarons pas. 

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Disons donc qu’être « normal » est considéré comme une tare depuis le mouvement de transformation idéologique qui a achevé d’installer la société de consommation vers la fin des années 1960. C’est à partir de là qu’il est devenu de plus en plus risqué de parler des « anormaux » et d’affirmer la valeur des « normes », devenues de plus en plus intolérables à mesure qu’était mis au jour leur caractère « arbitraire », arbitraire voulant dire « lié aux circonstances spatio-temporelles » qui ont présidé à leur établissement. C’est le règne de la contingence : l’essence est très mal vue, « essentialiste » étant devenu une injure, valant disqualification automatique.

 

Nos institutions, c'est entendu, sont le résultat contingent de circonstances historiques données dans une région donnée du monde. A ce titre, elles ne sont porteuses d'aucune vérité absolue, c'est entendu. C'est entendu, il y a de l'arbitraire dans nos institutions, parce qu'elles résultent de conventions établies entre les membres de la société française. 

 

Qu’importe que toute institution humaine entre dans cette définition, puisqu’il s’agit précisément de « déconstruire » les dites institutions, regroupées sous l’appellation générique « ordre établi » (Foucault, Derrida, auxquels on peut ajouter Bourdieu, bien que pour des raisons différentes).

 

Toutes les institutions humaines dépendent des conditions qui furent celles de leur élaboration, en un temps et en un lieu donné, nous sommes d’accord là-dessus. Est-ce à dire pour autant qu’elles sont toutes à chier comme des coliques ?

 

S’il en était ainsi, les « déconstructeurs » ne s’en prendraient pas seulement aux structures mises au monde par la société française, et soumettraient au même régime draconien que celui qu'ils lui font subir toutes les institutions élaborées depuis l’aube des temps dans toutes les régions du monde. On verrait alors ce qu'il en reste, des institutions, mais aussi des élucubrations déconstructionnistes.

 

Franchement, j’attends qu’on me dise ce qui fait que, dans l’intégralité des sociétés humaines telles que nous en avons connaissance aujourd’hui, seules nos institutions à nous (je pense évidemment au mariage) méritent pareille flagellation.

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

dimanche, 02 juin 2013

QUI EST NORMAL ?

 

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MAGNIFIQUE ET RECONNAISSABLE PORTRAIT EN PHOTOMONTAGE DU GRAND PHOTOGRAPHE

ERWIN BLUMENFELD.

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Finalement, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, « normal » ? Qu’est-ce qui se cache dans la cave ou le grenier de ce mot pour que certains lui en aient tellement voulu qu’ils ont tout fait pour le faire disparaître, et qu’ils y sont à peu près parvenus ? Plusieurs réponses à ces questions. Pour ma part, j’en vois deux.

 

Pour la première, il faut se référer aux anciennes cartes d’identité, qui comportaient en fin de liste une rubrique intitulée « signe particulier ». Si vous n’aviez pas les yeux vairons, une bosse dans le dos ou une polydactylie, le fonctionnaire préfectoral remplissait la rubrique d’un seul mot : « néant ». Voilà ce que c’est, « être normal » : « signe particulier : néant ».

 

« Particulier », c’est ce qui se distingue de la masse, ce qui sort de l’ordinaire, ce qui est unique et ne ressemble à rien de connu. « Particulier » s’oppose donc à « général », terme qui renvoie à tous les éléments et les caractéristiques partagés par tous les individus composant une population. Voilà : « signe particulier : néant », c’est une autre manière de dire « tout le monde ».

 

Bon, ça, ça vaut quand on reste à distance, car c’est vrai qu’il suffit de s’approcher un peu pour voir que, même si « tout le monde » pourrait être « n’importe qui », ils se ressemblent trop peu pour qu’on puisse les confondre : « n’importe qui » ne ressemble pas à « tout le monde », quand on les regarde d’assez près.

 

Au fond, ce qui fait du mal à l’individu, c’est la question de la distance focale : au « grand angle », vous ne voyez que de la masse, au « téléobjectif », vous ne voyez que des individus, parfois même dans le détail. Je pense au fabuleux travelling vertical de Autant en emporte le vent, dans la rue principale de cette ville du Sud, qui part d’un gros plan sur un blessé étendu, et qui arrive au plan d’ensemble qui montre les milliers (centaines ?) de blessés alignés. 

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COMBIEN SONT-ILS ICI ?

DANS L'ISLAM, L'INDIVIDU EXISTE A PEINE, PUISQU'IL S'ABOLIT EN ALLAH. PENDANT CE TEMPS, L'OCCIDENT ENCORE CHRETIEN INVENTE LES DROITS DE L'HOMME : UNE INCOMPATIBILITÉ RADICALE. CHEZ LES CHRETIENS, EN CONSEQUENCE, PAS D'ATTENTAT-SUICIDE. ON M'OBJECTERA SAMSON ("que je meure avec les Philistins!"), MAIS SAMSON ETAIT JUIF.

Dans un « plan d’ensemble », l’individu cesse d’exister, car là c’est la statistique qui prend le pouvoir. Et quand on est dans la statistique, l’individu devient l’objet de mesures de mesure : de décisions officielles destinées à le « mesurer ». Et la principale mesure de l’individu dans la statistique consiste en un écart par rapport à la moyenne obtenue.

 

Tant que l'écart ne s'écarte pas trop de la moyenne tout va bien. Regardez les courbes figurant dans le "Carnet de santé" qui accompagne toute naissance : le petit grandit-il correctement ? Mange-t-il suffisamment ?  Remplacez le mot « moyenne » par le mot « norme », et vous avez des chances de comprendre l’enjeu caché du mot. Le mot "moyenne" beaucoup plus neutre, a supplanté le mot "norme". C'est bien sûr une immense avancée.

 

L’essence de la norme, en effet, est statistique. Prenez la taille moyenne des individus, leur poids moyen, l’envergure moyenne de leurs bras et la longueur moyenne de leurs jambes, leur tour de tête moyen, la pointure moyenne de leurs pieds et de leurs mains. Faites du « bertillonnage », comme on disait à l'époque où monsieur Alphonse Bertillon (1853-1914) inventa l'anthropométrie judiciaire.

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FICHE ANTHROPOMETRIQUE REALISEE PAR LA POLICE DU TSAR DANS LES ANNEES 1900-1910, CONCERNANT UN CERTAIN JOSEPH VISSARIONOVITCH DJOUGACHVILI, PLUS CONNU SOUS LE NOM DE

STALINE

Relativisez le résultat de vos opérations, en fonction du sexe des personnes (les dimensions masculines, quand on parle de moyennes, sont supérieures, au grand dam des associations féministes, certes, mais c’est comme ça, « c’est injuste et fou, mais que voulez-vous qu’on y fasse ? », c'est dans Le Bistrot, de Georges Brassens), et voilà : vous êtes en mesure de les habiller de pied en cap, pour l'hiver, pour l'été et pour les demi-saisons.

 

Que dis-je ? Vous définissez les normes non seulement de tous les habits, mais encore de tout le mobilier, tables, chaises, stylos, dans leur hauteur, leur longueur, leur largeur. Encore plus fort : vous calibrez toute l’architecture. Comment sont définies largeur et hauteur des portes et des étages des immeubles où nous habitons ? La    largeur des sièges de nos voitures ? C’est comme les dimensions de nos vélos et de nos smartphones : on a fait une moyenne des dimensions humaines. C'est la deuxième réponse aux questions du début.

 

Que ce soit injuste envers les personnes trop grandes ou trop petites, trop lourdes ou trop légères, c'est certain. Pensez seulement à la hauteur où est située la fente où on glisse les pièces pour un ticket de bus. Mais à qui s'en prendre de cette injustice ? Et puis, il existe des gens dévoués (appelons ça des compensations ?), comme le montre le mariage, en 2010 ou 2011, de Bao Xishun, berger de 236 centimètres, et de Xia Shujuan, Chinoise de 1,68 mètre. Certains diront peut-être cependant, à l'instar d'O. : « Ils sont fous, ces Chinois ! ».

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Moralité, le théorème est le suivant : est normal l’individu dont les dimensions ou les caractéristiques sont contenues dans la fourchette d’une moyenne établie scientifiquement, selon les lois statistiques. Conclusion logique : tous les autres peuvent à bon droit être considérés comme anormaux. Qu'est-ce que c'est, cette panique à l'idée de mettre le mot exact sur la chose ? Mon Dieu, vous osez appeler un chat un chat ? Quelle folle témérité, Dieu me damne et ventre saint-gris !

 

Tout dépend ensuite, évidemment, de la façon dont les gens et la société (pas la même chose) considèrent les anormaux et leur font une place. Car Georges Brassens (encore lui !) le chante très bien : « Mais les braves gens n'aiment pas que L'on suive une autre route qu'eux ». C'est un autre problème. 

 

Mais il n'y a aucune raison de se cacher derrière son petit doigt et d'appeler autrement qu'anormales les personnes qui crèvent les plafonds ou les planchers de la moyenne de la population, que ce soit par leur taille ou leur poids. Ou autre chose. Il y a tant de gens qui sont si fiers d'être HORS-NORME ! C'est tout à fait curieux, d'ailleurs. Pourquoi "hors-norme" est-il si flatteur ? Pourquoi "anormal" est-il si tabou ? Elles sont pas mignonnes, mes questions ? 

 

A bas l'euphémisme et autres précautions oratoires politiquement correctes ! Puisqu'il s'agit de gérer les populations (on est dans une société de masse, ce n'est pas moi qui le dis), il faut être exact et précis, et mettre sur la chose le mot qui la désigne. Partant de là, tout ce qui n'est pas dans la norme est anormal. Et je ne vois pas pourquoi il faudrait avoir honte de ça. Et de le dire.

 

Je sens que je vais encore me faire appeler Arthur !

 

Voilà ce que je dis, moi.

 

 

 

samedi, 01 juin 2013

PROFESSION : COMPTEUR DE MORTS

 

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DANS LE LIVRE SANS TITRE, ONT ETE RECUEILLIES LES PHOTOS PRISES PAR LA GRANDE DIANE ARBUS, ENTRE 1969 ET 1971, DANS DES CENTRES POUR HANDICAPÉS MENTAUX, QU'ELLE VISITAIT A L'OCCASION DE PIQUE-NIQUES, DE BALS OU POUR LA FÊTE D'HALLOWEEN.

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LE LIVRE EST AUX EDITIONS DE LA MARTINIÈRE (1995)

 

 

***

Je ne sais pas si vous avez remarqué, au sujet de la guerre en Syrie, mais le monde est tenu informé avec une régularité métronomique du nombre des morts que les combats ont fabriqué (antécédent : "nombre"). Même s’il règne parfois sur la chose un flou regrettable, suivant que vous êtes branché sur radio-ONU ou sur radio-Observatoire des droits de l’homme en Syrie. Moins de 80.000 ? Plus de 100.000 ? Allez savoir. Une chose est sûre : Bachar El Assad ne tient aucun compte (des morts, des avertissements américains, ...). On sait que les balles, les grenades, les missiles et maintenant les gaz tuent. C’est même pour ça que ça a été inventé.

 

Même chose pour les civils syriens réfugiés qui en Turquie, qui au Liban, qui en Jordanie (où ils sont, soit dit en passant, détroussés par la mafia locale) : combien sont-ils ? Certains parlent de plusieurs centaines de milliers, d’autres comptent par millions. A qui se fier ? On n'a pas de compteurs homologués par la DGCCRF.

 

Même chose pour les clandestins, roms et autres sans-papiers installés en France. Là c’est beaucoup plus difficile de se faire une idée, pour la raison qu’il est difficile d’établir scientifiquement une statistique. Il en sera autrement quand on aura trouvé le moyen  de recenser tous ceux qui tiennent à ne pas être recensés, ayant quelque chose à craindre ou à cacher.

 

J’aurais pu prendre l’exemple de la récente tornade qui a ravagé une banlieue d’Oklahoma City, de l’ouragan Katrina (Nouvelle Orléans), de Sandy (New York), de l’immeuble Rana Plaza (Bangla Desh) effondré avec toutes ses ouvrières du textile, de la catastrophe de Tchernobyl ou de Fukushima, du tsunami sur Banda Aceh en 2004 (nord de Sumatra), etc. La liste n’est pas près de s’interrompre. Le fin du fin, à tout prendre, ça reste le COMPTEUR DE MORTS. Un métier apparemment devenu indispensable. Mais un métier bizarre : comment fait-on pour compter les morts ?

 

Tout ça pour quoi ? Eh bien, incidemment, je me pose des questions, dans toutes ces occasions où les journalistes se ruent par dizaines ou par centaines en un seul endroit du globe pour répercuter un événement de dimension internationale, au sujet de la personne qui est chargée de tenir le registre des nombres. Ben oui, quoi, qui est-ce qui coche une case de plus quand il y a un mort de plus ? Est-ce un poste à temps plein ? Un CDD ? Un emploi intérimaire ? Une machine ? Qui est son patron ? Que lui a-t-on donné comme instructions ?

 

Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? Compteur de morts ? Ah, ça doit être enrichissant, comme job, si on est payé au nombre. Et puis on voit du pays ! Mais la contrepartie, c’est qu’il faut être disponible. Et aimer les voyages. La plupart du temps, réveillé en pleine nuit, direction l’aéroport, même pas le temps de prendre une brosse à dents. Pire que le vendeur de paratonnerres de Georges Brassens : « Contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps, pour la bonne raison qu’il est représentant d’une maison de paratonnerres ». Mais il faut se représenter que, payé à l’unité, c’est un métier qui rapporte, compteur de morts.

 

Mais c’est un métier ingrat, méconnu, et pour une raison simple : on n’est jamais sur le devant de la scène. C’est compréhensible : pour compter les morts, il faut être vivant. Donc il est conseillé de ne pas trop s’exposer aux balles perdues. Pour ça, il est recommandé d’avoir du nez, parce que, finalement, personne ne sait où ça va tomber, la prochaine rafale.

 

Plaisanterie mise à part, je trouve assez extraordinaire que les compteurs de morts aient aujourd’hui pignon sur rue. Dans l’Iliade, Homère procède par mise en commun : tous les morts dans le même sac. Aujourd’hui, on tient à être scientifique. On pourrait dire que la loi journalistique règne en maîtresse : il faut du vérifiable, du vérifié, du recoupé de plusieurs sources.

 

Qu’on se le dise, le journalisme actuel aime le chiffre, vénère le nombre, se prosterne devant la quantité. Le journaliste ne jure que par la statistique. La mesure de l’événement ? Le nombre d’humains concernés par l’événement. Plus le nombre est grand, plus l’événement est important. Enfin, il faut relativiser : pour plus de 1000 morts dans un immeuble irrégulier dans la banlieue de Dacca (Bangladesh), les 2 Français morts du coronavirus (formule H118 N32) se sont vu offrir une surface de papier inespérée (enfin, il y en a encore un d'à peu près vivant).

 

Le Rana Plaza s’est écroulé à peu près en même temps que deux bombes éclataient à l’arrivée du marathon de Boston (les frères Tsarnaev, que leur nom soit maudit parmi les générations !). 1100 morts d’un côté, 3 morts de l’autre : desquels a-t-on le plus parlé ? Comme quoi, les morts ne pèsent pas tous aussi lourd. « Pauvres cendres de conséquence », chante Georges Brassens dans La Supplique ... A cet égard, il faut croire que les cendres bangladaises sont de très peu de conséquence.

 

Finalement, les compteurs de morts ne sont que de petits tâcherons obscurs. Ce qui compte, c’est l’IBM. L’IBM ? Mais si, vous savez bien : l’Indice de Bruit Médiatique. Proverbe ancien : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée ». De toute façon, au Bangladesh, ils se reproduisent comme des lapins, voire comme des lemmings. Un petit nettoyage régulier ne saurait faire de mal.

 

C’est comme les minerais : t’as la cote, ou bien t’as pas la cote ? Bon, il y a des fluctuations, mais au milieu, il y a quelques valeurs sûres, qui trouvent comme spontanément l’oreille des grands médias. Les deux tours du Centre du Commerce Mondial (WTC) abritaient aussi 310 travailleurs non-américains ? On s’en fout : ça se passe en Amérique, donc c’est Américain, donc c’est une immense tragédie. C’est là que le consternant idéologue, prétendument journaliste, Jean-Marie Colombani peut titrer dans son éditorial  du Monde : « Nous sommes tous Américains ». Après l’écroulement du Rana Plaza, quel éditorialiste écrirait : « Nous sommes tous Bangladais » ? Colombani a ses priorités.

 

Compteur de morts, oui, mais pas n’importe lesquels.

 

Voilà ce que je dis, moi.