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samedi, 08 octobre 2011

LES YEUX RETROVISEURS DE LA BECASSE

Je préviens tout de suite : on y viendra, à la bécasse, mais s’il vous plaît, laissez-moi le temps d’y arriver.

 

Les merveilles du monde animal, on ne saurait s’en lasser. Pensez aux vingt chapitres qu’ HERMAN MELVILLE consacre à la description du grand cachalot dans Moby Dick. Pensez aux liens mystérieux que PIERRE MOINOT tisse entre l’humanité et les bêtes dans La Chasse royale ou Le Guetteur d’ombre.

 

Pensez à cette nouvelle posthume du magnifique LOUIS PERGAUD, La Rencontre (oui, le même qui a écrit La Guerre des boutons, assassiné en 1915 sur je ne sais quel champ de bataille, lors du grand suicide inaugural de l’Europe dans le petit matin glauque du XX° siècle), où deux jeunes garçons rentrent chez eux un soir de Jura couvert de neige, obstinément suivis, à dix mètres, par un drôle de « chien » qui, aux abords du village, n’a rien de plus pressé que de sauter en un clin d’œil sur Tom, le roquet détesté du détesté père Zéphyr, de l’égorger proprement et de l’emporter brusquement dans la forêt. C’était évidemment un loup. C’était en d’autres temps.

 

Personnellement, je suis aux anges lorsque j’entends, quelque part en l’air, le miaulement caractéristique de la buse variable ; lorsque, dans les hauts de la vallée d’Aspe, j’aperçois pendant quatre secondes le vol d’un percnoptère ; lorsque, du côté de Puy-Saint-Vincent, un circaète Jean-le-Blanc offre la surprise d’un passage à proximité ; lorsque, du fond des gorges du Verdon, j’aperçois le vol d’une quinzaine de vautours largement éployés au sommet de la falaise, posés sur un coussin d’air chaud.

 

J’aime ces surprises animalières : quand toi, perdu dans le massif du Pilat avec une carte que les bûcherons ont si méticuleusement saccagée que tu n’es plus en mesure de savoir où tu te trouves à dix kilomètres près, et que tu tombes nez à nez avec une biche qui te regarde fixement aussi longtemps que tu ne bouges pas un cil, mais « qui preste s’évanouit » (BRASSENS, « Les belles passantes »), dès que tu romps l’enchantement, parce qu’il faut bien bouger. Mais la biche, même un autre jour au-dessus de Crémieu, sur un sentier à peine dessiné, tu vois plus souvent son cul que ses yeux : peut-être ce qu’on appelle la « gentillesse » féminine ?

 

Je peux même te raconter la truite, dans ce qu’on appelle le « ruisseau de Chaumargeais » (à toi de trouver où ça se trouve), quand tu marches pieds nus dans la flotte et que, à chaque pierre qui « fait de l’ombre », tu t’arrêtes tout doux, tu te baisses tout doux, et tu passes tout doux les mains sous la pierre, le gras des doigts vers le haut. Quand le contact est soyeux, tu redoubles de douceur, comme un fétu qui suivrait le courant et qui effleurerait ce que tu as senti.

 

Tu mesures la dimension de la bête : une main tendre à la tête, une main tendre au ventre, tu crispes soudain les doigts, et tu jettes sur l’herbe, assez loin pour que, de son saut puissant, elle n’ait aucune chance de retourner à l’eau. Le soir, si tu t’es pas fait prendre, tu te régales : une poêle, les quelques jolies pièces de l’après-midi, la maille ou pas la maille, roulées dans la farine, un peu de beurre, que demande le peuple ?

 

Seulement un peu de bonheur. Tu peux aussi essayer dans la Cérigoule, ça marche aussi, mais elle est un peu large. Bien entendu, la « pêche à la main » est tout à fait illégale, prohibée, voire interdite, si ce n’est même proscrite. Parce que trop efficace et moins aléatoire, sans doute. Plus sûrement parce que tu n’as pas payé le timbre. Je vais te dire : « Attrape-moi si tu peux ! »

 

Regarde mourir un pic-vert, ça laisse également des souvenirs. Le fusil paternel résonne juste à côté de ton oreille : il a tiré ! Et tu vois l’oiseau tout d’un coup monter en flèche vers le ciel. Le fusil paternel te déclare : « Il a eu un plomb en pleine tête ». C’est sûr. Ça dure un instant seulement : après la flèche, la pierre, qui tombe verticale vers le sol. Au moins, tu n’as pas à chercher dans les broussailles. L’étonnant, une fois l’oiseau vert allongé sur la plaque de marbre : la langue ! Jamais vu une langue aussi longue, un peu dégoûtante au toucher. Bon, je sais bien que c’est très bête, de tuer un pic-vert.

 

La taupe, ce n’est pas mal non plus. Cela se passe dans « les marais ». Le jour est sec, le chemin et le soleil aussi, et les feuilles mortes aussi, qui commencent à crisser toutes seules les unes contre les autres. Bizarre. Tu t’es mis à l’ombre pour siroter ton breuvage. Le vélo est couché sur le bas-côté du chemin de terre. Tu es assis. Tu savoures la chose et le repos. C’est quoi, ces feuilles qui bougent ? Evidemment, tu vas voir, tu soulèves une feuille, puis deux, puis un paquet. C’est quoi, ce cylindre noir qui essaie de s’enfouir ? Mets-y les doigts ! Attention, ça mord et ça griffe. Incroyable, cette méchanceté ! Retournes-y, mais prudence.

 

C’est drôle, quand tu tiens la bête, le ventre en l’air : un museau de musaraigne, mais en moins long et en plus fort. Et des pattes comme des battoirs griffus, avec un dessous entre le rose et le gris. Bon, vous aurez beau insister, je ne dirai rien de ce qui arriva ensuite. Vous risqueriez de m’en vouloir. Sachez seulement que je m’intéressais fort à l’époque aux divers procédés de tannage des peaux. Ce que je peux parfaitement avouer, c’est qu’il n’y a pas plus doux sur terre que la fourrure de taupe, y compris la peau des filles, qui ont certes les griffes, mais même pas de la fourrure partout, et nulle part cette sorte de fourrure, à poils courts et droits, et d’une finesse inégalée.  Passons.

 

Puisqu’on est à la chasse, venons-en au moustique. Je n’ajouterai rien aux sempiternelles lamentations du touriste en vacances. Je pense aussi à une aventure de Lucky Luke : ce salopard de « poor lonesome cowboy and far away from home » introduit par le trou de la serrure un moustique dans la chambre d’hôtel d’Averell Dalton, qu’il doit affronter le lendemain. Au matin, celui-ci a le teint tellement verdâtre qu’il suffit d’une pichenette pour l’assommer. C’est vrai que ça rend la nuit impossible, le moustique. Mais il faudrait interdire cette déloyauté.

 

Moi, j’en avais régulièrement dans ma chambre, des moustiques. Heureusement, j’ai inventé une arme imparable. Quand vous aurez le temps, allumez une bougie. Intercalez-la entre la bombe insecticide et le moustique posé sur le mur en plâtre peint en bleu clair un peu pisseux. Laissez au moins vingt centimètres entre la bougie et la bombe. Appuyez. Pas longtemps. Relevez maintenant l’index, et observez : vous avez du mal à retrouver quelque trace que ce soit de la bestiole. Ben oui, elle a eu un peu trop chaud, quoi. Quoi, c’est dangereux ? Evidemment ! Où serait le plaisir de la chasse au chalumeau, je vous le demande ?

 

Bon, bref. Alors comme ça, mon sujet, c’était les oiseaux. Puisque j’en étais à la chasse, je signale que beaucoup d’espèces d’oiseaux distinguent à merveille le promeneur inoffensif et le chasseur armé d’un fusil. Vous vous baladez les mains dans les poches, vous avez des chances d’observer des vols presque normaux à proximité. Vous portez un grand bâton noir luisant et qui fait du bruit au creux du bras : vous ne voyez plus la queue d'un. Etonnant, mais c’est comme je vous le dis !

 

Il n’y a pas que le bec qui soit intéressant, chez les oiseaux. Voyez leur œil. Et tenez-le à l’œil jusqu’au prochain épisode.

vendredi, 07 octobre 2011

LITTERATURE : ACCEDER AU PLAISIR

Pourquoi j’aime lire ? Comment ça m’est venu ? Puisque tout le monde s'en fiche, je vais vous raconter, tant pis.

 

Je vais vous dire un truc qui peut paraître étonnant à quelqu’un de normal : je crois que j’ai consenti à apprendre à lire parce que je ne comprenais rien au monde qui m'entourait. Rien à ce que disaient les adultes autour de moi. C’était quoi, ce « canon » de la messe où l’on n’entendait aucun coup de canon ? Absurde, évidemment. Et je détestais ces fins de repas familiaux, où ils se mettaient à se parler à l’oreille, à voix basse, « on ne sait jamais », « ils entendent tout ». Salauds d’adultes. 

 

Une seule solution : essayer de comprendre. Prendre une revanche. La première raison du livre, chez moi, quand j’ai été en nage, euh non, en âge (je sais, c’est très bête), c’est ça. J’attends qu’enfin un secret me soit dévoilé, rien qu’à moi. Sans le savoir, j’attends une sorte de dépucelage. Et choisir la littérature, c'est accepter par avance d'être souvent dépucelé : on en redemande. J’ai découvert assez tôt qu’il n’y a pas de secret vital détenu par les adultes, et qu’en général, c’est assez pauvre. Les adultes, ils font exactement comme les gamins, ils essaient de vivre (ou de survivre). Simplement, ils ont appris des phrases pour l’expliquer, que les gamins ne connaissent pas encore. Et les gamins, ça les impressionne. 

 

Je me souviens parfaitement de ma « première fois » : j’étais au Cours moyen, avec M. Noblet ou M. Tanghe, à l’école Michel Servet. Mais attention, je parle de littérature, et de rien d’autre. Bon, Le Capitaine Corcoran, d’Alfred Assolant, ce n’est pas le fin dessus du panier, mais c’est idéal pour découvrir les bienfaits de la lampe de poche, cet auxiliaire indispensable quand on a des parents sourcilleux sur l’extinction des feux. Et un bouquin nimbé de l'aura du clandestin resplendira toujours de mille feux. Là, en plus, il resplendissait, même sans lampe de poche. 

 

Je compte pour rien quelques menus livres « pour enfants », avec une exception pour un « Gulliver à Lilliput ». J’étais fasciné par cet homme gigantesque, maintenu au sol par des milliers de câbles fins comme des fils (y compris par les cheveux, dans les ondulations desquels des Lilliputiens faisaient du toboggan), et autour duquel s’agitent des dizaines de personnages centimétrés. Allez, encore une exception pour un livre à couverture grise et titre rouge, intitulé Frédéric et le fantôme, où Frédéric découvre à la fin un trésor au pied d’un arbre dans le jardin. Disons que c'est un livre « véniel » : il y a plus niais. 

 

Dans l’armoire au fond de la classe, il y avait des livres. J’avais commencé mollo avec Par Vingt mètres de fond, d’un certain Arthur Catherall, où il s’agissait de retrouver le trésor d’un galion envoyé par le fond autour de 1700. J’avais évidemment aimé. Mais le galion disparut corps et biens, et définitivement cette fois, quand j’eus entre les mains les Aventures du capitaine Corcoran. Ça, c’était du costaud. J’imagine que la couverture comportait  le dessin d’un homme en tenue coloniale accompagné d’un tigre qui semblait domestiqué. Il est sûr qu’après trois ou quatre lectures d’affilée, je devais manquer d’un peu de sommeil. Mais voilà : le virus était inoculé. Ça compense. 

 

Je vous jure qu’à dix ans, on n’a pas la tête à analyser : on y est ou on n’y est pas. Aujourd’hui, on dirait : « Ça le fait », ou « Ça le fait pas ». Eh bien en l’occurrence, ça le faisait. Il n’est pas sûr que, relu aujourd’hui, je dirais la même chose. L’action se passe en Inde, au temps de la colonisation anglaise. 

 

Je me rappelle (j'avais dix ans !) en particulier deux scènes à suspense. Un : Corcoran est assiégé dans une pagode, en compagnie de sa merveilleuse tigresse et complice Louison, et se défend comme un diable en tirant au revolver  sur des ennemis nombreux, à travers une embrasure. Deux : Louison est tombée dans une fosse creusée traîtreusement sous ses pattes. C’est affreux. On se demande forcément comment ils vont en sortir. Ils en sortent. 

 

Quand des parents se plaignent au professeur de voir leur enfant fuir les livres et demander conseil pour les lui faire aimer, la première question que le professeur devrait poser est : « Est-ce que votre enfant vous voit qulequefois en train de lire des livres ? ». En général, ça leur cloue le bec. La honte du flagrant délit. Il devrait ensuite, en fonction de l’âge, indiquer des livres capables de le passionner. Je suggère, en collège, Notre Prison est un royaume, de Gilbert Cesbron. 

 

J’ouvre une parenthèse Alexandre Dumas. 

 

J’avais treize ans quand j’ai pris, sur les rayons de mes grands-parents, un énorme pavé (mais le papier était épais). Sur la couverture, quelques hommes à moustache et barbiche, à grand chapeau, croisant leurs épées en souriant virilement. Ben oui, bien sûr, c’était Les Trois mousquetaires, que je n’ai pas lâché : Milady de Winter, les ferrets de la reine, le coffret à l’aiguillon empoisonné, et tout le bataclan. Dans la foulée, j'ai fait un sort à Vingt ans après,  puis au Vicomte de Bragelonne, deux et trois fois plus longs. 

 

Mais autant le premier est limpide et homogène, autant, dans les deux autres, Alexandre Dumas, au fur et à mesure, se lâche, s’étale, se laisse aller, tire à la ligne. Et les intrigues deviennent compliquées, tortueuses. Cela sent l'atelier de scénaristes en ébullition. Aramis et Athos prennent quelque distance. C’est dommage. Je retiens quand même la trouvaille pathétique que constitue la mort de Porthos. Il tient de famille une « faiblesse dans les jambe » qui lui sera fatale. Non je n'en dirai pas plus. 

 

Je ne vais pas me lancer dans Alexandre Dumas, parce qu’on en aurait jusqu’au réveillon, mais je prends le temps de m’incliner quand même devant l’extraordinaire  combat que livre Bussy d’Amboise contre quatorze spadassins lancés contre lui par le Duc d’Anjou, dont il a orné le front d’une superbe ramure de cocu. Ah ! Le bruit des baisers que l’espion surprend en même temps qu’il aperçoit dans l’entrée les gants de buffleterie de Bussy d’Amboise !  

 

A propos d’escrime (parenthèse dans la parenthèse), il faut célébrer la célébrissime « botte de Nevers » (c’est dans Le Bossu, de Paul Féval), dont l’enchaînement, avec frappe de taille atténuée sur la main tenant l’arme, saut, enroulement et pointe qui s’enfonce comme par magie entre les deux yeux. 

 

Et il faut célébrer la moins connue botte de Luis de Ayala-Velate. C’est à la fin du  Maître d’escrime, de Arturo Perez-Reverte, face à la belle et redoutable Adela de Otero, à qui il a étourdiment enseigné sa meilleure botte. Et il n’a qu’un fleuret de courtoisie, au bouton bien garni de son morceau de peau qu’on appelle mouche, face à une épée en bonne et due forme. Rassurez-vous, il lui enfoncera la mouche jusque dans le cerveau. 

 

Revenons à Bussy (au fait, je me fiche de savoir qu’il fut dans la réalité un des grands bouchers de la Saint-Barthélémy), qui a donc étendu pour le compte quatorze bonshommes. Malheureusement, le Duc d’Anjou vient vérifier le travail de ses hommes, et constate amèrement que quatorze lames pour venir à bout de la plus fine du royaume, ce n’était pas encore assez, alors, en homme sans honneur, il lui lâche un coup de pistolet. Heureusement, il ne l’emportera pas en paradis : la dame de Monsoreau (Diane de Méridor, si je me souviens bien) et son complice se vengeront atrocement de lui en répandant du poison volatil dans les fleurs qu’il doit respirer. C’est bien fait ! 

 

Allez, pour finir sur Alexandre Dumas, un petit salut aux valets des Mousquetaires. Un petit mot pour Grimaud, Mousqueton et Bazin, respectivement à Athos, Porthos et Aramis. Un mot spécial pour Planchet, qui fut parfois la planche de salut de D’Artagnan. Un petit mot pour Chicot le prudent qui, dans La Dame de Monsoreau, il me semble, sachant qu’il va au-devant des ennuis, revêt une cotte de maille particulièrement étudiée, et bien lui en prend, car le coup de poignard sera particulièrement traître. 

 

Non, je ne peux pas refermer cette note sans me prosterner devant le personnage d'Edmond Dantès et de ce noble vieillard enfermé depuis lurette au fond du château d'If, qui lui lègue le grand secret : un tunnel qu'il lui suffira d'achever pour retrouver l'air de la liberté, et surtout l'existence de l'île de Monte-Cristo, où il a laissé, bien en sécurité, un fabuleux trésor qui deviendra le moyen de la vengeance d'Edmond. 

 

Je n'oublie pas que c'est dans la prison d'Edmond Dantès que j'ai appris l'expression "solution de continuité" : c'était, après chaque séance de travail de creusement dans son tunnel, la nécessité de faire disparaître toute trace qui aurait pu dévoiler aux gardiens son activité secrète autant que coupable. 

 

J'avoue qu'en dehors de ces scènes, et d'une autre où, assis à table avec des convives, le comte de Monte Cristo sort d'un pilulier de petites boules vertes (du haschich) qui lui tiennent lieu, ou peu s'en faut, de nourriture, j'ai passablement oublié les modalités des actions qui suivent l'évasion et la prise de possession du trésor de l'abbé Faria. 

 

Je ferme la parenthèse Alexandre Dumas 

 

A suivre une autre fois.

jeudi, 06 octobre 2011

MON BON PLAISIR EN LITTERATURE

DU POPULAIRE EN GÉNÉRAL ET DU POLICIER EN PARTICULIER

 

Pourquoi je ne lis pas que des livres de « haute littérature » ? Pourquoi j’aime ça, disons, la « littérature populaire », à commencer par le « roman policier » ? J’ai certes jubilé intensément d’un bout à l’autre de Moby Dick, de HERMAN MELVILLE, peut-être, entre autres, à cause de la traduction parfaite d’ARMEL GUERNE. Mais le traducteur a beau faire des prouesses, l’essentiel, forcément,  appartient au seul auteur. J’avoue cependant que j’ouvre avec plaisir, à l’occasion, un Maigret de GEORGES SIMENON, ou un Arsène Lupin de MAURICE LEBLANC. Pourquoi ce plaisir ? 
 

Dans le premier cas, je me souviens des détails de l’action, j’ai pour ainsi dire vécu en compagnie des marins, sur le pont, dans les haubans ou dans la  baleinière, et j’ai appris à les connaître. J’en ai bavé, j’ai bu la tasse, j’ai été secoué, chaviré. Longtemps après avoir lu, je mastique encore, je rumine, je persiste à digérer, je prolonge l’assimilation. C’est un livre qui dure. 

 

Dans l’autre, dès que, satisfait de ma lecture, j’ai refermé sur la clé de l’énigme, j’ai déjà oublié les circonstances, les personnages, les lieux, sauf – encore que vaguement – cette cour sablonneuse d’une  maison dans la Sarthe, un jour torride de juin, où il s’est passé quelque chose. Quelque chose, mais quoi ? Pourtant SIMENON est un excellent écrivain. D’abord tout le monde le dit, c'est sûrement vrai. D'autant plus vrai que j'en suis convaincu.  

 

En un mot comme en cent, la "grande littérature" me transporte, la "petite littérature" me fait plaisir. Et j'ai grand respect et besoin de la digression, comme l'ont sans doute remarqué les lecteurs de ce blog. 

 

Je dirais, tiens, ça me vient là, que ce sont des livres à « évaporation rapide », en face d’autres livres, que je dirais à « sédimentation durable ». Maigret, ce n’est pas le premier, c’est loin d’être le seul, mais avant tout, c’est un personnage de SÉRIE : « J’aime bien lire "un" Maigret, de temps en temps », peut-on souvent dire ou entendre. Ou "un" James Bond. Ou "un" Arsène Lupin. Je rappelle que le premier héros d’une série policière est le Dupin d’EDGAR ALLAN POE dans trois récits : Double assassinat dans la rue Morgue, Le Mystère de Marie Roget, La Lettre volée (1841, 1842, 1844). Rendons à César… 

 

Alors derrière le "un", posez Nestor Burma, Miss Marple, Hercule Poirot, OSS 117, le commissaire Adamsberg, Pepe Carvalho, le Juge Ti, Erwin le Saxon, bref : QUI VOUS VOUDREZ. Chacun des livres de ces séries n’est pas fait pour rester. Je dirai donc  que l’évaporation est le principe même  de la série. Et que le héros de la série, à son tour, s’évapore : en fait, il ne lui arrive rien Á LUI personnellement. 

 

C’est flagrant avec James Bond, dont j’imagine en toute logique le corps couturé, non : zébré de cicatrices en tous sens, de toutes sortes, de toutes profondeurs. Normalement, sa surface est toute en creux, cratères, et bosses, comme celle de la lune. Quand James entreprend d’emboîter son corps dans celui de la « james bond girl » de service,  dans le roman suivant, la peau de celle-ci devrait croire qu’on la frotte à la paille de fer, ou à la râpe à chambre à air de vélo, suite à crevaison. En tout cas, il m’arriverait le centième de ce qu’il a subi au total, moi, je serais au moins mort, voire pire que ça. 

 

Mais non, « the show must go on », comme chante FREDDY MERCURY quelques mois avant d’avaler son bulletin de naissance. James Bond, lui, deux minutes après être passé sous le char d’assaut, il est prêt à entrer en scène pour son récital, smoking repassé, mise en plis impeccable, lisse comme le crâne de YUL BRYNNER, propre et net comme un napoléon « fleur de coin ». 

 

Ce qui vaut pour James Bond vaut pour tous les autres : voyez, dans Tintin en Amérique, lorsque le héros, capturé par le syndicat de gangsters de Chicago, est balancé au lac ficelé avec aux pieds d’énormes haltères qui doivent l’envoyer par le fond, et qui s’avèrent être en bois ; le drôle, c’est que Tintin lui-même semble fait de bois puisque, les mains attachées dans le dos, il est aussi flottable qu’un tronc d’arbre. 

 

Les séries policières ? Je vais vous dire : c’est comme un coin du feu, un bon fauteuil, des pantoufles, bobonne à côté, avec Socrate le griffon Korthals, affalé sur sa carpette à somnoler goulûment après ses bambanes au grand air. Vous avez tout de suite le décor familier, les personnages familiers, les habitudes de la boutique. San Antonio appelle illico le  tandem Pinuche-Bérurier, mais aussi sa « brave femme de mère », Félicie. Ce sont de solides et rassurants points de repère. 

 

Prenez qui vous voulez, mettons Sherlock Holmes, qu’est-ce qui vous vient, là, tout de suite ? Le violon, la pipe, le chapeau, le mac farlane, le docteur Watson : voilà, c’est automatique, vous ne connaissez pas tout, mais vous reconnaissez, vous êtes en pays de connaissance. Mieux que ça, vous êtes chez vous, à la maison, au chaud. Ça fait du bien. La série policière, au fond, c’est le CONFORT BOURGEOIS pour le lecteur. La série policière est d’abord confortable. 

 

En fait, le héros, dans la série, s’il ne lui arrive rien à lui, c’est qu’il est tout simplement immortel. Il ne peut rien lui arriver de définitif (sinon, pas de série). La preuve, c’est que ARTHUR CONAN DOYLE a même été obligé de ressusciter Sherlock Holmes, sous la pression d’un public qui  tenait à son héros plus qu’à un vieux pull sentimental et nostalgique du temps de sa jeunesse, ce pull qui a suivi la déformation du corps avec l’âge (arrondissement du ventre, fléchissement du dos), et dont le corps s’est, comme qui dirait, imprégné. Le héros de série policière ne peut ni ne doit mourir avant son auteur, à moins qu’il passe de main en main (Nick Carter, assez oublié aujourd’hui), preuve supplémentaire d’immortalité. 

 

Et s’il est immortel, je vais vous dire, c’est que le héros de série n’existe pas. Enfin pas vraiment. Pas complètement. D’ailleurs, l’auteur n’y croit pas trop lui-même. Du moins il fait semblant d’y croire. Ce qui l’intéresse, l’auteur, ce n’est pas le héros, mais la sombre et riche combinaison du coffre-fort. Car son roman, c’est comme un coffre. L’auteur, qui prend le  lecteur par la main ou pour un imbécile, l’amène progressivement et méthodiquement jusqu’au moment de l’ouverture. Le héros, mis en face du coffre au début, est sommé d’avoir « cassé » la combinaison à la fin. La lourde porte s’ouvre devant les yeux haletants (oui oui !). En fait, il n’y a rien dans le coffre (« hin hin hin » , grince l’auteur sardonique, « je vous ai bien eus »). 

 

Le héros de série, finalement, ça a juste l’existence très mince d’un ciseau à bois (ou d'une clé à pipe, ou d'un tiers-point, au choix) que l’auteur remet à sa place au tableau au-dessus de l’établi quand il a accompli sa tâche. On aura beau faire comme MANUEL VASQUEZ MONTALBAN, et donner à Pepe Carvalho, entre autres spécialités, celle d’un PAGANINI des cuisines, du « piano », du chinois et de la lèchefrite, ça ne change rien : la gastronomie intervient dans l’histoire, quoi qu’on fasse, à la manière des parenthèses dans une phrase. 

 

Maintenant, il faut savoir que certains héros de série sévissent dans un seul récit. L’élégance expressive en vigueur aujourd’hui parle de « one shot ». Prenez La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil, de SEBASTIEN JAPRISOT. Prenez Fatale ou La Position du tireur couché, de JEAN-PATRICK MANCHETTE. Prenez Le Maître d’escrime, d’ARTURO PEREZ REVERTE. Le confort n’est pas aussi grand, mais presque, grâce parfois au jaune et noir de la couverture : c'est exprès que vous êtes entré dans cette boutique-là, vous savez que vous y trouverez l’article cherché.

 

 

Souvent, le plus marrant, dans le polar, c'est le titre. Parfois, il n'y a même que ça de drôle. Parce qu'il faut dire que les San Antonio, pendant un temps, ont été assez ratés. Mais quand vous tombez nez à nez avec Les Anges se font plumer, vous capitulez, bien sûr. Entre la vie et la morgue est une trouvaille. Ménage tes méninges n'est pas mal non plus. Mais il n'y a pas que San Antonio. Que pensez-vous de Enterrement pour Cythère (ANDRE HELENA ) ? J'aime beaucoup Mes Morts d'outre-tombe (PIERRE NEMOURS).  

 

 

Bref : en peinture, il y a MICHEL-ANGE, et puis il y a mon oncle ; pour la musique, il y a BEETHOVEN, et puis il y a moi sous la douche; enfin il y a MARCEL PROUST et il y a FREDERIC DARD, pour ce qui est d'écrire des histoires. Et moi, j'ai un principe, je ne veux pas faire de jaloux. On a de la morale, ou on n'en a pas.  

lundi, 03 octobre 2011

TROIS HOUELLEBECQ SINON RIEN (2)

Suite et fin.

 

Les Particules élémentaires est un roman qui raconte quelle histoire, en fin de compte ? Janine Ceccaldi, une fille aux capacités intellectuelles hors du commun, épouse Serge Clément, qui entrevoit déjà (on est dans les années 1950) les immenses possibilités de la chirurgie esthétique. Puis elle rencontre Marc Djerzinski, homme talentueux qui œuvre dans le cinéma. Elle divorce pour l’épouser. De ces deux unions naîtront deux demi-frères : Bruno Clément et Michel Djerzinski.

 

 

Il y a donc l’histoire de Janine en pointillé. L’histoire d’Annabelle, qui a failli vivre une « belle histoire d’amour » avec Michel. L’histoire des ratages de Bruno qui, en compagnie de Christiane ou sans elle, hantera divers lieux où il espère connaître quelque aventure sexuelle.

 

 

A travers le personnage un peu pathétique de Janine, la mère, qui se fait appeler Jane, se formule une description somme toute caustique de l’ère baba-cool : délaissant les deux pères de ses enfants (et ses deux enfants par la même occasion), elle suit un genre de gourou, Francesco Di Meola, qui, s’étant fait pas mal d’argent,  abandonne la Californie et Big Sur, où il a rencontré les dieux et les diables de la contre-culture, y compris l’imposteur CARLOS CASTANEDA, celui qui était entiché de son sorcier yaqui, DON JUAN MATUS, dont il vendit les probables bobards à des millions d’exemplaires (mais ça, ce n’est pas dans le livre de HOUELLEBECQ). Di Meola achète une propriété en Provence.

 

 

Janine-Jane (la mère) a baigné dans le jus contre-culturel, mais ce jus a tourné, ou alors il a aigri. Le bilan de son existence est « nettement plus catastrophique ». Et la mère des deux frangins aura une triste fin, dans une maison du village de Saorge, où vivent encore quelques illuminés post-soixante-huitards, dont « Hippie-le-Gris » et « Hippie-le-Noir », que Bruno appelle Ducon.

 

 

La scène est curieuse. Bruno est sous traitement de lithium pour raisons psychiatriques. Soit dit en passant, je ne sais pas si c'est encore le cas, mais il fut un temps où l'organiste titulaire de l'orgue de Saorge n'était autre que RENÉ SAORGIN, sans que les deux noms eussent quelque rapport que ce fût.

 

 

« Michel observa la créature brunâtre, tassée au fond de son lit, qui les suivit du regard alors qu’ils pénétraient dans la pièce. » Quant à Bruno, tout ce qu’il arrive à dire : « Tu n’es qu’une vieille pute… émit-il d’un ton didactique. Tu mérites de crever. ». « T’as voulu être incinérée ? Poursuivit Bruno avec verve. A la bonne heure, tu seras incinérée. Je mettrai ce qui restera de toi dans un pot, et tous les matins, au réveil, je pisserai sur tes cendres. »

 

 

Il y a souvent des problèmes, chez HOUELLEBECQ, avec la transmission et avec la filiation. Un moment vaguement hallucinant, où Bruno se met à entonner à pleine voix "Elle va mourir la mamma", tout en insultant à qui mieux-mieux les hippies qui, d'après le testament maternel, vont hériter de la maison.

 

 

Face à Bruno, qui débloque sévèrement, le littéraire raté et hors du coup, MICHEL HOUELLEBECQ fait de Michel, en dehors d’un errant affectif quasiment indifférent à tout ce qui est humain, un biologiste à la pointe du « progrès », disons-le, une sorte de génie : son « testament » de chercheur s’intitule Prolégomènes à la réplication parfaite. Michel ne veut pas être emmerdé par les tribulations humaines ordinaires. Peut-être est-ce ce qui guide ses recherches.

 

 

 

Car ce testament s'avère porteur de tout l'avenir scientifique de l'humanité. Chacune de ses propositions révolutionnaires en sera plus tard  dûment et scientifiquement prouvée. Autrement dit, le point culminant de son travail ouvre la voie à l’admission du clonage humain comme fondement institutionnel de l’humanité, ce qui débarrasse l'ancienne humanité (la nôtre) de tout le poids sentimental qui l'écrase.

 

 

Le livre évoque, depuis un moment du futur, l’extinction de la vieille race humaine. « On est même surpris de voir avec quelle douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les humains ont consenti à leur propre disparition. » On perçoit en positif cette post-humanité, qui adresse in fine sa gratitude à l’humanité archaïque : « Cette espèce aussi qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement ; et qui, quelques années plus tard, sut mettre ce dépassement en pratique ».

 

 

On est alors quelque part, dans ce regard rétrospectif, à la fin du 21ème siècle. Et la post-humanité rend alors hommage à l’humanité (la nôtre), qui fut si défectueuse, mais si touchante aussi. Glaçant, et très fort. Quand on ferme le livre, on se prend à espérer que c’est de la science-fiction. Mais ce n’est pas sûr.

 

 

La Carte et le territoireoffrait une perspective analogue sur la disparition programmée de l’humanité, à travers l’œuvre en mouvement de Jed Martin, présenté comme un grand artiste de son temps. Plateforme nous plonge dans la décadence sexuelle de l’Europe vieillissante. Le personnage principal, qui se nomme là encore Michel, est un obscur fonctionnaire aux Affaires Culturelles, un statut social négligeable. Au début du livre, Michel, qui vient de perdre son père, participe à un voyage organisé en Thaïlande. Il passe bien sûr par des « salons de massage ». Valérie fait partie du groupe, un groupe triste, hétérogène, et bête, avec ça !

 

 

Revenu à Paris, il démarre une relation vraiment amoureuse avec Valérie, qui travaille dans une entreprise de tourisme, sous la direction de Jean-Yves. Lui et Valérie, professionnellement, sont complémentaires. Ils gagnent confortablement leur vie. Une opportunité les propulse à la tête des villages Eldorador.

 

 

C’est dans un village de Cuba que Michel suggère à Jean-Yves, pour rétablir la situation de la société, de faire de ses villages des destinations pour un tourisme, disons … « de charme ». Tout se goupille à merveille, et l’entreprise est florissante, mais ces salauds d’islamistes feront tout capoter, avec à la clé l’insurrection de tout le féminisme français contre l’esclavage dégradant et le tourisme sexuel.   

 

 

C’est sûr, l’humanité de MICHEL HOUELLEBECQ n’est pas belle à voir. Au fond, autant vaut qu’elle disparaisse, n’est-ce pas ? J'ai l'impression que les romans de MICHEL HOUELLEBECQ sont des applications romanesques pratiques de la pensée de GÜNTER ANDERS (L'obsolescence de l'homme), de HANNAH ARENDT et de GUY DEBORD. Et le pire, c'est que ces romans paraissent être à peine de la science-fiction. Ce sont, et c'est PHILIPPE MURAY qui le dit à propos des Particules élémentaires, des ROMANS DE LA FIN.

 

 

 

 

 

dimanche, 02 octobre 2011

TROIS HOUELLEBECQ SINON RIEN

J’ai mis beaucoup de temps avant d’ouvrir un livre de MICHEL HOUELLEBECQ. Ce qui me repoussait, je crois l’avoir dit ici, c’est la controverse : il y a quelque chose de si futilement médiatique dans la présence éphémère du parfum de quelques noms dans l’air du temps, que je tenais celui-ci pour tout à fait artificiel, voire carrément faux et illusoire, comme c’est le cas de la plupart des effervescences télévisuelles et autres. Je suis devenu excessivement méfiant. En l’occurrence, j’avais tort.

 

 

J’ai donc commencé la lecture de MICHEL HOUELLEBECQ quand son dernier roman, La Carte et le territoire, fut placé, un peu par hasard, à proximité immédiate de ma main. J’ai dit grand bien du livre dans ce blog. J’en ai maintenant accroché deux autres à mon tableau de chasse : Les Particules élémentaires et Plateforme. Conclusion, vous allez me demander ? Voilà : je ne sais pas si on a à faire à un « grand » écrivain, je ne sais pas si ce sont des « chefs d’œuvre ». Je peux dire que ce sont des livres qui comptent, et des livres qui sont plutôt du grain que de la balle, si l’image peut encore être comprise.

 

 

Je lui ferai un reproche, cependant : la place quasi-nulle qu’il fait à la musique. Et ce n’est pas le « Et allons-y pour les quintettes de Bartok… » (Particules, p. 157) qui me fera changer d’avis, d’autant plus que, si BELA BARTOK a écrit six quatuors à cordes, je ne sache pas qu’il ait composé autre chose qu’un quintette avec piano.

 

 

Des « grands » écrivains comme s’il en pleuvait, des cataractes de « chefs d’œuvre », c’est le quotidien de la rubrique « culture » des magazines, des revues spécialisées type Le Magazine littéraire, ou du  supplément « livres » d’un « grand quotidien du soir ». C’est une surabondance de productions « indispensables », d’oeuvres « incontournables ».

 

 

Moi je vais vous dire, de deux choses l’une : ou bien il règne une immense complaisance, voire une veulerie démesurée, au sein du milieu sinistré, ce milieu sinistré que l’on n’appelle plus que par complaisance  la « critique littéraire », genre « Le Masque et la plume » ; ou bien ces soi-disant « critiques » sont totalement incompétents, et n’ont plus qu’une idée très approximative de ce qu’est le littéraire. « Critiques littéraires » : quand j’entends cette expression, je pouffe, je me gausse, que dis-je : je m’esclaffe. Voilà : ils sont soit complaisants, soit incompétents, peut-être même les deux, mon général.

 

 

Le Monde des livres n’échappe pas à la règle, qui fait, en général et sauf exception, de ses papiers « critiques » de simples prospectus de promotion publicitaire au service d’un copain, ou de quelqu’un à qui on doit quelque chose, ou à qui on a l’intention de demander quelque chose, dans le jeu bien connu du « renvoi d’ascenseur ». Les lycéens appellent cette catégorie de premier de la classe « lèche-cul » (mais suspect est encore plus sale, si on décompose, essayez). Le bocal « littéraire », spécialement français, a quelque chose d’assez répugnant.

 

 

Donc, je ne sais pas si MICHEL HOUELLEBECQ est le digne successeur de BALZAC et PROUST. J’ignore si ses livres sont des Everest de la littérature. Ce que je sais, c’est qu’il travaille sur le monde qu’il a sous les yeux, qu’il dit quelque chose du monde tel qu’il est, et qu’il développe sur celui-ci un point de vue, une analyse, une proposition d’éclairage précis, une grille de lecture, si l’on veut. Si l’on est malveillant, on dira qu’il regarde de derrière des « lunettes » (vous savez, chez PIERRE BOURDIEU, celles du journaliste, celles qui déforment le monde).

 

 

C’est un romancier qui a pris position face à la « civilisation occidentale », et qui a ceci de bien, c’est que, s’il parle de lui, c’est à distance respectable, hors de portée de tir de son propre nombril et des ravages courants que celui-ci commet dans les rangs des « écrivains » français, pour le plus grand plaisir des jurés du Prix Inter en général et de PATRICIA MARTIN en particulier.

 

 

On peut trouver le point de vue développé par MICHEL HOUELLEBECQ  d’une noirceur exécrable : pour résumer, grâce à la civilisation actuelle, exportée par l’Europe, moulinée avec la sauce techniquante, massifiante et consommante de l’Amérique triomphante, le monde actuel court à sa perte et, d’une certaine façon, est déjà perdu.

 

 

L’auteur met-il pour autant ses pas dans ceux de PHILIPPE MURAY, comme je l’ai suggéré ? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que PHILIPPE MURAY a développé dès les années 1980 un regard analogue sur la réalité, d’une acuité de plus en plus grande, et un regard de plus en plus pessimiste.

 

 

Avant lui, plusieurs auteurs se sont inquiétés de l’évolution de notre monde : GÜNTER ANDERS (L’Obsolescence de l’homme), LEWIS MUMFORD (Les Transformations de l’homme), HANNAH ARENDT (La Crise de la culture), CHRISTOPHER LASCH (La Culture du narcissisme), JACQUES ELLUL (Le Système technicien, Le Bluff technologique), GUY DEBORD (La Société du spectacle), et quelques autres.

 

 

Pardon pour l’étalage, mais c’est parce qu’il y a un peu de tous ces regards dans les romans de MICHEL HOUELLEBECQ, tout au moins les trois que j’ai lus (publiés en 1998, 2001 et 2010, ce qui révèle quand même une certaine constance). La « patte » de PHILIPPE MURAY, c’est l’attention portée à un aspect particulier de la crise moderne : l’humanité est devenue peu à peu superflue, submergée par des objets techniques, des gadgets qui sont devenus pour elle si « naturels », mais en même temps si dominateurs, qu’elle est progressivement devenue une vulgaire prothèse de ses propres inventions.  PHILIPPE MURAY le synthétise dans la notion de fête, dans l’abolition de tout ce qui permettait la différenciation (en particulier entre les sexes), dans le nivellement de toutes les « valeurs ».

 

 

A suivre...

 

 

samedi, 01 octobre 2011

UNE DRÔLE DE CHANTEUSE ALLEMANDE

Voilà un roman d’initiation qu’il est bon ! Encore un conte de fesse pour adultes, qu'on se le dise ! Le titre exact est Mémoires d’une chanteuse allemande, livre à scandale paru sans nom d’auteur en 1868 sous le manteau. Sont-ce vraiment des mémoires, ou un simple roman érotique ? La chanteuse narratrice est-elle vraiment la célèbre WILHELMINE SCHRÖDER-DEVRIENT, comme le bruit en a couru avec insistance ? Rien ne le prouve. Et on s’en fiche.

 

 

Pour une initiation, il faut dire que ça va bien au-delà. Normalement, dans l’ordre, vous avez 1) la théorie ; 2) les travaux pratiques ; 3) vogue la galère ! Ici, on peut dire que les travaux pratiques se prolongent au-delà du nécessaire, et même du suffisant, et que, dans ce « laboratoire », chacune des variantes est minutieusement examinée, dans ses tenants et ses aboutissants. Et si ça « tient » beaucoup, ça « aboutit » à chaque fois.

 

 

Cela commence par l’anniversaire du papa. Mademoiselle a quatorze ans, et ne trouve rien de mieux que de se cacher dans l’alcôve à porte vitrée de la chambre parentale pour faire une bonne surprise à ses parents une fois que maman aura fêté papa … en toute innocence, croit-elle. La maman, c’est une sacrée coquine, sous ses dehors de protestante rigoureuse. Elle fait mine d’être souffrante et, avant de s’étendre sous la couverture avec des opinions  suggestives, c’est-à-dire très ouvertes, elle dispose un miroir qui lui permettra de voir son mari de dos sans qu’il s’en doute. Elle a donc tout de la bigote retorse, quoi !

 

 

Et ça ne manque pas : le papa découvre (aux deux sens) sa femme « endormie », se livre à quelques papouilles qui la « mettent en joie », et tous deux font la fête, « comme papa dans maman », sous les yeux de fifille qui n’en perd pas une miette. L’une des grandes qualités du scientifique n’est-elle pas dans l’exactitude des observations ?

 

 

Après les jeux de papa-maman, la coquine surprend la bonne, Marguerite, en train de lire un livre illustré qui lui met le feu aux joues et des éclairs aux yeux. Tout en lisant, elle se fait du bien avec un doigt, puis, ayant fait chauffer du lait sur un petit réchaud, elle en remplit un objet oblong muni de deux boules à la base et, tout en continuant à lire avec une respiration de plus en plus saccadée, elle opère, après introduction de l’objet, un transfert de liquide qui lui réchauffe les intérieurs. La petite scientifique se dit, en notant ses observations : « Intéressant, à retenir ». Elle décide de confesser la bonne.

 

 

On commence évidemment par se glisser dans son lit un soir d’orage, on lui dit qu’on a mal ici, non, un peu plus bas, non un peu plus haut, là ça y est. Comme la bonne n’est pas restée insensible, on accepte de se mouiller la main pour lui rendre la pareille, en essayant de rester dans une attitude de parfaite innocence, pour ne pas paraître trop « avertie ».

 

 

Marguerite raconte alors sa vie. Entrée au service de Madame la Baronne, elle supplée auprès d’elle, faute de mieux, l’absence de tout mâle dans les environs. Dans ce rôle de « suppléante », elle se fait à moitié déniaiser. L’autre moitié ne tarde pas à l’être à son tour, grâce à un stratagème qui lui permet de se mêler comme par accident aux jeux de mains jeux de vilains auxquels se livre la baronne en compagnie d’un comte, « un jeune homme fort beau et élégant ».

 

 

La baronne, et Marguerite à son exemple, accorde la plus haute importance à un objet particulier : « une vessie souple, blanche, bordée d’un cordonnet rouge – cette fameuse invention du célèbre médecin français Condom ».

 

 

A ce propos, voici ce que dit de « Condom » le Nouveau Larousse Illustré (autour de 1900) : « (du nom de l’inventeur) Sac en baudruche ou en caoutchouc, employé comme préservatif dans les rapports sexuels. – ENCYCL. Les condoms primitifs, dont on attribue l’invention à un hygiéniste anglais du 18ème siècle, étaient invariablement faits de baudruche spéciale (caecum de mouton). Aujourd’hui, on les fait aussi en caoutchouc laminé. La fragilité de ces engins les rend souvent inefficaces ».

 

 

Le Grand Robert préfère ne pas se prononcer sur l’origine du mot, aucun médecin du nom de Condom n’ayant pu être identifié sur tout le 18ème siècle. Enfin, il faut bien raconter l’Histoire, n’est-ce pas ?

 

 

Marguerite observe scientifiquement l’usage que les deux amants font de l’objet, dont elle ne cesse de recommander vivement l’usage à la future chanteuse. Machiavélique, elle parvient à se faire accepter, et même à mener le jeu : le duo devient dès lors trio, au léger désappointement de la baronne, qui n’a aucune idée de tout ce que le cerveau de sa bonne a tramé.

 

 

La narratrice se lance alors dans des considérations oiseuses, des observations sociologisantes, des remarques moralisatrices, dont je retiendrai, d’une part, qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, que ce soit celles des femmes qui semblent beaucoup promettre et qui tiennent peu, ou celles des femmes au maintien et à la vêture austères ; d’autre part cette maxime : « Il est extraordinairement difficile à la femme d’avouer qu’elle jouit ». Je laisse aux dames le soin de décider s’il est plus vraisemblable que cette phrase sorte d’une bouche féminine.

 

 

Elle entreprend ensuite de faire la conquête d’un jeune puceau, Franzl,  toujours en se débrouillant pour que ce soit lui qui s’imagine avoir l’initiative, mais cela lui donne du travail, car le jeune homme, en plus d’être inexpérimenté, est d’une timidité maladive. Mais enfin, vous savez ce que c’est, on n’ose pas, et puis on s’enhardit, et de fil en anguille… vous m’avez compris. Enfin presque : elle demeure inflexible, s’agissant de l’accès à sa « grotte », comme elle dit. Ils en restent donc à des jeux purement buccaux, quoique réciproques.

 

 

Entre-temps, on lui a découvert un don pour le chant, elle a de grands professeurs, elle se prépare pour la scène, où elle connaît un succès éclatant, ce qui la met matériellement à l’aise et lui procure un peu d’indépendance. Elle entre dans l’intimité d’un banquier qui voudrait bien l’ajouter à son tableau de chasse, mais comme elle se soustrait à ses ardeurs, elle suscite la sympathie de son épouse, Roudolphine.

 

 

Imitant Marguerite échafaudant un plan pour s’offrir le beau comte au nez et à la barbe de la baronne, la narratrice se débrouille pour que le Prince italien la surprenne en compagnie de sa nouvelle amie. Tout ce joli monde s’abandonne avec  enthousiasme aux joies du triolisme, qui les laissent pantelants et épuisés.

 

 

La difficulté de ce genre de livre est d’échapper au reproche de répétition. Mais évidemment, ce genre de loisir ne saurait y échapper, ne serait-ce qu’à cause de la conformation anatomique des individus. DONATIEN ALPHONSE FRANÇOIS DE SADE, lui-même, que ce soit dans La Philosophie dans le boudoir ou dans Les 120 Journées de Sodome, est forcé de répéter, ne serait-ce que certaines exclamations qui surviennent dans les moments d’apogée, et il n’en sort, quant à lui, que par l’escalade. En général, l’escalade finit mal pour certains des participants.

 

 

Il faut sans doute se résoudre à accepter le fait que certaines occupations, même les plus agréables, ne sauraient éviter tout à fait une certaine monotonie. Quoi qu’il en soit, il n’est guère d’ouvrages dits du « second rayon » qui se renouvellent en cours de route. De cette sorte d’ouvrages tirés de l’ « Enfer », Gamiani ou deux nuits d’excès, sans doute (ou peut-être) écrit par ALFRED DE MUSSET, ou Les Onze mille verges, d’APOLLINAIRE, pratiquent à qui mieux-mieux l’escalade. Et dans les plus honnêtes des cas, il est compréhensible qu’on aboutisse à la mort.

 

 

Rien de tout ça, qu’on se rassure, dans Les Mémoires d’une chanteuse allemande. Une cantatrice célèbre ne saurait tomber dans les excès d’exploits génésiques et gymnastiques. Celle-ci se contente, comme on dit niaisement aujourd’hui, de « vivre une sexualité épanouie ».

 

 

Voilà, maintenant, vous en savez assez, si par hasard vous ignoriez l’existence de ce titre. Je vous en ai assez dit. Ce n’est pas un chef d’œuvre, à cause de longueurs et temps morts divers, c’est un livre « distraisant » (« treize ans et demi, après, je prends ma retraite », comme dit BOBY LAPOINTE). J’imagine qu’il est toujours disponible aux éditions Allia, dont il faut saluer les beaux efforts pour remettre en circulation ces « Curiosa » (dits aussi "livres qu'on ne lit que d'une main"), parfois difficiles à dénicher.